Chapitre XX
Les Cieux
Haydus s'agenouilla dans la vaste salle immaculée de la résidence d'Yllias. La généreuse lumière du Paradis en inondait les dalles soignées, les Anges figés à côté de chaque pilier et la chaise sur laquelle était assise la Déesse Suprême.
Il ne se souvenait pas même de la douleur que lui avait infligé Xi. Seule une cicatrice entourant intégralement son large bras et une autre barrant sa trachée témoignaient de ses blessures. Son âme avait été remontée de justesse par Yllias, qui avait copié son corps dès son sauvetage. Il y résidait désormais, toujours marqué par son combat.
Il n'avait plus qu'à croiser les doigts pour que personne ne découvre son échec.
— Xi a décimé la moitié de ton groupe à elle seule, résuma Yllias et Shazar s'est occupé de l'un d'entre eux. Tu as eu de la chance que je t'aie surveillé malgré les indications de Phoe.
— Une « ancienne future »... candidate, grimaça-t-il à défaut de prononcer les mots tabous. L'ennemi a donc menti ?
Elle secoua la tête derrière le voile dissimulant son visage.
— Je ne pense pas. Toujours est-il qu'elle a joué avec les mots, en disant accepter de se rendre. Pourquoi auprès d'un Empire ? Pourquoi serait-elle celle qui a renversé l'amie et le frère de Xi ? Êtes-vous sûrs d'avoir bien compris sa reddition ?
Il inclina un peu plus la nuque. Ce matin-ci, la populace s'était figée sous un choc tombal.
— Oui, murmura-t-il. Il serait donc logique qu'elle se rendre auprès de l'Empire de Donya. Néanmoins, il est impossible qu'elle ait conduit cette calèche : elle a dit avoir vingt-six ans, c'est cela ?
— Et l'incident s'est passé il y a sept ans, compléta Yllias. Il y a – encore – anguille sous roche.
Court soupir.
— Si tu ne peux pas faire face à Xi, je ne t'enverrai plus dans le monde des mortels. Je suis en partie fautive dans cet incident. Néanmoins, les Dieux de la Guerre étaient trop occupés pour se charger de Xi. Je n'avais pas d'autre choix.
— Ma Déesse, hésita-t-il. Traquer Xi, est-ce la bonne approche ?
Il la devina froncer les sourcils et se frotter le menton.
— Retrouvons Phoe, et amenons-la au Paradis. Interrogeons-la ensuite. Loë... Je ne sais pas pourquoi il faut le surveiller. Je vais contacter Sweerias pour savoir comment est la situation de son côté.
Haydus acquiesça : la Déesse Suprême se tut ensuite un court instant. Elle porta deux doigts à sa tempe, son autre main légèrement crispée. Sweerias lui rapporte quelque chose, devina-t-il... avant de béer, estomaqué.
— « J'ai mal au cœur » ? répétait sa supérieure avec confusion.
***
Empire de Ki
Sweerias se terrait derrière un arbre, les mains plaquées sur la bouche. Les oiseaux se taisaient désormais, même le cheval de Loë s'était immobilisé. Et celui-ci se figeait pour sûr sous la stupeur.
Elle s'était attendue à tout, sauf une tentative de suicide. Elle l'avait béni de justesse – c'était-à-dire, en souffrant de sa blessure à sa place. Désormais, elle ne pouvait plus qu'endurer. Aucune plaie, aucun sang : seule une souffrance sans nom qui torturait son coffre.
C'était le prix à payer pour que le coup de Loë ne le tue pas. Même un égorgement ne lui aurait pas donné la mort. La seule chose pouvant l'achever était de se couper la tête.
— Hein... ? souffla-t-il d'ailleurs. Pourquoi ça ne fonctionne pas... ? Pourquoi je suis toujours en vie ?
Elle entendit un bruit visqueux : il venait de retirer le couteau de sa poitrine. Une toux sèche plus tard, il sembla s'affaler sur l'herbe.
— Ce n'est pas normal, débita-t-il. C'était censé fonctionner. Est-ce que je suis mort ? Non. Non, j'ai toujours mal. Qu'est-ce qu'il se passe... ?
Chacun de ses mots était plus frénétique que le précédent. Sweerias, après d'innombrables, généreuses et muettes goulées d'air, se fit violence pour bouger...
Trop tard.
— Pourquoi ?! s'écriait Loë.
Elle le vit agenouillé, l'œil écarquillé. Elle vit ses longs cheveux bruns trembler sous son affolement ou que savait-elle. Et elle vit sa face se tordre avec désespoir. Avant qu'elle ne puisse sortir un seul mot, il dressa de nouveau son couteau ensanglanté et le planta avec violence à l'emplacement de son cœur.
Elle se plaqua de nouveau contre le tronc ; suivit une torture sans nom. De trop nombreuses fois sentit-elle sa lame pénétrer sa chair, d'un bruit semblable à celui d'une viande qu'on découpait avec famine. Et à chaque fois, ses coups de poignard étaient saupoudrés d'un cri dérouté, déchiré, détruit.
D'aveuglantes étoiles dansèrent devant la Déesse. Elle s'abstint d'hurler au prix d'un effort incommensurable. J'ai mal. Des larmes brûlantes dévalèrent le dos de ses mains. J'ai mal. Même de la bave coula entre ses doigts, tant cet état était insupportable. J'ai mal... Un goût de sang lui picota les papilles, car peut-être venait-elle de se mordre la joue ou la langue, elle n'en avait pas la moindre foutue idée.
Désormais, ses poumons se contractaient.
Ses oreilles bourdonnaient.
Son iris se brouillait, ses pensées s'étiolait.
Elle revit l'homme ayant percé son œil quatre siècles plus tôt. Sa dague avait aussi tranché sa peau sans merci, alors que de l'eau salée avait étouffé ses narines et noyé sa gorge. Oui. Ce moment-là, concentre-toi sur ce moment-là ! Elle s'y concentra donc, elle se persuada qu'on lui zigouillait la prunelle et qu'elle agonisait sur le pont de son bateau et qu'elle apparaissait aux pieds d'Yllias. Mais Loë rugit de nouveau, et elle crut pour de bon perdre connaissance.
— Sweerias, intervint soudain une voix familière.
La Déesse Suprême, reconnut-elle avec labeur. Elle laissa retomber les bras le long de son corps, lequel soubresauta sous des coups qu'elle ne lui infligeait pas même.
— Sweerias, m'entends-tu ?
— J'ai mal au cœur...
— Pourquoi je peux pas crever ?!
— Mal au cœur ? Qu'entends-tu par là ?
Elle reposa sa tête contre le tronc, haletante. La seule chose à laquelle elle put se raccrocher fut sa liaison avec sa supérieure.
— Loë... il est à côté de moi, et essaie de se tuer depuis tout à l'heure... Alors, je l'ai béni, et...
— Où te trouves-tu ? l'arrêta-t-on dans l'instant.
— Une forêt dans l'Empire de Ki. Ma Déesse...
— C'est insensé..., geignit alors le jeune homme.
Elle se tut aussitôt. Il avait cessé de se malmener et la douleur disparaissait peu à peu. Lorsque Sweerias passa ses doigts sur son propre haut, ils ne rencontrèrent aucun sang ; cependant, la noirceur punissant sa main s'était étendue.
— Il a arrêté, informa-t-elle faiblement. La nécrose a pris de la place, cela dit...
— Peux-tu le gérer ?
— Bien sûr que oui..., rit-elle par à-coups.
Là-dessus s'arrêta leur discussion. Derrière, le couteau de Loë tomba au sol ; elle se releva en chancelant. Bordel, j'ai cru y passer... Enfoiré... « Le gérer », c'était bien gentil : mais comment pouvait-elle accomplir un truc pareil ? En bondissant hors de sa cachette ? Et après, que lui dire, comment lui expliquer pourquoi il ne mourait pas ? Je m'en fous. Mes paroles ne connaissent pas de limites, pensa-t-elle dans un rictus tremblotant.
Elle se mit donc à découvert, pour s'arrêter au bout d'à peine quelque pas. Il s'affalait désormais sur lui-même ; à la place de son plexus régnait un trou béant. Du sang en coulait en abondance et gouttait du coin de ses lèvres.
Comme attendu, il ne pâlissait plus, il respirait encore, sa plaie commençait à se refermer. Mais son état était si déplorable qu'elle vacilla un court instant, l'œil écarquillé sous l'horreur. Il posa les siens sur elle : ils étaient désormais vides de tout sentiment.
La voyait-il seulement ?
— Arrête ça, murmura-t-elle. Ça ne sert à rien.
Il la scruta un instant, comme pour enregistrer les quelques mots qu'elle avait sorti. Puis, de la lumière raviva peu à peu ses prunelles. Celles-ci se rétrécirent d'un coup. Il regarda sa blessure avec affolement, pour se figer sur place.
— « Ça ne sert à rien »... ? Elle se referme ? C'est quoi, ce bordel ? Vous êtes qui, c'est quoi ?!
— On s'est croisés une fois. Est-ce que tu te souviens de moi ? À la taverne.
— Xi s'est pris votre bière à ma place..., énonça-t-il lentement.
Elle joignit ses mains.
— Navrée pour ça ! Navrée.
— Mais..., chevrota-t-il. Moi, j'aurais dû me salir...
— Tu ne l'y as pas poussée, fit-elle remarquer.
Il posa une paume ensanglantée sur son front. Du pourpre tacha ses mèches brunes.
— Ça veut dire que mon incompétence est un trait acquis..., rit-il faiblement. Combien de fois elle m'a empêché de mourir ? Trois ? Non, Phoe l'a fait aussi... Et ces types...
Sweerias s'accroupit en face de lui.
— Ces types ? l'encouragea-t-elle.
— On nous a encerclés, avant que je fuie...
Oh, Haydus et compagnie.
— Elle m'a juste dit... de me barrer. Car elle ne voulait pas voir quelqu'un d'autre y passer sous ses yeux. Et... Et, je me suis barré comme elle l'a dit, la queue entre les jambes.
Plus les mots défilaient, plus il semblait parler à lui-même.
— Pitoyable, pas foutu de me défendre, ou de l'aider, elle est meilleure dans tout, paraît que je ne vaux rien à côté, je n'en peux plus, ça me torture, je voulais juste crever, je... Mais je suis pas mort, se souvint-il d'un coup.
Il releva brusquement la tête vers elle : elle manqua de reculer en voyant son teint livide, marqué de la trace écarlate de sa main. Ses yeux étaient ronds comme des billes.
— Vous avez dit que ça ne servait à rien ! s'écria-t-il. Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Vous le savez ? Vous le savez... Reculez... Vous voulez me tuer aussi ?! débita-t-il.
— Quoi ? Non, loin de moi cette idée.
Sur ce, la Déesse notifia de nouveau Yllias de sa présence.
— Sweerias ? l'interrogea-t-on.
— Il me suspecte car je lui ai dit que se poignarder ne servait à rien et qu'il n'allait pas mourir. Qu'est-ce que je lui réponds ? La vérité ?
— Si tu te dévoiles, ta marque se répandra sur ton bras.
Pourquoi, bon sang ?! Je fais rien de mal !
— Dans ce cas, quels sont vos ordres ?
— Si tu es prête à supporter un peu plus cette nécrose avant de remonter, parle-lui. Il faudra cependant le ramener. Et tu sais ce que cela en coûte, d'introduire un humain au Paradis.
Elle bloqua dans la seconde. En faire un être éternel...
— Comment peut-on l'introduire là-haut ? Ne vaudrait-il pas mieux le tuer ? s'étrangla-t-elle. Vivre une vie éternelle, comme ça... !
Vivre une vie éternelle est la pire des morts... Elle étudia le jeune homme ; il se figeait tant qu'elle l'aurait confondu avec une statue. L'emmener aux Cieux n'allait lui coûter qu'un bras. L'assassiner, par contre, allait la tuer aussi, car elle ne pouvait pas abattre de mortels.
Je vais tâter le terrain, trancha-t-elle. Elle remercia la Déesse Suprême, pour regarder Loë droit dans les yeux.
« Faire attention à lui. » Phoe, qu'avait-elle entendu par là ? L'achever, ou le maintenir en vie ? Dans les deux cas, Sweerias pensait la même chose : ils avaient merdé. Désormais, les deux destins s'offrant au jeune humain s'opposaient à l'extrême.
— Si je sais tout ça..., commença-t-elle d'un ton bas. C'est car je suis celle qui a empêché ta mort. Je suis là depuis le début.
Sa sidération était telle qu'il ne bougea pas d'un poil. Mieux encore, il béait à s'en décrocher la mâchoire. Les mots de Sweerias, ils semblaient tout autant le heurter que lui passer par-dessus la tête. Et cela était bien loin d'être étonnant, avec ce qu'elle lui déblatérait.
— Mon nom est Sweerias. Je sais que c'est difficile, mais je te demande de me croire. Je sais que Xi veut chercher le Diable ; je sais aussi que toi, Shazar et Phoe l'accompagnaient. Je viens des Cieux, et nous vous observons depuis le début de votre...
— Impossible, trancha-t-il.
— Les Arbres à Paroles se sont querellés pour que Dieux et Diables s'affrontent, contra-t-elle. Au début de votre périple, une flèche a frôlé ta joue, et Xi et Phoe on fait fuir les brigands qui t'ont attaqué.
— Vous nous avez suivis..., gronda-t-il. Voilà tout !
— Les Arbres t'ont murmuré « Ici, Liz ».
Là se tut-il définitivement : elle poussa un long soupir. À son soulagement se mêla de l'angoisse, car elle savait que les révélations suivantes étaient les plus délicates.
Mais elle se présenta tout de même. Elle apporta des réponses sur ce qu'il n'avait jamais pu expliquer, cita des bouts de phrases qu'il avait échangés avec Phoe via le Canard Spirituel et passa, la gorge nouée, à celle-ci.
— Nous tentons de l'arrêter... Ce, même si elle souhaite aussi prévenir Xi d'affronter le Diable. Néanmoins, et tu l'as remarqué, Phoe est quelqu'un de spécial. Je ne peux pas tout te dire...
Elle désigna le ciel d'un petit coup de menton.
— Mais là-haut, tu trouveras tes réponses.
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