Chapitre XXXII

Enfers, au même instant

Faible lueur. Hideux mal de crâne. Fatigue ankylosante, nausée assommante. Ces charmantes sensations bercèrent le réveil tardif de Xi. Où se trouvait-elle ? Était-ce Phoe qui l'avait bordée dans un lit tout mou tout doux ? Et cette odeur de soupe – provenait-elle de leur marmite de rien, dans leur auberge de rien ?

— Vous êtes enfin réveillée, expira-t-on alors.

Si le soulagement de cette personne l'allégea d'abord, son ton inconnu la heurta ensuite. Elle se redressa d'un bond. Le monde tourna derechef autour d'elle, deux mains chaudes la retinrent avec soin.

— Ne bougez pas. Il faut vous réveiller doucement. La soupe va refroidir...

— Qui êtes-vous... ? grogna Xi.

— Je suis Phoe.

Trois mots, et la combattante la balança au loin.

— « Phoe » ? articula-t-elle. « Phoe » ?!

— Quoi, mon nom est si laid que ça ? laissa tomber l'intéressée, estomaquée.

— Où est mon sabre...

— Je vous dis que vous devez vous ménager et manger ! Bon sang, vous êtes bien vivace, pour quelqu'un qui émerge...

Puisqu'on la forçait désormais à rester immobile, elle obtempéra. Elle laissa ses yeux s'accommoder à la chambre dans laquelle elle résidait. Un vif soleil illuminait les dalles brunes ; des murs de vieilles pierres et une cheminée branlante lui offraient tout de leur chaleur. Pas une chaleur démoniaque. Non, une chaleur douce, qui enveloppait Xi comme une mère enlacerait son enfant.

Ce sont vraiment les Enfers... ?

Elle remarqua enfin son sabre, posé avec soin sur deux chaises de bois. À leur côté se tenait une table ronde ; y trônait un bol de terre cuite encore fumant. Pour quelle raison tordue la choyait-on, lui donnait-on un lit, un toit et de la nourriture, alors même qu'elle avait démembré le Diable ?

L'individue à son chevet se leva alors et lui apporta le fameux potage. C'est peut-être du poison, se méfia aussitôt la combattante. Elle détourna le visage lorsqu'on lui tendit. On lui répondit par un soupir.

— Nous ne savons pas qui vous êtes, lui expliqua cette Phoe. Alors, le Diable m'a envoyée pour vous aider à votre réveil.

— Je suis morte ?

— Vous étiez vivante ? s'étonna-t-elle. Vous êtes une mortelle ?

Xi posa deux yeux ronds sur elle : ce petit échange l'acculait déjà dans un coin. Elle découvrait enfin de son interlocutrice ses courtes mèches brunes et folles, sa face toute allongée et le nez arqué qu'elle fronçait légèrement. Ses fins yeux bleus la scrutaient dans le moindre détail.

La jeune femme n'y décela pas l'once d'une malice – bien au contraire, on la protégeait de toute blessure. On la préservait, et c'était tout. Cette simplicité l'effraya. Ce n'est pas possible, ça ne peut pas être la même démone ayant fait un pacte avec elle...

— Mangez, déjà, proposa encore Phoe. Ce sont des patates douces. La terre est fertile, par ici.

— Ce sont les Enfers, répondit Xi, sur ses gardes.

— On a en effet une très mauvaise image, de l'extérieur, mais ce n'est pas si terrible que ça ! s'extasia-t-elle soudain.

Elle montra, tout sourire, la prairie là-dehors. Des vaches s'y promenaient librement, l'herbe y dansait dans une tranquillité absolue ; une poignée de simples paysans ou d'enfants y naviguaient sans souci aucun.

Il y aurait dû y avoir des boucliers et des lances, des épées et des hordes de combattants. Pourquoi ces personnes gambadaient-elles avec tant d'innocence ? Non – pourquoi cette société ressemblait-elle tant à celle que Xi connaissait ?

Elle qui voulait voir du sang se heurtait à de la paix. Elle n'avait pas parcouru des plaines, traversé des forêts, combattu des monstres, laissé ses amis derrière et escaladé des montagnes pour ça. Depuis sept ans, elle s'était aiguisée sans ménagement dans l'unique but de détruire des déserts de feu et de démons.

Le seul feu crépitant ici tiédissait la pièce, la seule démone à ses côtés lui tendait une soupe. Cela la désillusionna tant qu'elle crut chuter d'un précipice, s'éclater au sol et ne plus être jamais capable de se relever.

— Phoe, souffla-t-elle d'un timbre rauque. Où est Neeh ?

L'intéressée lui lança une œillade bien déçue. « Tu ne veux vraiment pas admirer ça avec moi ? » que s'indignait son regard ; « regarde, c'est trop beau ! ».

— Occupé à organiser les prochaines élections.

— Les élections...

Phoe – sa Phoe –, elle lui en avait déjà parlé. Mais n'étaient-elles pas censé se dérouler en 1777 ? Cela prenait-il tant de temps, de demander l'avis au peuple ? Des Diables élus. Ce n'était marqué nulle-part, dans les archives. Où est-ce que j'ai atterri ? Dans une utopie ? Ça me dégoûte...

— Et vous, reprit Phoe. Vous n'avez toujours pas expliqué votre arrivée.

Xi céda enfin pour siroter son potage.

— Oh, ça, railla-t-elle faiblement. J'ai juste combattu un dragon, suis tombée dans une crevasse et ai atterri ici.

— Vous êtes passée par les Abîmes ? Êtes-vous blessée ?!

— Ne me touchez pas, cracha-t-elle aussitôt.

Phoe recula donc. De l'embarras rougit ses traits.

— Et votre nom ?

— Xi. Je suis là pour défier Neeh et prendre sa place. Quand est-ce que mes blessures seront guéries ? abrégea-t-elle.

Elle estomaqua tant son interlocutrice que celle-ci lâcha sa gourde. Elle explosa sur les dalles dans un « plouf » bien élégant ; suivit un mutisme aussi tendu que la corde d'un arc. Toutefois, ce silence, Xi s'essuyait l'arrière-train avec – si elle ne prenait pas la place du Diable pour venger Liz, si elle ne concluait pas le pacte pour sauver Phoe, sa vie ne valait rien. Si elle n'était pas même capable de cela, autant croupir dans le premier fossé venu.

La tâche s'avérait certes compliquée, car ce Diable de ses deux l'avait vaincue à mains nues...

Oh, mais ce n'était que grâce à ses pouvoirs de régénération. Qu'est-ce qu'il peut faire d'autre ? Paraît que leur style au sabre est meilleur que le mien. Comment m'y prendre ?

— Phoe, comment tuer un immortel ?

— Je suis le bras-droit de notre Diable, je ne peux pas délivrer pareille information.

— Donc si je demande à un fermier là-dehors, il me répondra ? J'aime l'idée.

Sur ce se leva-t-elle, chercha-t-elle ses chaussures, et la retint-on avec fermeté. Cette fois-ci, les pupilles de Phoe lançaient des éclairs.

— Vous n'irez nulle-part avant que Neeh arrive !

— Ah. Pourriez-vous donc élaborer sur mes blessures ? Je ne ressens aucune douleur.

— Oui, car vous vous êtes écroulée sous l'épuisement, siffla-t-elle. Les coups de notre Diable n'étaient que la cerise sur le gâteau !

Xi frotta le nez que Neeh avait frappé. Il était un peu tordu, un peu souffrant aussi, sans plus. Une simple bosse naissait sur son front. Son plexus, ses jambes, ses bras et ses cinq sens allaient bien, et seuls eux importaient. Je suis en condition pour le défier, dans ce cas !

Elle saisit donc sans crier gare le poignet de Phoe et la balança sauvagement par terre. Une exclamation surprise plus tard, la démone se releva d'un bond, pour se prendre la semelle de Xi en pleine face. Cette fois-ci, elle roula jusqu'au mur en grognant, et la jeune femme dénicha enfin sa cotte de mailles ébène.

Elle l'enfila, esquiva un coup de Phoe, s'avança vers la porte, esquiva un coup de Phoe, attrapa son épée, esquiva un coup de Phoe, abaissa la poignée, se mangea le poing de Phoe. Cette simple frappe quadrupla sa hargne sous-jacente : Phoe, elle la prit par le col, et la plaqua contre le mur jusqu'à ce qu'il tremble et que son dos craque et qu'elle étouffe ses cris de douleur.

Les sourcils de Xi se haussèrent lorsque l'immortelle tenta vainement de lui enfoncer son genou dans la cuisse.

— Au final, commenta l'humaine, vous n'êtes pas si forte que ça. Phoe devait être éreintée... Allez, bonne journée, madame !

— Quel est votre problème ?! ragea enfin Phoe.

Un rictus haineux rongea les lèvres de Xi. Les visages des deux Liz qu'elle connaissait et aimait violentèrent son esprit. Si elle n'extériorisait pas ses vilains sentiments, elle allait imploser.

Cette Phoe, elle la placarda donc sur le sol en rugissant et écrasa ses phalanges sur sa joue. Du sang gicla, des dents volèrent, elle frappa encore et encore et toujours plus fort, jusqu'à ce que sa voix crame et que ses larmes disparaissent dans le pourpre du visage de cette enfoirée et que des braillements s'échappent de la bouche édentée et sanguinolente de celle-ci. Puis, elle se souvint que cette enfoirée même, ressemblant désormais à une sénile qu'on aurait tabassé dans un coin de rue, était censée se faire élire.

Elle se força donc à s'arrêter là, et la laissa par terre, la gueule complètement déformée et la respiration hachée. Pathétique, si pathétique que la frustration de Xi caressait son paroxysme. Une fois ses doigts essuyés, son sabre à la hanche et ses articulations échauffées, elle mit le pied dehors.

La lumière du jour l'aveugla un court instant. Ici régnait-il un été éternel ? Bien trop joyeux, pour une société ayant écrabouillé Liz numéro un et torturé Liz numéro deux. Dommage que je ne puisse pas tout exploser. Sinon, ma Phoe à moi va disparaître. Je peux bien ravaler un peu de haine, si c'est pour lui sauver la vie. Il faut que je fasse vite.

Elle trottina sur un petit sentier menant au cottage qu'elle quittait, duquel s'échappait toujours de pitoyables geignements. Un petit garçon la heurta soudain : il poussa un cri, puis l'étudia avec des yeux ronds.

— Pardon, madame !

— Ce n'est pas grave, sourit-elle. Sais-tu où se trouve notre Diable ?

— Je sais pas !

Elle lui tapota donc la tête et questionna quelqu'un d'autre. Cependant, la réponse resta la même : « je ne sais pas ». Qu'elle croise petits retraités ou gros baraqués, jeunes parents ou frivoles adolescents, rien ne changeait. Elle arriva bientôt dans une allée marchande où l'on ne vendait presque que des habits et des herbes, car les êtres éternels n'avaient pas besoin de manger.

Ici aussi, ses demandes s'avérèrent vaines. Elle se résolut à interpeller un garde, un petit gars brun à la face fripée. Tannost, se présenta-t-il.

— C'est quoi, cette demande ? répliqua-t-il.

Puis, il lui demanda son identité ; mais il s'arrêta au beau milieu de sa phrase, car il venait manifestement de connecter ses deux neurones célibataires.

— Vous êtes celle qui est tombée du ciel ! grogna-t-il. Neeh ne se pliera pas à votre demande...

— Les Enfers reculent devant un duel ? Étrange. Moi qui les trouvais si grandioses !

Lorsqu'il la prit par le col, elle ne trouva pas la force de broncher ; à la place, elle se remémora les quelques informations que sa compagne lui avait confiée. Chez les démons, parfois, il y avait de l'hésitation.

Alors, elle chercha. Elle sonda ses yeux caves de ce monsieur-là. Et elle n'en extirpa que de l'exaspération.

— Vous m'écoutez ?!

— Non, désolée. J'ai vraiment besoin de voir Neeh. Pourriez-vous m'y conduire ?

— Toi...

Ça passe au tutoiement.

— Toi, je vais te remettre les idées en place !

— Monsieur Tannost, il y a urgence.

— Urgence, mes fesses ! Notre Diable n'a pas le temps pour des déchets comme toi. On a les mains assez occupées comme ça, avec ces abruties d'humaines aux ambitions complètement foireuses...

— Tannost, jeta-t-on alors.

Venait d'intervenir une madame baraquée. Il relâcha Xi sans grande conviction : elle déduisit donc que l'autre était sa supérieure. Si elle avait la classique apparence d'une mère aimante et aimée, son ton sec tua cette image.

Je vous conduis vers le parlement. Avouez-moi votre nom, ou je vais user de mon épée. Et surtout, ne perdons pas de temps.

Elle prit toutefois le soin de redresser son élégant chignon tressé avant de partir au pas de course, traînant Xi derrière elle sans ménagement. Maisons, barrières, buissons, maisons, buissons. Plus les mètres s'enchaînaient, plus la vétérane compressait l'avant-bras de Xi. Celle-ci dut bien accepter de dévoiler son prénom, ou elle allait y laisser un os.

— Xi, Cheveux Blonds Yeux Ambre.

— Cela est gravé sur votre faciès. Personne ne déambule en quémandant sans jamais cesser une entrevue avec notre Diable.

— Tout le monde est de mauvaise humeur, ici-bas ? commenta l'intéressée.

— Sans mensonge aucun, je suis une individue aimable. Je me suis simplement levée du pied gauche, je m'en excuse platement. Sur ce, pourrions-nous nous hâter ?

— Un cheval pourrait aider.

— Nous n'exploitons aucun destrier – uniquement des bovins.

Quelle est la différence ? Vous êtes tous vraiment étranges. Un Paradis en Enfer – qui l'aurait cru... Son aînée cessa soudain sa marche. Xi grimaça lorsqu'elle se prit le pied dans une racine sauvage.

Cette fois-ci, l'expression collée au visage rond de la garde était parfaitement impassible.

— Dites-moi, si cela ne vous gêne point, quelle chose vous amuse ainsi ?

— Rien ne m'amuse, s'étonna Xi.

— Vous avez laissé échapper un rire clair – sa pureté m'a heurtée, tant elle contraste avec le ton tranchant dont vous avez usé une heure durant, avant que je ne m'interpose et ne vous convoie vers notre chef-lieu.

Son langage la perturba assez pour qu'elle reste béate : alors, cette étrange démone reprit leur marche. Ce « chef-lieu », elles y étaient déjà, réalisa-t-elle avec stupéfaction.

Il ressemblait en tout point à la capitale de Hanâ, voire à n'importe-quelle grosse ville – Xi n'en savait rien, car elle n'en avait visité qu'une et à peine effleuré la métropole de Donya. Mais les hautes bâtisses tordues de pierre, les passants bavards, le sol terreux puis pavé, le linge étendu aux fenêtres et dansant au gré du vent, réveillaient en elle d'aigus souvenirs. Leur première arrivée à la capitale de Hanâ, avec Loë ; le tournoi inter-Empires, son violent duel contre Phoe ; et enfin, l'aube de son périple jusqu'aux Enfers.

J'y suis. Peu importe à quoi ils ressemblent, j'y suis. Et le Diable, je vais le faire payer.

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