Chapitre XXVII
Phoe. Désormais... Mon nom est Phoe. Un fragment de cette Diablesse avait beau l'habiter, elle ne le sentait pas même. Phoe avait laissé Liz derrière elle, Phoe attendait désormais de réparer ses erreurs. Et Phoe, en attendant, étudiait d'un œil mort la ruelle grise de terre battue dans laquelle elle était pauvrement assise.
« Le transfert peut prendre du temps. » « N'essaie pas de compter les jours. » « Car les jours, là où tu patienteras, cela n'existe pas. »
Tout s'était figé depuis longtemps déjà, autour de l'ancienne future diablesse. Elle avait manqué d'acquérir ce maudit titre. Si seulement elle n'avait pas gâché deux ans à errer, si seulement elle s'était épuisée pour venger Xi et Shazar, si seulement elle avait arrêté Loë à temps...
Son estomac se compressa d'un coup : le corps pendu et mou de son ami dansait devant ses iris vides. Arriva le cadavre flasque de Shazar. Et l'acheva le dernier cri de Xi, qui s'était évaporée dans une nuée de papillons.
Seule la respiration éreintée de Phoe brisa le silence de mort régnant autour d'elle. Si seulement elle avait fui à ma place... Elle effleura la tresse de la combattante du bout des doigt ; ses cheveux commençaient à s'assécher. Je ne la mérite pas. Je vais juste... intervenir, puis disparaître.
Ses larmes, elles chutèrent sur ses mains inertes sans même qu'elle ne les sente. Le temps ankylosait le moindre de ses membres ; ses songes éthérés ne se resserraient plus que sur les paroles de feu sa compagne. « Rien ne nous séparera », « je vais remettre ce Diable à sa place ! », « on le fera ensemble, n'est-ce pas ? ».
Phoe avait-elle fait le mauvais choix ? Ce pacte n'allait-il pas nécroser Xi au lieu de la remettre sur pieds ? Comment faire pour l'aider ? La suivre dans l'École Martiale de la Capitale, dissuader Loë d'y rester, détourner Xi de la gloire des concours. Si ça ne fonctionne pas, au tournoi..., se rappela-t-elle avec labeur. Les finales. Je pourrai la battre, et l'y arrêter. Ça cassera peut-être sa motivation. Alors, avec Xi loin de ses ambitions, et Loë en-dehors des arts martiaux, les choses rentreront dans l'ordre. Si je n'y arrive pas...
Si elle n'y parvenait pas, elle n'allait jamais pardonner ses fuites et sa lâcheté et ses échecs.
— Temps de te réveiller.
Après une éternité, la petite voix du fragment de la Diablesse se manifestait enfin. Alors, Phoe se réveilla. Le monde autour d'elle se colora petit à petit, le soleil dansa sur sa peau crayeuse. Quelle année ? Quel jour ?
La lumière éclata ses rétines, les bavardages et claquements des sabots et chants des oiseaux explosèrent ses tympans. Elle ferma d'un coup les paupières et plaqua ses paumes sur ses oreilles. Une enfant tentant d'échapper à la réalité, une enfant désastreuse et pitoyable. Vraiment... Combien de temps avait-elle passé entre ces deux mondes ?
La tresse de Xi s'était tant abîmée ; ses mèches dorées, tant ternies. Trop de temps... Je ne peux pas en perdre plus... Alors, elle se releva en chancelant. On lui jeta des regards stupéfaits. À cause de ses cernes ? De sa face pâle, de ses cheveux secs ? Si elle passait pour une folle, autant jouer le jeu jusqu'au bout. Elle claudiqua jusqu'à une bonne femme rondelette tenant dans ses mains un panier de linge toujours humide.
— Bonjour, murmura Phoe.
Elle-même frissonna en entendant son ton usé. Elle toussota avec difficulté.
— En quelle année sommes-nous... ? Dans quel Empire ?
Son interlocutrice étudia aussitôt les environs, plus mal à l'aise que jamais. En voyant que d'autres personnes les étudiaient du coin de l'œil avec méfiance, ses épaules se relâchèrent.
— 1769, dans l'Empire de Hanâ, madame. Êtes-vous perdue ? Avez-vous besoin d'aide ?
Son cœur cessa de battre. « Besoin d'aide ». Une simple phrase, qui la transperça pourtant en plein coffre. Elle chevrota une seconde question, un faiblard « quelle date exacte ? ». Cette « date exacte », lorsqu'on lui donna, elle crut mourir sur place.
La mort de la mère de Xi. Je dois bouger, maintenant. Maintenant ! s'exhorta-t-elle. Elle remercia l'inconnue et courut droit vers le marché de son bourg. Elle en reconnaissait désormais les bâtisses de pin, les passages tordus, les marchands vifs vendant leur viande locale. Cet environnement tourna follement autour d'elle, mais elle n'en eut cure.
Xi ? Où était Xi ? Et où était son alter-ego enfant ? Phoe freina soudain des quatre fers, la respiration sifflante. Ses iris rebondissaient sur le moindre recoin de son environnement trop brillant et bruyant.
Si elle se montrait ainsi, Xi allait la reconnaître, car elle était une Liz adulte. Elle chercha avec frénésie des ciseaux, ou un couteau, elle n'en avait cure. Puis, elle repéra un pêcheur remontant une pente en sifflotant.
Elle fonça sur lui en un éclair, le plaqua contre un mur, lui chipa son poignard et fila telle une voleuse. Sa tête tournait. La nausée l'étreignait avec puissance. Mais elle n'avait pas le droit de ressentir l'once d'une fatigue. Elle roula simplement derrière un buisson, puis fonça vers une mare, puis se pencha au-dessus, puis hoqueta face à sa figure fantomatique et les longs cheveux tombant sur ses épaules musclées.
Cheveux mêmes qu'elle empoigna sans merci et trancha à la chaîne. Bien des mèches perturbèrent l'eau de la source. À défaut de se frapper, elle se déchaînait sur sa tignasse.
Désormais flottait autour de ses traits un carré sans volume aucun. Je ne ressemble déjà plus à Liz... Ces cheveux ne sont plus ceux de la moi du monde d'avant. La calèche... La mère de Xi se trouvait au niveau d'un maraîcher. Je dois y aller !
Elle s'y empressa – et comme elle s'y attendait, Misa parlait joyeusement avec le marchand... sans se soucier de la charrette dévalant le versant plus haut. Il n'y avait pas de conducteur, réalisa Phoe avec horreur.
Était-ce pour cela que Misa était morte ? Car cette calèche était sauvage ?
— Il faut mourir.
Il fallait mourir, et pourtant, son corps se figeait tel un bloc de glace. Il ne lui répondait plus. Son cerveau aussi s'éteignit petit à petit. Elle aurait dû le savoir, elle était une incapable...
... qu'on ramassa avant que la catastrophe qu'elle avait vécu ne se répète. Les souvenirs des hurlements déchirés de Xi enfant la harcelaient : dernière chose qu'elle entendit avant que le monde ne s'évanouisse autour d'elle.
Lorsqu'elle se réveilla, la nuit était tombée, l'allée muette du village l'étouffait, et une carriole s'était explosée contre une ancienne auberge. Dessous, une mare de sang ; et son propre cadavre.
Non. Le cadavre de Liz. Alors, elle étudia ses propres mains : des marques rouges tailladaient ses paumes. Des rênes ayant brûlé sa peau. Et pire que tout, Xi avait vu Liz exploser sous ses yeux.
Alors, Phoe courut et s'écroula à genoux dans une ruelle de terre battue, loin des marchands et des chevaux. Ici, tout était gris, tout se taisait, son ombre même s'évaporait au loin. Qu'avait-elle encore fait ? Toutes les minutes, elle courait après cette question, pour la fuir dès qu'elle parvenait à l'effleurer.
Non. Elle ne voulait pas savoir. Le temps la harcelait, il lui hurlait d'observer d'elle-même ce qu'il se passait devant ses yeux clos, mais elle ne voulait pas savoir. Alors, elle se laissa de nouveau glisser sur les cailloux secs, le regard fixé sur du vide. Elle attendit que le monde s'étire et que son corps la quitte à son tour.
***
École Martiale de la Capitale, Empire de Hanâ – 1773
« J'ai tué Liz, j'ai sali l'enfance de Xi » : ces pensées avaient hanté Phoe des années durant. Mais quatre ans, qu'était-ce, à côté d'un siècle de solitude ?
Au moins les choses se passaient-elles comme prévu. Le fragment de la Diablesse s'effaçait un peu plus d'année en année. Elle avait falsifié le dossier de Loë et baissé ses notes afin qu'il parte par soulagement, ou découragement, que savait-elle.
Elle errait désormais dans les couloirs des bâtiments en tant qu'élève. Il faisait sombre. Elle avait tout juste entraperçu Shazar à l'entraînement. Mais jamais Xi.
Jamais Xi.
Néanmoins, dans un couloir au plancher ondulé venait de chanceler une personne. Une grande jeune femme aux courts cheveux blonds et à l'unique tresse. Ses yeux étaient cernés et sa main bandée se serrait avec anxiété.
Xi... ? Phoe resta muette comme une tombe. Xi ? Elle ne voyait plus que cette individue familière. Xi. Non. Pas déjà. Si... ? Si ?
On posa soudain ses yeux sur elle : elle manqua de chuter à genoux. Le sentiment la dévorant était indescriptible. Elle souhaitait éclater en sanglots, lui prier de la pardonner et de ne plus partir et de mener une vie tranquille et de faire la paix avec le monde.
Risible, lorsqu'elle-même avait renversé Liz sous ses yeux. Si risible que ses mots ne suivirent pas même ses pensées. Alors qu'on l'étudiait dans une stupéfaction totale, ses lèvres bougèrent d'elles-mêmes. Elle n'entendit qu'à peine les maladroits « je vous hypnotise ? » ou « attendez un instant avant de me demander en mariage » de Xi.
— Qui êtes-vous... ?
— Pardon ?
Malgré la confusion légendaire de Xi, Phoe s'avança à grands pas vers elle. Elle n'y croyait pas. Après des années, des décennies, un siècle peut-être, à errer entre deux mondes et à attendre cette réunion et à se laisser nécroser par les pensées les plus lugubres de ce monde, elle voyait enfin Xi.
Ses paumes tremblantes se plaquèrent sur ses épaules, ses iris brûlants scrutèrent Xi dans les moindres détails. De la vivacité, dans ses pupilles. Aucune cicatrice au niveau de sa gorge. Et surtout, surtout, une face vivante.
Cette Xi-là était aux antipodes de celle qu'avait connue Phoe, celle ayant hurlé du tréfonds de son âme et manqué de trépasser sous la douleur et couru dans les bras de la Mort, la folie sur ses talons.
Je l'ai vraiment... Ses genoux flageolèrent, et des étoiles dansèrent devant ses yeux. Je l'ai vraiment sauvée... ? Je l'ai vraiment aidée ? Est-ce que, désormais, je peux la côtoyer sans honte ? Je veux rester à ses côtés. Je ne veux plus partir. Xi, s'il-te-plaît... Ne me laisse pas partir.
— Mes excuses, murmura-t-elle d'un timbre faiblard.
Elle recula avec précipitation. Garder une façade normale, jouer le jeu, car Liz n'était plus Liz.
— Je vous ai prise pour quelqu'un d'autre.
— Oh.
Quelques secondes. Phoe parvint à calmer les fous battements de son cœur, et récolter les bouts de calme manquant sur sa face. Puis, Xi se dirigea vers le réfectoire, manifestement mal à l'aise : elle reprit derechef la parole.
— Navrée. Mon nom est Phoe.
Ne pars pas. Je t'en supplie. Ses prières renforcèrent son assurance apparente. Elle prenait le bon chemin, enfin.
Elle pouvait se racheter, enfin.
— Et vous ? Votre nom ?
— Oh. Euh... Xi. Xi, mon nom.
Qu'elle associe sa voix à son prénom lui mordit les tripes : un faible sourire s'étala sur ses lèvres.
— Xi... Enchantée.
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