Chapitre II
Empire de Hanâ, Capitale
Au bout d'une semaine, Loë finit par abandonner toute idée de comprendre ce qu'il se passait. Que ses parents le laissent aller et venir à sa guise ne l'étonnait pas : il n'avait jamais rien accompli, dans sa pauvre vie. Il allait sur ses quinze ans, et leur expliquer qu'il voulait s'enrôler dans une école martiale avait dû les soulager au plus haut point.
Non, ce qui l'estomaquait était leur totale négligence pour la famille de Xi. Elle avait perdu sa meilleure amie, et désormais son frère : la laisser se tailler de la sorte était de la pure folie. Tentaient-ils d'éviter tout souci pouvant bouleverser leur gentille petite vie ? Il n'en avait pas la moindre idée, mais cette situation l'irritait au plus haut point.
Heureusement que je suis là, se contentait-il désormais de penser.
Lui et Xi ne se trouvaient qu'en périphérie de la capitale, et pourtant, sa vivacité le fascinait. Dans les rues de terre battue, les calèches tirées par de fiers chevaux se comptaient par dizaines. Une foule de toutes les couleurs passait en bavardant sous les hautes et denses maisons de pierres et de bois. On se penchait par-dessus les fenêtres ; on négociait avec énergie ; on installait ses étalages de légumes, de fruits, ou de viande.
Une version supérieure du bourg des deux adolescents – à ce stade, Loë ne daignait pas même imaginer le coeur de la ville.
Ils passèrent entre un destrier plus grand que Loë, et un groupe de clients en pleine discussion. Parfois, des regards curieux se posaient sur lui et Xi, et pour cause : l'une arborait un air déterminé, et tâtait la tresse nouée autour de son poignet, dans la peur qu'elle ne se détache et tombe ; l'autre suivait, mi-ronchon, mi-stupéfait par les alentours.
Et, surtout, tous deux portaient un lourd sac sur le dos, suaient comme des porcs, et commençaient à boiter à cause de leur longue marche.
Xi s'arrêta soudain : Loë se prit son dos en pleine face, et recula en grognant.
— Qu'est-ce que t'as ?!
Elle leva sèchement une main, et sortit pour la centième fois sa carte de la poche de sa veste. Bien. On s'est encore paumés ?
Paraissait que l'école martiale n'était pas bien loin. Paraissait qu'elle recrutait. Paraissait aussi qu'il fallait passer par ses bureaux, et qu'on ne demandait que des noms. Du gâteau, aux premiers abords... Si on ne comptait pas le « contrôle d'aptitude » qu'ils devaient passer afin d'être acceptés sans frais.
— On est perdus ? tenta Loë. On devrait rebrousser chemin, alors.
— Tu veux gâcher trois jours de marche ?
S'il insistait, il n'allait pas être assez subtil pour tenter de la rameuter chez elle : alors, il ne répliqua pas. Il ne retenta le coup que lorsqu'ils bifurquèrent de nombreuses fois dans des allées aux mêmes pavés plats et bâtisses à colombages.
Se présenta à eux un bâtiment plus grand que les autres. Sa façade de rocs bosselés ne lui dit rien qui vaille, mais il était bien inscrit « École Martiale de la Capitale » sur sa devanture de bois poli.
— Ça m'a l'air louche, reprit donc le jeune garçon.
— Aucun de nous ne s'attendait à du luxe.
Ainsi ouvrit-elle les lourdes portes de pin de l'administration. Une petite antichambre les accueillit : les chauds rayons de l'extérieur rebondissaient sur ses dalles étonnamment lisses, et ses cloisons de planches cirées. En face, à droite, et à gauche, d'autres battants aux poignées rondes et luisantes s'enfonçaient dans les murs. Leur seul rempart était un haut comptoir derrière lequel était assise une bonne femme.
Elle leva sur eux un visage tiré par l'âge : ses prunelles grisâtres s'illuminèrent aussitôt. Elle remit en vitesse sa couette poivre et sel, se redressa avec précipitation, et se racla la gorge. Ils venaient pour sûr de la surprendre en train de flemmarder, au vu de son sourire crispé.
— Bonjour, posa-t-elle d'un timbre rocailleux. Noms, motif ?
— Xi. Je viens pour m'inscrire dans votre école.
— Vous aussi, jeune homme ?
L'intéressé fronça le nez, peu ravi. Je ferai en sorte que Xi foire son contrôle.
— Loë. Je propose aussi ma candidature.
Elle nota donc leurs noms : seul le griffonnement de sa plume contre le papier rêche brisa le lourd silence pesant sur eux trois.
— Xi, Cheveux Blonds Yeux Blonds..., grommela enfin la secrétaire.
L'intéressée jeta une oeillade à Loë. Puisqu'ils n'avaient pas les moyens de s'acheter un nom de famille, on allait leur coller leurs caractéristiques physiques sur le front. Xi ne semblait pas en être gênée le moins du monde ; néanmoins, elle demanda à son ami si cela le dérangeait.
Il sauta aussitôt sur l'occasion.
— Oui. Je n'aime pas être réduit à mes cheveux et mes yeux.
— Ils sont de la même couleur, fit-elle remarquer. Et ça, c'est bien vu. Tu t'en vantais même...
— C'est pas pour autant que je veux en faire mon surnom !
— Je m'engagerai seule, alors, sourit-elle. Merci de m'avoir accompagnée, et bon retour.
Fous-toi de ma gueule !
— Je peux le supporter, grogna-t-il.
— Oh, on sera tous les deux ! s'extasia-t-elle obséquieusement.
— Arrête de te foutre de moi, Xi.
— Dit-il. Tu essaies de m'arrêter depuis qu'on a quitté le village.
Ah, elle m'a eu...
Cela ne l'étonnait pas même. La mort de son frère avait beau la rendre inconsciente, elle ne la noyait pas dans la folie. Le décès de Liz l'avait-elle sevrée ? Supportait-elle mieux les deuils, s'en nourrissait-elle pour aller de l'avant ?
Peut-être avait-elle planifié depuis longtemps de s'engager dans une école martiale, peut-être Loë se faisait-il des idées. Et peut-être devait-il respecter sa volonté, aussi.
Alors, lorsqu'ils se retrouvèrent convoqués après une semaine d'hébergement dérisoire, il n'interféra pas avec l'examen oral de Xi. À la place, il s'en rongea les ongles : les professeurs leur posait la pire question possible.
« Que pensez-vous du Diable ? »
Loë tapait du pied dans le couloir de pierres fissurées du bâtiment de l'école. Quelques portes de bois en trouaient les murs. Il était si étroit, si court, et ses cloisons étaient si fines, que l'adolescent discernait par-ci par-là quelques paroles des autres candidats.
Xi, elle, parlait trop bas. Elle était entrée il y avait deux petites minutes de cela dans la pièce de laquelle Loë était sorti. Lui avait débité que le nom « Diable » avait beau ne plus avoir été mentionné depuis des siècles, il restait une entité dangereuse, et les Dieux étaient loués de régner sur le monde. Cependant, on avait beau s'être tus, il doutait d'avoir convaincu les professeurs : ils devaient en avoir rencontré, des lèche-bottes.
Mais son amie étaient aux antipodes de l'hypocrisie. Cela l'inquiétait au plus haut point. Et si on décidait de l'arrêter à cause de « déviance » ? Le Diable la passionnait, et Loë même en avait peur : il avait l'impression qu'elle voulait aller le voir, lui botter les fesses, et prendre sa place.
Or, courir après un tel but revenait à foncer dans les bras de la Mort. Si le Diable existait, il allait la détruire d'une pichenette. Mais le Diable n'existe pas. Si elle part le chercher, elle finira par faire la touriste, et voilà tout !
Néanmoins, il ne se le rabâcha pas longtemps. Une petite minute de plus, et Xi sortait de la pièce d'examen. Elle se tourna une dernière fois vers l'enseignante, la salua d'un acquiescement, et laissa la place à une autre candidate.
Loë la regarda, estomaquée, s'étirer en soupirant.
— Déjà ? murmura-t-il. Tu t'es faite recaler ?
— Du tout.
— Comment tu as fait un truc pareil ?! s'étrangla-t-il.
Elle posa ses prunelles dorées sur lui, un petit sourire aux lèvres.
— Je leur ai juste dit que je n'avais pas assez de données sur lui pour mener une réflexion tangible.
Du génie, ou une réponse complètement absurde ? Les deux, peut-être. Toujours était-il que Xi en semblait bien fière.
Ils échangèrent rapidement sur cette excuse de contrôle d'entrée. L'institution avait beau porter le nom « École Martiale de la Capitale », elle s'avérait moins prestigieuse que ce à quoi ils s'étaient attendus. Le désespoir menait-il ses directeurs, ou la question « que pensez-vous du Diable » renfermait-elle un piège ?
Toujours était-il qu'ils ne les jugeaient pas sur leurs aptitudes physiques, mais sur leur morale. Et leur morale, ils parurent la juger « bonne », car ils acceptèrent leur candidature sous réserve qu'ils restent la première année. Logés, nourris, et blanchis, mais il ne fallait pas pousser le bouchon trop loin : ils devaient leur rapporter des sous.
Ce, en travaillant dans leurs vergers, s'occupant de leurs armes, et nourrissant leur réputation à l'étranger pour toujours plus de financements.
***
École Martiale de la Capitale, Empire de Hanâ – 1770
Le sabre de Xi fendit une dernière fois l'air. Elle planta ensuite ses talons dans le sol, et balaya les alentours du regard, le souffle court et les épaules alourdies sous sa cotte de mailles.
Le soleil pesait sur l'herbe sèche du terrain d'entraînement. Les apprentis les plus chanceux échangeaient des coups sous le bois éparse le bordant ; d'autres, arcs tendus, s'accroupissaient sous l'ombre des porches de leurs bas bâtiments pierreux. Près de la moitié de leurs flèches rataient complètement leurs cibles de bois.
Cela n'était pas étonnant, au bout de cinq mois d'apprentissage. Xi n'atteignait un meilleur score que grâce à ses heures supplémentaires. Majorer, il fallait majorer. Sinon, comment venger son frère et Liz en confrontant le Diable ?
Loë, lui, se la coulait douce. Elle repérait de là sa longue couette brune, entre les pommiers généreux, derrière les quintaines. Cet après-midi-ci, il était chargé de ramasser les fruits de l'école. De son côté, l'adolescente appréciait peu cette tâche, mais au moins renforçaient-ils leurs muscles en se traînant des paniers lourds comme pas deux. Aucune corvée supplémentaire ne semblait être tirée au hasard : elles leur apportaient toutes quelque chose. Prendre soin de ses armes, cuisiner, cultiver, et elle en passait.
Malgré la qualité dérisoire de l'examen qu'ils avaient passé, l'apprentissage des arts martiaux de cette institution, lui, méritait ainsi sa bonne réputation au sein de l'Empire. Leurs enseignants étaient rigoureux et stricts ; les quelques élèves qui ne parvenaient pas à progresser devaient retourner chez eux pour ne pas se tuer à la tâche, non sans rembourser leurs frais d'hébergement et d'apprentissage.
Ces derniers mois, ils étaient passé d'une centaine à une soixantaine – et ce n'était que la première vague sélective avant le résultat de leurs premiers examens.
Examens s'étant tenus la veille même.
Un grognement s'éleva alors, à sa droite. Loë remontait la pente escarpée du verger : sa face solide était tordue sous l'effort, et suait tant qu'elle en brillait. Derrière se traînaient leurs camarades. Pas un pour rattraper l'autre..., pensa-t-elle dans un rictus.
— Xi..., ahana son ami. Les résultats, au dîner... On va dîner... ?
— Pas à moi d'en décider.
— Je pense que tu auras validé les épreuves. Et je suis tout autant persuadé que j'ai raté les miens...
Et il n'en pleurait pas le moins du monde. Chaque jour, Loë devenait de plus en plus paradoxal : tantôt souhaitait-il partir, tantôt tentait-il de dépasser l'adolescente. Parfois, cela fonctionnait. Parfois.
Le dîner, il arriva bien trop vite. On bavardait avec énergie, dans le bas réfectoire rafraîchi par ses murs de pierre. Si les tables de bois s'alignaient dans la plus grande des rigueurs, les bancs, eux, étaient de plus en plus épars. Certains avaient même été rangés contre les cloisons, et on avait pu écarter un peu les tablées des solides piliers de la cantine.
Derrière les fenêtres étroites, un soleil pourpre se noyait dans la forêt des vallons alentours. Cette vue plaisait aux yeux de Xi : elle en oubliait le goût fade de son pain et de son potage. Puis, Loë la ramena à la réalité d'un coup de coude.
Elle grogna aussitôt : il lui servait un air boudeur. Seul lui était assis à ses côtés, se souvint-elle ensuite. Seul lui, car personne ne l'approchait. Paraissait qu'elle ne savait pas sociabiliser. Les personnes l'évitaient, ou ne comprenaient pas pourquoi elle avait déjà une tresse en moins, ou ne la remarquaient simplement pas.
Elle n'engageait pas plus la discussion : alors, qu'il n'y avait que Loë. Depuis que Liz est morte, il n'y a plus que Loë... Il lui arrivait d'espérer que quelqu'un l'approche, et ne la fuie pas ensuite. Cependant, la réalité lui revenait toujours à la face : cela n'allait jamais arriver.
— Xi, tu as validé tes épreuves, souffla-t-il.
— Oh.
— « Oh », c'est tout ? Tu n'as pas entendu la professeure annoncer la liste des lauréats ?! Je suis pris aussi, d'ailleurs, glissa-t-il.
L'enseignante est là ? Oui, l'enseignante était là. Malgré sa face ramollie par l'âge, son chignon et ses prunelles restaient parfaitement noires. Liz aussi, parfois, avait noué ses cheveux en chignon.
Xi posa son regard sur sa tresse désormais sèche, toujours nouée avec fermeté autour de son poignet.
Son amie lui manquait toujours. Certains matins, au réveil, elle oubliait son décès : le souvenir de son cadavre était poignant, mais de moins en moins violent. Peut-être l'adolescente parvenait-elle pour de bon à convertir son désespoir en hargne.
Après tout, elle devait toujours aller voler le poste du Diable ; et, pour cela, elle avait besoin d'une bonne dose de haine. Et, puisqu'elle ne côtoyait que Loë, et que ses parents se battaient pour ne pas mourir de désespoir après la mort de son frère, elle considérait qu'elle n'avait pas grand-chose à perdre.
Au bout de trois ans ici, elle allait gagner le titre d'apprentie. Deux ans de plus, et le grade de combattante confirmée allait lui appartenir, ainsi que la possibilité de se faire employer par l'école. Puis, avec trois dernières petites années plus intensives encore, les tournois allaient s'ouvrir à elle : allait-elle être considérée comme « maîtresse. »
Jusqu'où Loë comptait-il aller ?
— Jusqu'où tu comptes aller ? lui demanda-t-elle sans réfléchir.
Il la gratifia d'un air surpris, pour la fuir du regard.
— Je ne sais pas. Au moins apprenti, histoire de tirer quelque chose de tout ça. Je m'amuserais plus en alchimie...
En bref, tu ne tiendras pas ces trois premières années.
— Pourquoi être venu, si tu t'ennuies ? murmura-t-elle.
— Essayer quelque chose, car je n'avais aucune ambition.
— Ce, même si mon frère venait de mourir ?
Son ami se reconcentra sur son bol de bois. Ses tresses dissimulèrent un instant ses yeux.
— Oui.
— Tu mens.
— Certes.
— Loë, si tu ne veux pas rester, tu peux y aller. On dirait que chaque jour est une épreuve pour toi, railla-t-elle.
Il haussa les épaules.
— C'est le principe d'une école martiale, non ? posa-t-il.
— C'est le principe d'une école martiale, oui.
Xi finit à son tour son épais breuvage. Un peu plus, et elle aurait eu de la pitié pour son ami. Mais au milieu de son début de peine, au moins nourrissait-elle un peu d'irritation envers lui : qu'il endure quelque chose qu'il n'aimait pas, pour la seule raison qu'il n'avait pas confiance en elle, blessait son ego.
— Vraiment, tu peux partir si tu veux. Tu ne t'amuses que quand tu ramasses des pommes : c'est triste à voir. Arrête donc de te maltraiter.
Loë ne répondit pas, et pourtant, ses épaules se baissèrent d'un petit centimètre. Il afficha un faible sourire, et ce fut tout. La fin de leur excuse de dîner se passa en silence : ils n'échangèrent pas un seul mot avant de rejoindre leur dortoir respectif.
Son faible sourire, il hanta Xi jusqu'à ce qu'elle se glisse sous ses draps. Elle le trouvait trop lourd de sens. Elle en avait peur. Et ce fut à raison : trois ans plus tard, elle se retrouva seule pour de bon.
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