Chapitre XVI
Près d'une semaine s'était écoulée, durant laquelle la mort avait cessé de planer au-dessus de Loë. Ce soir-là était « le dernier » qu'ils allaient passer dans l'auberge avant de « faire demi-tour ».
Xi y avait longuement réfléchi, à ce demi-tour. Elle ne savait pas même si elle était capable de se détourner du Diable : alors, elle avait ébauché un plan pour y foncer seule. Elle avait des comptes à régler, avec lui. Après son frère et Liz, il souhaitait abattre Loë, et laisser passer cela était hors de question.
Il suffisait d'un petit « à bientôt », ou « je reviendrai vite », inscrit sur une note sur son chevet. Phoe avait beau posséder les sens les plus aiguisés de ce monde, Xi pouvait bien lui échapper une petite fois.
Elle allait promettre d'être victorieuse, après tout. Et puis, avec sa blessure, son amie n'allait pas réussir à la retenir. Elle parvenait toujours à bouger, mais c'était tout.
Elle grognait d'ailleurs, derrière le paravent de fortune de leur petite chambre boisée. Se laver était une plaie, pour elle ; même sans l'étudier se baigner, Xi devinait bien qu'elle n'atteignait pas son dos. Or, sa plaie, il fallait la nettoyer régulièrement. La désinfecter deux fois par jour ne suffisait pas.
Néanmoins, elle avait eu beau proposer son aide, Phoe avait toujours refusé. Et là, c'est mon dernier soir. Ce ne sont pas Shazar et Loë qui vont lui tendre la main là-dessus. Assise sur leur matelas, elle étudia la position où se trouvait son amie. Lorsqu'elle l'entendit peiner une fois de plus, elle se leva, et s'avança vers les planches protégeant leur intimité.
— Phoe, soupira-t-elle. Laisse-moi au moins t'aider ce soir, avant qu'on reparte.
Elle entendit l'intéressée sursauter.
— Je peux me...
— Te « débrouiller seule » ? Tu es bornée. Couvre ta poitrine.
— Xi !
Mais celle-ci passait déjà le paravent : elle découvrit une Phoe dénudée, toute crispée dans la bassine leur servant de bain. Xi arqua un sourcil sans comprendre, attrapa la serviette de son amie et la pendit devant son visage.
— Je ne verrai rien, assura-t-elle.
Phoe eut beau grogner, elle obtempéra tout de même : Xi se saisit donc du linge savonné de sa camarade et le trempa dans l'eau chaude, pour le déposer avec soin sur sa peau. On couina aussitôt, en face. Un petit rictus se dessina sur ses lèvres. Toutefois, elle se cantonna à frotter son échine musclée et pâle sans sortir de moquerie.
Ses mèches trempées retombaient sur ses épaules, remarqua-t-elle. Quelques gouttes coulaient sur sa chair, à zigzaguer entre les solides reliefs de son corps. Qu'elle puisse lever une lourde épée ne surprit plus Xi, et que la flèche n'ait pas pénétré son omoplate non plus. Sa peau était sacrément dure, au travers du chiffon que maniait Xi.
Elle étudia un instant le dos de Phoe. Une seule cicatrice y persistait : une lance ou un couteau avait dû le percer. Mais plus que tout, cette étrange balafre autour de son biceps l'intriguait au plus haut point. Avait-on tenté de lui saucissonner le bras ?
Puisque son amie semblait bien peu à l'aise, elle s'occupa rapidement de sa plaie. Elle recula malgré ses interrogations, et retourna s'asseoir sur leur lit. Si de longues minutes coulèrent, elles ne tarirent pas sa curiosité ; alors, lorsque Phoe revint, son carré corbeau toujours trempé, elle fronça le nez et attrapa son poignet libre.
Ses doigts coururent ensuite dans son cou, et effleurèrent le haut de son dos. En effet, des muscles avaient beau saillir sous la peau de son amie, sa chair restait tendre.
— Xi..., déballa Phoe.
L'intéressée baissa la tête vers elle : ses pommettes rougissaient. Rougissaient. Rougissaient...
Son crâne enregistra cette information avec labeur. Puis, elle sursauta en réalisant qu'elle palpait le dos de son amie. Elle reprit aussitôt ses mains, et dévia le regard dans un rire singulièrement nerveux.
— Oh, le plafond est dépoussiéré !
— Merci.
— De rien.
Silence. Attends. Pourquoi « merci » ? Elle cligna des paupières avec confusion, puis s'attela à scruter Phoe. Car je lui ai lavé le dos ? Peut-être. Elle a l'air plutôt reconnaissante. Reconnaissante, mais d'autres sentiments peignaient ses traits. Dans ses prunelles, Xi décela de la douceur. Elles ne regardaient que la jeune femme, et tremblaient un peu, un petit peu, tout juste assez pour qu'elle le remarque.
Chaque seconde figea un peu plus Xi. Pourquoi ne bougeait-elle pas ? Pourquoi ne s'écartait-elle pas, après avoir gêné Phoe de la sorte ? Elle ne souhaitait plus reculer – et même si elle en avait eu envie, son corps l'aurait prohibée de toute retraite.
Et puis, une nuit, elle avait promis à Phoe de ne pas partir. Puisqu'elle allait briser ce vœu le lendemain, autant le réaliser ce soir-ci. Alors, elle resta, elle laissa Phoe faire à sa guise. Et Phoe le comprit, car elle non plus ne fuit pas.
Elle s'avança même, et prit Xi de court en lovant son visage dans son cou.
Son cœur s'affola d'un coup. La face de son amie trempait l'épaule de sa tunique ; la chair même qu'elle avait tâtée par curiosité la brûla. Pendant un instant, elle ne sut quoi faire. L'étreindre en retour ? Le monde se rétrécit petit à petit, pour ne se résumer qu'à Phoe.
Oui, l'étreindre en retour. Xi passa donc avec hésitation ses bras autour de la taille de sa consœur ; celle-ci tressaillit, sans jamais la lâcher. Elles s'enlacèrent ainsi un long moment, à fourrer son nez dans la chevelure de l'autre, à profiter de la chaleur de chacune. Les jambes de Xi commencèrent à la picoter ; cependant, elle ne daigna pas s'écarter.
Mais chaque seconde grignotait son équilibre, et ses lèvres finirent par frôler accidentellement l'omoplate de Phoe. Son visage s'enflamma aussitôt, à cause de ce pauvre petit contact de rien ; elle n'en saisit pas la raison. Ses doigts aussi avaient touché la peau de son amie ; des contacts physiques, elles en avaient déjà échangé. Alors, perdre ses moyens à cet instant-ci était ridicule.
Ce toucher avait certes été doux, mais cela restait ridicule.
Et, cerise sur le gâteau, Phoe releva légèrement le menton : son nez effleura le coin de la mâchoire de Xi, son souffle tiède glissa sur sa gorge, ses cheveux chatouillèrent sa joue. Le besoin urgent de s'écarter dévora Xi, pour se battre bien vite en duel contre l'envie de persévérer. Le silence les entourant était si délicat qu'il retranchait la jeune femme dans ce second désir, dont elle n'arrivait pas à déchiffrer l'origine.
Elle marchait dans l'inconnu, mais aussi terrifiant cela était-il, elle s'y plongea tout de même.
Xi prit une inspiration saccadée. Ses paumes tremblantes passèrent avec timidité sur la taille musclée de Phoe ; elle prit son courage à deux mains, et releva la tête avec lenteur. Son amie caressa alors le creux de son dos... pour l'imiter, à sa plus grande stupeur.
Le souffle de Xi coupa lorsqu'elle rencontra ses yeux embués. La proximité de leurs visages l'enfiévra peu à peu, jusqu'à lui faire oublier leur chambre. Phoe, il n'y avait plus que Phoe. Et Phoe la scruta en retour, les paupières tombantes. Bientôt, son regard se posa plus bas, et ses doigts remontèrent dans la nuque de Xi avec soin.
Un long frisson remonta l'échine de celle-ci. Elle ferma les yeux pour mieux le savourer, malgré le monde tournant autour d'elle. Là quelque chose chatouilla-t-elle sa bouche : elle l'entrouvrit donc, frémissante de la tête aux pieds.
Dans la plus grande des tendresses, les lèvres de Phoe se nouèrent aux siennes.
Une vague de sentiments la noya d'un coup : choc, envie, angoisse. Elle crut imploser. Ils la bousculèrent de part en part, à taillader sa respiration sans repos aucun. Si Xi parvint à ancrer ses pieds dans le sol, et à combattre cette effervescence inédite, ses mains s'abandonnèrent à leur sort.
Elles serrèrent les hanches de Phoe, aussi tremblantes que des feuilles, secouées par la nervosité ; et bientôt, elles entourèrent pour de bon la jeune femme, car Xi avait si peur de lâcher prise.
Son dos à fleur de peau s'arqua quand Phoe l'étreignit plus fort. Lorsque leurs bouches humides se détachaient, elles s'épousaient d'autant plus l'instant d'après. Xi cessa de compter les secondes, ou de subir le rythme infernal de son pouls. Ces doux baisers l'apaisèrent petit à petit, et enfin ses muscles se délaissèrent-ils.
Et puisque ses jambes allaient la lâcher sous cette soudaine détente, elle blottit un peu plus Phoe contre elle ; elle s'assit sur leur lit, et la guida sur ses cuisses. Leurs prunelles se rencontrèrent de nouveau, durant cette brève pause : celles de Phoe s'embrumaient. Elles murmuraient trop de choses, tant et si bien que Xi n'en tira qu'un tableau grossier.
Son amie aussi, elle avait attendu ceci.
***
Les doux rayons de l'aube chatouillèrent les paupières de Xi. Elle les ouvrit avec lourdeur : seule leur chambre et le chant des oiseaux daignèrent la saluer. Alors, elle tâta les draps à la recherche de Phoe. Durs oreillers, paillasse raide, literie en boule. Ah. Je suis seule. Elle se redressa donc en baillant.
Les quelques réminiscences brouillonnes de la nuit passée voilèrent son crâne. Elle avait tenu Phoe dans ses bras, se souvint-elle. Elle l'avait aidée pour lui laver le dos, aussi. Oh, et on s'est embrassées.
Sur cette seule pensée, le doux toucher des lèvres de son amie lui revint à la face : elle se raidit d'un coup, les joues brûlantes.
On s'est embrassées ?!
Elle trébucha de leur lit, et examina, à quatre pattes contre le sol, le moindre recoin de la pièce. Mais non, aucune bouteille d'alcool ne traînait. Elles ne s'étaient pas embrassées sous l'effet d'un quelconque spiritueux. Non, elles s'étaient embrassées en âme et conscience.
— Phoe..., s'étrangla-t-elle.
Seuls le bruissement du vent le brouhaha naissant du bourg lui répondirent.
L'affolement la heurta derechef. Elle bondit sur ses pieds ; mais ses genoux la lâchèrent avant qu'elle ne fasse le moindre pas. Ses muscles tremblaient, réalisa-t-elle. Mais Phoe n'est pas là. Et Phoe m'a dit qu'elle n'allait pas partir. Je voulais certes me casser aujourd'hui, mais elle n'était pas impliquée !
Cependant, sa recherche terrorisée s'arrêta bien vite. Elle tomba sur un papier, posé sur leur table de chevet. « Je vais acheter du pain », que Phoe avait écrit.
Xi s'écroula dans un long soupir. Son cœur, elle aurait juré qu'il l'avait lâchée. Puisque Phoe était partie « acheter du pain », elle s'adossa contre leur lit, assise à même le sol.
Non, pensa-t-elle ensuite. C'est pas bon, si je l'attends. Je dois m'en aller aujourd'hui... C'est moi qui suis censée laisser un mot ! Avait-elle mentionné le désir de continuer sa quête ? Elle y réfléchit à s'en arracher les cheveux.
Non, elle n'en avait pas craché le moindre morceau. Mieux encore : elles n'avaient pas échangé le moindre mot, ce soir-ci. Oh, Grands Dieux... Cette frayeur. Je fais quoi, maintenant.. ? Je laisse un mot aussi ?
Cependant, quelle tête allait tirer Phoe, si elle faisait une telle chose ? Sa promesse de rien, « je ne partirai pas, et tu ne partiras pas non plus », lui flanqua la nausée. La rescousse de Liz avant tout..., se rabâcha-t-elle. Ça sera qu'une absence...
Elle ramena ses genoux contre son torse. « Qu'une absence. » Et pourtant, lorsqu'elle imaginait Phoe faire comme elle, partir sans prévenir, son cœur lui faisait mal. Était-ce une mauvaise chose, au final ? Devait-elle abandonner sa rencontre avec le Diable ?
Mais elle n'y songea qu'une pauvre seconde. Le dernier regard si désespéré et affolé de Liz la frappa à son tour. Non, non, j'ai des putains de compte à régler. Et Phoe... Phoe, elle peut le comprendre, trancha-t-elle. Même si elle essaie de m'arrêter depuis le début du voyage, et que... que Loë aussi...
Mais les Cieux, ou les Enfers, avaient voulu tuer Loë. Se défiler n'était pas une option. Phoe pouvait respecter sa décision. Phoe avait changé d'avis, depuis. Elle n'avait plus mentionné le potentiel danger auquel Xi pourrait s'exposer. Cela voulait dire que, si Xi partait, elle n'allait plus l'arrêter.
Dans ce cas... Je vais l'attendre. Elle se rongea les ongles ; son corps entier se tendait sous la nervosité. Je vais l'attendre, lui dire que je reviens après avoir vu le Diable, et que tout ira bien. Plan bancal, plan décidé, seul plan à sa portée.
Manquait Loë : dans une lente inspiration, elle attrapa à son tour une feuille, et commença à rédiger son mot de départ. Il l'avait suivie depuis la mort de Liz. Il allait entendre aussi ses motivations, car il les avait vues grandir chez elle.
Alors, elle persévéra dans la rédaction de chacune de ses lettres. Éprouvant, mais nécessaire. Phoe, elle ne souhaitait pas la blesser ; Loë, pour rien au monde ne voulait-elle le trahir.
Ces deux-là, elle allait les retrouver deux semaines plus tard. Elle se le promit. Mais alors qu'elle commençait son « pars voir le Diable », on frappa à sa porte avec panique.
Elle fourra illico son papier dans sa poche, et ouvrit à... Loë même, tendu de la tête aux pieds.
— Xi... Nos chevaux ont été égorgés !
***
Les Cieux, au même instant
Yllias avait dédié tout son temps à chercher l'identité du meurtrier ayant voulu abattre Loë. Ce n'était pas Sweerias, ce n'était pas Haydus. Ce n'était pas un quelconque Dieu ou un quelconque Ange ou que savait-elle. Alors, cette personne venait-elle des Enfers ?
Neeh avait pourtant dit ne se concentrer que sur Phoe. Mentait-il, et Loë avait-il aussi quelque chose de spécial... ou un troisième parti était-il impliqué ?
Ce jour-ci, le comportement de Phoe intriguait Yllias au plus haut point. Elle l'avait vue acheter des petits pains aux herbes, puis des graines... tout en se trimballant son Canard Spirituel. Désormais, elle venait de tourner dans une ruelle silencieuse et tordue, et s'agenouillait sur la terre battue, face à l'animal.
Elle lui tendit une poignée de graines dans un petit sourire, lequel s'effaça bien vite. Elle planta ses yeux ans ceux du Canard – et d'Yllias en prime. Celle-ci grimaça légèrement en rencontrant de nouveau son regard au sérieux tombal.
Mais la seconde d'après, elle béa à s'en décrocher la mâchoire.
— Sweerias, ou Yllias, tranchait Phoe au travers du Canard. Laquelle des deux ?
Je n'ai pas demandé à partager mes pensées ! Et il y avait pire encore : comment Phoe avait-elle deviné que les Dieux les espionnaient au travers de ce pauvre animal ? Entrer en contact avec elle est trop dangereux. Je vais attendre la suite...
— Peu importe, continua la jeune femme. Cessez de nous suivre. Les choses sont pires encore.
Suite s'avérant très claire. Yllias se concentra au possible, pour prudemment accepter leur échange télépathique.
On plissa les yeux, en face.
— Sweerias, ou Yllias ?
— Comment connaissez-vous notre identité ? la coupa fermement la Déesse Suprême.
— Je ne peux pas vous répondre. Nous partageons le même but : empêcher que Xi ne se rende chez le Diable. Cessez votre chasse.
Merde, je gère le Paradis : elle a du culot, pour me donner un ordre pareil !
— Et n'essayez plus jamais de blesser l'un d'eux, articula alors Phoe d'un timbre sourd. Je tiens à ces trois-là comme à la prunelle de mes yeux. La prochaine fois, je ne me retiendrai pas.
— Nous n'avons pas attaqué Loë.
La méfiance de Phoe parut monter d'un cran.
— Seuls vous pouvez connaître notre position. Les Enfers ne peuvent pas nous surveiller avec les Canards Spirituels.
Cette discussion ne doit pas se retourner contre moi, trancha Yllias. Les secrets du Paradis devaient être préservés. Mais Phoe, elle la connaissait si peu que la Déesse Suprême allait devoir prendre des pincettes.
— Répondez à mes questions, posa-t-elle donc, et je répondrai aux vôtres.
— Soit.
Yllias fouilla donc dans les tréfonds de son crâne. Ils savaient si peu de choses sur elle qu'elle dut s'accorder quelques secondes avant de classer ses questions par ordre de priorité.
La première chose que tous se demandaient, et qui les freinait dans la moindre de leurs actions, était son identité.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle donc.
— Phoe.
Elle joue avec mes formulations. Voyons qui est la plus maligne.
— Qu'êtes-vous ?
Le regard de la jeune femme flancha un court instant. Elle semblait sur le point de répondre, mais bloquait à chaque fois.
Les mots qu'elle sortit ensuite, Yllias en sentit la lourdeur.
— Quelles sont les mesures que vous allez prendre, selon mon statut ?
— Je vous ai dit de répondre à mes questions, avant que je réponde aux vôtres.
— Je suis une égoïste, coupa Phoe. Si ma vie est en danger, je ne respecterai pas ma parole.
La Déesse Suprême arqua un sourcil, peu convaincue.
— Une égoïste, alors même que vous risquez votre vie pour protéger Xi ? Je n'avalerai pas cela. Alors, qu'êtes-vous ?
Phoe ferma un instant les paupières.
— Une ancienne future Diablesse.
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