Chapitre XXXIV

Les Cieux, quelques instants plus tôt

Sweerias et Loë se précipitèrent vers la salle de réunion immaculée d'Yllias. Ils manquaient d'air. Désormais, la Déesse ne distinguait plus que les formes floues des silhouettes immobiles et aveuglantes des Anges et de l'imposante porte leur faisant face.

Elle avait prévenu sa supérieure de leur arrivée, et le duo attendait désormais qu'elle se présente. Les quelques minutes qu'on leur accorda permirent à Sweerias de retrouver sa respiration bien mise à mal. Elle qui avait affronté vagues et tempêtes s'essoufflait au bout de quelques minutes de course ?

Merde, je suis une pirate, pensa-t-elle avec irritation. Cependant, sa fatigue ne venait pas de nulle-part. Après avoir côtoyé des démons, sa nécrose à la cheville s'était étendue jusqu'à son mollet. Il ne lui restait plus qu'à espérer qu'Yllias la purifie pendant qu'elle et Loë expliquaient leur plan.

C'était-à-dire, tenter de repérer Xi et la confronter pour de bon.

Un grincement l'extirpa de ses songes : un bonhomme tout fin, aux chapeau et veston élégants, venait de leur ouvrir. Si Sweerias le remercia d'un sourire, Loë, lui, resta estomaqué. Elle s'arrêta donc dans sa marche, les sourcils froncés.

— Qu'est-ce qu'il y a ? On n'a pas le temps.

— La peau de cet homme, murmura-t-il.

Il est nécrosé ?! Elle se tourna vers le Dieu avec panique : mais non, rien ne la heurta. Alors, pourquoi l'alchimiste béait-il de la sorte ?

— Quoi, sa peau ?

— Elle est pas normale ! Elle est quasi noire !

— Et ?

— Et je n'ai jamais vu ça avant ! Est-ce qu'il est malade ? Monsieur, vous allez bien ?!

Elle le stoppa avant qu'il ne se précipite vers l'individu.

— T'es malade, ou quoi ? laissa-t-elle tomber. Je comprends rien à ce que tu dis !

— Sweerias, soupira son collègue, il n'a jamais vu de personnes venant de mon continent. Jeune homme, les humains peuvent aussi avoir la peau foncée. Il y a plus urgent, non ?

Loë cligna de l'œil avec confusion ; Sweerias réalisa enfin que dans sa vie, cet abruti n'avait croisé que des personnes blanches. À son tour d'exhaler, bien agacée. Elle le traîna à l'intérieur en ignorant ses plaintes et ses exclamations.

— Tu connais rien du monde, toi, le gronda-t-elle. C'était très impoli. Tu t'excuseras après qu'on se soit – au hasard – occupés de Xi !

Ces mots parurent lui remettre les idées en place : il acquiesça, le teint crayeux. Qu'on mentionne sa meilleure pote, et il arrête de dire des conneries – parfait. Ils franchirent une énième antichambre. Leurs pas hâtés résonnèrent contre les cloisons blanches du lieu. Ils rythmèrent ses angoisses de A à Z.

Et si la Déesse Suprême rejetait l'idée de Loë ? Et si celui-ci perdait toute motivation, et se retrouvait dans sa cellule sans but aucun pour le guider dans sa nouvelle vie d'immortel ? Pire, si elle les punissait même pour leur audace ? Il était bien ambitieux de relancer une affaire aussi importante que celle de Xi et Phoe alors qu'on l'avait close.

Or, si Sweerias se récoltait une énième nécrose, même infime, Haydus allait pour de bon la sermonner. Pire, elle craignait qu'il ne la jette définitivement sur le bas-côté et ne revienne plus la voir. Cette seule idée lui fendait le coeur – il aurait pu lui gueuler dessus dès son arrivée, au lieu de se lâcher quatre cents ans plus tard !

Le Dieu les ayant accueillis leur montra alors un autre battant, plus sobre et pourtant bien oppressant. Elle le sentait : derrière, c'était Yllias qui les attendait.

— Je retourne à ma paperasse, déclara le...

Chambrier, garde, responsable des Anges ? Non, s'il servait directement Yllias, il serait resté avec eux. Elle demanda donc son nom. Il lui jeta une œillade surprise.

— Oh, pardon, j'ai oublié de me présenter, rit-il. Erely Lewitt, Dieu de l'Alchimie.

Là-dessus s'éclipsa-t-il. Loë bloqua un bon moment. Oups, tu as littéralement insulté ton patron. Dieu de l'Alchimie, rien que ça – ça te remet à ta place, hein, l'imbécile ? Elle lui tapota toutefois le dos sans l'once d'une moquerie, franchit le palier, s'agenouilla dès son entrée... puis se recroquevilla brutalement sur elle-même. Une hideuse souffrance attaqua soudain son cerveau ; suivit un timbre familier.

Tannost, rien que cela, tentait d'entrer en communication avec elle. Puisque des étoiles dansaient devant ses yeux et que cette esquisse d'échange lui flanquait déjà la nausée, elle abrégea ce qu'il souhaita lui balancer.

Elle le regretta bien vite.

Xi est aux Enfers – dans la salle du Diable, en train de le défier... mais plus aucun bruit n'en sort !

***

L'épée de Neeh claqua sur le sol. Il regarda, estomaqué, l'emplacement vide où s'était trouvée Xi. Vide. Elle venait de s'évaporer de nulle-part, avant même qu'elle ne le blesse ou qu'il ne l'achève. Désormais, sa figure tordue sous la douleur et souillée de vomi et de larmes se réduisait à un frais souvenir.

Un lourd silence tomba sur l'amphithéâtre. Les rayons du soleil continuèrent d'illuminer le sol de marbre et le sang l'ayant éclaboussé. Les gradins vides ceignirent peu à peu le Diable, à agrandir leurs ombres comme s'ils s'apprêtaient à le dévorer.

Xi était forte. Elle avait tenu face à lui. Elle lui avait même percé la joue, là où il avait juste tailladé son bras et explosé ses entrailles et son arcade. Tant de « que », alors que maintes occasions de l'achever s'étaient présentées à lui. Mais tuer, Neeh ne le souhaitait pas. Car Xi n'était qu'une humaine, et que même l'idée de défier et assassiner Yllias, son ennemie numéro un, le rebutait.

Je ne veux pas avoir de sang sur les mains.

Ses mains, il posa un regard hagard dessus : elles suaient, elles tremblaient, elles se crispaient sous sa frustration.

Lâche ! commença à cracher dans son crâne une voix lointaine.

Les autres Diables.

T'aurais pu l'achever au moins quinze fois – tu nous fais honte. Dans quel monde tu vis ?!

La prochaine fois, on prendra le contrôle, le cingla alors l'un de ses prédécesseurs. Tu as souillé la volonté de tes ancêtres, souviens-t'en bien avant que tu te réveilles face à la tête décapitée de cette humaine !

Elle met les Enfers en danger, Neeh, trancha soudain une voix grave.

L'intéressée plaqua aussitôt une main sur sa tempe souffrante. Que ses aïeuls et ses alter-egos le scandent, passait encore, car il y était habitué. Il avait été élu Diable et devait assumer la malédiction dont chaque chef des Enfers souffrait. Ces autres démons en question, pour mieux perpétrer leur volonté de détruire le Paradis, scrutaient tout de ses mouvements et manifestaient leur esprit à la moindre erreur. Seul Neeh reculait face aux autres Enfers frôlant les siens.

Mais là venait de l'interpeller leur Fondateur même. Puisque Neeh n'avait pas la liberté de penser une once de mal de lui, il réduisit au silence le moindre de ses songes parasites et lia sa langue.

Tu as abandonné les recherches sur Phoe trop tôt. Tu ne montres pas assez de volonté pour régner sur ton monde, et fais preuve de trop de clémence envers tes ennemis. Même lorsque tu es monté au Paradis, tu n'as pas défié Yllias en duel, mais as demandé une coopération. Nous allons devoir te remplacer.

Et le jeune démon de bloquer. Ces paroles lui glacèrent le sang. Sa vision s'obscurcit, jusqu'à ne se résumer qu'à son sabre ensanglanté, négligemment posé à terre. Terrifié, il était terrifié. Son poste, il y tenait, malgré sa couardise lamentable. Tandis que le monde s'étirait, que ses angles se déformaient, il ouvrit la bouche au prix d'un effort incommensurable.

— Me remplacer... ? pialla-t-il. Que voulez-vous dire par là ?

Je risque de devoir te posséder jusqu'aux prochaines élections.

— Non !

La sourde colère de leur pionner assombrit peu à peu son crâne.

Tu n'as pas l'ascendant sur moi – n'ose pas même refuser mes ordres. Cela fait mille six cents ans que le Paradis et les Enfers ne font plus que se quereller : une honte, alors même que nous avons forgé le calendrier humain. Ces élites doivent être remis à leur place. Tu en as conscience, n'est-ce pas ? Tu connais les raisons pour lesquelles nous contestons, n'est-ce pas ?

— Pour cesser leur règne tyrannique, récita-t-il précipitamment. Et forger un ordre nouveau afin de régir ce monde...

Tu ne crois pas en ces paroles.

— J'y crois ! Je le jure, j'y crois. Je me corrigerai. Si Xi revient, je la tuerai !

Tu iras chercher Xi de toi-même.

— Bien entendu ! s'écria-t-il désespérément. Il faut juste savoir où elle est passée...

Mais à l'instant où il s'apprêta à leur demander leur aide, les âmes de ses prédécesseurs et collègues étrangers disparurent à leur tour. Une violente nausée assaillit Neeh ; il chancela jusqu'à un siège, pour s'y tenir en haletant.

Ses poumons le brûlaient, ses muscles le priaient de s'asseoir et de prendre un peu de repos. Mais son cerveau, lui, n'en avait pas le droit.

Xi, il devait retrouver Xi. Cependant, comment était-il censé tracer un humain venant de s'envoler ? Est-ce qu'elle a les traces des Papillons, sur elle ? Il porta un index flageolant à son front brûlant. Les messagers et récolteurs d'énergie qu'étaient ces créatures pouvaient bien lui tendre la main – et lui sauver la vie au passage !

Toutefois, ils ne lui répondirent pas. Ils ne lui montrèrent que le cadavre du dernier homme qu'ils avaient dévoré, et les traits tendus sous l'effort d'une Xi à cheval suivie par une dizaine de Sangliers Géants. Au-delà de ces évènements, ses Papillons n'avaient rien tracé. Si, restaient cette Sweerias et ce Loë...

Loë, le meilleur ami de Xi ! se souvint soudain Neeh, affolé. Il y est pour quelque chose ? Il a été élu être éternel de force – a-t-il le pouvoir d'invoquer sa présence ou je ne sais quoi ? Les Dieux sont des tarés, après tout ! Sauf s'il est restreint... Ah, je n'en sais rien !

Il empoigna violemment ses cheveux. Sa cervelle souffrait de mille et un cauchemars. Elle s'était déjà compressée sans l'intervention des autres Diables ; désormais, son mal de crâne devait bien atteindre son paroxysme. Pourquoi, de toutes les générations de démons, devait-il se confronter à un tel casse-tête ?

« Vous êtes un vrai esclave, hein ?! » Oui, être le Diable se résumait à lécher les bottes de ses prédécesseurs et agir comme un pantin. « Je veux juste prendre votre place. » Non, il ne saisissait pas comment on pouvait formuler une telle demande, avec tant de fluidité.

Moi aussi, je n'ai voulu qu'être le Diable... Xi, vraiment, tu n'en as pas envie. Si je te tue, est-ce que je te sauverai la vie ? Il semblait être impensable, pour cette femme, de vivre sans « prendre sa place ». Toute la folie dévorant son regard, lorsqu'elle avait résisté contre lui, avait démontré qu'elle allait subir un cauchemar sans fin si elle ne le tuait pas.

Qu'avait-il fait pour récolter tant de haine ? Il n'avait jamais entendu parler de Xi auparavant. La Phoe l'accompagnant n'étais pas même dans leurs archives, et il était persuadé que sa Phoe à lui était extérieure à cette histoire. Alors, quel évènement avait poussé cette pauvre jeunotte à en arriver là ?

Les Enfers avaient beau se targuer d'être les plus proches des Hommes, Neeh ne comprenait toujours pas ces derniers. Il ne ressentait que de la peine. Soit Xi devient une simple démone et déprimera jusqu'à la fin des temps, soit elle meurt, soit elle me tue. Mais si elle fait ça, mes ancêtres la hanteront aussi... Non, réalisa-t-il soudain.

Il cessa de faire les cent pas, et laissa ses bras ballants. Ces aïeuls ne les possédaient que grâce à la passation des reliques appartenant à chaque Diable. Neeh se faisait hanter car il avait accepté l'épée et le badge de leur Fondateur. Mais si Xi, si Xi ne s'en saisissait pas, si elle le tuait juste et gagnait ses pouvoirs, elle allait rester libre comme l'air.

Et là s'arrêta sa réflexion, car il ne devait pas penser plus loin. Son poste, il fallait le défendre bec et ongles – et il était inimaginable de laisser Xi anéantir les traces du Fondateur et autres anciens Diables ! Je ne suis qu'un, mais je suis plusieurs aussi : dès qu'elle reviendra là, je la tuerai, et voilà tout ! se convainquit-il avec frénésie.

C'était son devoir, après tout ; puisqu'il s'y était engagé, il allait y rester fidèle jusqu'à sa mort.

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