Chapitre 3.2


   Deux jours passent sans que le tumulte et la confusion ne cessent. Après avoir terminé et solidifié les remparts, nous sommes passés à la confection d'armes rudimentaires en bois et en métal tandis que d'autres préparent l'organisation de l'approvisionnement d'Etros. Le silence et la concentration sont désormais de mise, chacun s'atèle à sa tâche de son mieux, sans céder à la panique. Certains soldats ont fui, la disgrâce s'est abattue sur leur nom : ils ont failli.

Chaque jour, je guette l'horizon, le détour d'un chemin, attendant, un nœud tordant mes entrailles, de voir surgir une meute de loups énormes, de la bave dégoulinant de leurs babines. Mais pour l'instant, pas l'ombre d'un danger, juste de l'attente. Et l'espoir de ne jamais les voir arriver. Et puis parfois, des phases de déni s'emparent brusquement de moi. Impossible, impossible que ces monstres soient arrivés en Atielle. Depuis soixante-douze ans, depuis le Cataclysme et ses nuages de cendre noire, notre presqu'île avait réussi à lutter contre eux. Alors pourquoi maintenant ?

Impossible.

Assise aux côtés de Misael et de Zeyir et d'une demi-douzaine de villageois dans l'arène du camp, je taille un bâton en bois en forme de pointe, des copeaux de bois s'amoncelant autour de moi alors que je finis le seizième de la journée. Il est bientôt midi, et mon ventre commence à me le faire comprendre. Le dos courbé, je me redresse légèrement pour étirer mes muscles. Seulement, mon œil s'arrête sur la silhouette d'Athala qui se dirige vers nous. Intriguée, je la regarde arriver à notre niveau.

— Misael et Kiara, le Commandant Marvik veut vous voir. Attendez-moi devant l'entrée, il faut que j'aille chercher d'autres personnes.

Puis elle s'en va, nous laissant tous perplexes. Echangeant un regard avec Misael, je lis dans ses yeux qu'il n'a pas la moindre idée de ce dont quoi parle Athala. Je fronce les sourcils avant de me lever, puis époussète mes fesses poussiéreuses. Zeyir fait un signe de la main à Misael et nous partons vers la maison du Commandant. Devant attendent six hommes que j'ai sûrement dû croiser mais qui me font le même effet que des inconnus. Complètement silencieux, je n'ose pas ouvrir la bouche, patientant à côté de Misael qu'Athala revienne. Quelques minutes plus tard, celle-ci arrive en compagnie d'un autre homme. Elle ne s'arrête pas : elle grimpe les petites marches, toque quelques coups à la porte et entre dans un élan décidé, nous faisant signe de la suivre.

J'entre la dernière dans le bureau propre, rangé et soigné du Commandant Marvik. Appuyé contre son bureau, celui-ci nous regarde entrer d'un air attentif et fatigué. Les bras croisés, son aura de Bêta et de puissance flotte dans l'atmosphère, amplifiée par les lueurs des bougies aux murs qui se reflètent au fond de ses yeux noirs. Vêtu de l'uniforme traditionnel d'Atielle, avec en complément des broderies dorées au niveau des manches du manteau en cuir fin et des distinctions militaires sur la poitrine, il reste silencieux jusqu'à ce que nous soyons tous immobiles.

La tête relevée dans un angle légèrement hautain, une fine barbe d'un marron foncé ornant sa mâchoire, il possède un certain charisme. Il se racle la gorge, puis commence à nous parler, répondant ainsi aux questions que nous nous posons tous sur les raisons de notre présence ici :

— Vous le savez peut-être, mais Atielle travaille étroitement avec d'autres régions de l'Oheïana pour s'impliquer dans la lutte contre la prolifération des Perdus. Nous étions jusqu'il y a peu épargnés par ces monstres, et leur arrivée change tout : l'Alpha a décidé du rapatriement de certaines unités pour qu'elles puissent aider ici. Nous envoyions jusqu'à maintenant les meilleurs soldats à l'extérieur d'Atielle, mais nous avons besoin d'eux ici, désormais.

Il se redresse, croise les bras dans son dos et s'avance vers nous, croisant chacun de nos regards, avant de reprendre :

— Toutefois, comme vous pouvez vous en douter, il serait malvenu d'annoncer à nos alliés que nous ne leur apporterons plus l'aide dont ils ont besoin. Alors l'Alpha a pris la décision d'envoyer des soldats « de moindre qualité » à l'extérieur : ce sont ces termes, et j'en suis navré, mais je vous le dis pour que vous compreniez mieux votre rôle. Le camp d'Etros étant l'un des moins bien réputés d'Atielle, les soldats de ces nouvelles unités ont majoritairement été recrutés ici... J'ai laissé Athala faire son choix : actuellement, je parle aux dix futurs membres de la cinquième cohorte qui iront collaborer aux côtés de soldats venus d'Alkìne, je ne sais pas bien encore où. Cela devra vous être indiqué dans le camp que vous allez rejoindre dès demain et où vous retrouverez le reste de votre cohorte. Je vous adresse donc mes félicitations, à vous de voir si vous les prenez comme telles ou non. Je donnerai la suite de mes instructions à Athala, et vous organiserez le reste avec elle. Bon courage, vous pouvez disposer.

Sans réfléchir davantage, nous quittons les lieux. Le cœur tambourinant, j'ouvre de grands yeux, ne réalisant pas encore la nouvelle. Je pars, je m'en vais, je quitte ce camp pour aller me battre loin d'ici, loin de l'Atielle et loin d'Alek. Une part d'appréhension tiraille mes entrailles, m'empêchant de sourire à pleine dent, mais ma mine réjouie ne trompe personne. Une poigne de fer agrippe mon bras, et je me tourne vers Misael pour lui faire face.

— Ma parole, tu es vraiment contente, souffle mon ami, complètement éberlué.

— On s'en va d'ici ! C'est la meilleure nouvelle de ma vie ! Tu n'es pas content, toi ?

Il écarquille les yeux, probablement sidéré, et son visage se durcit, la colère tirant ses traits.

— Et Zeyir, elle reste ici, elle. Tu ne penses donc pas à ce que je ressens ? Qui va s'occuper d'elle, maintenant ? Et nous allons nous battre contre des monstres, avec une probabilité encore plus élevée de mourir, ou pire : nous allons nous faire mordre et devenir Perdu. Quelque chose ne tourne vraiment pas rond chez toi, vraiment. Je vais demander à Athala d'échanger avec quelqu'un d'autre.

Il tourne les talons sans autre forme de procès et l'aigreur tord ma bouche, ses mots m'atteignant bien plus que je ne le pensais. Bien sûr que j'ai peur, bien sûr que j'ai conscience des risques, mais cette mission me donne un vrai but à accomplir, un rôle à jouer : je me sentirai enfin utile. Et puis je veux partir d'ici, quitter l'Atielle qui au fur et à mesure des années, des jours et des années, m'enferme un peu plus entre ses griffes. Dehors, demain, je serai libre. Après tant d'années à rêver.

***

Misael continue de me faire la tête. Sans surprise, sa tentative pour échanger avec quelqu'un d'autre s'est soldée par un échec, et il marche désormais à l'arrière du groupe, seul. De lourds sacs sur nos dos et tout un attirail d'armes prêts à être utilisés, nous évoluons dans la campagne les sens aux aguets. Le camp que nous sommes en train de rejoindre se situe en effet juste à côté de la frontière, le risque augmente donc au fur et à mesure que nous approchons de l'endroit où sont apparus les premiers Perdus.

Nous ne nous déplaçons plus sous forme de loup, à mon grand regret. Selon Athala, il est plus facile de se battre et de tuer un Perdu sous forme humaine, car nous avons un attirail militaire plus conséquent que des crocs. Et puis, sous forme lupine, le combat au corps à corps est inévitable, et en ce sens une morsure de Perdu est beaucoup plus risquée. Dès lors que nous sommes mordus, c'est le début de la fin : plusieurs jours peuvent se passer sans qu'aucun changement ne se manifeste, puis soudain, la transformation en Perdu commence. Un loup plus tout à fait Homme, pris d'une folie meurtrière, qui ne peut pas retrouver son enveloppe humaine. A-t-il perdu sa conscience ? Pense-t-il encore ? Est-il devenu une véritable bête sauvage ? Autant de questions non élucidées, et dont nous ne sommes même pas certains de connaître la réponse un jour. Cependant, une chose est sûre : jamais un Perdu n'a retrouvé forme humaine. Dès lors qu'une personne se fait mordre, nous pouvons la considérer comme morte à tout jamais. Un sort que tous veulent éviter.

•••

Deux jours plus tard, nous arrivons enfin au camp frontalier, bien plus grand que le petit camp d'Etros. De solides remparts en pierre encerclent et protègent les soldats se trouvant à l'intérieur, et on nous ouvre prudemment les portes. A peine avons-nous fait un pas dedans qu'un homme nous somme de nous arrêter et de le suivre dans un cabanon.

— Vous vous déshabillez tous entièrement, nous allons vérifier que vous n'avez pas été mordus.

Les dix futurs membres de la cinquième cohorte, moi comprise, se cachent derrière les multiples paravents et se déshabillent. C'est un autre homme qui vient examiner nos corps : il tourne autour de moi, lève mes bras, examine chaque parcelle de ma peau dans un calme froid. Malgré moi, mes joues rougissent de cet examen minutieux.

— C'est bon, tu peux te rhabiller.

Je m'exécute rapidement et sors du cabanon pendant qu'il examine les autres. Misael sort peu après et se poste à côté de moi, à ma grande surprise. Nous regardons ensemble les soldats s'agiter, distribuer des ordres, aiguiser leurs armes.

— Kiara, je te présente mes excuses... pour ce que je t'ai dit à Etros.

Un mince sourire tord ma bouche tandis que je lève les yeux vers Misael. Je sonde ses yeux naturellement plissés et d'un marron presque noir et ne peux retenir un élan de tendresse et d'amitié pour son visage encore légèrement enfantin. Ses joues encore pleines, ses courts cheveux épais et hérissés, ses sourcils légèrement broussailleux, sa mâchoire soulignée par un début de barbe, tout chez lui le rend sympathique. C'est mon ami, un vrai, le seul.

— C'est moi qui suis désolée Mis. Je n'ai pas réfléchi à ce que pouvait ressentir les autres, ce que toi, tu pouvais ressentir, je n'ai pensé qu'à moi et...

— Kiara, m'interrompt-il, je t'ai dit des choses que je regrette et que surtout, je ne pensais pas.

— Raaaah laisse-moi parler ! râlé-je pour la forme, j'ai peur et je connais les risques, mais c'est peut-être un point sur lequel nous sommes différents : j'ai besoin de me donner un but, de me battre, pour me trouver et être moi. Et puis surtout, je ne me suis jamais sentie à ma place en Atielle, alors je n'ai pas compris ce que ça pouvait te faire, à toi, de tout quitter. Je suis désolée.

Un sourire de réconciliation fleurit sur ses lèvres et il me serre dans ses bras. Contre mon oreille, il chuchote :

— Je vais te confesser un truc. Tu sais pourquoi je me suis énervé ? Parce que j'ai paniqué et que j'ai eu peur. Tu es plus courageuse que moi, ma Kiara.

Je souffle devant tant de bêtises.

— N'importe quoi, ça n'a rien à voir avec le courage. C'est juste que... Enfin, chacun réagit différemment devant une situation, c'est normal. Parce que moi aussi, j'ai peur.

Je me détache de mon ami et lui souris de toutes mes dents. Peut-être un des sourires les plus honnêtes de toute ma vie.

— Aller, on va manger.

La nuit tombe et un délicieux fumet de nourriture flotte dans l'air, semblant émaner du camp tout entier. Je prends ma gamelle dans mon sac et une cuillère et rejoins Misael.

Le repas est terne, ce soir. La préoccupation se lit sur les visages de chacun : pas d'ambiance pour rire, boire et chanter. C'est donc rapidement que nous engloutissons une bouillie de viande et de légumes et que nous quittons les tables dressées pour le repas pour aller installer nos tentes. En effet, il n'y a plus de place dans les cabanons, ce qui n'est pas étonnant lorsqu'on sait que ce camp est la porte d'entrée et de sortie de la presqu'île d'Atielle. Et en ce moment, il y a beaucoup de remue-ménage dans cette zone.

Dans la tente que je partage avec Misael, tandis que celui-ci s'endort déjà, un doux ronron s'échappant de ses lèvres, je me décide enfin à écrire Alek. Mon encrier dans un coin de la tente, ma plume suspendue au-dessus du papier, je réfléchis à la façon dont je vais commencer.

Alek,

Je n'ai pas reçu ta réponse à ma précédente lettre, mais avec la distance et l'invasion des Perdus, c'est peut-être un contre-temps ou une erreur des messagers, mais passons.

Il y a quatre jours, j'ai été sélectionnée pour partir aider l'armée d'Alkìne quelque part dans l'Oheïana, je ne sais pas encore où. Comme tu t'en doutes donc, je m'en vais. Je quitte l'Atielle. Tu me connais, jamais je n'ai été aussi heureuse. Ce sera l'occasion de voir un peu de pays. J'essaierai de tout te décrire, je te le promets. Je te tiendrai aussi au courant de la façon dont nous pourrons nous écrire, mais tant que tu ne reçois rien, c'est que c'est impossible. En tout cas, sache que même si je ne t'écris pas, je pense toujours à toi.

Hésitante quant à la suite de ma lettre, je mords ma lèvre inférieure, prise d'un doute entre ce que j'ai envie d'écrire et ce que j'ai envie qu'il sache... ou pas. Une goutte noire s'échappe de ma plume gorgée d'encre pour s'échouer sur le papier, comme un signal extérieur pour me pousser à écrire, et non pas à réfléchir. Alors j'écris ces pensées comme elles me viennent, car je les ai gardées trop longtemps enfouie en moi. Si bien que j'en ai souffert, j'ai souffert de ne pas pouvoir m'épancher : pour ne pas le faire fuir, pour préserver une relation qui n'est pas celle que j'espérais.

Alek, je profite de ce départ, je profite du fait que désormais, mon avenir est incertain, pour t'écrire certaines choses que je n'aurai pas eu le courage de dire à voix haute, de te dire tout court, en fait. Depuis toutes ces années que j'ai passées à t'observer, à te parler, à te sourire, à te connaître, je pense être en mesure de t'affirmer avec certitude que je t'aime. Je n'en dirai pas plus, je n'en attends pas plus, j'ai savouré et j'espère savourer encore ton amitié. J'ai compris, et je m'y suis faite : je suis ton amie, et tu aimes Lia. Ne me reproche pas mes aveux, j'en souffre, d'autant plus que je n'ai pas besoin de te rappeler qu'un loup n'aime qu'une fois. J'ai aimé, et ce sera la première et la dernière fois. Comprends-moi, c'est tout ce que j'attends de toi.

Je t'écris aussi pour te demander quelque chose, te poser une question dont j'attends avec curiosité la réponse. Pourquoi m'as-tu ignoré toutes ces années, à la Base ? A l'orphelinat, nous étions les meilleurs amis du monde, tu étais mon pilier et j'étais le tien, alors pourquoi, quand je suis arrivée à la Base un an après toi, pourquoi m'as-tu laissée tomber ? Tu me dois cette explication, parce que je ne t'ai jamais posé la question alors que c'était le seul élément qui chiffonnait notre amitié, et mon amour, je te l'accorde aussi.

Bon courage. Avec un peu de chance, nous nous reverrons, et sinon tu resteras la plus belle chose qui me soit arrivée.

Je t'aime (d'amitié cette fois-ci, autorise-toi à rire si tu veux)

Kiara

J'avale difficilement ma salive et ne relis pas ma lettre, de peur de ne pas l'envoyer après coup. Je plie soigneusement le papier, et clôt ma lettre en laissant tomber dessus quelques gouttes de cire de la bougie qui se consume devant moi. Puis je tire le collier de sous ma chemise où j'ai accroché mon sceau : un petit cylindre aussi gros qu'un doigt et dont l'embout est gravé de ma signature personnelle : un « K » et un « O » élégamment entrelacés, traversés tous deux par un yagan, mon arme favorite. Et puis au-dessus, en petit, l'inscription réglementaire « Atielle ». J'appuie fermement mon sceau sur le tas de cire, et quand celle-ci a un peu refroidi, je retire mon sceau et le range sous ma chemise.
Puis enfin, j'écris l'adresse de l'école des Généraux, scellant ainsi le sort de cette lettre. Je place la lettre sous mon oreiller, souffle la bougie, puis m'endors rapidement, éreintée par les derniers événements.

Coucouuuuu !!! Je suis super contente de vous retrouvez avec ce chapitre, qui pour l'instant, je vous l'avoue, est un de mes préférés : à la fois on cerne un peu plus sa relation avec Misael, mais également celle avec Alek, et enfin ce chapitre nous propulse directement dans la suite de l'histoire !

ALORS

☀️ Cette lettre qu'elle écrit à Alek, qu'en pensez-vous ? Selon vous, la recevra-t-il ?

Et comment est-ce qu'il réagira ? (en mode fâché ou autre chose...?)

Perso je trouve tellement triste leur truc de loup-garou où ils peuvent aimer qu'une fois... qu'en pensez-vous ? est-ce que vous kifferiez avoir une âme sœur et ne jamais plus aimer quelqu'un d'autre ensuite ?

⭐️ Et Misael, vous l'aimez bien ?

Raison ou pas raison de réagir comme ça vis-à-vis de Kiara ?

Laissez-moi tout plein de commentaires, j'adore lire toutes vos réactions !

Et je vous retrouve samedi prochain pour la suite !

Bisouuuus, portez vous bien !
StarryHand ❤️

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