𝐂𝐡𝐚𝐩𝐢𝐭𝐫𝐞 𝟔 (corrigé)
La petite Mia était emmitouflée dans les vêtements d'hiver tout neufs que ses frères lui avaient achetés. La veille, en découvrant la maigreur de sa garde-robe, Anthony avait dépêché Matthew et Tommy de lui trouver des tenues plus chaudes. Ils étaient revenus les bras chargés de pulls doux, de bonnets moelleux et de petites bottines. Pourtant, au milieu de toutes les couleurs possibles, Mia n'avait choisi que du rose, du beige et du blanc.
C'étaient ses couleurs favorites, ces nuances tendres qui rappelaient les crayons pastels que sa maman lui avait offerts autrefois. Ce coffret de crayons, soigneusement rangé dans une boîte légèrement éraflée, était d'ailleurs l'un des rares trésors qu'il lui restait de sa mère.
À présent, la fillette se tenait à l'entrée d'un vaste parc, la main serrée dans celle d'Anthony. Lorsque ce dernier la relâcha, elle resta un instant immobile, les yeux grands ouverts, observant les lieux avec une curiosité muette. Le froid piquait ses joues rosées, et son souffle formait de petites nuées blanches dans l'air vif.
— D'you like this place, sweetheart ? demanda doucement Anthony en s'accroupissant près d'elle.[Tu aimes cet endroit, ma puce ?]
Sans répondre, Mia s'élança vers un immense tas de feuilles mortes qui croulait sous l'humidité de l'automne. Elle se laissa tomber dedans dans un froissement joyeux, éparpillant autour d'elle une pluie d'or et de roux. Allongée sur le dos, elle leva les yeux vers le ciel pâle et esquissa un sourire émerveillé.
Matthew, adossé à un lampadaire, laissa échapper un petit rire, une cigarette coincée entre ses doigts.
— C'est pas vrai... Il y a une aire de jeux juste à côté, et le premier endroit où elle se précipite, c'est un vieux tas de feuilles, fit-il en secouant la tête, amusé.
Anthony glissa les mains dans ses poches, un demi-sourire au coin des lèvres.
— C'est vrai que notre petite Mia a quelque chose de particulier, admit-il en reprenant sa marche. Elle a... un éclat différent, et je crois bien qu'elle tient ça de maman.
Matthew tira une nouvelle bouffée de sa cigarette, son regard suivant les mouvements de la fillette qui roulait dans les feuilles comme un chaton dans l'herbe.
— En tout cas, elle n'a pas hérité de sa parlotte, lança-t-il avec un soupçon d'ironie.
— C'est vrai que maman était très bavarde, répondit Anthony. Mais ça m'inquiète, tu sais. À son âge, les enfants parlent beaucoup. Et son silence... c'est pas normal.
Le frère cadet hocha lentement de la tête, le visage assombri par la fumée.
— Je suis d'accord. On devrait essayer de la questionner sur ce qui s'est passé avec... ce beau-père. Putain mais, comment maman a-t-elle pu finir avec un type pareil ?
Anthony détourna les yeux, la mâchoire serrée.
— Je ne sais pas, Matt. Peut-être qu'elle n'avait pas le choix. Maman n'a jamais obtenu la nationalité française. Elle est toujours restée dépendante de papa, jusqu'à ce qu'on revienne ici.
Matthew écrasa sa cigarette dans un geste brusque.
— Je le déteste, ce mec. Il n'a pas intérêt à toucher à la petite...
— Alright, I know Matthew, I know. But in the meantime, he is the reason we have a roof over our heads.
[D'accord, je sais, Matthew. Je sais. Mais c'est aussi grâce à lui qu'on a un toit.]
Matthew grogna, le regard sombre.
— I know... this is so fucked up.
[Je sais... c'est tellement la merde.]
Un cri soudain les fit sursauter. Ils se tournèrent d'un même mouvement : Mia tenait un caillou dans ses petites mains gantées. Dessus, quelqu'un avait dessiné un visage souriant avec un feutre noir.
La fillette éclata de rire, sa voix claire résonnant dans l'air glacé.
— Regardez ! s'exclama-t-elle avec un grand sourire. C'est Monsieur le caillou ! Il m'a fait trop peur.
Anthony porta une main à son cœur, feignant un soulagement exagéré.
— Alright, little girl, you're the one who scared us this time. Allez, pose ça et viens te promener avec nous.
[Très bien, petite, cette fois c'est toi qui nous as fait peur.]
— D'accord... Au revoir, Monsieur le caillou, murmura Mia en reposant la pierre avec un soin presque cérémonieux.
Anthony s'accroupit pour enlever les feuilles accrochées à sa veste, époussetant chaque recoin comme s'il s'agissait d'un fragile trésor. La fillette lui offrit un sourire radieux avant de se remettre à trottiner, ses bottines craquant sur le gravier.
Quelques mètres plus loin, son attention fut captée par un petit arbre au tronc noueux. Sans prévenir, elle attrapa la branche la plus basse et commença à grimper, agile comme un chaton.
Anthony se raidit. Son cœur bondit à l'idée qu'elle puisse tomber, mais l'arbre n'était pas bien haut. Il inspira profondément, décidant de la laisser savourer sa victoire silencieuse.
Matthew, de son côté, jeta le mégot de sa cigarette dans une poubelle voisine et reprit, le ton redevenu sérieux :
— Bon... et l'inscription à l'école, ça en est où ?
Anthony suivit Mia du regard, désormais assise sur une branche épaisse, les jambes se balançant dans le vide.
— C'est réglé, répondit-il sans la quitter des yeux. Je l'ai inscrite dans une école française privée. Un endroit calme, sécurisé. Pas plus de deux cents élèves. J'ai déjà signé tous les papiers.
Matthew hocha la tête, soulagé.
— T'as bien fait. Je ne veux pas qu'elle se retrouve avec des gamins mal éduqués qui pourraient... profiter d'elle.
— Oui, c'est aussi ce que je me suis dit. Maintenant, il n'y a plus qu'à lui annoncer.
Anthony s'avança alors vers l'arbre, levant les bras comme pour accueillir sa petite sœur.
— Alright, sweetheart, come here.
[Allez, ma puce, viens par ici.]
Anthony attrapa délicatement la fillette par-dessous les aisselles et la reposa sur le sol, avec une lenteur presque cérémonieuse. Puis il s'accroupit à sa hauteur, et rajusta le col de sa petite veste. Sa main resta un instant suspendue, comme s'il hésitait à rompre le fragile silence. Il se racla la gorge, la voix adoucie :
— Ma puce, j'ai une bonne nouvelle pour toi. Tu vas aller dans une nouvelle école, où tu pourras te faire plein de nouveaux copains. Tout est déjà prêt, et tu pourras commencer dès lundi.
À ces mots, le sourire qui éclairait le visage de Mia s'éteignit aussitôt. Une ombre glaça ses traits enfantins ; ses yeux, tout à l'heure pétillants, se voilèrent d'une brillance inquiète. Son petit corps se figea, comme frappé d'un souvenir douloureux.
Elle n'avait aucune envie de retourner dans un endroit pareil. L'école, pour elle, n'était plus qu'un mot qui sentait la peur, un endroit où l'air devenait irrespirable. Mais, docile, elle se contenta d'un bref hochement de tête, incapable de laisser échapper la moindre parole.
Anthony fronça les sourcils, troublé par ce silence. Il caressa doucement la joue de la fillette, sa voix se fit presque un murmure.
— Qu'est-ce qu'il y a, mon ange ? Tu n'es pas contente ?
Mia garda les lèvres closes. Son souffle s'accélérait, chaque inspiration devenant plus courte, plus haletante. Elle sentait ce poids familier dans sa poitrine, cette panique qui rampait dans ses veines comme une bête tapie.
Matthew, qui observait la scène un peu en retrait, sentit une alarme sourde résonner en lui. Ses sourcils se froncèrent, une inquiétude muette traversant son regard.
— Don't worry, sweetheart, everything will be fine. Allez viens, je pense qu'il est temps qu'on...
[Ne t'inquiète pas, ma chérie, tout ira bien.]
Il n'eut pas le temps d'achever sa phrase. Une voix féminine, claire et familière, surgit derrière eux.
— Matthew ? Anthony ? Quelle surprise de vous voir ici !
Les deux jeunes hommes se retournèrent. Une femme approchait, poussant une poussette où dormait un petit garçon emmitouflé sous une couverture bleue. Elle devait avoir une quarantaine d'années, le visage illuminé par un sourire chaleureux. C'était Monica.
Monica était l'ancienne baby-sitter des frères, celle qui, des années plus tôt, venait apaiser leurs chagrins d'enfants. À l'époque, toute jeune diplômée en langues françaises et en accompagnement de l'enfance, elle les avait souvent gardés quand leur mère était malade ou absente, jusqu'au jour où Anthony avait pris le relais, assez mûr pour veiller lui-même sur ses cadets.
— Monica ! Salut ! lança Anthony en se redressant, un sourire sincère étirant ses lèvres. Comment tu vas ?
— Super ! Et vous, mes garçons, comment allez-vous ? répondit-elle, la voix aussi douce qu'un souvenir d'hiver.
— Bien, merci, répondit Matthew, d'un ton légèrement plus froid mais poli.
Anthony, avec la fierté d'un grand frère, présenta Mia, puis commença à expliquer brièvement la situation. Pendant qu'ils échangeaient, la fillette sentit son cœur s'emballer. Sa respiration se fit plus saccadée, son ventre se noua d'angoisse. Les mots école, copains, lundi, tournaient dans sa tête comme un bourdonnement menaçant.
Profitant de la conversation, Mia recula d'un pas, puis d'un autre, le plus discrètement possible. Ses petites chaussures crissaient à peine sur le gravier. Puis, sans prévenir, elle se mit à courir.
Courir, toujours plus vite.
Elle ne voulait pas y aller. Pas à l'école. Pas encore. Son corps tout entier hurlait la fuite. Derrière elle, les voix de ses frères s'élevèrent, d'abord étonnées, puis affolées.
— Mia !
Mais déjà, leurs appels se distordaient dans sa tête. Plus elle courait, plus tout semblait lointain, irréel. Le vent glacé lui fouettait le visage, ses jambes devenaient lourdes, ses tempes pulsaient. Des fourmis picotaient ses mains, son champ de vision vacillait.
Au bout de l'allée, une ouverture menait directement aux rails du tramway. Sans réfléchir, la fillette fonça dans cette direction, ses petites bottes claquant sur le sol.
Un grondement sourd monta derrière elle. Le tram arrivait, à quelques mètres à peine. Mais Mia, aveuglée par la panique, ne vit pas l'engin qui approchait.
Elle fit un pas de plus. Un seul.
Soudain, une main surgit, ferme et rapide, l'agrippa par le col de sa veste. Dans un mouvement brusque, son petit corps fut projeté en arrière, contre une poitrine inconnue.
La fillette se retrouva enveloppée dans les bras d'un étranger. Le monde, un instant plus tôt empli de bruits, s'était réduit à un silence presque irréel, juste interrompu par le battement affolé de son cœur.
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