Chapitre 33

Alexeï


— Vraiment ??

Élie tire sur sa cigarette, penche la tête vers l'arrière, et laisse la fumée sortir d'entre ses lèvres. Il esquisse en même temps un sourire, avant de remettre sa tête droite pour me regarder avec une certaine intensité dans les iris.

— Oui. C'est pas le jour des poissons d'avril. Donc oui, on sort ensemble, je crois, je lui souffle en ramenant mes mains vers mon visage pour les réchauffer.

Les températures sont toujours aussi basses, malgré les quelques rayons de soleil qui parviennent à percer la voûte nuageuse.

Sous le regard mi-curieux et amusé d'Élie, mes pensées s'égarent vers ce que nous avons fait la veille avec Athalia devant tous ces journalistes.

— Tu crois ? renchérit-il. C'est même certain, vu le sourire idiot que t'es en train de me lancer. T'es sûr que c'est pas moi que tu veux embrasser plutôt ?

Il se moque de moi et me tend ses lèvres baveuses, qu'il vient d'humidifier avec sa langue pour accentuer ses propos.

Je lève les yeux au ciel, et repousse son épaule quand il s'approche de moi pour donner un geste à ses paroles.

— T'as envie de mourir ?

Je hausse un sourcil dans sa direction, l'expression fermée, avant de finalement laisser l'air réjoui de mon meilleur ami me gagner.

Je ne peux pas faire autrement. La compagnie d'Élie me fait un bien fou, surtout après tout ce temps passé loin de la Russie.

Bon, il est vrai que nous n'étions partis qu'une semaine avec Athalia et l'équipe de tournage, mais il s'était passé tellement de choses en si peu de temps, que c'est comme si toute une vie s'était écoulée depuis.

— Non mais c'est vrai, tu n'as jamais souri pour moi comme ça, me confesse-t-il en posant une main sur son cœur, comme s'il était réellement peiné par mon geste. Donc tu comprendras que je suis jaloux.

L'écharpe qu'il porte autour du cou lui mange une partie des joues, si bien qu'on dirait plus un bambin emmitouflé dans des vêtements trop grands pour lui, plutôt qu'un homme de vingt-quatre ans en train de s'enfiler la moitié de son paquet de cigarettes.

— Il était temps que tu prennes ta pause, je lui indique en lui montrant d'un geste du menton la boîte presque vide qu'il tient dans l'une de ses mains, avec son briquet.

Il baisse des yeux scrutateurs et surpris vers cette dernière, comme s'il venait tout juste de prendre conscience qu'il ne lui reste plus que deux pauvres bâtons de nicotine qui se battent en duel.

— Ne change pas de sujet, me menace-t-il avec son index en fermant son paquet pour le remettre dans la poche de son manteau en cuir usé par endroits.

Ma pauvre tentative mise en place pour éviter de parler de ma vie sentimentale échoue lamentablement, même si au fond, je sais qu'Élie ne lâche pas le morceau si vite.

Je relève alors mes épaules, enfonce mon nez dans le col de ma grosse doudoune, et viens coller mon dos contre l'un des murs du petit local extérieur dans lequel nous nous trouvons.

Athalia étant sur le tournage de Némésis avant d'aller à son shooting pour Dior, j'ai demandé à Kira de me remplacer durant une trentaine de minutes, le temps de pouvoir aller dire bonjour à mon meilleur ami.

Avec notre retour mouvementé en Russie, l'inflammation des médias suite à la révélation de notre relation avec Athalia au grand public, hier après-midi, et tout ce que cela avait engendré, je n'avais pas eu le temps de venir le voir.

Et je sentais qu'au fond de moi, ça me pesait. J'avais le besoin omniprésent de lui confier tout ce qui tourbillonnait dans mon esprit, pour poser des mots sur mes émotions, et pour être conseillé.

Alors, j'avais ignoré la horde de journalistes qui me poursuivait depuis que j'avais embrassé Athalia sous le feu de leurs appareils photos avides de clichés, et étais parti rejoindre Élie à son travail.

Il avait une vingtaine de minutes de pause, et même si c'était peu pour tout ce que j'avais à lui confier, ça ferait quand même l'affaire.

Voilà pourquoi nous nous retrouvions désormais collés presque l'un à l'autre sur un parterre goudronneux d'à peine cinq mètres carré.

Élie aurait pu fumer devant la boutique, sur le trottoir, mais apparemment ce n'était pas bon pour l'image de l'enseigne. Et puisque c'était en effet une marque très prisée, mieux valait faire attention.

— Vous comptez laisser vos plantes crever ?

Même si Élie me fixe impatiemment dans l'attente que je poursuive mon récit sur ma relation naissante avec Athalia, cette remarque m'échappe sans que je ne le contrôle réellement.

Je suis entouré de plantes mortes qui tirent la tête vers le bas, et qui semblent même être à deux doigts de partir en fumée, au vu de leur couleur noirâtre et de leur aspect carbonisé.

J'ai l'impression qu'il suffirait d'un coup de vent pour qu'elles se désintègrent dans l'air.

— Tiens donc, t'es un passionné de botanique toi maintenant ? Tu serais vraiment prêt à tout pour éviter de parler de ta star, m'accable Élie en reportant le reste de sa cigarette vers le coin de ses lèvres.

— Ce n'est pas ma star, je réplique en le sermonnant du regard, même si ce geste a plus le don de le faire rire que de lui faire peur.

— Bien entendu, me murmure-t-il en souriant, avant de tirer de nouveau sur son bâton de nicotine.

Ce qui reste de la partie blanche disparaît en un instant, consumé par les crépitements du feu, et accapare mon attention avant que je ne redirige celle-ci vers Élie, lorsqu'il me fixe de ses deux billes inquisitrices.

— Je sais que c'est tout ce qui s'est passé depuis que vous avez officialisé la chose auprès des médias qui travaillent. J'ai vu les infos, tu sais, poursuit-il en écrasant son mégot dans le cendrier posé en équilibre entre deux dalles dont les morceaux sont brisés. Pourquoi tu ne l'as pas empêchée de tout dévoiler comme ça ?

Je baisse les yeux vers le sol marronné, usé par le temps, et dont certaines pousses verdâtres et rebelles tentent d'en crever la surface pour remonter à l'air libre.

— C'est justement parce qu'elle compte pour moi que je ne l'ai pas arrêtée.

Cette simple phrase m'échappe dans un sourire, et lorsque je remonte le visage vers celui d'Élie, il m'épie, les traits plus adoucis.

— Alors, c'est vraiment sérieux, déclare-t-il simplement. Ça va au-delà d'un simple 'on sort ensemble'.

J'acquiesce lentement, et laisse de nouveau mes yeux choir vers le bas. Le bout de ma semelle vient s'enfoncer dans les jointures terreuses entre les dalles, et y gratte la terre qui s'y trouve.

J'observe, distrait, les monticules que je retire, les pensées éparpillées vers ce qui me taraude l'esprit ces derniers jours.

Athalia et moi.

Moi et Athalia.

— Tu es amoureux d'elle.

Surpris, je redresse les épaules vers Élie, et fronce légèrement les sourcils en constatant qu'il ne m'a pas posé une question.

Il s'appuie contre le mur non loin de moi, nullement pressé de retourner travailler, et laisse sa langue passer avec malice sur sa lèvre inférieure qu'il coince ensuite entre ses incisives.

— Tu crois ?

— Oh Alexeï, je te connais mieux que tu ne te connais toi-même, argue-t-il en fourrant ses mains aux longs doigts fins et délicats dans les poches de son blouson. Ça se voit comme le nez au milieu de la figure. Tu ferais tout pour elle. Et elle aussi.

À cette simple perspective, mon cœur s'emballe, mes joues chauffent, et mon ventre se creuse.

Je sais qu'Élie a raison, et je ne me voile pas la face. Je crois surtout que je me prends la tête sur une situation que mon cœur s'est déjà occupé de régler.

Je n'ai pas besoin que notre relation avec Athalia ait une définition. Quelque chose de profond, de démesuré, d'indescriptible se passe entre nous. Une chose qui nous fait du bien à tous les deux, et c'est seulement sur ça que je devrais me concentrer.

— Ok, peut-être, je finis par avouer.

Élie éclate de rire, et les sonorités de sa voix se répercutent sur mon âme déjà réchauffée par les images de cette fille qui peuplent chaque jour mon esprit.

Je n'ai jamais été amoureux auparavant, mais je ne le regrette pas. Car découvrir tout ça avec Athalia est une aubaine que je compte bien chérir, et dont je m'en serais voulu toute ma vie si j'étais passé à côté.

— Vous faites quoi, ce soir ?

La voix de mon meilleur ami dissipe la chaleur qui commençait à ramper sous ma peau, et je hausse les épaules en rentrant ma tête dedans lorsqu'une bourrasque glaciale vient ériger un chemin de chair de poule dans ma nuque.

— On est vendredi, je déclare pour toute réponse.

Il fronce les sourcils, et me regarde avec indifférence, l'air de dire 'et alors ?'.

— Alors, je poursuis en prenant mon temps pour détacher chaque syllabe, c'est pizza, film, plaid, et George.

— Qu'est-ce que ce chien vient faire là ?

Perplexe, Élie plisse davantage les yeux, et l'expression comique qui allonge ses traits fait perdre le sérieux qui étirait les miens.

— C'est notre fils, donc on passe la soirée à lui faire des câlins.

— Ah. Su-per.

Ma main part toute seule, et vient doucement lui frapper le bras quand il se moque ouvertement, même si je sais qu'il adore ce chien.

Ils l'ont vu une fois avec Maïa en passant chez Athalia, puisqu'Élie voulait récupérer mon enceinte, et ont bien manqué de l'embarquer chez eux si Athalia ne les avait pas menacés de les frapper avec sa chaussure.

Et à cinq cent euros la paire de Docs Martens, croyez-moi, la semelle est assez solide.

— Pourquoi tu veux savoir ça ?

Je l'interroge du regard, et me frotte ensuite les bras en sentant le froid revenir peu à peu les engourdir. Les températures sont si basses, que les petits monticules de terre que j'ai faits plus tôt sont déjà devenus pâles et rêches en une poignée de minutes.

— Ça vous dit de passer à la maison ? On a testé une spécialité française, il y a peu, et comme c'était vraiment bon, on a prévu d'en refaire ce soir. Mais c'est mieux si on est plusieurs, m'explique-t-il en se décollant du mur pour s'avancer vers la porte du petit local.

Je m'empresse de le suivre, les jambes frigorifiées, étonné qu'elles fonctionnent encore au vu de leur raideur.

— Tu veux qu'on soit là pour quelle heure ? je lui demande en me mangeant son dos la seconde d'après quand il s'arrête brusquement dans le cadre de la porte pour essuyer ses pieds pleins de terre humide sur le paillasson.

Je grommelle en lui pinçant les hanches, et le pousse ensuite gentiment pour fermer le battant derrière moi en sentant l'air frais continuer de s'immiscer dans mes vêtements.

Je sens sa main venir m'ébouriffer les cheveux, et échappe un rire en m'avançant davantage dans la boutique.

Je serre un peu plus mon manteau autour de moi par réflexe, même s'il fait meilleur à l'intérieur, tandis qu'Élie retire le sien pour l'accrocher sur le portant du couloir réservé au personnel.

— Venez pour dix-neuf heures trente, voire vingt heures, finit-il par me dire en saluant un employé qui pénètre dans l'arrière-boutique pour aller y chercher un article.

— On sera là, je lui confirme en m'avançant vers la sortie.

Il acquiesce en me faisant un petit signe de main, puis je m'empresse de sortir en accélérant le pas pour regagner ma voiture garée sur le parking.

Mes pieds foulent l'asphalte goudronneux et légèrement enneigé par endroit, et quand enfin je suis à l'abri de ce temps infernal, je pousse un profond soupir en me jetant sur le chauffage.

Je laisse le moteur tourner quelques minutes, et me frotte les mains engourdies par le froid en me rejouant en boucle la conversation que je viens d'avoir avec Élie.

Ça m'a fait du bien de lui parler de tout ça. De constater que lui aussi a remarqué la façon dont on tient l'un à l'autre, avec Athalia.

Évidemment, je n'ai besoin de personne pour valider ma relation, mais entendre mon meilleur ami parler de nous de la sorte a quelque chose de gratifiant. De réconfortant.

Tu es amoureux, m'a-t-il dit.

Oui, je le suis. Et c'est l'un des plus beaux sentiments du monde. 

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