Chapitre IV

Cela était la première fois qu'on adressait à Xi un « enchantée » pareil. Phoe semblait littéralement « enchantée » de faire sa rencontre. Xi aussi avait marmonné « enchantée », sans rien sortir de plus. Sa gorge avait été trop sèche, Phoe l'avait trop prise de court. Elle avait frôlé la crise de panique : et si elle faisait fuir cette élève ? Et si Loë allait pour toujours être son seul et unique ami, après Liz ?

Cette histoire la travaillait tant, depuis deux fichus jours, qu'elle ratait la moitié de ses cibles en archerie. Elle se prenait plus de coups qu'auparavant, et avait manqué de renverser le panier des pommes de terre qu'elle avait pelées.

Ce jour-ci n'était pas différent. Autour de Xi, le brouillard la plongeait dans un silence et une atmosphère étouffants. Elle distinguait des ombres se battre, parfois. Quelques flèches filaient plus loin, des arbres avançaient dans la lumière puis reculaient dans l'ombre. Chaotique, si chaotique qu'elle ne savait plus si elle levait un sabre ou une hache.

— Xi ?

L'interpellée sursauta aussitôt : sa hache se planta dans un tronc. Phoe avait surgi d'entre deux pins, et l'étudiait désormais dans une légère surprise.

— Tu as besoin d'aide, pour le bois ?

— Non, lâcha aussitôt Xi. Ton propre tas, il est là-bas.

Et elle se maudit face à ses propres mots. L'amabilité, Xi, tu connais ?! Elle va vraiment fuir, à ce stade. Comment elle a fait, pour tenir deux jours en me parlant ?

— Tu sembles perdue, remarqua pourtant Phoe.

Xi fendit une autre bûche de bois sans répondre. La brume autour d'elle s'éclaircit. Elle entendit les instituteurs hâter les élèves, et l'orage gronder, au loin. Elle aperçut les autres futurs confirmés s'activer, que ce soit arcs en main, chez les carottes, ou au combat.

Alors, elle accéléra à son tour. Son pouls battait à ses tempes : si Phoe ne partait pas, elle allait se couper une main sous la pression.

— Je vais bien, siffla-t-elle. Merci.

Elle poussa ensuite un soupir saccadé, pour prendre les bouts de bois à pleines mains. Elle les jeta avec fracas dans une brouette, s'attela à en tailler d'autres, et tenta de se concentrer sur le poids de sa cotte de mailles et du sabre pendant à sa taille.

Rien n'y fit. Elle n'arrivait pas à ignorer Phoe. Va-t-en, à la fin !

— À tout à l'heure, souffla la Phoe en question.

— Non !

Elle se retourna de nouveau : Xi se figea, machette en l'air. Une excuse, elle devait trouver une excuse, mais aucun mot ne franchissait ses lèvres scellées. Comment expliquer un tel changement d'avis ? « Casse-toi de là », « reste. » Nul doute : ces mois qu'elle avait passé seule portaient leurs fruits, et instauraient un profond malaise entre elle et Phoe.

Celle-ci détourna le regard, et ramassa son propre outil. Là s'avança-t-elle jusqu'à Xi, et sectionna-t-elle avec force un demi-tronc qui écrasait les fougères et les ronces.

Elle restait vraiment.

Elle la suivit jusqu'à l'extérieur du bosquet, brouette devant elle.

Et elle l'accompagna même dans la solide réserve destinée aux bûches, et ne la quitta pas après cela.

Mieux : lorsqu'elles franchirent les arches de pierre des bâtiments de leur promotion, elle lui attrapa le poignet avant qu'elles ne franchissent l'entrée. Sa peau était froide, et sa poigne, légère. Xi eut un mal de chien à lui faire face. Mais Phoe ne la regardait pas elle : elle posait ses yeux bridés sur ses mains.

Ses doigts glissèrent sur leur dos, puis tapotèrent leur paume.

— Tu as des échardes.

— Oh, mince, toussota l'intéressée.

Néanmoins, elle ne toussota pas bien longtemps : sa camarade l'entraîna plus loin, sous le couloir extérieur, et enleva les épines une par une. Sa concentration était si intense que Xi béa comme une carpe. Pourquoi s'embêter avec un tel détail ?

— Je peux m'en occuper seule, s'étrangla-t-elle.

— J'ai commencé, autant finir..

Son ton était décidé ; toutefois, son visage plat gardait son stoïcisme. C'est ça, la sociabilisation... ? Elle jeta une oeillade aux autres élèves : ils parlaient de leur entraînement, des contrôles à venir, ou du dîner de la veille. Certains, pour une raison obscure, la gratifiaient de regards curieux, avant de retourner à leurs affaires.

Puisque étudier la file derrière elle était plus angoissant que de parler à Phoe, elle reporta son attention sur celle-ci. Désormais qu'elles se tenaient debout, face-à-face, et immobiles, Xi remarqua que sa camarade était plus petite qu'elle.

Plus petite. Moins intimidante. Elle s'apprêta à soupirer sous le soulagement, mais s'arrêta à mi-chemin. Phoe avait aussi une tresse en moins. Elle en avait encore deux, lorsqu'on s'est rencontrées. Elle l'a offerte à la personne qu'elle cherchait ?

— Tu l'as retrouvée ? demanda-t-elle de but en blanc.

Phoe bondit aussitôt en arrière : en la voyant écarquiller les paupières, Xi s'embourba dans sa confusion. Je suis certaine que cette phrase était normale !

— La personne que tu cherchais, déglutit-elle.

Un poids énorme parut s'envoler des épaules de sa camarade. Elle se rapprocha de nouveau, et reprit sa tâche.

— Oui, murmura-t-elle.

Xi pointa la tresse manquante de Phoe.

— C'est pour cette personne, alors ?

— ... Exact.

— Donc, pas de mariage, songea-t-elle avec ironie.

— Avec cette personne ? Je ne pense pas.

— Pourquoi avoir donné ta tresse, alors ? s'étrangla-t-elle.

Phoe ouvrit la bouche pour répondre : rien n'en sortit. Ses pupilles avaient dérivé sur la tresse de Liz, nouée autour du poignet de Xi. Puis, elles remontèrent sur la natte manquante de Xi même, et se rétrécirent d'un coup.

Son expression était une vraie pépite : ses traits pâlirent, ses lèvres fines s'entrouvrirent. Pourquoi faire preuve d'un tel choc ?

— Je ne t'ai pas volée ta tresse, balaya Xi, un sourcil haussé. C'est celle de quelqu'un d'autre.

Mais ses paroles, au lieu d'arranger l'état de Phoe, l'empirèrent un peu plus.

— Tu devrais te rincer les mains, murmura-t-elle d'un timbre rauque. Il ne faut pas prendre des bûches à mains nues, de la sorte, alors qu'elles sont fraîchement coupées. Tes plaies pourraient s'infecter. Il y a même du sang. Je doute que tu auras des bandages, mais lorsque tu tiendras ton sabre, demain, fais attention.

— Pourquoi me donner des indications aussi basiques ?

— Elles sont utiles. De plus, tu t'es coupée la main, avant-hier. Tu auras une cicatrice.

Quel est le rapport ? Était-ce un signe d'amitié, de s'inquiéter ainsi pour l'autre ? Loë n'avait jamais fait cela. Alors, Xi tenta de prendre de nouveau leurs camarades en référence. Pauvre essai : ils étaient tous rentrés. Elles étaient pour de bon seules.

— On a déjà... beaucoup de cicatrices, grimaça-t-elle. Avec les entraînements. Une de plus ou de moins, ça ne change rien.

— Celle-ci se voit, insista son amie.

— Ça me passe au-dessus de la tête.

— Pas moi.

— Oh.

Phoe lâcha ses mains, sans même effleurer la tresse de Liz ; son regard passa de sombre à neutre. Elle marcha vers l'intérieur : Xi la suivit donc. Confuse, mais pas moins curieuse. Phoe était-elle normale, ou son comportement divergeait-il de la norme ?

— Demain, posa d'ailleurs la jeune femme en question. Tu veux t'entraîner avec moi ?

Elles pénétrèrent le couloir dans lequel elles s'étaient rencontrées, pour se diriger rapidement vers le réfectoire. Toujours bruyant, mais d'autant moins peuplé. La moitié des tables était occupée, et cette moitié même devenait sérieusement éparse. Elles n'eurent aucun mal à en trouver une pour elles. Après un regard noir de la part d'une garde, elles se servirent leur excuse de dîner, et s'assirent face à face.

— Ça dépend, répondit Xi. Tu comptes atteindre quel diplôme ?

— Le dernier.

— Et après ça ?

— Faire des tournois.

— Dans ce cas, non. On risque de s'y croiser : ça ne sera pas du jeu, si tu sais comment je me bats.

Phoe baissa les épaules.

— N'est-ce pas..., chuchota-t-elle.

— Déçue ? se moqua sa camarade.

— Non. Tu as raison : il serait injuste que je connaisse ton maniement du sabre...

Pourquoi tirer une tête aussi désillusionnée, alors ? Xi avait beau apprécier sa proposition, la vengeance de son frère et de Liz passait avant tout. En tant que Diable, examiner les moindres recoins de ce monde allait être du gâteau ; si elle ne trouvait pas la conductrice de cette calèche, elle allait au moins pouvoir parler aux morts.

Vivre une vie éternelle, dévouée à Liz, ne sonnait pas si mal. Je pourrais peut-être même inviter Loë, parfois, ou maman et papa. Même s'ils ne me contactent plus...

— Mais pourquoi vouloir faire des tournois ? demanda soudain Phoe. Tu pourrais devenir professeure.

L'éclat dans ses prunelles réveilla Xi. Elle porte un quelconque intérêt à ce que je veux faire ? Elle esquiva son regard, l'estomac noué.

— Je gagnerai plus d'argent, mentit-elle. Je veux devenir célèbre, aussi.

— Ça ne repose que sur des paris, insista sa camarade. Avec un métier stable, tu t'en sortiras mieux.

— Pourquoi tu veux faire des tournois, alors ?

Elle ouvrit la bouche, mais ne répondit pas. Voici qu'elle bloquait, à cause d'une pauvre question.

— Tu veux éliminer la concurrence ? se méfia Xi. Je ne me détournerai pas des duels.

Phoe se concentra simplement sur autre chose. Si sa camarade ne se trompait pas, elle paraissait plongée dans un dilemme bien compliqué, et dissimulé avec peine.

— Oui, articula-t-elle alors. Je veux éliminer la concurrence.

— C'est pour ça que tu viens me parler.

Elle se redressa aussitôt, pâle comme un linge.

— Non ! Ce n'est pas pour ça !

— Dans ce cas, pourquoi venir me voir, au lieu de passer du temps avec la personne pour qui tu as donné ta tresse ? Il y a un intérêt, derrière ? Loë, mon ami, n'a pas fait ma connaissance aussi subitement. C'est bizarre. Et puis, tout le monde me fuit. Ça n'a pas de sens.

Cette fois-ci, Phoe se leva pour de bon : son banc racla contre le plancher, la vaisselle cliqueta lorsque ses mains se plaquèrent sur leur table. Xi sursauta sous la surprise, tant sa camarade semblait...

Blessée ? Amère ?

— Je suis honnête. Vraiment.

— Pourquoi tu ne réponds pas à ma question, alors ?

— La personne à qui j'ai donné ma tresse, je la vois, suffoqua-t-elle.

— Tant mieux, jeta Xi. Mais tu devrais la fréquenter encore plus, puisque tu en as l'occasion. Tu t'es engagée pour elle.

— Je la côtoie suffisamment.

— Tu as de la chance qu'elle soit encore en vie ! siffla-t-elle. Il n'y a pas de « suffisamment. » J'ai l'impression que tu ne sais pas, ce que c'est, que de se vouer à quelqu'un.

— Je le sais ! s'écria Phoe.

Ses yeux, un instant, un court instant, avaient tourné à l'humide. Xi en resta bouche bée. J'ai fait une erreur de sociabilisation, conclut-elle – et elle s'en serait arrachée les cheveux, si elle n'était pas écrasée sous une stupeur sans pareille.

— Alors..., murmura sa camarade. Laisse-moi te côtoyer.

Sa demande sonna comme une supplication : l'autre en oublia ses suspicions sur les ambitions de Phoe. À la place, elle massa ses tempes douloureuses, les paupières closes. Elle n'avait pas envie de faire fuir la seule personne osant lui parler.

— Soit.

La figure de sa consœur s'éclaircit doucement. Elle croqua dans son pain dans un sourire discret ; Xi posa sa main sur son menton, et l'étudia, les sourcils haussés. À qui une nana pareille avait pu offrir sa tresse ? À quoi ressemblait la personne à qui Phoe se dévouait ? J'espère pour elle que l'énergumène fait plus d'un mètre soixante. Phoe est assez petite comme ça : il faut équilibrer tout ça.

Celle-ci leva alors ses yeux sur elle : Xi étudia aussitôt son bol vide. Peu importe, ce ne sont pas mes affaires. Mais, quand même... Quand je l'ai croisée, j'ai vraiment cru qu'elle avait été aspirée par ma ô sainte beauté, pensa-t-elle avec ironie. J'espère qu'elle ne regarde pas tout le monde de cette façon. À moins que ce soit une manière de se faire des amis..., réfléchit-elle.

— Phoe. Regarder quelqu'un avec intensité, c'est sociabiliser ?

— Non.

Alors, elle désigna son propre visage.

— Tu avait l'air hypnotisée, en me voyant, expliqua-t-elle.

— Hypnotisée... ?

Phoe reposa son pain avec lenteur.

— Je n'étais pas hypnotisée, hésita-t-elle.

— Mince.

— Mais ce n'est pas pour ça qu'on ne peut pas te demander en mariage !

— Tu veux dire que je suis laide ? songea Xi.

— Non ! se précipita-t-elle.

— Oh.

La confusion de sa camarade lui arracha un petit rictus. Elle le cacha derrière sa paume ; une vive douleur picota alors sa peau. Les échardes, se souvint-elle en faisant la moue.

— Il reste des épines ? s'inquiéta Phoe. Je suis désolée.

— Je me demande toujours pourquoi tu as voulu les enlever seule.

— C'est compliqué, de faire ça soi-même, débita-t-elle.

— Ils devraient nous prêter des gants, lorsqu'on coupe du bois...

Au fil des discussions, Xi découvrit une multitude d'expressions, chez Phoe. Après son inquiétude, sa confusion, et son intérêt, elle rencontra un peu de détermination, et de douceur aussi.

Elle n'accepta toujours pas de s'entraîner contre elle. Mais, lorsqu'elle partit se coucher, elle ne put s'empêcher de se demander quel visage d'elle elle allait découvrir le lendemain, et le surlendemain, et la semaine suivante si Phoe ne s'en allait pas.

Elle en arriva même à se résoudre à éviter ce dernier scénario : car, si sa camarade partait, elle allait pour de bon se retrouver seule ici.

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