Chapitre XXII
Shazar va me lâcher ? pensa Xi, le regard sombre. Ils avaient rejoint une auberge la nuit même ; depuis, il se murait dans un silence affreux – à cause de la mention de ces Papillons, espérait-elle.
S'il ne souhaitait pas risquer son âme, grand bien lui fasse. Il pouvait toujours louer un cheval, faire demi-tour, et rejoindre Loë. Elle était capable de se débrouiller seule. Là où ces deux-là avaient clamé qu'ils se retrouvaient tous dans le même bateau, le combat qu'ils menaient s'avérait au final n'être que le sien. En aucun cas allait-elle obliger Shazar à lui coller aux semelles au prix de sa vie.
Néanmoins, elle avait beau se répéter que cela coulait de source, qu'elle était la plus proche de Phoe et devait s'en charger, que le Diable l'attendait elle... l'idée de se retrouver seule lui pinçait le cœur. Phoe la laissait deux fois, Loë aussi ; si Shazar s'y mettait...
Je ne sais pas ce que je ferai... mais il y a Phoe. Et Liz. Et le Diable...
— Quel chemin conduit aux les Forêts du Nord ? demanda-t-elle platement à un vendeur.
Il écarquilla ses yeux sombres, estomaqué ; même les clients passant dans la sobre allée du bourg s'arrêtèrent un instant. L'impression d'avoir figé le monde la nécrosa, mais elle n'avait pas le loisir de se morfondre. Elle n'attendait plus qu'une réponse, n'importe-laquelle, de n'importe-qui.
Le bougre évitait désormais son regard. Ses poings se serraient convulsivement sur sa bourse de monnaie.
— C'est... Frères, vous tournez à droite à la prochaine, et tout droit – il n'y a qu'un sentier... Vous voulez voir les marécages, c'est ça ? toussota-t-il.
« Frères » est une expression locale ? pensa-t-elle brièvement.
— Il y a d'autres marécages ?
Le marchand déglutit sous la pression.
— Bien évidemment, continua-t-il de son accent rond. Très jolis. Élevage de tortues. Je vois que vous en avez domestiqué une...
— Mènent-ils aux Forêts du Nord ?
— Frères, vous êtes chasseurs, n'est-ce pas ? s'étrangla-t-il. Pour avoir quelques infos, vous pouvez demander à la dame plus loin – la petite avec un carré brun... Elle connaît les Sangliers Géants... Voulez-vous des potions ? balaya-t-il ensuite avec urgence.
Là où Xi ouvrait la bouche pour refuser, Shazar avança d'un pas. Un sérieux tombal modelait ses traits.
— De quoi soigner des blessures ?
— Oui, j'ai, j'ai. Des cataplasmes. À base de poudre de carapace de Tortue Rouge. Très efficace...
Le bûcheron fit signe à Xi d'aborder cette chasseuse dont on avait parlé : elle se retourna donc par automatisme. Chacune de ses foulées était automatique. Le monde autour d'elle, les façades à colombages et leurs toits singulièrement pointus, semblaient si froids. Il n'y avait ni Loë, ni Phoe ; leur chemin était semé d'embûches tant cruelles qu'inattendues.
Et surtout, cette douce sensation des lèvres de Phoe effleurant les siennes, de ses mains parcourant son dos, la manquait tant qu'elle se sentait sur le point de défaillir et de sombrer et de ne plus jamais remonter. Pourquoi s'acharnait-on sur elle de cette façon ? Le Diable..., se souvint-elle. Et les Dieux. Eux tous. Eux tous, au couteau...
— Oh, les Sangliers sont une plaie ! raconta la chasseuse. Je crois qu'ils peuvent piquer à plus de cent à l'heure. Et ils sont deux fois plus grands que nous !
Elle remonta la manche de sa tunique et fit rouler son biceps dans un petit sourire.
— J'ai de quoi casser la nuque d'un ours – mais sœurette, ces foutus trucs mastoc, j'en ai égorgé qu'un. De quoi grailler des mois et des mois. Puis, leur cuir, une fortune ; leur fourrure et leur viande aussi ! J'ai même une lame en os de Sanglier !
Sur ce, elle sortit un poignard immaculé, toute fière d'elle. Xi l'étudia un instant. Presque aussi aiguisé que mon sabre. Elle a aussi une ceinture de cuir qui a l'air solide. Après les propriétés médicinales des tortues, on a tout l'attirail des Sangliers... Est-ce que, au lieu de les laisser m'abattre, je peux les utiliser d'une quelconque façon pour m'aider ?
— Mais sœurette, t'as de quoi en mettre un à terre ? À tout juste la vingtaine, ça m'a l'air coton ! Fais voir tes bibis ?
Xi les durcit sans réfléchir ; dès que l'autre les tâta, elle béa, interdite. Puis, elle ramassa ses mèches en une haute couette comme si elle se préparait à la guerre. Sur son petit visage se dessina une gravité sans nom : elle désigna une taverne du doigt, le regard lugubre.
— Bière, bras-de-fer.
Ainsi Xi se retrouva-t-elle sur la terrasse d'une taverne, face à une bière, et à deux doigts de faire un bras-de-fer.
Elle ne comprit pas pourquoi on la défiait de cette façon. On la perdit d'autant plus quand quelqu'un s'exclama « ouah, Jili s'est trouvée une opposante ?! Je parie cent sous sur elle ! » Cette Jili était-elle si célèbre que cela ?
— Les Papillons sont des papillons normaux, entendit-elle le marchand d'avant babiller, mis à part leurs... pouvoirs. Donc, tout ce qui est sucré...
— Allez, on y va !
Le grondement de Jili ramena brutalement Xi dans le présent. Chaise dure sous ses fesses, table solide soutenant son coude, chopes posées à l'abri, petit vent caressant sa nuque. Et enfin, la main fraîche de l'autre empoignant la sienne.
Un serveur vint spontanément jouer à l'arbitre, un grand rictus aux lèvres.
— Un, deux, trois... C'est parti !
Une seconde et un grand « vlan » plus tard, Jili se tint le bras en jurant ; autour, des exclamations éberluées s'élevèrent.
— Sœurette ! siffla la chasseuse. T'es tarée ! C'est quoi, cette force ?!
— Désolée, je sors d'une école martiale.
— Moi aussi, et c'est pas le débat !
— Désolée, j'ai gagné le tournoi de cet été ?
La mâchoire de l'autre manqua de se décrocher.
— T'as quoi ?! Tu blagues !
— J'ai gagné le tournoi de cet été, répéta Xi avec confusion.
— C'était rhétorique.
Jili plaqua son front contre la table dans un court soupir.
— Grands Dieux, tu peux vraiment abattre un Sanglier... Tiens, je t'offre la bière, grogna-t-elle. Elle est bonne, en plus. Bonne beuverie.
— Attends.
« Attends », mais cette chasseuse ne s'était pas levée le moins du monde ; elle la gratifia d'une œillade surprise. La combattante la regarda droit dans les yeux.
— Il me faut de la technique. Alors, ces Forêts du Nord... Comment en maîtriser les Sangliers ?
Xi obtint ses réponses. Parties les plus molles de ces bêtes, points forts et points faibles, attaques systématiques. On lui raconta même une légende : d'après Jili et deux-trois passants, ces Sangliers Géants étaient apparus il y avait des siècles de cela pour protéger les Tortues Rouges, si petites et fragiles face à l'Homme.
— C'est pas un hasard que leur Forêt colle les marais, et que les tortues migrent au Nord ! clamait-on.
Elle n'en pensa pas grand-chose. Elle remercia simplement la chasseuse, et rejoignit un Shazar à l'air sombre. Ils retournèrent à l'auberge dès le coucher du soleil, pour faire un point sur ce qu'ils avaient découvert de leur côté.
— Les Papillons Dévoreurs d'Âmes sont aussi attirés par les choses sucrées, expliqua-t-il d'une voix basse. Mais je ne sais pas comment on pourrait les détourner de nous...
Xi baissa son sombre regard sur son dîner de riz et de légumes.
— Avec des choses sucrées, je suppose. Shazar, tu n'es pas obligé de suivre, trancha-t-elle. Demain, je pars à l'aube : tu es libre de faire quoi que ce soit, d'accord ?
Il l'étudia avec confusion.
— Non, s'étrangla-t-il. Les choses ne sont pas prévues comme ça !
— Ces Papillons étaient prévus ? Et ces Tortues Rouges ? Le chemin que je vais prendre est littéralement mortel. Mais je suis prête tout pour savoir pourquoi Phoe est partie. Je ne comprends pas...
« Elle a renversé deux personnes en calèche ? », s'était-on exclamé dans l'Empire de Ki. Ces paroles, et toutes les variantes des passants, prirent peu à peu la jeune femme en étau. Non. Phoe n'était pas responsable de cela. Elle avait la vingtaine, et la femme ayant renversé Liz était plus âgée. En 1769, Phoe avait dix ans aussi. Alors, impossible.
Impossible... Si c'était impossible, pourquoi partir de la sorte ? Quel fichu motif l'avait poussée à foncer derrière les barreaux ? Et puis, je ne lui avais même pas parlé... Elle cessa aussitôt tout mouvement.
Je ne lui avais pas parlé de Liz. Comment elle sait un truc pareil ? Comment ? Les passants ? Ils semblaient au courant ; mais comment savoir que j'ai été témoin ? Qu'est-ce que c'est que ce bordel ?!
— Xi ! l'exhorta-t-on soudain.
Elle se glaça d'un coup, la respiration sifflante. Son monde flou s'éclaircit peu à peu : elle sentit enfin les larges et fermes mains de Shazar sur ses épaules. Dans son regard flottait un hideux mélange de confusion, de regrets et de terreur.
— Allons dormir, murmura-t-il. On en a assez fait aujourd'hui.
Ainsi rejoignirent-ils leur chambre respecive. La combattante s'étala lentement sur son lit. Ses paupières, ses muscles, la moindre parcelle de son corps, pesaient plus lourd que jamais. Et pourtant, elle parvint à sentir que sa paillasse était si froide, sans Phoe. Je la ramènerai..., pensa-t-elle laborieusement. Et voilà tout...
Ses paresseuses larmes, elle les ignora avec brio, et se laissa emporter dans un sommeil plus lugubre que jamais.
***
Empire de Hanâ, 1765 – onze ans plus tôt
— Liz ! s'écria Xi avec entrain. Plus vite, faut que je te montre ça !
L'intéressée grimpa la pente herbeuse en ahanant ; son amie était déjà au sommet, juste sous les arbres dorés du bois jouxtant leur petit village. La rumeur des marchands, des passants et des calèches laissaient la place au chant des oiseaux et aux beuglements des vaches. Liz dut fournir un effort colossal pour que ses jambes brûlantes gravissent le reste.
Les deux amies s'étaient rejoint il y avait à peine deux heures de cela, et Xi n'avait eu de cesse de lui parler d'une « cachette secrète » qu'elle avait dénichée et souhaitait utiliser pour qu'elles se retrouvent. Même Loë n'était pas au courant, paraissait-il. Par là, personne ne venait, ne pouvait les écouter parler du Diable, ni les grondait car elles traînaient trop tard.
Liz ne comprenait pas pourquoi rentrer tard était mal. Elle passait du bon temps avec Xi. De ces heures ensemble à apprendre à lire ou écrire, elle s'en languissait chaque soir, à chaque fois qu'elles se quittaient. Même si elles allaient se retrouver le lendemain et le surlendemain, jusqu'à la fin de leur jour...
Je n'aime pas rester loin d'elle.
Elle arriva enfin aux côtés de Xi ; celle-ci lui prit la main dans un sourire lumineux. Ses longs cheveux dorés flottèrent dans l'air lorsqu'elle la mena au beau milieu des chênes éparses, jusqu'à une toute petite clairière encadrée de hauts buissons.
Pas un bruit. Pas un chat. Seuls le doux souffle du vent et la paume de Xi contre la sienne.
— Regarde, murmura-t-elle d'ailleurs d'un ton secret. Y a un coin sous les ronces, là-bas. On peut loger à deux. Et j'ai les livres !
La face de Liz s'illumina aussitôt. Elle acquiesça avec entrain : alors, elles s'accroupirent à l'ombre, comme si elles se réfugiaient sous le toit d'une maison en temps de pluie. Mais leur maison n'étais pas en pierres : elle avait des feuilles et des épines. On caressait ou picotait Liz. Mais peu importait.
Xi était là. Là où Liz craignait parfois que son amie détourne son attention d'elle, Xi revenait toujours. Alors elle sera là demain et après-demain et on sera ensemble jusqu'à notre mort !
Elle passa sans s'en rendre compte sa main sur sa première tresse. Quand allait-elle la couper pour Xi ?
— Eh, Xi. Quand est-ce que tu me donnes ta tresse ?
L'intéressée lui servit un air surpris, qui tourna vite à l'enjoué. Elle lâcha ses livres et lui prit de nouveau les mains, radieuse.
— Papa et maman m'ont dit d'attendre mes douze ans.
— C'est dans trois ans..., bougonna Liz.
— Je promets que ma tresse sera pour toi. Dis, tu promets aussi que tu me donneras la tienne ?
Liz détourna le regard, les joues rouges ; mais ses doigts se compressèrent un peu plus sur ceux de Xi.
— Oui, marmonna-t-elle.
Oui, et je voulais déjà te donner les deux... Dans trois ans, alors ? Trois ans, cela semblait être une éternité.
— Mais si tu pars avant tes douze ans..., continua-t-elle d'un timbre tremblotant. Si on attend autant, on n'aura peut-être jamais l'occasion de se donner nos tresses.
— Qu'est-ce qui pourrait arriver ? s'étonna Xi. Maman dit que le monde est gentil. Même le Diable, il a rien fait de mal. Rien nous séparera !
Si la gorge de Liz se serra, elle hocha vigoureusement la tête.
— Oui, rien nous séparera, confirma-t-elle.
***
Empire de Donya, 1776
— Liz ! hurla-t-on.
Shazar se leva d'un bond : à peine une demi-seconde, et il reconnaissait la voix de Xi. Il se leva avec précipitation, ignora les étoiles dansant devant ses yeux, et déboula hors de sa chambre. La nuit noyait le corridor de l'auberge dans un vide et un silence affolants. Un silence. Non, il entendait la jeune femme haleter, dans la pièce d'en face.
Il entra aussitôt, pour la retrouver en train de fouiller dans ses sacs et sa cottes de mailles. Sa face recouverte de transpiration pâlissait à vue d'œil. Des gouttes de sueur gouttaient sur le plancher, des larmes incontrôlées s'y mêlaient avec brio. Puis, elle braqua deux prunelles tremblotantes sur lui : le voile de l'éveil les recouvrant montra tout de la confusion de la combattante.
— Shazar, débita-t-elle entre deux souffles. Il faut aller chercher Liz avant que l'Empire l'exécute. On doit partir maintenant ! J'ai appris comment gérer les sangliers !
Elle se leva en chancela, le prit par les épaules dans une vigueur frénétique et le secoua comme un prunier. Désorientée. Affolée. Désespérée.
— Si on ne se dépêche pas, Liz...
— Xi, attends, murmura-t-il.
— Je ne peux pas attendre !
— Si ! Qui est Liz ? C'est Phoe qu'on doit sauver !
Un lourd silence tomba sur eux. Il se raidit lorsque Xi le dévisagea, les traits glacés. Si on lui avait dit, quelques semaines plus tôt, qu'il allait la voir embourbée dans une confusion pareille, il aurait éclaté de rire. Elle, dans un tel état ?
Mais non. Elle se perdait pour de bon.
Sortir d'un cauchemar n'est jamais simple. Son comportement... Il est normal.
— Liz..., chevrota-t-elle soudain.
Elle tâta la tresse noire serrée autour de son poignet.
— Liz est la personne à qui appartenait cette tresse... Liz est celle qui s'est faite renverser il y a dix ans...
Elle s'écroula à terre et plaqua ses mains sur son visage ; il ferma le battant derrière lui dès que ses épaules convulsèrent.
— Et j'ai osé dire que rien n'allait nous séparer..., gémissait-elle désormais. Mais tout... Tout me sépare de tout. Liz morte, mon frère renversé, mes parents ayant frôlé la mort, et Phoe partie et Loë en fuite et...
Elle étouffa un hoquet. Son état contrastait trop avec le sérieux, la gravité et l'assurance dont elle faisait preuve depuis le départ de son amie.
— Shazar..., pria-t-elle avec faiblesse. Je t'en supplie, ne pars pas aussi. Je suis désolée.
Elle se recourba sur elle-même, l'œil rond et injecté de sang.
— Je suis si désolée... pour tous mes problèmes... J'attirerai les Papillons s'il le faut, je me ferai empaler par un Sanglier si ça peut sauver ta peau, mais aide-moi à tenter de retrouver Liz. J'ai besoin de Phoe.
Son discours est complètement incohérent. Mais ça ne m'étonne pas. Il lui tapota le dos. Liz est son amie d'enfance ; Phoe a l'air... très proche d'elle. Deux personnes à qui elle tient tant, parties. Il attrapa la gourde de Xi, pour lui tendre avec soin.
— On retrouvera Phoe, souffla-t-il. Ensuite, on retournera auprès de Loë.
— Est-ce qu'on arrivera à temps ? débita-t-elle derechef. Tout peut se passer si vite ; elle peut mourir n'importe-quand et lui aussi !
— Si on se précipite, on n'y arrivera pas. Alors, on y va pas à pas. D'accord ?
Après quelques secondes de silence, elle se résigna à acquiescer. Ce fut les yeux bouffis, les muscles tremblotants, les joues toujours humides, qu'elle retourna dans ses draps. Lui retrouva sa propre chambrée une fois certain qu'elle était bien installée : dès qu'il fut hors de la vue et de l'ouïe de Xi, il s'affala sur son matelas.
« J'attirerai les Papillons s'il le faut. » Il posa ses yeux sur de larges pots empilés à côté de sa porte boisée. Ils brillaient sous la lune, dont les froids rayons mettaient en valeur l'indication « bière fruitée » collée dessus.
Tu n'auras pas à le faire. Il n'y aura pas de mort. Les Papillons suivront cette binouze, et tu pourras retrouver Liz ou Phoe, je ne sais pas. Il passa une main sur sa face, le cœur lourd. Tu parles d'un cauchemar : je ne veux même pas savoir ce qu'elle a vu, pour qu'une personne aussi lucide qu'elle se perde entre deux noms pourtant si chers...
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