Chapitre XIV
Empire de Ki, une semaine plus tard
Shazar avait insisté en boucle pour accompagner Xi, Loë et Phoe dans leur bout de fin de périple. Il avait tout autant persisté afin de comprendre le but initial de leur voyage, pourquoi Xi tirait une tronche d'enterrement, et la raison pour laquelle ils mettaient si abruptement fin à leurs plans.
Il était désormais sur le cul – littéralement, puisqu'ils s'étaient installés dans une auberge. Mais son pauvre cerveau n'en menait pas large.
— Elle va défier les Dieux et voir le Diable ? répéta-t-il tout bas, estomaqué, en désignant Xi. Elle est tarée ! Xi, t'es tarée !
Sa voix mourut dans la foule vive animant le rez-de-chaussée de la taverne. Il faisait sacrément chaud, ici ; les quatre voyageurs avaient dû se serrer dans un coin, autour d'une table à peine assez grande pour deux. Ils n'avaient débouché que trois tabourets : Phoe s'était assise sur les genoux de Xi, et étudiait la rue plongée dans la nuit.
La Xi en question, elle, mangea un bout de viande séchée avec peu d'amabilité.
— C'est pas toi qu'a perdu une proche sous tes yeux, dès ton enfance ! Et, quel hasard, pile au moment où je causais du Diable. C'est arrivé deux fois.
Elle serra le poing sur son verre de terre cuite, pour de bon colérique.
— Deux putains de fois, par une putain de calèche, conduite par la putain de même femme ! Tu trouves ça normal ?!
— Ça ne l'est pas, mais de là à blâmer les Enfers et les Cieux..., hésita-t-il.
— Tu les as vus. Ils ont créé une tempête de malade – des troncs ont même volé. Ça aurait pu nous tuer. Toi qu'as habité dans la forêt, tu vas pas me dire que c'est naturel !
Sur ses cuisses, Phoe resserra sa prise sur son propre poignet. Elle se comportait bien étrangement, depuis que Xi l'avait approchée après l'orage, et lui avait inspecté les bras. Elles deux portent une tresse, et s'en sont coupées une. Mais Xi, elle l'a fait pour une amie disparue ; Phoe a dû se sentir bien embarrassée, lorsqu'elle a découvert que leur situation se ressemblait...
— Non, ce n'est pas naturel, céda-t-il. Mais c'est aussi une preuve que tu ne dois pas y aller.
Elle le fusilla du regard avec tant d'intensité qu'il manqua de reculer.
— Je le pense vraiment ! se précipita-t-il. C'est pour ton bien !
— J'ai passé sept ans dans l'École Martiale de la Capitale pour être prête. J'étais à ça de gagner le tournoi. Tout ce temps, afin d'aller voir le Diable. Je n'abandonnerai pas maintenant, cracha-t-elle.
C'est une vraie tête de mule. Loë, fais un truc ! Néanmoins, Loë ne se concentrait plus que sur sa plâtrée. Shazar ne l'avait jamais vu arborer un air aussi grave. Il devait se faire un sang d'encre pour son amie d'enfance.
Alors, il se tourna vers Phoe ; mais naturellement, cette dernière ne tirait pas meilleure mine. Sa main ne cramponnant pas son poignet était posée sur l'avant-bras de Xi, qui enserrait sa taille le plus naturellement du monde. Elles n'allaient pas se lâcher... Et c'est une bonne chose, réalisa-t-il. Pour Xi, Phoe peut être une excellente raison de rester !
— Tu risques d'abandonner tes proches actuels, insista-t-il donc. Le prix à payer est très fort, si tu veux mon avis.
Il grimaça la seconde d'après. Cette fois-ci, la face de Xi se tordait tant sous l'offense qu'elle en devenait absolument terrifiante. Shazar crut qu'il était cuit lorsque Loë même béa en la dévisageant.
— Allons, murmura-t-elle. Je ne demande plus à ce qu'on me suive. Je souhaitais que Loë vienne, mais s'il veut partir, il peut. Il en est de même pour toi, Shazar.
Jamais ne mentionna-t-elle Phoe. Leur accord, à elles deux, était implicite. Xi n'avait pas besoin de lui dire d'aller et venir à sa guise, car son amie le faisait déjà. Désormais, cette dernière se contentait d'étudier l'extérieur, plongée dans ses pensées.
Son regard était fixe, repéra Shazar. Que regardait-elle avec tant de concentration ? Il se pencha en avant, et jeta un coup d'œil dans la rue de terre battue plongée dans la nuit.
— Xi, je veux en effet partir, intervint enfin Loë, derrière. Mais tu viendras avec moi. Shazar ne parle pas que du danger qui plane sur nous, mais du fait que nos relations pourraient éclater. On a déjà évité la foudre de peu...
Sa réponse, Shazar ne l'entendit pas. Au milieu des longues ombres de l'allée se mouvaient deux silhouettes ; elles esquivaient les rayons froids de la lune à raser de près les maisons à colombages. Était-ce ce qui hypnotisait Phoe depuis trente bonnes minutes ?
Le brouhaha de l'auberge s'estompa petit à petit. Le jeune homme finit par ne plus l'entendre, tant il tentait de scruter le moindre mouvement de ces deux individus. Puis, ceux-ci braquèrent leurs yeux sur eux : lui comme Phoe chopèrent leur pinte de bière, l'air de rien.
Ces gens nous suivent, pensa Shazar à toute vitesse. Ils nous ont vus, maintenant ! Forcément, qu'on n'allait pas nous laisser tranquilles, après cet orage divin. Il se tourna vers Xi et Loë : ils échangeaient toujours de vifs mots. Le second était bien plus acerbe que la première, qui se fermait un peu plus chaque seconde.
Shazar échangea une œillade entendue avec Phoe. « Dis-leur », signifiait son regard : alors, il ouvrit la bouche... et rien de plus.
Une jeune femme, dotée d'un cache-œil dissimulé par de longues mèches noires, passa par là dans un rire jovial, pintes en mains. Puis, elle trébucha sur le sac de voyage de Loë : ses bières lui échappèrent... droit sur la tête du jeune homme.
Il était si occupé à se disputer avec Xi qu'il ne remarqua rien. Le temps semblait passer au ralenti : Shazar étudia, fasciné, le liquide mousseux danser dans les airs. Mais un geste vif le réveilla d'un coup.
Xi fonça devant Loë, et balança les chopes au loin. La bière éclaboussa ses mèches blondes et sa tunique ; à côté, son meilleur ami ne s'en prit pas une seule goutte. La cacophonie de la taverne explosa tant aux tympans de Shazar qu'ils commencèrent à siffler.
— Oh, pardon ! s'exclama l'inconnue. Avez-vous besoin d'une serviette ? Un peu d'eau ?
Ce « pardon », elle ne le pensait pas le moins du monde. Loë et Xi se levèrent en même temps, les poings serrés.
— Regardez où vous marchez ! grognèrent-ils en chœur.
— Il failli se prendre votre bière en pleine tronche, jeta Xi.
— Elle se l'est prise en pleine tronche ! contesta-t-il.
Ils se firent face comme des bêtes sauvages.
— Xi, gronda Loë. Tu as d'autres choses à faire que de prendre une douche de binouze.
Elle attrapa sa pinte, un rictus amer aux lèvres.
— Tu veux essayer, peut-être ? railla-t-elle d'un timbre lugubre.
— Ne déforme pas mes mots !
— Accepte mon putain de sacrifice, alors !
Elle plaqua sa chope contre la table avec tant de force que la surface trembla. Phoe, balancée dans un coin, se pinça l'arête du nez avec agacement. Puis, elle se tourna vers cette cliente.
Celle-ci la scruta en retour, la prunelle pétillante.
Le mutisme qui suivit était d'or. Phoe se mit sur ses gardes ; Xi les regarda tour à tour avec confusion ; et Loë essora le bas de la tunique ballante de celle-ci, non sans jeter quelques coups d'œil renfrognés à la borgne.
— Je suis vraiment désolée, répéta-t-elle enfin. Je semble avoir dérangé votre troupe.
Son regard balaya un peu plus Xi et Phoe, pour se poser plus loin, sur un quinquagénaire solide comme un roc.
— Vous voulez qu'elle vous paye une bière pour se faire pardonner ? grommela d'ailleurs ce bougre. Elle a le fric pour.
— Non, merci, maugréa Loë. Passez une excellente soirée, messieurs dames.
Ainsi les rejeta-t-il, bien amer. Lorsque Shazar retrouva ses esprits, les deux étranges silhouettes à l'extérieur s'imposèrent aussitôt dans son esprit.
— C'est vrai, souffla-t-il. Loë, il y a deux personnes étranges, dehors...
cependant, lorsqu'il lui montra la scène, elles n'étaient plus là.
***
Les Cieux, au même instant
Je n'y crois pas, pensa Yllias, une main plaquée sur le front. Cette idiote de Sweerias a réussi à renverser sa bière sur eux... Elle étudiait la scène au travers du Canard Spirituel de Phoe, toujours coincé dans son sac. De la taverne, elle ne percevait qu'une foule dense et des bouts de dialogue ; cependant, ceux entre ces Shazar, Xi, Loë et Phoe, étaient tout à fait clairs.
La Déesse de la Piraterie avait-elle consciemment éclaboussé cette pauvre Xi ?
Dans cet accident, la réactivité de celle-ci l'avait soufflée. Elle avait agi en un battement de cil pour protéger ce Loë. Elle avait tout autant résisté à la tempête ayant ravagé les plaines du Nord de l'Empire de Hanâ, non sans retrouver ce jeune homme et Phoe...
Et je suis navrée pour ce désagrément, grimaça-t-elle. Puisque le Diable était resté dans leurs Cieux après ses trois secondes, ils s'étaient engagés dans un rapide duel. Quelques coups échangés avaient déclenché un sale orage, droit au-dessus des deux personnes envahissant leurs esprits. Yllias en était d'autant plus attristée car bien des arbres à fruits avaient été arrachés dans le processus.
En tant qu'ancienne Déesse de l'Agriculture, ce détail-ci la peinait au plus haut point.
— Va falloir que tu prennes deux foutus bains, bordel, marmonna alors Loë.
Yllias se reconcentra aussitôt sur eux.
— Tu aurais bien galéré, avec tes cheveux de trois mètres de long, rétorqua Xi. À côté, je suis bien lotie.
Elle vérifia toutefois sa tresse bien des fois.
— Donc, quoi, à propos des silhouettes dehors ? reprit-elle.
— Je crois qu'on est suivis, expliqua Shazar tout bas.
Chers Sweerias et Haydus, cela ne m'étonne pas qu'on vous ait découverts... Aucun autre être éternel ne s'était proposé pour cette tâche : Yllias avait donc dû envoyer ce beau duo. Elle avait pensé que surveiller ces Xi et Phoe de près allait pouvoir leur apporter bien plus d'indices sur leur puissance et leurs intentions.
— Ça fait un moment, fit d'ailleurs remarquer celle-ci.
Son regard, à elle, était trop acéré. La Déesse Suprême commençait à penser qu'ils allaient devoir abandonner leurs traques et se contenter du Canard Spirituel, même s'il était assommé les trois quarts de la journée.
— Quelqu'un a découvert mon but ? murmura Xi.
— Oui. Alors, on fait demi-tour.
Phoe, tu n'as pas l'air le moins du monde de vouloir « faire demi-tour », pensa Yllias avec méfiance. Ses actions et ses désirs s'opposaient parfois d'une façon effarante. Elle disait souhaiter s'éloigner du Diable, mais avait murmuré dans son sommeil, une ou deux fois, qu'elle devait aller le voir. Son objectif paraissait motivé par des sentiments bien différents de ceux de Xi ; néanmoins, il en restait dangereux...
D'autant plus car, au Paradis comme en Enfer, personne ne semblait savoir ce qu'elle était. Pas un démon, semblait-il. Pas une déesse ou une quelconque dérive non plus. Sweerias avait dit ressentir qu'elle était apparue de nulle-part, que la tresse à son poignet avait largement dépassé la vingtaine d'années malgré le jeune âge de Phoe, et qu'elle se mettait trop facilement en danger pour Xi.
Durant la tempête, elle avait même avancé sans le moindre regard pour les éclairs ayant manqué de la foudroyer.
Si elle menace l'équilibre de notre monde, réfléchit Yllias, il va falloir que je prenne des décisions drastiques. Nous avons le droit de blesser des mortels : lui enlever un bras, ou une jambe, pourrait suffire. Néanmoins, cela pourrait d'autant plus pousser Xi à venir « voir le Diable ». Donc, est-ce trop risqué... ?
Du coin de la vision du Canard Spirituel, Yllias vit Phoe verser de l'eau sur un bout de tissu et le tendre à Xi. Puis, ses yeux se posèrent sur l'animal, pour se durcir d'un coup. Personne ne les remarqua, autour ; cependant, ils percèrent le front d'Yllias, tant et si bien que celle-ci grimaça sous l'appréhension.
Elle se sentit scrutée, comme si Phoe était capable de l'espionner en retour. Elle assomma le Canard Spirituel de ce même air lugubre. Yllias retourna brutalement dans sa chambre : son plafond blanc, la vive lumière du Paradis, et le mœlleux de son matelas, la heurtèrent avec violence.
Elle mit quelques secondes à distinguer les meubles de bois fin de sa chambre. Puis, elle se releva avec lenteur, et se massa les tempes. Ses pouvoirs circulaient toujours dans ses veines, à les rafraîchir généreusement. Et pourtant, un mauvais pressentiment continuait de la titiller.
Comment arrêter Xi et Phoe ? Ces deux-là s'affectionnaient un peu plus de jour en jour. En éliminer une allait enrager l'autre. Il va falloir que je frappe les deux en même temps ? Xi est mortelle. Mais Phoe, si elle n'est plus humaine, je peux la tuer s'il le faut.
Des deuils naissaient toutes les heures, dans ce monde : aussi amère cette idée était-elle, Yllias devait considérer d'écraser ce couple avant qu'il ne renverse les fragiles lois de ce monde.
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