Chapitre 41
Athalia
— C'est quoi ce truc.
La phrase d'Alexeï étant plus une accusation méfiante qu'une simple question, je me mets à rire en lâchant du regard les volutes de la toison argentée qui s'étendent au-dessus de nos têtes.
Le vent frais, pointilleux, fait rosir nos pommettes à l'approche de la période de Noël, et de délicates arabesques de fumée s'échappent des différents stands de street food qui bordent la partie sud de l'East River.
J'enfonce un peu plus l'une de mes mains dans la poche de ma grosse doudoune, et savoure le goût de la pomme de terre mélangé à celui du fromage fondu quand je croque dans mon corn dog.
Succulent.
— Goûte, c'est trop bon !
— Permets-moi d'en douter. Pourquoi ça ressemble à cette race de chien là, tu sais... C'est pas sympa pour eux, mais... On dirait des saucisses, annonce-t-il en regardant toujours d'un œil mauvais son snack, comme s'il allait lui sauter à la figure.
Son comportement accentue les éclats de mon rire, et je hausse les épaules en continuant de déambuler avec lui sur les pourtours de la berge.
— Sûrement parce que ça a un rapport avec le nom, je lui énonce en glissant mon bras autour du sien pour que nous puissions marcher l'un près de l'autre.
Le vent se lève à nouveau, dégageant mes cheveux de mon visage quand je reprends une autre bouchée de mon repas.
Alexeï glisse plus fermement son bras autour du mien, comme s'il craignait que je ne m'envole, et jette un regard circulaire autour de nous.
Depuis ce qu'il m'a dit juste après l'annonce de Sayn, sur fait de rester sur mes gardes, il passe son temps à tout épier lorsque nous sortons.
Rien que tout à l'heure, il est allé voir des touristes qui prenaient la rue en photo, par peur qu'on ne me prenne moi.
Je lui ai dit de se calmer, que tout aller bien, et l'ai emmenée vers un stand pour grignoter quelque chose, histoire de le détendre un peu.
Voilà pourquoi, désormais, il sort le bout de sa langue qu'il tapote sur la chapelure de sa gourmandise, les yeux plissés, dubitatifs.
Son côté doré et croustillant à l'air beaucoup plus friand quand nous passons avec irrégularité sous les lampadaires qui bordent la route, et que leur clarté vient inonder le poignet d'Alexeï.
Attirée par ce qu'il fait du coin de l'œil, et par la mise en lumière de ses gestes, je reporte mon regard vers lui, et sens mes joues s'échauffer à la vue du bout pointu de sa langue qui gratouille les grains de la panure.
Enfin, non. Ce n'est pas son geste en lui-même qui m'envoie une puissante salve de papillons dans le ventre, mais plutôt son muscle rose et humide qui sort à l'air libre.
Je prends une lourde inspiration, gonfle les joues, et soupire au moment où les iris brûlants d'Alexeï se posent curieusement sur moi.
— Tu t'apprêtes à aller nager là ou quoi ? se moque-t-il gentiment.
Ses yeux pétillent de malice, et je m'empresse de me reprendre en secouant la tête d'un mouvement ferme.
Je termine d'engloutir mon corn dog en deux bouchées, et jette le bâtonnet en bois dans la première poubelle que je croise.
— C'est toi qui me déconcentres.
— Oh, intéressant, sourit-il en glissant sa main dans la poche de ma doudoune, où la mienne se trouve.
Il emmêle nos doigts ensemble, les siens frais contre la peau brûlante de ma paume, qui se trouve être à la même température que mes joues.
Je ne peux pas penser à autre chose, c'est plus fort que moi.
Je n'arrête pas de m'imaginer où sa langue pourrait glisser, ce qu'elle pourrait découvrir sur mon corps, mais aussi ce qu'elle pourrait choyer, lécher, dorloter.
Ok, cette fois, c'est l'intérieur de mes cuisses qui bourdonne autant que mon cœur dans ma poitrine.
Je dois me calmer.
Mais autant dire que depuis ce que nous avons fait la veille contre la baie vitrée de la chambre, j'avais l'impression que toutes les cellules de mon corps étaient sans cesse en éveil.
Comme si notre acte avait déverrouillé quelque chose en moi. Un désir profond et proéminent qui avait besoin d'être en permanence rassasié.
Peut-être étais-je malade ?
Oh non.
Cette pensée a à peine le temps de frôler les murs de mon esprit, que mon ventre se contracte légèrement.
Je serre plus fort que je ne le veux les doigts d'Alexeï prisonniers des miens, et m'arrête assez brusquement sur la route pavée en inspirant un grand coup.
Et non, cette inspiration n'a malheureusement plus rien à voir avec les idées agréables qui voltigeaient derrière mes yeux il y a quelques minutes.
Alexeï s'arrête aussitôt, et je lis à travers le cristallin brillant de ses yeux qu'il avait déjà compris avant même que mes doigts ne freinent les siens.
— Ça recommence, bébé ?
Mon cœur loupe un violent battement quand ce nouveau surnom atteint la barrière de mes oreilles.
Mais je n'ai pas vraiment le temps de me remettre des émotions provoquées par ce simple mot, qu'Alexeï englobe de ses mains tièdes la rondeur de mes joues.
Je hoche difficilement la tête, le souffle raide, le ventre noué.
— Ok, laisse-moi voir.
Il attend mon autorisation, ses iris fouillant les miens pour l'obtenir, et quand il l'a, ses lèvres viennent délicatement s'écraser sur mon front.
Il me rapproche de lui, entoure mon corps devenu plus épais par ma grosse doudoune dans ses bras, et reste un moment ainsi à me serrer contre lui.
J'inspire son odeur, tandis qu'il vérifie si je n'ai pas de température, tout en faisant un léger signe de la main à mes gardes du corps qui nous suivent de près en tenue de civile, pour leur indiquer que tout va bien.
On reste un moment dans cette position. Je finis par clore les paupières, respirant l'air frais qui nous entoure pour me sentir moins oppressée et profiter des lèvres d'Alexeï qui se déplacent sur le haut de ma tête.
— Tu n'as pas de fièvre, murmure-t-il avec douceur en déposant un doux baiser sous l'un de mes yeux.
Il se recule ensuite, m'indique de tirer la langue, et secoue la tête après quelques instants en caressant l'une de mes pommettes.
— Tu n'as pas la langue blanche, et tu n'es pas pâle. Tu as mal à la tête ? Au ventre ? Autre part ?
Je balance ma tête négativement au rythme de ses interrogations. Alexeï reste près de moi, une main toujours en contact direct avec ma peau.
Sa paume chaude et réconfortante est placée à l'arrière de ma nuque, sous ma doudoune et le col de mon pull. Avec son pouce, il trace des dessins imaginaires sur ma peau nue, le nez presque collé au mien.
Ainsi, j'ai le sentiment d'être enfermée dans une bulle protectrice. Nos souffles se lient, et je garde les yeux fermés le temps que mon angoisse se dénoue et s'évapore.
C'est comme ça que nous fonctionnons désormais avec Alexeï. C'est lui qui vérifie ma température, la carnation de ma peau, et toute autre sensation qui pourrait être liée à une quelconque maladie.
Voyant que pendant mes périodes de crise, j'avais du mal à me calmer de moi-même, nous avions essayé une fois de le laisser faire pour qu'il puisse me rassurer.
Et cela avait mieux fonctionné que toutes ces fois où j'avais répété inlassablement à mon esprit que tout allait bien, et que je n'allais pas vomir.
J'étais plus rassurée, plus apte à l'écouter lui. Vous savez, c'est comme lorsque l'on vous fait des chatouilles. Ça vous fait plus d'effet quand c'est quelqu'un d'autre qui vous touche, que quand c'est vous-même.
— Tout va bien Athalia, tu ne crains rien.
Alexeï se décolle un peu de moi, mais laisse son menton appuyé sur le dessus de ma tête. Nous patientons ainsi quelques minutes de plus, avant que je ne me sois entièrement calmée, et que nous puissions reprendre notre balade.
Les doigts enlacés, nous déambulons plus lentement sur le bitume à mesure que nous rejoignons le centre de la ville, et ses nombreux divertissements qui attirent aussi bien les touristes que les habitants de Brooklyn.
Plus légère, moins crispée, je recommence à sourire en pointant du doigt des stands qui vendent des barbes à papa, des beignets, ou bien encore des ballons à l'effigie de films Disney gonflés à l'hélium.
Le tout est illuminé d'une centaine d'étoiles qui vacillent dans le vent.
Ces étoiles qui nous donnent le sentiment que nous avons atterri dans un espace hors du temps, ne sont rien d'autres que plusieurs lanternes aux couleurs pastel qui resplendissent grâce aux ampoules qui les font vivre.
— Je veux celui avec Raiponce. Et Coco !
Je m'arrête près du stand en question, et lève des yeux envieux vers les ficelles polychromes qui empêchent les sphères imprimées de se disperser dans le ciel parsemé de perles argentées.
Alexeï fait mine de m'ignorer malgré nos mains nouées, et son pouce qui caresse tendrement le dos de la mienne. Intrigué, son regard se perd dans le vallonnement de la foule sans cesse en mouvement autour de nous.
— Quoi ? Désolé, je t'entends pas, finit-il par me dire sur un ton qui me fait comprendre le contraire.
Je souris, et me laisse happer par toutes ces nationalités qui se frôlent, se mélangent. Des langages asiatiques, orientaux et européens sont échangés ici et là, et j'en suis fascinée.
Personne ne semble faire attention à moi, à nous. Comme en Croatie. Et je chéris ce genre de moment plus que quiconque.
Les odeurs sucrées se mêlent aux cris des enfants qui réclament des sucreries, un tour de manège en montrant l'imposant carrousel au milieu de la place, ou encore ces ballons que j'ai vus en arrivant et qui se trouvent être plus gros que leurs têtes.
Je ris, amusée, et me décale de justesse pour me coller contre Alexeï au moment où un couple explosif passe près de nous.
Ils rient à foison, les sourires épris d'un bonheur sans nom sur leurs visages, et deux regards flamboyants, passionnés, dévoués, amoureux. Ils sont dans leur monde.
La jeune femme est perchée sur le dos de son compagnon, un verre de bière à la main, comme si c'était la position la plus normale du monde.
Sa chevelure d'un blond polaire envoûtant resplendit sous les réverbères luminescents, alors que ceux du jeune garçon, de la couleur du pelage des corbeaux, tend plus à se fondre dans la toile sombre qui s'étend au-dessus de nos têtes.
— Putain, je dois vraiment acheter un de ces satanés ballons pour Jay ! s'écrie le garçon, comme s'il venait de tomber sur le Graal. Regarde, y a Pascal, le caméléon dans Raiponce !
L'homme rit, et la jeune femme le regarde, profondément, entièrement, avant qu'elle ne se penche vers ses lèvres pour venir lui dérober un baiser chaste à l'empreinte pleine de tendresse.
Ils s'embrassent sous la lueur des lanternes, et c'est si pur que j'en rougis, me demandant si Alexeï et moi ressemblons à ça, nous aussi.
— C'est clairement Jay, ce caméléon blasé en permanence, lui répond la demoiselle toujours sur ses omoplates, en libérant ses lèvres.
Ils s'esclaffent à nouveau, les joues rosies de gaieté, avant de partir vers le stand en question.
Je reste un moment focalisée sur la joie de vivre et l'amour qui émanent de chacun de leurs gestes, avant de me concentrer sur les guirlandes aux mille et unes couleurs qui font scintiller la place bondée.
Du rouge, du vert, du jaune, du bleu nuit, du blanc. Les couleurs de Noël.
Enroulées sur des lampadaires, sur les fils électriques qui relient les stands entre eux, ou encore sur certains panneaux publicitaires, l'ambiance qu'ils instaurent vaut de l'or pour ceux qui, comme moi, adorent cette fête.
Je resserre mes doigts à ceux, chauds et délicats, d'Alexeï, et porte mon regard plus loin, vers l'immense sapin dressé au milieu de la place pavée.
Ses parures blanches et dorées s'illuminent sous les néons environnants. Les dorures des boules ressortent plus marquées, ainsi que les reflets du papier brillant des guirlandes.
Excitée et heureuse, je parviens tant bien que mal à tirer Alexeï devant, pour que nous puissions prendre plusieurs clichés sous ces branches synonymes d'affections, de festivités, de traditions.
Nous sourions, rions, nous embrassons, et collons nos joues l'une à l'autre pour prendre une photo en étant plus rapprochés.
Alexeï tire la langue sur celle-ci, tandis que je lui crie d'arrêter de faire l'idiot, malgré le sourire et le bonheur qui me mange les lèvres.
Et ce n'est qu'après un long moment, quand nous nous éloignons du sapin, que je décide de jeter un œil à la pellicule de mon téléphone. Je fais défiler tous les clichés sous le regard attendri d'Alexeï, et constate qu'elles sont toutes très bien.
— Évidemment qu'elles sont incroyables, je suis dessus ! scande-t-il en bombant le torse.
— Toi, t'as pas peur de tomber avec tes chevilles qui vont devenir presque aussi énormes que ton égo.
Je lui donne une petite tape quand ses pectoraux ressortent malgré la grosse épaisseur de son manteau, et lève les yeux au ciel.
Il se met à ricaner en m'indiquant que ses chevilles vont très bien, avant de me regarder curieusement quand je lui montre du menton le premier stand qu'on a aperçu en arrivant.
Mais quand ses pupilles croisent ce que je lui dévoile plus loin sur la place, il soupire, et laisse ses traits se peindre d'un faux air consterné.
— Je peux avoir un ballon Raiponce ou Coco ?
— Athalia, exalte-t-il, un sourcil haussé, comme si son ton suffisait pour que je comprenne le fil de ses pensées.
— Alexeï ? je réponds sagement.
Je papillonne des paupières et lui lance un grand sourire innocent, avant d'éclater de rire quand il pousse un nouveau soupir d'exaspération, qui pourrait soulever des montagnes, lorsqu'il voit mon expression infantile.
— Déjà, permets-moi de te rappeler que tu as vingt-deux ans. Donc cesse de me faire ta crise pour un ballon de baudruche qui ne reproduit même pas correctement Elsa de La Reine des Neiges. Tu as vu son menton, sérieusement ?
Il écarquille les yeux de manière offensée, et me fait un grand signe de la main pour englober le ballon en question qui flotte dans la brise, plus loin.
Je me mords la lèvre pour me retenir de rire, et l'écoute aussi attentivement que je le peux en voyant qu'il est lancé dans ses explications.
Je n'aurais jamais cru qu'il serait autant investi pour une telle chose. Mais c'est très amusant à regarder.
— Ensuite, reprend-il en fronçant les sourcils d'un geste accusateur, t'es riche ! Tu pourrais même acheter le stand de celui qui les vend, et même sa maison !
— Tu n'as pas tort. Mais c'est plus attrayant de te voir faire toute cette allocution pour un 'ballon de baudruche', comme tu le dis si bien, j'énonce en souriant avec malice.
— Donc tu ne comptais pas en acheter ? manifeste-t-il en se stoppant d'un coup, usant d'un ton sermonneur en me faisant les gros yeux.
— Hm, non.
— Je te déteste.
— Pas du tout, je réplique, tournée dans sa direction, un sourcil haussé, mon regard défiant le sien.
— Oh que si.
— C'est pas vraiment l'impression que j'en avais hier soir pourtant. Tu sais, quand tu t'es frotté à moi et que tu as gém-
— Je t'aime, c'est bon, t'as gagné ! Ne finis pas cette phrase en public ! me menace-t-il avec son index en jetant des regards furtifs autour de nous.
— Ce n'était pas mon intention, je susurre du bout des lèvres, amusée.
Alexeï finit par s'avancer vers moi pour m'ébouriffer les cheveux, et tente ensuite de me porter pour me mettre en sac à patate sur son épaule.
Je lui échappe de justesse en poussant un cri de joie, et m'enfuis vers l'immense sapin pour aller me camoufler derrière.
Mais il me rattrape bien vite, et s'ensuit ainsi une course effrénée entre tous les attelages lumineux et gorgés de réjouissance qui s'agitent autour de nous.
Je ne fais même plus attention à ce qui m'environne, obnubilée par l'aura d'Alexeï, la courbe qui enjolive ses lèvres, ses mèches qui encadrent son regard ébréché par le bonheur.
Il finit par me rattraper, et nous rions à en perdre haleine, moi écrasée dans ses bras, ses lèvres pleines accotées aux miennes.
Nous nous embrassons, jusqu'à ce que le bruit environnant et les dalles en pierre sous nos pieds ne soient plus qu'un lointain souvenir, jusqu'à ce que son odeur devienne la mienne, et que la frénésie de nos baisers vrombisse dans nos tympans.
Et je prie pour que cet instant soit aussi infini que les minuscules perles qui font, chaque soir, briller le ciel.
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