Chapitre XVII

Plaît-il ?!

Qu'entendez-vous par « ancienne future » ?

Je ne suis pas en contact avec les Enfers, se contenta de dire Phoe. Je suis dans le monde des mortels.

Vous étiez une candidate pour devenir Diablesse ! contra Yllias.

Vous ne comprendriez pas.

Est-ce qu'elle fait partie d'un troisième monde... ? Autre chose que l'Enfer et le Paradis ? On l'aurait vu, tout de même !

Elle eut beau insister, glisser différentes formulations, jouer avec soin avec les mots, elle ne tira rien d'autre que « ancienne future Diablesse ». Cette discussion tournait en rond ; or, Yllias n'avait pas de temps à perdre.

Êtes-vous immortelle ? reprit-elle donc.

Non.

Une ancienne future Diablesse mortelle. Elle arrangea ces éléments dans tous les sens avant de parvenir à en extirper une théorie de rien. Phoe avait-elle été une candidate pour devenir une Diablesse, mais avait été bannie des Enfers ?

Si elle avait été bannie, elle ne pouvait pas y retourner. Alors, ses murmures dans la nuit, ses « il faut que j'aille voir le Diable », devaient relever du fantasme. Du reste, si elle avait été bannie, si on lui avait retirée son immortalité, elle avait dû commettre une grave erreur.

Dans les mondes des immortels, les « erreurs » comptaient une collaboration avec le Paradis ou un contact abusif avec les mortels. Mais Yllias et ses prédécesseurs n'avaient jamais recruté de double-agente – Phoe ne venait pas des Cieux.

Donc, il était bien probable que cette « ancienne future diablesse » soit entrée en contact avec des mortels, assez longtemps pour se faire jeter. Elle disait désormais être mortelle... Néanmoins, cela ne voulait pas dire l'avoir été depuis sa naissance.

Quel âge avez-vous ? choisit-elle donc de demander.

Phoe parut compter sur ses doigts.

Vingt-six ans.

Vous mentez.

J'ai vingt-six ans.

Nos ennemis te cherchent aussi. Si tu n'avais que vingt-six ans, ils ne seraient pas venus nous prévenir que tu traînais pas là et qu'ils ne te connaissent pas ! Enfers et Paradis avaient beau s'opposer, s'ils avaient un ennemi commun, ils se retrouvaient – à peu près – dans le même bateau.

Les Diables se seraient souvenus de Phoe, si elle avait été une « ancienne future Diablesse » il y avait moins de vingt-six ans de cela.

Les Diables se seraient souvenus de vous.

Les Enfers ne savent pas ce qu'il se passe. Vous non plus. Et je ne peux pas en dire plus.

Vous allez le faire, martela Yllias.

Je ne le peux pas.

Pourquoi ?

Je ne peux pas en dire plus, répéta mécaniquement Phoe. Avez-vous d'autres questions ?

La Déesse Suprême comprit qu'elle était tombée sur une vraie tête de mule. Elle n'avait pas peur de défier les Cieux, si c'était pour protéger Xi, Loë et Shazar.

Qu'allez-vous faire ?

Continuer de protéger Xi, murmura Phoe. Quoi d'autre ?

Êtes-vous certaine que vos actions l'aident ?

Son interlocutrice écarquilla aussitôt les paupières ; un peu plus, et Yllias aurait cru qu'elle l'avait poignardée en plein cœur. Peut-être était-ce à demi vrai, songea-t-elle. Cependant, si Phoe était mortelle, elle n'avait pas le droit de la tuer physiquement.

Je vais devoir l'arrêter autrement.

Vous êtes mortelle. Vous vivez dans le monde des mortels. Vous avez vingt-six ans. Aussi étendu votre savoir est-il, vous ne pouvez pas rivaliser avec les êtres éternels. Voici pourquoi vous devez cesser...

Je réussirai, débita Phoe avec frénésie.

Elle pâlissait désormais à vue d'œil. Ses prunelles se vidaient petit à petit de tout espoir, à se rétrécir un peu plus chaque seconde. Elle avait beau avoir délivré son nom, son âge, son statut, elle dissimulait toujours bien des choses ; elle mentait peut-être ; elle empruntait pour sûr un chemin des plus dangereux, tant pour elle que pour Xi et ses deux autres amis.

Et vous..., chevrota-t-elle. Vous ne savez rien de ce qu'il se passe. Vous menacez la vie de Loë, vous menacez la vie de Shazar, vous détruisez le futur de Xi, vous...

Elle se prit désespérément la tête dans les mains. Ses yeux manquaient de sortir de leurs orbites. Yllias se raidit en les voyant blanchir un court instant. Ils avaient changé de teinte si brièvement, mais cela n'en restait pas moins estomaquant.

Alors, je vais y arriver, même si mes mains doivent êtres sales et qu'elle doit me haïr, je l'aiderai, car je suis là pour elle, je reviens pour elle, j'épargnerai Loë et Shazar et je la sauverai elle, personne ne m'arrêtera...

Elle serra d'un coup les dents.

Personne ne m'arrêtera ! s'écria-t-elle.

Phoe. C'est aux Cieux d'en décider.

Elle hoqueta à ces mots, tremblante de tous ses membres.

Je vous propose un marché, continua Yllias. Rendez-vous, et les Cieux feront tout pour l'aider, épargner Loë et Shazar, et la sauver. Vous n'aurez pas à vous salir les mains.

C'est trop tard..., laissa tomber Phoe d'une voix morte.

Elle laissa retomber ses bras le long de son corps. Elle étudiait le néant, les épaules basse, vidée de toute énergie : la Déesse Suprême s'en sentit peinée. Elle écourta toutefois sa pitié, car elle devait se recentrer sur le problème se présentant à eux.

Mes mains sont déjà sales, continua avec lenteur son interlocutrice. Sales...

Ses mains, elle les étudia mollement.

C'est vrai, elles sont sales..., énonça-t-elle laborieusement. Et Xi détesterait ça. Yllias... Si je me rends, suivez la moindre indication que je vais vous donner.

L'intéressée frissonna à l'entente de son nom. Une vraie arracheuse de dents. Elle savait qui je suis depuis le début.

Oui, répondit-elle simplement. Vous semblez en savoir plus sur votre situation. Votre savoir et nos capacités, si elles s'allient, pourront mener à notre réussite. Savez-vous comment vous rendre ?

Oui. Après ça, surveillez Loë.

Yllias s'apprêta à répondre ; cependant, Phoe se redressa et assomma le Canard Spirituel les liant. Leur communication se coupa d'un coup : elle se réveilla brutalement dans son éternelle chambre. Mais cette fois-ci, elle ne fixa pas ses yeux sur sa commode pour s'accommoder à son environnement. Elle ne trouva pas même la force d'avoir la nausée.

Elle contacta Sweerias et Haydus pour transmettre la dernière indication de Phoe, puis s'assit avec lenteur sur son matelas.

Phoe était une ancienne future Diablesse, mais était mortelle. Elle avait probablement été bannie des Enfers car elle avait fréquenté des humains. Elle devait avoir menti sur son âge. Elle avait « déjà » les mains sales, et son but ultime était de servir Xi.

Là réalisa-t-elle qu'elle ne lui en avait pas demandé la raison. Xi ne semblait pas connaître Phoe aussi bien que Phoe connaissait Xi. Phoe devait donc bien plus tenir à Xi que Xi ne tenait à Phoe. Elles paraissaient certes très proches. Néanmoins, la dévotion de l'ancienne future Diablesse pour cette humaine était trop profonde pour résulter de quelques pauvres d'années à la fréquenter.

Je lui poserai ces questions une fois qu'elle se sera rendue, décida-t-elle donc. Elle s'attela ainsi à noter les informations qu'elle avait récoltées.

Une poignée de pages plus tard, il ne lui resta plus qu'à attendre.

***

Empire de Ki

— Comment ça, les chevaux ont été égorgés ? répéta Xi, ébahie.

Loë, assis dans sa chambre, passa ses mains dans ses longs cheveux désordonnés. Shazar s'appuyait contre la porte d'un air soucieux. Et pour cause : leur ami pâlissait de nouveau, et jetait des coups d'œil craintifs autour de lui.

Il avait frôlé la mort deux fois, et voici qu'une nouvelle menace pesait sur eux. Subir de nouveau un tel poids, après avoir peu à peu retrouvé la paix durant une laborieuse semaine, devait être particulièrement violent.

— Je ne sais pas, chevrota-t-il. Je suis descendu. Avec mon sac, pour préparer notre départ. On m'a dit qu'on les avait... qu'on les avait retrouvés morts... Quelqu'un les a tués, murmura-t-il avec panique. Sûrement la même personne qui a voulu me foutre une flèche dans le crâne ! Xi...

Sa voix flancha là-dessus. Le cœur serré, Xi s'accroupit à côté de lui et l'amena contre son épaule. Il se laissa faire tel un pantin ; cependant, elle sentit qu'il avait retenu son souffle, peut-être car il frôlait les larmes.

— Je suis désolée. Je n'aurais pas dû t'entraîner là-dedans.

— Non. Non, si c'était de ta faute, on essaierait de te tuer.

Il serra un instant la tunique de la jeune femme, pour se détacher d'elle. Ses yeux avaient rougi, mais étaient un peu moins tourmentés qu'auparavant.

— On va prévenir les Gardes Impériaux, assura-t-elle donc, et je m'occuperai d'être ta garde rapprochée. Eh, je ne suis pas arrivée première de ce tournoi pour rien, railla-t-elle.

Loë la scruta un instant, puis poussa un soupir saccadé.

— Soit..., commença-t-il.

La porte s'ouvrit soudain, lui coupant l'herbe sous le pied. Phoe venait d'entrer, et les étudiait un par un. La première chose qu'elle fit fut de poser les petits pains sur la basse table de leur chambre. À peine Xi se levait-elle qu'elle s'approcha et l'enlaça sans crier gare.

Son emprise était ferme. Elle lovait son nez dans son cou comme si sa vie en dépendait, et pourtant, son geste était empli de tendresse. Si les joues de Xi chauffèrent petit à petit, elle parvint à passer ses paumes dans son dos et serra sa taille avec douceur.

— Je n'ai pas eu le temps de te dire bonjour, lui souffla-t-elle. J'ai eu peur. J'ai cru que tu étais partie.

Phoe se blottit pour de bon contre elle.

— Je ne partirai pas..., chuchota-t-elle.

Son ton était si bas que Xi l'entendit à peine ; néanmoins, elle en perçut très bien l'étrangeté.

— Tu es bizarre, hésita-t-elle donc.

— Je ne sais pas, rit l'intéressée avec nervosité.

Phoe, rire ? Une première. Elle a dû apprendre que les chevaux ont été égorgés, conclut Xi. Elle lui frotta gentiment le dos ; ses prunelles se posèrent ensuite sur les affaires de son amie.

— Où est le Canard Spirituel ? hésita-t-elle.

— Je l'ai perdu dans la foule, déglutit Phoe.

Sur ces mots se détacha-t-elle d'elle, pour s'asseoir face à Loë. Là parut-elle noter son agitation. Xi la vit contracter le poing avec fébrilité. Elle tapait du pied, bien qu'imperceptiblement ; elle étudiait la fenêtre, ou tâtait son épée lourde à sa ceinture.

— Que s'est-il passé ? posa-t-elle pourtant d'un ton calme.

— Des personnes ont tué les chevaux.

La figure de Phoe tourna courtement au blême ; sa concentration revint toutefois bien vite. Elle est vraiment bizarre. Pourquoi un tel tourment ?

— Il faudra en louer de nouveaux pour le retour, proposa-t-elle pourtant.

Loë déclina la tête, les yeux tremblotants sous la crainte.

— Oui, prononça-t-il d'un timbre mort.

Peut-être que je ne devrais pas les laisser maintenant, commença à penser Xi. Elle s'installa à côté de son ami sans quitter Phoe du regard. Elle souhaitait soutenir les deux, mais n'avait pas la moindre idée de la façon dont elle devait s'y prendre.

Si elle partait le lendemain sans crier gare, leurs esprits risquaient de s'effondrer. Alors, devait-elle remettre sa quête à plus tard, une fois Shazar, Loë et Phoe en sécurité ? Elle eut beau se retourner le crâne, aucune autre option ne lui vint en tête.

Alors, elle s'y colla – mais, le désagréable pressentiment suivant cette décision, il ne cessa de la travailler.

Ils passèrent la journée à chercher une nouvelle écurie, payer pour ramasser les cadavres de leurs chevaux et réserver une nouvelle et dernière nuit à l'auberge. Xi,elle, allait y retourner. Elle ne ressentit pas l'once d'une tristesse, lorsqu'ils burent leurs dernières bières fermentées dans la cave de cette taverne.

La salle dans laquelle Loë avait manqué de se faire éclabousser, son brouhaha chaleureux, et la tendresse du riz de leur dîner, n'eurent que le goût d'un fidèle « à bientôt ».

***

Shazar ronflait, à l'autre bout de la chambre de Loë ; mais celui-ci ne parvenait pas à trouver le sommeil. La nuit pesait sur lui depuis des heures ; il avait commencé par se coucher sur le dos, puis s'était retourné dans ses draps avec discrétion, puis avait bu de l'eau pour dessécher sa gorge aride, puis avait abandonné tout rêve de dormir.

Désormais, il s'asseyait simplement, les genoux collés contre le torse. À côté de lui reposait son poignard, car on ne savait jamais quand est-ce qu'on pouvait l'attaquer. Il en était certain, ses traqueurs avaient d'autres outils à disposition : dagues, haches, arbalètes. Faiblard et lâche comme il l'était, il était incapable de survivre à de telles attaques sans Xi pour le protéger.

Toutefois, en l'utilisant comme bouclier, il la mettait en danger aussi. Et pour rien au monde ne souhaitait-il qu'elle meure sous ses yeux. Cette seule idée le terrassait.

Et j'ai cru que ce voyage allait être tranquille, pensa-t-il à toute vitesse. Il se rongea les ongles, l'estomac compressé. Peut-être que le Diable n'existe pas. Oui. Oui, il n'existe pas. Mais des gens, des gens ont dû nous entendre parler du Diable et vouloir aller le voir, et les Empires n'aiment pas ça, alors peut-être qu'on nous chasse pour ça... Non, non, il n'y a que moi qu'on chasse : mais qu'est-ce que j'ai fait... ?

Il se mordit le poing pour ne pas pleurer sous la panique : ses dents, il les sentit à peine rentrer dans sa chair. Cela picotait tout juste. Cela n'était pas assez. Il devait s'ancrer dans la réalité. Il dérivait. Les angles de sa chambre se distordaient. Et s'il réveillait Shazar ? Non, Shazar n'avait rien demandé, Shazar n'était pas sa mère, et Loë était adulte.

Et Xi ? Pouvait-il se permettre de se tourner vers Xi ?

Non ! s'exhorta-t-il. Ses bras commencèrent à trembler. Chaque battement de cœur était un calvaire. Le bois craqua soudain, au-dessus de lui : il manqua de bondir sur le sol, couteau en main. Quelle blague. Même avec une arme, il était aussi inutile qu'une mouche.

Il se recroquevilla pitoyablement dans un coin. Puisqu'il pesait déjà assez sur tout le monde, puisque sa mauvaise chance les tachait tous... Je vais rentrer chez moi. Et c'est tout. Rien de plus, rien de moins.

Et si on l'attaquait de nouveau, plus jamais n'allait-il laisser Xi ou Phoe s'exposer à la mort.

***

Haydus et Sweerias étudiaient la chambre de ce pauvre Loë du haut d'un arbre ; en bonne pirate qu'elle était, elle se faisait un plaisir en utilisant sa longue-vue. Néanmoins, tout ce qu'elle voyait désormais était un Loë recourbé sur lui-même, en train de se réfugier dans ses draps comme un enfant plongé dans un cruel cauchemar.

— Haydus. On est censés « le surveiller »... Mais pour quoi, exactement ? soupira-t-elle.

— Éviter qu'il se suicide ? grommela-t-il. Regarde sa tête, on dirait qu'il risque la mort à tout moment. À mon avis, il préférerait se la donner plutôt que de la subir.

— Tu n'as aucune pitié.

— Nous ne sommes pas censés avoir de la pitié pour les humains. Retourne-toi le cerveau, au lieu de te prendre d'affection pour des mortels. On ne sait toujours pas pourquoi la Déesse Suprême nous a ordonnés ça aussi... subitement.

Il leva les yeux vers les hautes branches de leur solide chêne. Au travers des feuilles dansantes, ils percevaient tout juste les étoiles.

— Qu'est-ce qui se trame, là-haut... ? songea Sweerias. La Déesse Suprême a dû trouver l'identité de Phoe, pour faire avancer nos tâches d'une telle façon. Mais pourquoi Loë ?

— Il côtoie Xi, suggéra Haydus. Et il a trouvé les chevaux morts.

— Dans ce cas, on devrait surveiller Shazar aussi.

— Je ne sais pas, moi, maugréa-t-il donc. Et ça m'embête.

— Que ça t'embête ou pas, les Voies de la Déesse sont impénétrables.

Court silence. Un animal nocturne brama, dans la forêt longeant le village. Un passant torché beugla les mots incompréhensibles, et les frondaisons continuèrent de bruire sous la bise.

— Si ses Voies sont impénétrables, grogna enfin Haydus, on va juste lui obéir au doigt et à l'œil... Comme toujours.

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