Chapitre 35

Alexeï


Athalia serre les jambes sous la table. Je le sens si nettement, que je ne peux m'empêcher de sourire dans mon coin.

À la suite de son geste, la nappe se froisse entre nous. Innocemment, je retire alors la main baladeuse que j'avais préalablement posée sur le haut de sa cuisse pour y faire de légers cercles avec mon index.

C'est plus fort que moi. On pourrait presque croire que je ne parviens pas à me contrôler lorsqu'elle est près de moi, et la réalité n'en est que plus véridique.

Je ne sais pas pourquoi. C'est comme un instinct qui vibre en moi et broie tout le reste. Ça n'aurait pas été embêtant si ça ne m'arrivait pas souvent, mais là, en l'occurrence, ça me préoccupe en permanence.

La seule chose que je veux à chaque lever de soleil, c'est être avec elle. Tout le temps. Inlassablement, inopinément. C'est comme un besoin vital, un vide que j'ai besoin de combler.

Être loin d'elle provoque un trouble indescriptible dans mes pensées, que seule sa présence parvient à éclaircir.

— ...donc vous plantez le morceau de pain au bout du pique, comme ça, et après vous la plongez dans le fromage !

Maïa, assise juste en face de moi dans une salopette qui adoucit les traits de son visage, nous montre avec entrain comment utiliser la nourriture mise à notre disposition avec l'appareil déposé au centre de la table.

Il est rond, creux, et du fromage fond à l'intérieur depuis plusieurs minutes maintenant. La rallonge de la prise traverse la table de moitié pour lui permettre de fonctionner, et Élie manque de se prendre les pieds dedans quand il fait le tour pour récupérer nos verres vides.

— T'as pas des lunettes, toi, de base ? je lui lance taquin, en lui tendant mon verre.

Je vois à son regard qu'il aurait aimé me faire un geste odieux avec son majeur, mais les mains pleines, il se contente juste de me jeter un regard noir.

— Merci Alexeï ! Il ne les met jamais. C'est pas étonnant que sa vue baisse, soupire Maïa en levant la tête vers le ciel.

Mais elle abandonne bien vite son expression semi-sérieuse pour se mettre à rire en voyant les gros yeux que lui fait Élie, lorsqu'il récupère la canette de Pepsi d'Athalia.

— Arrêtez de parler comme si je n'étais pas là, c'est vexant. Je suis à demi-aveugle, pas sourd.

— Tu m'en diras tant.

Ma remarque finit par lui arracher un sourire, tandis qu'il se retourne pour se diriger vers la cuisine.

Elle se trouve non loin du salon, et en le suivant du regard, je laisse mes iris se déporter vers les nombreuses décorations qui habillent la demeure.

Plusieurs teintes lumineuses se mélangent à la fois sur les murs de la maison, mais également à travers tous les objets qui animent l'endroit, si bien qu'on a l'impression de se retrouver dans une bulle colorée.

Des coussins jaune poussin, rose pastel, vert sapin, bleu nuit font du canapé couleur châtaigne un arc-en-ciel visuel qui s'enchevêtre avec la pureté et la simplicité que dégage leur maison.

Des plantes courent un peu partout sur le carrelage beige par manque de place, ainsi que sur les meubles, qu'elles enjolivent de leurs fleurs.

Il n'y en avait pas tant avant. Ça me fait tiquer au moment où Élie revient vers nous, un plateau de légumes finement coupés dans les mains.

— C'est une nouvelle obsession ? Les fleurs ?

Je sens le regard d'Athalia se tourner dans ma direction quand ma question quitte mes lèvres, et même si j'attends patiemment la réponse de Maïa et d'Élie, je ne peux me contenir, et reporte mon attention sur elle.

Avec ses mains délicates posées sur ses cuisses, les mèches rebelles qui courent devant ses pupilles sombres, son air détendu, ses longs cils qui approfondissent son regard, et son teint frais couleur pêche, elle est plus belle que jamais.

Sous la douce impulsion de mes pensées, je serre légèrement la cuisse d'Athalia entre mes doigts, au moment où ses pupilles trouvent les miennes.

Silencieuse, elle me détaille du regard, et seuls ses yeux font des allers-retours entre mes lèvres que je malmène, et mon regard fiévreux.

Elle sait.

Je sais qu'elle sait.

Et avant même que je n'aie pu faire quoi que ce soit, elle se met lentement à sourire de manière malicieuse, espiègle.

— Si les plantes sont ma nouvelle obsession, toi, j'ai pas besoin de te demander laquelle est la tienne.

À contre cœur, je lâche des yeux Athalia, et libère sa cuisse pour reposer sagement ma main face à moi, à côté de mon assiette.

C'est à ce moment-là que je relève la tête vers mon meilleur ami, qui est en train d'arranger les plateaux de charcuterie pour répartir la viande et qu'il y en ait assez pour tout le monde.

— Je ne vois pas de quoi tu parles, je rétorque simplement en faisant l'ignorant, avant de me redresser pour lui donner un coup de main. Et puis, il n'est pas question de moi.

— Peut-être, mais tu ne m'as même pas entendu te répondre.

Ah, parce qu'il m'a répondu ?

Bon, ok. Il marque un point.

— Ça ne m'intéresse pas, finalement.

Maïa laisse échapper un petit rire malgré ses lèvres pincées qui indiquent clairement qu'elle se retenait déjà depuis le début de notre échange.

Élie se tourne à demi vers elle, un sourcil arqué, faussement outré, tandis que la jeune femme lève vers lui des mains innocentes pour lui signifier qu'elle s'excuse de ne pas être dans son camp.

— Toi, tu vas dormir sur le balcon, et toi, poursuit Élie en me pointant avec l'un des piques en métal d'où pend à l'extrémité un gros morceau de pain enduit de fromage, toi...

Il se tait un instant, plisse les paupières pour réfléchir une dizaine de secondes, mais quand le temps passe et qu'il se rend compte que son silence le décrédibilise plus qu'autre chose, il me jette un regard noir par-dessus ses mèches élégantes.

— Fais gaffe.

Sa remarque arrache à Athalia un éclat de rire, alors que je souris en commençant à préparer mon pain comme Maïa me l'a indiqué.

C'est ainsi que le repas débute, et qu'il se poursuit sur des notes pleines de bonnes humeurs, enjolivées par nos conversations qui tournent autour de tout et n'importe quoi, par les verres de vin qui se succèdent, et par la délicieuse odeur du fromage en train de fondre.

Mes yeux ont plusieurs fois attrapé ceux d'Athalia, distraits, timides, joueurs, et parfois, plus assurés.

Je suis plus dissipé que jamais, les pensées obstruées par tous ce qu'elle me fait ressentir.

— Au fait, je sais que ça fait un petit moment que c'est sorti, mais ton shooting pour Variety était vraiment bien Athalia ! Je l'ai vu en passant dans la rue Tverskaïa l'autre jour.

Maïa sourit face à nous en reposant sa brochette en métal dépareillé de tout morceau de pain ou de légume. Un certain sentiment de fierté à l'égard d'Athalia marque ses traits quand elle porte ses yeux sur elle.

— C'est normal qu'il soit bien ce shooting, elle était à moitié nue.

La remarque d'Élie arrache un petit rire gêné à Athalia, et quand je repense à la tenue qu'elle portait, avec son t-shirt noir au col en V qui lui descendait jusqu'au nombril alors qu'elle ne portait rien dessous, je donnerais n'importe quoi pour qu'elle le reporte à nouveau.

Mais en parallèle à tout ça, je me rappelle à quel point ce shooting, et surtout cette interview, avait été un cauchemar pour elle.

Je crois que c'est ce jour-là que j'ai réellement commencé à soupçonner qu'il s'était passé quelque chose avec l'une ou l'un de ses anciens stylistes.

— Merci, je... Ce n'était pas grand-chose, finit par répondre Athalia en secouant la tête.

Je suis sûr que si je me tourne vers elle, je pourrai apercevoir ce doux voile rosé qui caractérise son côté humble, recouvrir ses joues.

— Dans la rue de Tverskaïa en plus, tu en es bien certaine ?

Maïa hoche la tête, visiblement amusée qu'Athalia réagisse ainsi. Elle a l'air de ne pas y croire, alors que ce n'est sûrement pas la première fois que des clichés d'elle se retrouvent exposés dans la rue commerçante la plus chère de Moscou, et de toute la Russie.

Elle est même surnommée les Champs-Elysées moscovites. C'est un des lieux qui marque le plus la vie nocturne de la ville, ainsi que ses divertissements.

— Ça ne m'étonne pas, tu le mérites.

Je lève lentement ma main dans son dos, et passe doucement mes doigts sur sa peau grâce au dos nu de sa robe, pour y tracer des cercles imaginaires.

Elle semble se détendre à ce simple contact, et acquiesce doucement par la suite, comme résolue à accepter les compliments qu'on lui promulgue.

— Et tu sais..., reprend la jeune femme d'un ton plus délicat, aventureux, presque craintif.

Elle couvre Athalia à mes côtés d'un regard tendre et rempli de compassion. Et je sens aussitôt dans l'air que ce qui sortira de sa bouche après ça, va radicalement changer l'atmosphère.

Je ne pense pas que Maïa s'en rende compte, elle a sans aucun doute besoin de lui parler de ce qu'elle s'apprête à lui dire, mais tout le corps d'Athalia lui envoie des signaux d'alerte qu'elle ne semble pas apercevoir.

Mais après tout, qui aurait pu ? Personne ne peut voir la crispation qui s'entiche de chacun de ses membres, ni ses phalanges qui encerclent avec force ses cuisses jusqu'à perdre toute couleur.

Moi je le remarque, parce que je sais. Parce que je travaille avec elle depuis des mois, et que je connais presque aussi bien les réactions de son corps que les miennes.

Même sa mâchoire qui tressaute sous sa peau est un signe avant-coureur. Mais ni Maïa, qui veut sûrement bien faire, ne l'aperçoit, ni Élie qui se décoince quelque chose entre les dents à l'aide d'un cure-dent.

— Je veux dire... Pour tout ce qui s'est passé l'année dernière, et... Enfin... Je suis désolée que tu aies dû subir ce genre de chanta...

— S'il te plaît. Non, la coupe Athalia, les mains tant serrées autour de ses genoux, que je ne sais pas si ce sont ces derniers qui tremblent, ou ses doigts.

Maïa a l'air vraiment embarrassée, même si au fond, et cela se voit à travers l'expression de ses iris, elle voulait simplement lui montrer son soutien. Je sais que ce n'était pas méchant, Élie aussi puisqu'il semble soudain prendre conscience qu'on existe.

Et je sais qu'au fond Athalia en est consciente, elle aussi.

Maïa ne sait juste pas contre quoi elle se bat au quotidien. Et comme elle semble avoir l'air de parler de ce qui s'est passé avec son ancien styliste, elle n'est pas au courant que c'est un sujet qui la touche encore énormément.

Tout du moins, je suppose qu'elle parle de ça. Même si Athalia ne m'a pas évoqué une quelconque histoire de chantage.

Car c'est bien le mot qu'elle s'apprêtait à dire, avant qu'elle ne la coupe, n'est-ce pas ?

— Je suis désolée...

Maïa s'excuse d'une voix douce envers Athalia, tandis que j'ai l'impression qu'il me manque une pièce du puzzle. Je comprends que c'est la même chose pour Élie, vu la façon dont il me regarde de l'autre côté de la table.

Pour autant, je continue de caresser avec tendresse le dos d'Athalia en sentant ses omoplates plus que tendues sous la pulpe de mes doigts.

Elle ne dit rien. Reste stoïque, perturbée. Mais je sens qu'elle est blessée. Son aura parle pour elle et me renvoie ses maux en pleine figure.

Ses mains tressautent encore sur ses cuisses, mais elles se détendent peu à peu en rythme avec les caresses que je lui prescris, malgré le lourd malaise qui vient de s'installer entre nous.

Maïa essaie de ranger maladroitement ce qui traîne sur la table, alors qu'Élie nous regarde à tour de rôle, comme s'il tentait de nous analyser pour savoir quel moment serait le plus propice pour qu'il s'exprime.

Mais tout compte fait, il ne dit rien après avoir vu l'expression d'Athalia face à lui, et se lève avec une lenteur mesurée pour apporter son aide à sa femme.

Je leur aurais bien donné un coup de main moi aussi, mais Athalia à mes côtés, et la détresse qui émane encore de chaque pore de son épiderme, m'empêchent de faire quoi que ce soit.

Je ne veux pas la laisser toute seule. J'ai compris par ses gestes, et ses non-dits, qu'elle avait encore plus besoin de moi maintenant.

Alors je reste ainsi, malgré l'incommodité de la situation, jusqu'à ce qu'Athalia tourne son visage vers le mien.

C'est assez inattendu, presque subite. Son regard éteint, vide, gorgé de souvenirs qu'elle aimerait oublier, se heurte au mien, plus inquiet que jamais.

Cela suffit à ce que nous nous comprenions silencieusement, sans avoir besoin de prononcer la moindre parole.

Alors, lorsqu'Élie fait tomber des couverts sur le sol et que leur bruit métallique me tire de ma légère léthargie, je sais ce que je dois faire.

Envouté par l'éclat ténébreux des iris d'Athalia, je cesse pourtant toute caresse en-dessous de sa nuque, et me relève lentement après avoir poussé ma chaise en arrière pour m'avancer vers l'entrée, elle sur mes talons.

— On va y aller. Merci pour le repas, c'était très bon.

Les sonorités de ma voix ne sonnent pas sincères, alors que pourtant, je le suis.

J'ai passé une soirée très agréable, et le repas était délicieux. Je n'aurais jamais pensé autant apprécier une spécialité française.

Élie nous sert un petit sourire crispé pour nous saluer depuis le mur contre lequel il est appuyé, une cigarette éteinte au coin des lèvres. Maïa, elle, nous renvoie un signe timide depuis la cuisine, les mains emmitouflées dans des gants en caoutchouc couverts de mousse.

Mais la jovialité qu'ils tentent de donner à leurs traits n'atteint par leurs yeux, comme si un voile étrange et oppressant continuait de peser sur nous, et ce, même quand nous mettons nos chaussures, puis que nous regagnons ma voiture avec Athalia.

Cette dernière n'a même pas daigné échanger un mot avec quiconque depuis la fin du repas.

Mais je ne peux pas lui en vouloir, et je ne le ferai jamais, car personne n'aurait pu prévoir que la soirée finirait de cette façon. On était censés jouer à des jeux vidéo, des jeux de société, et même faire un Just Dance, puisqu'Élie n'avait pas cessé de se vanter d'un mouvement de hanche qu'il sait réaliser avec succès.

Lorsque mes pieds foulent les galets extérieurs qui serpentent dans la cour des jeunes mariés, puis qu'ils se déposent sur le tapis installé derrière mon embrayage, sous le volant, je sens que mes épaules sont crispées, renfoncées dans mon dos.

J'ai ce sentiment étrange, amer, et âcre sur la langue, comme s'il me manquait un élément qui, une fois relié aux autres, me permettrait de tout comprendre.

J'ai beau essayer de re-contextualiser la chose en repensant à toutes les informations qu'Athalia m'a données, je n'y arrive pas.

Il reste encore des zones d'ombres que je m'évertue à tenter de mettre en lumière, au risque de me brûler les ailes.

Mais c'est peut-être une éventualité que je devrais commencer à envisager, et qui arrivera même plus tôt que je ne le crois. Parce qu'il n'est pas question que je laisse Athalia affronter ça toute seule.

Je préfère mille fois tomber, mes doigts liés aux siens, que la laisser tomber seule, sans ne rien avoir entrepris pour tenter de la soustraire aux griffes de son passé. 

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