Chapitre XXXI

— Ça risque d'être dur à avaler et il va falloir discuter un peu, mais vous venez d'entrer dans les Enfers...

Et Xi de bondir sur Neeh. Il sursauta aussitôt, mais elle se saisissait déjà avec violence de son col et l'écrasa au sol, hors d'elle. Et pourtant, un grand sourire distordu s'étalait sur la face de la jeune femme. Son sang battait avec tant d'excitation qu'elle manquait de se précipiter à la gorge du Diable. À la place, elle lui écrasa le plexus de son talon.

— Coucou, toi, ricana-t-elle. Ça fait dix ans que je t'ai pas vu, eh !

Là reprit-elle son pied ; elle se mit sur ses gardes dans un sérieux lugubre, sabre dressé. Son cerveau bouillonnait, ses sens s'emballaient, ses iris d'acier ne regardaient plus que le Diable.

— Je vais vous saigner, posa-t-elle platement.

Puis son sabre fendit l'air d'un coup. Neeh sauta derechef en arrière, l'œil rond. La pointe érafla le bout de son nez et descendit vers sa gorge à toute vitesse. Xi avança, il recula, elle évalua d'une frénétique œillade sa position. Il commençait à se mettre sur ses gardes, réalisa-t-elle – une démente fascination la noya à cette seule vue. Le Diable comptait donc se battre à mains nues ?

Dans ce cas, s'extasia-t-elle, il n'a aucune chance !

Elle dérapa avec fermeté sur l'herbe. Sa lame fila droit vers sa carotide... mais planta du vide. Neeh se pencha de justesse et fonça sur elle en un éclair. Son souffle se coupa, son cimeterre s'interposa, ses poignets craquèrent sous le coup qu'elle encaissa, du sang gicla sur son visage. Pourtant, le Diable n'en avait cure. Il bloquait son arme de son bras nu, et jetait désormais son pied vers ses chevilles.

Lorsque l'une lâcha Xi, cette dernière manqua de vomir ses tripes. La tension affreuse la compressant se déchaîna sur ses épaules. Si elle parvint à rebondir avec lourdeur sur sa paume libre puis taillader le peu de chair découverte du Diable, tous ses mouvements s'embourbaient dans la frustration et la hargne et la soif de meurtre l'ayant rongée une décennie durant.

Elles l'aveuglaient, et elle s'en rendit compte trop tard. Même si elle trancha la main du Diable en criant, même si les spectateurs se glaçaient face à ce spectacle, le sentiment de se faire surplomber nécrosait toutes ses attaques. Le sang chaud éclaboussant son visage la terrifia ; son propre sabre qu'elle prit à revers dictait son corps à sa place, et cela la terrassait tant.

Xi était enfin là, mais réalisait n'être qu'une mouche face à l'être éternel qu'elle assaillait. Lui ne manqua pas ces doutes. Coups de poings, coups de pied et esquives dévorèrent le bref avantage qu'avait chéri la jeune femme.

Je ne suis qu'une humaine.

Le talon de Neeh se planta dans son estomac. Elle se plia en deux sous la souffrance. Suivirent une violente droite, un genou pointu dans sa hanche, puis la terre qu'elle mangea avec élégance. Son sang amer étouffait ses narines et sa trachée ; elle renifla, elle cracha, les doigts compressés avec rage sur les brins d'herbe sous elle.

Bientôt, des larmes brûlantes gouttèrent sur le dos de ses mains. Pour qui s'était-elle prise ? Une sauveuse, une immortelle ? Des êtres éternels, elle n'en avait jamais rencontré...

Si, se souvint-elle d'un coup. Xi se fit violence pour bondir sur le côté et se releva en chancelant sous la lourdeur de sa cotte de mailles. J'ai déjà affronté une ancienne future diablesse – et Neeh, tu ne connais pas la peur de crever !

Malgré ses muscles brûlants et sa tête nauséeuse, elle discerna la silhouette du Diable fondre sur elle. Puisqu'il se laissait taillader pour sauver sa peau, elle aussi fonça tête baissée. Saut à droite, un mouvement sec, et le bras de Neeh vola dans une giclée pourpre. Il plaqua sa main dessus ; dans son long hurlement graveleux, elle ressentit toute sa souffrance et son abstention. Retenait-il ses coups ?

Non, elle n'en avait rien à faire. Elle sectionna son second coude, écrasa sauvagement son poing éraflé et endolori contre sa joue et abattit une dernière fois son sabre de ses bras tremblotants... pour rouler-bouler en arrière, la respiration soudain hachée.

Le Diable se redressait, à gigoter pendant que ses membres repoussaient. Elle tenta se remettre aussi sur pieds, pour ne se récolter qu'un tournis affreux. D'innombrables étoiles dansaient devant ses yeux. Ceux de Neeh, eux, se baissèrent sur elle avec difficulté. Elle y discerna tout leur mitige.

Ces iris le criaient, le Diable n'agissait pas par cruauté. Il se défendait, il protégeait les terres que Xi souhaitait conquérir et massacrer. Ce constat la heurta plus que n'importe-quelle frappe.

Lui est un meneur normal. Je suis l'envahisseur. Alors, est-ce que c'est moi qui fait le mal... ? Sa vision s'obscurcit et le froid l'envahissant fit frissonner sa chair. Mais les Enfers ont tant torturé Phoe, et ils ont aussi tué mon frère et Liz. Ma vengeance est légitime, la droiture me guide depuis mon enfance. J'ai admiré les Diables : j'ai le droit de les exterminer ! Et de l'éthique, elle n'en avait jamais rien eu à faire : pourquoi se plier face à Neeh alors qu'il dirigeait un système les ayant massacrées, elle, Phoe et Liz ?

— Elle va perdre connaissance ! s'affola-t-on soudain.

Un tumulte de voix suivit, toutes plus sourdes les unes que les autres. Si elle devait perdre connaissance, se souvint-elle, elle devait le faire en s'appuyant sur son épée. Quelle volonté futile, réalisait-elle désormais : car lorsqu'elle courait ainsi à sa perte, rien n'importait plus que sa peau et ses sanguines ambitions.

Celles-ci l'accompagnèrent même lorsque le monde la délaissa. Cette fois-ci, l'obscurité qu'elle rencontra fut totale, glaciale.

Mortelle.

***

Les Cieux – Trois jours plus tard

Loë et Sweerias avaient rapporté leur échec à la Déesse Suprême. Désormais, tous deux se réunissaient dans la maisonnette de la pirate avec le vieux roc qu'était Haydus.

Sweerias, assise droite comme un I sur sa chaise à bascule, n'avait de cesse de réordonner son cache-œil noir avec nervosité. Le millénaire du coin était aux fourneaux, tout grognon. Et Loë, lui...

Loë étudiait le plancher de ses yeux lourds, épaules avachies et menton bas.

Au final, il n'avait servi à rien. Cette brève alliance du Paradis et des Enfers n'avait mené qu'à un cuisant échec dont il était la source. Non seulement Shazar s'était fait dévorer, mais en plus Xi et Phoe étaient introuvables. Dans le processus, ils avaient certes appris à connaître Tannost Le Démon Ronchon ; quel plaisir, à côté de la perte des deux camarades de l'alchimiste !

Sweerias, pourquoi avoir encaissé mes coups de poignard à ma place ? pensa-t-il avec labeur. J'aurais dû y passer. J'ai tout foiré. Je n'ai pas cru Xi, au début ; je l'ai alourdie ensuite ; et enfin, je l'ai abandonnée...

— Tu fais des gâteaux secs, Haydus ? toussota la Déesse.

— Oui.

— Ça fait plus de trois cents ans qu'on se côtoie, rit-elle derechef, et je ne sais toujours pas où tu as déniché ton amour pour l'esthétisme et la cuisine !

— Je m'ennuyais, après mon ascension, se contenta-t-il de répondre.

Sa voix bourrue rebondit sur les murs de vieilles pierres du cottage. Au final, Sweerias enfonça sa tête dans ses mains et soupira, excédée.

— Notre mission est finie, lâcha-t-elle. J'ai la cheville en compote à force d'avoir côtoyé des démons. Loë est complètement déprimé. Raconte-nous au moins ta vie, elle a l'air d'être croustillante.

Il eut beau lui jeter un regard mauvais, il ne broncha pas.

— Je créais des bateaux. Ils circulaient dans la Mer d'Aran. J'étais renommé. On m'employait un peu partout. Un ingénieur, en gros. Mais je suis mort alors que je finissais mon chef-d'œuvre, et voilà.

Sweerias ne cacha pas sa déception ; mais dans un espoir désespéré, elle posa une dernière question.

— Et tu es mort comment ?

Il posa deux pupilles acérées sur elle.

— Je rendais visite à ma mère. Elle avait des tas d'oies. Je déteste blesser les animaux, donc quand elles m'ont attaqué, j'ai juste couru. Sauf que je suis tombé dans un fossé, et la plus féroce m'a sauté dessus. Elle m'a pincé la carotide. Fin.

Et sa camarade d'éclater de rires, sous l'œil sinistre de Haydus.

— Bordel, hoqueta-t-elle, c'est la pire mort de tous les temps !

— Non : Yllias est décédée écrasée par un groupe de cochons.

La voix rauque de Loë les coupa net. On eut beau l'étudier avec des yeux ronds, il n'en avait cure. Pourquoi avoir pris la parole ? Car il aurait aimé échapper à ses pensées poignantes, et pourtant largement méritées ? Il se le reprocha avec frénésie, les entrailles retournées. Mais cette discussion se prolongea malgré sa douleur.

— Comment tu sais un truc pareil ? s'extasia Sweerias.

— C'était dans des archives.

— Ça doit être faux, alors, maronna Haydus. Surtout provenant des archives d'en-bas.

— Vous ne pouvez toujours pas prononcer le mot « Diable » ?

Le sous-Dieu plaqua avec fracas son rouleau à pâtisserie contre la table. Ses prunelles lançaient des éclairs.

— Remets-tu en cause l'ordre du Paradis ? gronda-t-il.

— Les morts y montent sans leur consentement. On les censure. Et les Anges ne sont que des pions.

— Loë, s'affola Sweerias, tes nécroses !

— Alors cet endroit, comment vous pouvez le qualifier de Paradis ? l'ignora-t-il de son timbre éreinté. Je ne peux mourir qu'en me tranchant la tête, c'est ça ?

Haydus saisit le premier poignard à sa portée. Son aura terrifiante écrasa le jeune immortel.

— Si tu es là pour nous trahir, articula-t-il, je t'exécute dans l'instant !

— Mais je peux aussi succomber de mes marques, si elles atteignent mon coeur, continua platement le cadet.

— À ta guise – mais loin de moi ces jurons pouilleux !

Alors, Loë se leva de son siège avec labeur et se dirigea vers la sortie de la maison. Il allait trouver un coin, jurer jusqu'à plus soif et mourir cramé par ses péchés...

Du moins étaient-ce ses plans jusqu'à ce qu'on le balance sur le plancher. Sweerias prenait désormais Haydus par le col, les dents serrées avec rage.

— T'as jamais su mesurer tes paroles, toi ! rugit-elle. Depuis quand tu peux être aussi mauvais ? Durant ces quatre derniers siècles, je n'aurais jamais cru que tu t'abaisserais à des menaces de mort !

— S'il reste là, il nous causera du tort, répliqua-t-il.

— Et qu'est-ce que ça peut te faire ?! C'est ma maison, ce sont ma farine et mes œufs, c'est ma survie à moi ! Alors...

Mais Haydus la secoua d'un coup, hors de lui. Elle hoqueta, estomaquée. Loë lui-même réalisait qu'un tel conflit était une première.

— Qui t'a montré les bases des Cieux ? vociféra-t-il. Je me suis pas investi auprès de toi pour te voir crever à cause d'un mioche !

— Je ne t'ai jamais demandé ton aide !

— Je me fous que tu me l'aies demandée ou pas – je te l'offre, point barre ! Alors maintenant, si tu veux que je me barre, je peux me barrer. Mais te laisser croupir sous des mots bannis est hors de ma portée !

— T'es qui, mon ancêtre ? aboya-t-elle.

— Qui a créé les bateaux que tu naviguais ?!

Le bec se Sweerias se cloua enfin. Loë se releva en tremblotant. Aucun coup de poing n'allait être échangé, mais cette atmosphère l'étouffait tant, car elle lui faisait affreusement écho.

— Qui a géré la mer que tu piratais, vrombit-il encore, et empêché tes navires de couler, et attendu que la première pirate du monde que tu es monte là ? Chaque personne usant de mes créations se sont fait de l'or sur leur dos ; toi, t'as juste volé des richous pour sauver la peau de ta famille. C'est comme si j'avais vu mes gosses se faire enfin respecter. Alors, la personne qu'a pris soin de mes navires avant de clamser sur l'un d'eux, elle crèvera pas sous mes yeux, saisi ?!

Il partit là-dessus comme une tornade, non sans claquer violemment la porte derrière lui. Un lourd silence tomba sur Loë et Sweerias : le premier resta coi, la seconde porta une paume tremblante à son front suant. Son œil se posa sur la nécrose à demi guérie de son poignet. Elle semblait réaliser – bien brutalement – que le gugusse qu'elle côtoyait depuis des siècles tenait à elle comme il tiendrait à sa fille.

Et ce gugusse même fonçait désormais certainement vers sa propre maison.

Je suis la source de ce conflit... ? Ou il était sous-jacent depuis un moment déjà ? Envolées, ses ruminations : ses mécanismes d'analyse reprirent le dessus. De ce que j'en ai compris, Sweerias est quelqu'un de très libre, qui se plie tout juste aux rigoureuses règles des Cieux, et elle se récolte régulièrement ces marques noires.

— Tu ne devrais pas aller après lui... ? hésita-t-il.

— Oh..., rit-elle faiblement. Tu me tutoies enfin ? Non, je ne dirais que des bêtises... Il vaut mieux passer de l'eau sous les ponts. Quoi, j'ai encore des centaines d'années devant moi – et toi, le petit génie, pour m'épauler ! assura-t-elle d'un timbre tremblotant.

« Je n'aurais jamais cru que j'étais une telle plaie », traduisit Loë. Néanmoins, il valait mieux qu'il se mêle de ses oignons – il avait déjà tant à gérer. Leurs recherches de Xi et Phoe avaient beau avoir été un échec, elles n'avaient duré que trois jours.

Trois jours, et Enfers comme Paradis avaient abandonné la partie.

Shazar était déjà mort ; Xi pouvait souffrir de tout et n'importe-quoi. Quelles autres maléfiques créatures peuplaient ce monde ? Lesquelles allaient la confronter ? Elle n'allait probablement jamais dénicher les Enfers. Elle allait tourner en rond jusqu'à sa mort, car « botter les fesses du Diable » l'avait animée des années durant et restait son unique but.

Sans ces œillères et ces ambitions ridicules, elle se serait tuée depuis longtemps déjà. Si son voyage ne mène à rien et qu'elle apprend la mort de Shazar, je n'imagine pas les dégâts. Et moi, car je me suis poignardé des dizaines de fois, je me retrouve coincé aux Cieux...

Puisqu'il était un détenu, le seul moyen d'en sortir était de mourir. Mais mort, il ne pouvait rien faire... Je crois. Non, il y a peut-être une option ! réalisa-t-il.

— Sweerias, les fantômes existent ?

Affalée sur son siège, elle ne lui lança pas un regard.

— Je ne sais pas, soupira-t-elle. Pourquoi ? Si tu comptes en devenir un, sache que je t'arrêterai avant...

— Mais en tant que fantôme, il me sera bien plus aisé de chercher Xi !

— Hein ? grogna-t-elle enfin. Fous-toi de ma gueule ! Ça doit coûter des tonnes d'énergie, d'être un fantôme !

Il serra les poings sous la frustration.

— Sans ça, je ne peux rien faire. Vous avez abandonné les recherches. Xi est en danger de mort ! Et je ne vais pas pouvoir circuler librement avant un bon siècle – elle sera déjà enterrée ! Alors, aide-moi !

La Déesse le fixa un instant, à transpirer le scepticisme ; Loë, lui, soutint son regard sans broncher. Ce brin de motivation qu'il effleurait n'allait pas lui glisser entre les doigts.

— Seulement avec l'aval de la Déesse Suprême, lâcha-t-elle enfin. M'enfin, c'est peine perdue : on n'a plus de nouvelles de Tannost et compagnie...

— Tu attends l'action de ces démons ? répliqua-t-il sèchement. Dis-moi, depuis quand le Paradis se repose sur les Enfers ?

Ces paroles débectèrent tant la pirate qu'elle les hâta sur-le-champ vers le palace d'Yllias. Le tour était joué. Loë en était persuadé, seuls du temps et un peu d'habileté suffisaient désormais pour que les Cieux enclenchent de nouveau leurs rubigineux engrenages.

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