Chapitre V

Empire de Hâna, Capitale – Un mois plus tard

Loë étudia avec attention l'avenue bondée dans laquelle il marchait à grands pas. Bien des silhouettes, et quelques calèches, passaient à côté de lui ; les bavardages et le claquement des sabots contre le sol lui arrachaient tout repère pour trouver la troupe de Xi.

Celle-ci lui avait envoyé une lettre, pour l'informer qu'elle avait une permission, ce jour même. Elle lui avait aussi demandé s'il voulait la voir : il avait manqué de s'étrangler avec son thé. Il était pourtant persuadé que son amie dédiait tout son temps libre à ses recherches sur le Diable ou à des entraînements supplémentaires.

Que lui prenait-il ? Était-elle enfin devenue normale ? C'était ma présence qui l'enfonçait ? grimaça-t-il. J'ai bien fait de partir, alors. Et puis, cette école m'excédait... Comment elle fait, pour se résoudre à y rester encore quatre foutues années ?

Il remarqua alors une vingtaine de personnes habillées de cottes de mailles et de genouillères, au plastron léger à l'effigie de l'École Martiale de la Capitale. Il s'approcha aussitôt, et chercha les cheveux blonds de Xi. Connaissant son talent pour faire fuir les autres, elle était pour sûr en marge du groupe.

Puis, une jeune femme à la face plate, au court carré noir, et aux yeux en amande, sortit de la calèche étroite de l'École : mais dès qu'elle mit pied à terre, au lieu d'avancer à son tour, elle se retourna et étudia l'intérieur avec attention. Là tendit-elle la main vers... Xi ? Quelqu'un s'approche de Xi ? Elle a menacé cette pauvre fille ?!

La Xi en question ne parut pas comprendre l'aide qu'on lui offrait, car elle lui tapa simplement dans la main comme le feraient deux camarades après une victoire, et sauta d'elle-même à côté de cette inconnue. Celle-ci faisait une demi-tête de moins, mais avait un corps aussi solide que celui de Xi. Pas une seule foutue fois ses prunelles ne se détachèrent-elles de l'amie de Loë.

L'attention dont elle la gratifiait – et que Xi ne semblait pas même voir – était incompatible avec des « menaces » ou autres techniques fourbes pour sociabiliser. Elle a vraiment changé... Un lourd soulagement tomba sur lui : ses genoux manquèrent de le lâcher. Son amie scruta la foule, le repéra enfin, et le pointa du doigt.

L'inconnue le regarda à son tour, et entraîna Xi derrière elle. Cette fois-ci, Loë s'étouffa pour de bon avec sa salive. C'est qui, sa mère ?! Il fut encore heureux que Xi fronce les sourcils, et vérifie que la tresse de Liz était encore en place autour de son poignet libre. Cependant, elle ne se dégagea pas.

Xi n'a jamais mentionné cette personne, dans sa lettre. Elle n'a parlé que de son record en archerie, et le nombre de personnes qu'elle a mis à terre. Elles arrivèrent bientôt à sa hauteur : la nouvelle venue posa un œil étrangement perçant sur lui, serra un bref instant sa main sur l'avant-bras de Xi, puis lâcha celle-ci.

— Tu fous quoi de ta vie, Loë ? demanda justement Xi.

— Un bonjour, ça serait pas mal, grommela-t-il. Et une présentation, aussi.

— Ah, pour Phoe ? Phoe, voici Loë. Loë, dis bonjour à Phoe.

Cette Phoe étudia de nouveau le jeune homme : il manqua de reculer, peu à l'aise. Lorsqu'elle hocha la tête en guise de salutation, il y répondit, mais se pencha tout de même vers Xi.

— C'est qui ? murmura-t-il. Elle me fait flipper.

— C'est Phoe, je viens de te le dire.

— Sans blague ! Je ne demandais pas son prénom !

— Oh. Une autre élève de l'école. Même année.

— Pourquoi elle me regarde aussi... intensément ? déglutit-il.

Elle le gratifia d'un air surpris.

— Elle te « regarde intensément » ?

T'es devenue bigleuse ?!

— Tu sais, souffla-t-elle, elle m'a aussi regardée comme ça quand on s'est rencontrées. Quoique... C'était peut-être un peu différent. Et elle m'avait prise pour quelqu'un d'autre. Et je ne crois pas qu'elle regarde les autres comme ça. Alors, je ne sais pas.

— Tu es un sacré cas, comment elle aurait pu te confondre avec qui que ce soit ?

À la seconde où elle ouvrit la bouche, un frisson glacé remonta l'échine de Loë. Pour une quelconque raison, la face de Phoe se refermait. Bien. Elle fait peur.

— Xi, tu devrais cesser de la côtoyer.

— Phoe est la seule personne qui veut bien m'approcher, contra son amie.

— La seule, vraiment ? se méfia-t-il. Je n'y crois pas.

— Après ton départ, je suis restée dans mon coin pendant quelques mois.

Ces mots annihilèrent toute la pression pesant sur lui : à la place, une profonde culpabilité le mordit jusqu'à l'os. Il détourna le regard sous les regrets. S'il était resté, Xi n'aurait pas souffert d'une telle solitude, alors qu'elle encaissait deux deuils et une hargne dévastatrice.

— Depuis combien de temps vous vous connaissez ?

— Je ne sais plus.

— Un peu moins d'un mois, posa alors Phoe.

Il sursauta dans sa direction. Elle a entendu ce que j'ai déblatéré ? Elle va me trancher en deux !

— Xi m'avait dit qu'elle voulait me présenter un ami d'enfance, continua-t-elle pourtant. Vous avez l'air de bien vous entendre.

Seul un rire nerveux sortit de la gorge compressée de Loë. Il se hâta de proposer d'aller dans un salon de thé. Il allait payer la tournée, discuter avec Xi, et c'était tout : la diable impression que chaque seconde sonnait sa mort, elle était bien trop perturbante.

Phoe était bien trop perturbante.

Au bout de quelques détours dans les ruelles droites et pavées de la capitale, ils pénétrèrent une petite salle de rien. Murs de bois, sol de bois, tables et chaises de bois, comptoir de bois. Seuls les lointains « poissons frais ! », « viande fraîche ! » ou « je le prends pour trois pièces ! » de la ville perturbaient la douce atmosphère régnant ici.

Deux hommes étaient installés au fond, habillés de pantalons de lin et de pulls de laine. Leurs chapeaux de paille étaient négligemment posés à leurs bottes de cuir. Loë guida Xi et Phoe jusqu'à une table ronde : si la première choisit un thé vert, la seconde ne commanda rien.

Des économies : c'est déjà ça de pris, tenta-t-il de se rassurer.

— Tu ne m'as pas répondue, dit son amie. Tu fous quoi de ta vie ?

— Apprenti alchimiste.

Elle laissa échapper un long « oh. »

— Tu lisais pas des livres tordus pour rien, conclut-elle.

— Parle pour toi !

Les iris de la seconde jeune femme brillèrent d'un intérêt soudain : il se tut aussitôt. Mais Xi, elle, n'y fit pas attention.

— Oui, oui, bailla-t-elle. Chacun ses loisirs, tu sais.

— Quel domaine de l'alchimie étudiez-vous ? questionna alors Phoe.

Il vérifia qu'elle ne posait pas sa main sur une quelconque épée. Une quelconque épée. Non, aucune d'elles n'était armée. Pourquoi porter leurs cottes de mailles, alors ? Pour se muscler en continu ?

Pour sûr, au vu de l'école que c'est.

— Médecine.

— Je trouve que cela est un bon choix, approuva-t-elle.

— Oh, le gars va concocter des potions de régénération ? railla Xi.

— Ce n'est pas une mauvaise chose, fit remarquer Phoe.

— Je doute qu'il en soit capable. Personne n'y est arrivé. Et puis, il n'a pas une tronche à faire de la recherche.

— Je trouve que si, intervint-elle de nouveau.

Elle me complimente, ou elle me menace ? Toujours est-il que Xi est étrange aussi. Usuellement, elle se comportait de façon railleuse, désagréable, ou bien trop franche. Loë en arrivait à se demander si elle savait ce qu'était le respect, envers les personnes de sa génération.

Mais elle épargnait Phoe.

Alors, le jeune homme les observa ; et il n'eut pas besoin de les scruter en détails pour déceler quelques maladresses ou insécurités, chez son amie d'enfance. Cela se voyait comme un pif au milieu de la figure : elle avait peur.

C'est Phoe qui a menacé Xi, alors ? s'affola-t-il.

— Eh, Xi, toussota-t-il.

Elle et Phoe se tournèrent vers lui choeur. La désagréable impression de les interrompre le picota aussitôt, mais il la balaya sans merci.

— Tu arrives à mettre des gens à terre, c'est ça ? Même Phoe ?

— Je ne m'entraîne pas contre Phoe, expliqua-t-elle.

— Tu épargnes quelqu'un ?!

— Non : je m'épargne, moi. Elle va aussi faire des tournois.

L'air de sa consœur s'assombrit alors. Mais Phoe n'en paraît pas heureuse le moins du monde... ?

— Alors, continuait Xi, je ne veux pas lui montrer comment le me bats. Quand on se fera face, ça sera comme si on était des inconnues.

Et sa camarade de se figer un instant, les lèvres scellées. Xi n'avait aucun tact. Elle ne parut pas même remarquer que Phoe était... Blessée ? Amère ?

Alors qu'elle débitait les exploits qu'elle avait accomplis, Loë examina la nouvelle venue d'un œil discret. Quelque chose le tracassait. Il la trouvait déjà louche : trop proche de Xi pour quelqu'un qui la connaissait depuis un mois ; trop attentionnée, aussi ; et elle l'avait trop scruté, lui. Xi ne voyait probablement pas toutes ces petites choses, mais elles ne pouvaient pas échapper au jeune homme.

Il se raidit lorsque Phoe posa sa main sur l'épaule de Xi, et que Xi lui servit un air curieux. Il se raidit lorsqu'elle la prévint de se brûler avec son thé, ou de tremper sa cotte de mailles. Il se raidit aussi lorsqu'elle étudia d'un œil plissé la rue et les moindres recoins du salon de thé. À un moment, elle se retint aussi de grimacer, alors que rien n'entrait en contact avec elle. Pas un toucher de Xi, ni une parole à son égard.

Et il regretta du plus profond de son être de ne pas pouvoir en toucher un seul mot à Xi. Phoe ne la quittait pas du regard, et la prévenait de tout. Discrète, sans être invisible aux yeux de Loë.

Mais, s'il analysa tous ces broutilles, et se retourna le cerveau pour tenter de comprendre un tel attachement, il ne put faire non plus le moindre signe à son amie. Quand celle-ci repartit, il se résigna à lui écrire une lettre à la place. Cet étrange sentiment ne le lâcha pas une seule seconde, pas même lorsqu'il souffla la bougie de sa table de chevet et se lova sous ses draps.

Après s'être endormi avec labeur, il se réveilla en sursaut au beau milieu de la nuit. Ses yeux scrutèrent avec frénésie sa petite chambre vétuste. Armoire de pin, étagères aux livres bien rangés, bureau étroit. Bureau étroit.

Il se précipita sur lui en haletant, et ouvrit d'un coup un tiroir : une liasse de papiers s'en échappa. Il écarta les nouveaux sans merci, pour ne se concentrer que sur les anciens. Puis, il trouva un avis de recherche datant de 1769, ce genre d'articles que lui et Misa n'avaient plus jamais montré à Xi, depuis la mort de Liz. Mieux : il tomba sur le portrait de la conductrice ayant renversé Liz et le frère de Xi.

Une jeune individue aux yeux bridés et noirs, et au carré tout aussi sombre.

Phoe avec deux tresses..., réalisa-t-il avec horreur.

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