Chapitre I
Empire de Hanâ – 1769, trois ans plus tard
Les oiseaux gazouillaient avec joie, du haut des vifs arbres entourant Xi. Le bois était calme et apaisant : quelques lapins bruns sautaient d'un buisson à l'autre, une poignée d'ânes foulaient la terre, des abeilles voletaient à ras les pâquerettes. Pour saupoudrer le tout, une légère bise malmenait la tresse restante de l'adolescente, et caressait sa nuque à nue.
— Tu vois, cet endroit est bien, commenta Loë du haut de son rocher.
Son visage s'était durci, en trois ans : seules ses lunettes rondes l'affinaient. Lui avait gardé ses deux fichues tresses brunes. Elles chatouillaient ses côtes, tant ses cheveux avaient poussé.
Pour qui allait-il les abandonner ? Xi fixa une énième fois celle de Liz, toujours nouée autour de son poignet. Elle l'avait lavée, et en prenait soin : les pauvres parents de son amie méritaient au moins que la seule trace restante de leur fille reste en bon état.
Les gardes n'avaient jamais retrouvé la conductrice de la calèche ayant tué Liz. Cela arrivait, parvenait enfin à se dire Xi. Elle avait mis trois fichues années à cesser de crier sur sa famille, de s'enfermer dans sa chambre, ou de chiper et étudier avec frénésie le moindre texte sur les Diables. Elle s'était faite une raison : aller à leur rencontre n'allait rien régler.
Ce jour-ci, pour la première fois depuis trois ans, elle s'était résignée à retourner dehors. Le soleil lui avait piqué les yeux, et le moindre chariot, mordu les os. Loë l'avait compris : il l'avait guidée jusqu'à la clairière dans laquelle ils se reposaient désormais. Sa tranquillité apaisait tant la jeune fille qu'elle pensait nager dans un rêve.
— Loë.
— Oui ? marmonna-t-il.
— Tu as mangé quoi, ce midi ?
— Du bouillon. Et toi ?
— Du riz. Oh, des papillons.
Il releva le nez de son bouquin d'alchimie, les sourcils froncés.
— Tu as bouffé des papillons ?
— Non. Sur les fleurs, il y a des papillons.
— Oui, Xi : c'est une forêt, soupira-t-il.
Oh, excuse-moi d'être restée confinée pendant trois ans !
Ces papillons, elle les étudia un long moment, l'oeil plissé. Ils ressemblaient à ceux du portrait qu'elle avait montré à Liz. Elle n'avait jamais compris pourquoi les Diables avaient guidé des insectes, en plus d'une horde de personnes. En quoi pouvaient-ils les aider dans leur lutte contre les Dieux ?
Tous les Diables devaient être de sacrés énergumènes. Combattre vainement les Cieux, regrouper des Hommes dans l'espoir d'être plus forts, se terrer ensuite loin de tout... Paraissait qu'ils avaient disparu il y avait mille sept cents soixante-sept ans de cela. Leur guéguerre n'avait duré que cent deux ans.
Bande de pucelles. Même elle pouvait mieux faire – et elle comptait leur prouver qu'elle était capable de les dépasser. Ils tenaient des boucliers et des lances, des épées et des arcs. Non seulement allait-elle manipuler ceux-ci sur le bout des ongles, mais en plus allait-elle combattre à la hache !
Combattre en toute amitié, cependant. Des morts, peu pour elle.
Xi s'étira contre le tronc à côté duquel elle était assise. L'envie de retourner chez elle la rongeait de plus en plus. Elle leva donc le menton vers Loë. À part pour la traîner dehors, il ne prenait jamais les devants : si elle lui proposait de partir, ils allaient partir.
Mais une course précipitée s'éleva soudain derrière. Elle se retourna avec curiosité... pour reculer sur les fesses. Sa mère remontait la colline avec précipitation, pâle comme un linge. Sur sa tunique... Du sang ?!
Xi bondit aussitôt sur ses pieds : le monde tourna autour d'elle. Liz, un hennissement furieux, un cri déchiré. Ces souvenirs la harcelèrent encore et encore et encore, la rue bondée de leur village écrasa la forêt l'entourant, elle hurla même pour retenir son amie.
Mais ses genoux, lorsqu'elle tomba en avant, ne rencontrèrent qu'un sol moelleux. C'est vrai..., se souvint-elle. Je suis dans le bois, avec Loë... et il ne se passe rien. On discute juste...
— Xi ! haleta alors sa mère. Xi, tu es là ?!
— Elle est là, débita Loë à sa place.
Il posa une main sur l'épaule de l'adolescente, et s'accroupit à côté d'elle avec souci. Ses lunettes étaient tombées, perçut-elle. Du reste, elle distinguait à peine ses traits durs, tant ses yeux la brûlaient. Des larmes, réalisa-t-elle.
Elle n'aurait jamais dû sortir.
— Grands Dieux, Xi, suffoqua soudain Misa. Tu es là, tu vas bien...
L'intéressée évita à tout prix de la regarder. Le sang sur son haut devait être celui d'un quelconque poisson qu'elle venait de couper en fines lamelles. Rien de plus. Rien de plus.
— Ton frère..., s'étrangla-t-on pourtant. Un chariot...
Son frère, un chariot. Xi se glaça de pied en cap. Les alentours s'assombrirent ; seule la face de Misa persista, tordus sous une souffrance et un choc sans nom. Ils tordirent aussi les entrailles de sa fille ; elle plaqua illico une main sur son poignet. Sur la tresse de Liz.
Ce n'était pas possible. Elle cauchemardait, c'était tout. Elle le savait, que cette forêt était un rêve. Sinon, les buissons et les arbres n'auraient pas disparu, les oiseaux non plus, Loë non plus.
Mais non, l'arrivée de Misa n'était pas le fruit de son imagination nécrosée. Son frère était réellement mort, renversé par une calèche. Et cette calèche avait été conduite par une femme au carré ébène, et aux yeux noirs et bridés et vides.
Les gardes n'avaient jamais retrouvé la meurtrière. Les gardes étaient des enfoirés. Les gardes ne pouvaient pas arrêter un simple accident. Et les Dieux, les Dieux n'étaient pas foutus de sauver quiconque, pas même Xi. « Sauve-toi toute seule ! » lui criaient-ils certainement : alors, elle allait s'y plier. Les Dieux faisaient la loi, après tout.
Et s'ils avaient désormais choisi de se faire défoncer, Xi ne pouvait qu'obéir.
***
Empire de Hâna, trois mois plus tard
Est-ce qu'elle acceptera de sortir... ? pensa Loë, le menton bas. Il passa entre un buffle grassouillet et trois gardiennes impériales. Autour de lui, les maisons de bois ou de chaume s'effaçaient sous le ciel gris. Seule persistait la résidence de la famille de Xi, une baraque pas plus originale, si ce n'était d'autant plus bancale.
De celle-ci émergea alors son amie, un lourd sac sur le dos et l'air lugubre. Ses cheveux blonds étaient d'autant plus courts, comme il s'y était attendu ; sa frange restait négligée, et ses poings continuaient de se serrer convulsivement.
Mais au moins avait-elle gardé sa seconde tresse, et mettait-elle le pied dehors. Néanmoins, elle choisissait bien mal son jour : il manquait de pleuvoir à torrents. Le vent même violentait les étalages des marchands. Mais Xi se contentait de baisser un peu plus son chapeau de paille au-dessus de sa tête, et de s'avancer en direction de l'extérieur de la ville.
Loë lui courut aussitôt après. Un désastre, un désastre allait encore tomber sur eux. Après s'être cloîtrée, elle comptait s'enfuir ?
— Xi ! cria-t-il au-dessus du vent.
Elle s'arrêta un instant. Très facile, trop facile. Et pur cause : elle n'avait pas tourné les talons pour lui, réalisa-t-il. Elle regardait Misa, qui dépassait tout juste de leur maison. Ses yeux étaient bouffis, et elle secouait étrangement la main, comme pour lui dire au-revoir.
Non, elle lui disait au-revoir. Ainsi Xi acquiesça-t-elle, et repartit-elle, sans même voir ce pauvre Loë terrassé. La vision de sa silhouette s'évaporant au loin le glaçait sur place. Bouger, il devait bouger, il devait lui courir après comme il l'avait toujours fait, car la mort de son frère l'avait peut-être pour de bon détruite.
— Loë ? l'appela-t-on alors d'une voix ténue.
Il se tourna avec labeur vers la mère de Xi. Puisqu'elle lui fit signe de s'approcher, il s'approcha. Puisqu'elle le salua, il la salua. Puisqu'elle lui demanda de ses nouvelles, il en donna, et lui rendit la pareille.
Il était mécanique, car il ne comprenait plus rien à rien.
— Xi part pour travailler.
Pour une raison obscure, il se retrouvait désormais agenouillé face à la basse table de la famille de son amie. La frêle flamme d'une lampe à huile éclairait les murs de bois, et faisait danser les ombres de l'unique commode et des quelques placards et des deux-trois tabourets de la pièce et des parents de Xi.
La face de Misa était passée de forte à cadavérique. Ses joues se creusaient, ses yeux se cernaient. Et pour cause : elle avait perdu son fils, sa fille devait quitter la maison. Quitter la maison. Pour travailler. Travailler où ?
— Misa, murmura Loë. Où va Xi ?
— École martiale de la capitale, jeta-t-on à sa droite.
Tous se retournèrent d'un bond vers l'entrée : elle se tenait dans l'encadrement de leur porte branlante, les bras croisés. Peu ravie, qu'elle était. Non seulement le voyait-il à son expression renfrognée, mais en plus l'avait-il entendu dans son timbre bas.
C'était elle qui avait répondu à la place de sa mère.
— Tu blagues... ?
— Tu me vois ramasser des pommes de terre ? balança-t-elle. Maman, j'ai oublié ma bourse.
— Je viens ! se précipita-t-il.
On se retourna vers lui avec stupeur.
— Tu viens ? répéta Xi, sourcils froncés. Tu vas pas tenir trois jours. Faut des bibis, tu sais.
— Xi... Qu'est-ce qu'il s'est arrivée... ?
Cette fois-ci, elle s'avança pour de bon. Quelque chose n'allait pas. Elle était trop directe, trop vive. Ses prunelles brillaient toujours, alors qu'elle souffrait d'une seconde perte. Devenait-elle folle ?
— Faut ramener des sous-sous, grincha-t-elle finalement. Je vois pas quoi te dire d'autre, Lo-lo.
Elle est devenue folle, c'est du sérieux ! Mais, à sa plus grande horreur, ses parents lui rendirent simplement la bourse d'argent dont elle avait parlé. Un « merci » et une embrassade plus tard, elle se tourna de nouveau vers la sortie.
— Loë, posa-t-elle toutefois. Tu veux vraiment t'incruster ? Ils balaient des gens tous les ans, tu sais. Tu serais la risée de tout le monde.
— Je n'ai rien d'autre à faire..., s'étrangla-t-il.
— Je fais quoi, alors ? J'attends que tu fasses tes valises ?
— Exact. Je reviens.
À elle de lui servir une oeillade estomaquée.
— Gars, t'es un cas !
Parle pour toi ! Il se précipita dehors, le coeur battant. Xi comme Misa avaient perdu la raison. Peut-être que ses parents, à lui, étaient capables de leur remettre les idées en place. Mais non, ils se contentèrent de l'encourager avec chaleur, car « tu choisis enfin de faire quelque chose ! » Ils réagirent à peine lorsqu'il leur expliqua la situation, à se détourner de tout souci.
À ce seul instant, il sut que le monde entier plongeait dans la folie. S'engager dans une école martiale, en soi, n'était pas grave. Non, c'était le contexte qui rendait cet engagement affligeant. Xi et Misa étaient poussées par le désespoir. Elles avaient un salaire en moins, elles croulaient sous le deuil du frère de Xi : pour sûr pensaient-elles que tous les moyens étaient bons à prendre, pour arranger leur situation.
Tous les moyens, et surtout les plus extrêmes, afin de mieux noyer leur douleur.
Lui, il n'avait pas menti. Il n'avait rien à faire. Suivre Xi, cela relevait aussi du loisir, non ? Non ?! Non, il souhaitait juste la calmer trois secondes avant qu'ils n'atteignent la capitale et son école de ses deux. Alors, lorsqu'il retourna chez elle, il leur servit un petit sourire pseudo-peiné et chaleureux, avant de partir.
Mais dès qu'il se retrouva à l'abri des regard, un sérieux tombal modela ses traits. Il fallait les arrêter de toute action précipitée avant qu'elles ne regrettent quoi que ce soit. Ainsi se jura-t-il de retourner dans leur village en deux-deux...
... et échoua-t-il lamentablement.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top