Chapitre XL

Les Cieux, trois mois plus tard

Loë étudia sans la voir la cloison de bois clair de sa chambre. Il résidait dans le département de la Médecine depuis des semaines et des semaines : ici, on l'écoutait, on l'aidait. On ne l'oubliait pas.

Il n'avait jamais visité la tombe de Sweerias, et Haydus n'était jamais rentré en contact avec lui. Ainsi seul, sans ces deux Dieux ni Phoe ni Shazar ni Xi, comment tenait-il encore debout ?

— Loë, l'appela alors une voix grave.

Il n'eut pas besoin de tourner la tête pour deviner que cet homme « noir » se tenait dans l'encadrement de sa porte. Erely Lewitt, dont il avait oublié le nom une bonne dizaine de fois, à force de croupir ainsi dans son lit. Il ne s'extirpait de sa chambre que depuis une petite semaine, résigné à l'idée que les intenses recherches d'Yllias n'allaient mener à rien et que Phoe et Xi n'allaient jamais revenir.

Monsieur Lewitt tira un tabouret à lui, pour laisser échapper un court soupir. Une amère odeur de tabac picota les narines de Loë.

— J'ai appris qu'on allait prolonger votre convalescence. J'ai déjà aménagé une place pour vous dans mon département. Dites-moi, quelle est votre spécialité, en alchimie ?

Le jeune Dieu haussa ses lourdes épaules.

— Médecine, murmura-t-il, mais je n'excelle en rien. Pourquoi souhaiter me recruter ? Je ne serai qu'un poids mort.

— Vous pouvez apprendre, s'étonna Monsieur Lewitt. Qui excellerait dans quoi que ce soit, à vingt ans ?

Xi. Cependant, cette douloureuse réplique mourut avant même qu'il ne la souffle.

— Oh, songea alors le Dieu de l'Alchimie, vous vous fiez aux standards des mortels. Je m'excuse, dans ce cas – toutefois, je ne retire pas ce que j'ai dit. Tout le monde peut apprendre et s'améliorer : au bout de siècles d'existence, je peux vous assurer que vous serez utile chez moi. Ce ne sont pas...

— « Des paroles en l'air », traînassa faiblement Loë. Monsieur, je ne peux pas le digérer maintenant.

Puis, il ricana à ses propres dires.

— Et en plus de cela, je vous demande du temps... ? se ridiculisa-t-il.

— Bien sûr que oui, vous avez tout le temps du monde.

Mais je n'en veux pas. Il se recourba de nouveau sur lui-même, assommé par la fatigue. Venait-elle des traitements qu'il suivait, ou bien de son état déplorable ? Les deux, je suppose. Ah, qu'est-ce que je m'en fous...

— Souhaitez-vous que je vous laisse ? s'excusa son aîné. Je suis venu dans l'idée de vous présenter un fait que je trouve bien distrayant ; néanmoins, cela va à votre guise.

— Je suis toute ouïe, se résigna Loë.

— Un humain a découvert que, lorsqu'on mélange de la menthe et de la tisane d'Arbres à Paroles, on peut soigner le poison de Tortues Rouges !

Il releva la tête avec labeur. Sur le visage fin de son interlocuteur, une délicate passion. Un sourire s'étalait sur ses lèvres sèches et ses yeux sombres brillaient de mille étoiles. Un être si vieux, s'extasier sur des faits aussi triviaux ?

— Qu'est-ce qu'une Tortue Rouge ? soupira Loë.

— Des tortues de vingt centimètres de diamètre...

— Oh, celles qui mordent.

— Vous les connaissez ?

Les tripes de Loë se contractèrent d'un coup, pour se relâcher bien vite. Souffrance, épuisement. Jongler entre ces deux opposés le brûlait à petit feu.

Oui, il les connaissait, car Shazar lui en avait parlé durant la seule nuit qu'ils avaient passée chez lui. Si on n'avait pas renversé Liz, si Xi avait encore été saine, Shazar ne serait pas mort. Mais je ne l'aurais pas rencontré, réalisa-t-il alors. Car je ne serais pas allé à l'école martiale, je n'en serais pas parti, et voir Xi se démener ainsi ne m'aurait jamais poussé à la dépasser en faisant de l'alchimie... Qu'est-ce que je suis censé en tirer, maintenant ? se désespéra-t-il.

Ses larmes cramèrent ses yeux et brouillèrent sa vue ; il retira ses lunettes en reniflant, puis plaqua ses mains sur son visage. Que Monsieur Lewitt le voie dans un tel état lui passait au-dessus de la tête.

À se perdre ainsi, il n'était plus capable de prêter une once d'attention à son environnement.

— Je suis navré, chuchota alors le responsable de l'Alchimie. Je vais m'éclipser...

Je suis navrée, résonna subitement une voix dans son crâne.

Elle heurta tant Loë qu'il se leva d'un bond, le coeur dans la gorge. Il hallucinait, il devenait fou – voici que le timbre de Xi l'agressait à son tour ? Cela, cela allait le crever !

Phoe, en fait, c'est Liz. C'est compliqué. Enfin, j'ai trouvé le moyen de communiquer avec toi – je suis si désolée, j'ai mis trois mois, mais j'avais peur qu'Yllias vienne...

— C'est vraiment toi ?! s'écria-t-il.

Et donc, je voulais te dire que je suis revenue. On s'est isolées dans une montagne car on était fatiguées. Eh, je t'ai dit « à plus », et je m'y suis tenue. Je t'aime beaucoup, aussi, j'aurais dû te le dire bien plus tôt. Et... Loë ? Tu m'écoutes ? Ah, peut-être qu'il ne m'entend pas...

— Loë, paniqua Monsieur Lewitt, vous êtes pâle comme un linge ! Eh – ne tombez pas ! Asseyez-vous... Je reviens, ne bougez pas ! Quelqu'un ! appela-t-il ensuite à haute voix.

De la suite, Loë n'en eut cure. Il n'entendait plus rien, ne voyait plus rien, ne sentait plus rien. Son esprit ne se focalisait plus que sur son pauvre crâne tout compressé et endolori.

Oui, c'est une hallucination...

Quoi, tu racontes quoi ? hésita-t-on. Vraiment, je crois que je suis en train de te causer par télépathie.

Mais tu es censée être... loin, je ne sais pas ! Xi, qu'est-ce que t'as foutu, bordel ?!

Court silence, profonde honte. Elle semblait le recontacter, et il lui hurlait dessus ? Je devrais vraiment crever. Où est la sortie ? Vraiment, où est la sortie... ?

Je sais, souffla-t-elle alors. Je suis extrêmement désolée et Liz est en train de me regarder avec des yeux ronds...

D'accord, tu hallucines, suffoqua-t-il. Liz, est-ce que tu te souviens de ce qu'il lui est arrivée ?

Mais je t'ai dit que Phoe, c'était Liz, laissa-t-elle tomber. Tu as besoin d'un peu de contexte, je suppose ?

Oui ?!

Il sentit tout juste qu'on le déplaçait sur son lit, et dissimula sa discussion sous son éternelle fatigue. Peut-être, ici, pensait-on qu'il avait fait un malaise. S'il était tombé par terre, il ne l'avait pas senti. Si des personnes étaient en train de lui parler, il ne les entendait pas. Seule l'histoire désespérante de Xi – non, de Phoe, ou Liz, il ne le savait plus – comptait pour lui, au point d'en tuer son environnement. Il en goûta la moindre miette, sans en croire ses oreilles.

« Phoe » venait donc d'un autre monde. Elle les avait vus mourir les uns après les autres ; avait passé un pacte avec une diablesse, attendu un siècle dans le néant, tué Liz, laissé Phoe la posséder, croupi dans un coin en pleurant toutes les larmes de son corps, suivi Xi des années durant, puis tenté d'empêcher celle-ci de descendre aux Enfers et que Shazar ne meurt et que Loë ne se suicide.

Elle a détruit sa vie pour nous trois. Et au final, elle n'a sauvé que Xi. Elle n'a pas même pu finir le pacte d'elle-même. Si Loë avait été à sa place, il se serait égorgé depuis bien longtemps déjà. Et désormais, ses craintes nécrosées se confirmaient : il avait été inutile, depuis des années.

Lorsque Xi cessa enfin de parler, il laissa tomber sur son oreiller sa tête lourde et souffrante. Il ahana, à court d'air ; il serra les dents sous la douleur entravant ses gencives, tant son sang battait avec fureur. Tout, tout dans son corps d'immortel se compressait.

Un enfer, qui se glaça lorsque Xi brisa le silence les liant.

Loë, merci beaucoup. Je veux dire, je ne comprends pas pourquoi les gens m'aident, alors que je ne suis qu'une gamine incapable de m'extirper de mes deuils. Sans toi, j'aurais essayé de me pendre comme dans le monde d'avant. Tu le réalises ? J'ai l'impression que tu ne le sais pas. Important pour moi..., énuméra-t-elle. Et je suis reconnaissante, et je t'aime très fort...

Un sanglot remonta sa gorge ; il se recroquevilla un peu plus sur lui même, au bord de l'hyper-ventilation.

J'ai compris, Xi, lui souffla-t-il. Ne fais pas une liste.

Ah. J'arrête, alors. Maintenant, toi, qu'est-ce tu fais ?

Sa question le prit de court, puis l'assomma sous la honte. Celle-ci, il la ravala au prix d'un pesant effort.

Je suis chez le Dieu de l'Alchimie, mentit-il.

C'est vrai ? s'extasia-t-elle. Qu'est-ce que tu y fais ?

Peu de choses...

Car je suis inutile.

C'est le début, devina Xi. Et après ?

Et après ? Rien n'allait changer, pensa-t-il – pour bloquer de nouveau.

« Tout le monde peut apprendre et s'améliorer », l'agressaient soudain les paroles de Monsieur Lewitt. « Loë, j'attends de te voir faire évoluer le monde de l'Alchimie », suivirent cruellement celles de Xi. « T'as intérêt à tenir jusqu'au bout, la tête de moineau ! », l'acheva le vieux rugissement de Sweerias.

Des abrutis. Des abrutis lui rabâchant qu'il avait un futur. Et lui aussi fut un idiot, à commencer à y croire. Si Phoe – non, Liz – avait attendu tant de temps pour l'extirper aussi des bras de la Mort, il ne pouvait pas réduire ses efforts en miettes. Et Xi, Xi répétait qu'elle le chérissait, et il la chérissait aussi.

Il ne l'avait toujours pas pardonnée d'avoir tué Sweerias. Il saisissait les paroles d'Yllias, car la jeune femme s'était engouffrée d'elle-même dans ces désastres. Ceux-ci avaient impacté tout leur groupe, en avaient traumatisé plus d'un, les rongeaient tout un par un. Haydus en deuil, Yllias sur le qui-vive, Liz manquant de s'être laissée détruire, et lui-même hanté par de sombres pulsions.

Toutefois, être antagoniste n'impliquait pas d'avoir souhaité tout ruiner, d'en être consciemment responsable, de ne pas même ressentir de regrets. Loë le savait ; mais de là à l'intégrer, il avait encore un long chemin à parcourir.

Je vais continuer l'alchimie, répondit-il donc. Je vais m'entraîner. Et je vais voir où ça me mène.

Loë..., pleurnicha soudain Xi. Je suis extrêmement fière de toi !

Hein ? Quoi, pourquoi ? Je n'ai rien fait !

Si, tu as évolué. Dis, tu viendras nous voir ? Tu me manques. Je vais sûrement sceller nos pouvoirs, alors je ne pourrai plus communiquer ainsi.

Sceller ses pouvoirs. Je serai le seul à survivre à une éternité... ? Aux Cieux, d'autres individus vivaient et s'impliquaient. Dans le département de l'Alchimie, il allait rencontrer d'autres personnes. Peut-être même qu'un jour, il allait réussir à visiter la tombe de Sweerias et parler à Haydus.

Néanmoins, voir Xi, alors qu'il ressentait envers elle un mélange d'amertume et de remords et de tendresse, cela allait lui prendre bien du temps.

Qu'est-ce que tu feras ? reprit-elle.

Mais du temps, il paraissait qu'il en avait à foison. Il roula sur le dos, les yeux clos.

De mon mieux.

Et pour une fichue fois, ses paroles, il parvint à les tenir.

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