Chapite 4.4

Oshen et Ian se tournent d'un même mouvement vers le nouvel arrivant, sûrement le dénommé Elias, et c'est à ce moment-là que je saisis ma chance : je m'échappe, et passe juste sous le bras qui surgit devant moi pour m'arrêter. J'entends seulement Ian dire, dans mon dos, tandis que je cours :

— Laissez-la.

Je zigzague entre des tentes, au hasard, et débouche sur le feu de camp autour duquel plusieurs personnes discutent. Et je les reconnais.

— Alek !

Un visage trop bien connu se tourne vers moi, à la fois soulagé et fatigué.

— Kiara ! souffle Alek en me réceptionnant dans ses bras, ça fait deux jours qu'ils ne voulaient pas qu'on te voit. Ils voulaient vérifier que ce qu'on disait était bien vrai, et qu'on était bien la cohorte d'Atielle avec laquelle ils devaient coopérer. Parce que c'est la division d'Alkìne ! On l'a trouvée.

Je ne dis rien, me contentant de savourer la vague de quiétude de le savoir ici, près de moi. La tête posée contre son torse, je ferme un instant les yeux, puis prends mon courage à deux mains :

— Alek... est-ce que... est-ce que certains ont disparu ?

Ses muscles se crispent.

— Je suis le nouveau Capitaine de la cohorte, le Capitaine a disparu : personne ne sait où il est... Et puis, sur les trente-cinq soldats, on en a perdu dix. Certains ont été tués par les Perdus, d'autres transformés et un autre est mort après avoir fait presque la même chute que toi. C'est peut-être un peu après que tu sois tombée que la division d'Alkìne nous est venue en aide.

Mais je n'entends pas la suite. Je reste bloquée sur ce chiffre : dix.

— Et Misael ? Athala ? Martan ? ... Raïs ?

— Tous en vie, ne t'inquiète pas, et Raïs est mon nouveau Sous-Capitaine.

Joie et horreur parcourent mon corps. Joie que mes amis soient en vie, horreur que Raïs le soit ; car maintenant qu'il est Sous-Capitaine, j'ai peur. Et puis, il sait, pour Alek. Il tient ma relation avec lui entre ses mains, ses mains maladroites.

Mes jambes flageolent, je chancelle :

— Alek, il faut que je m'assoie.

Prévenant, il s'empresse de me faire asseoir sur le sable chaud. Alors que le soleil me brûle, que le désert m'impose de nouveau sa réalité, la colère et la tristesse montent. Combien je voudrais qu'il pleuve ! Qu'il y ait des arbres !

— Alek, je veux des nuages, de la pluie, je veux avoir froid... geins-je, à bout de force.

Il passe un bras autour de moi, penche sa tête vers mon oreille, que son souffle heurte :

— On va bientôt y aller, ne t'en fais pas : il y a une oasis à une heure de marche. Ils finissent leurs rangements et on s'en va.

— Kiara ! crie soudainement une voix féminine.

C'est avec bonheur que je vois débarquer Athala et Misael dans mon champ de vision, et bientôt, eux aussi m'enveloppent dans leurs bras. Alek, lui, s'éclipse et part s'affairer auprès de notre groupe – dont il a maintenant la responsabilité – et me laisse aux mains de mes deux amis. Sentant mon épuisement, ceux-ci s'empressent d'essayer de me distraire : Athala raconte une série d'anecdotes sur son enfance, et Misael essaie de rebondir dessus de sorte à me faire rire. Et au bout du compte, ils arrivent plutôt bien à me refaire prendre du poil de la bête. 

— Ah Kiara, j'ai l'impression qu'il va falloir y aller, conclut Misael en se levant.

En effet, toutes les tentes ont été pliées et emballées, de même que tous nos équipements : ne restent plus qu'à les charger. Je me lève à mon tour et accepte de sortir de ma phase de déni : pour la première fois, j'analyse mon nouvel entourage. Les membres de la division d'Alkìne sont au moins une cinquantaine, si ce n'est plus, et ce qui me frappe d'abord est leur carrure et leur âge. Malgré la présence de quelques jeunes, la moyenne d'âge tourne autour de la trentaine, voire de la quarantaine, et ils semblent beaucoup, mais alors beaucoup, plus entraînés que nous. Rien qu'à leur posture défensive, leur regard auquel rien n'échappe et les armes sans cesse présentes dans leurs mains, il se dégage d'eux une impression de danger, de létalité.

— Ils doivent se moquer de nous, finis-je par souffler.

— Ils l'ont déjà plus ou moins fait, lâche Athala à mes côtés. Quand Alek leur a dit qu'on était la cohorte d'Atielle, leur chef ne l'a pas cru. Et puis, le fait qu'on ait perdu dix hommes n'a pas vraiment joué en notre faveur.

Je hoche la tête, et mon attention se porte sur le trio qui s'avance à la rencontre d'Alek et de Raïs. Le trio de la tente : Oshen, Ian et Elias.
   Je plisse les yeux, essayant de percer je ne sais quoi à jour. A côté de Ian et d'Elias, Oshen semble être le moins puissant, peut-être en raison de sa taille : il ne doit pas être beaucoup plus grand que moi. Et puis, au lieu de marcher au même niveau que les deux autres hommes, il est légèrement en retrait. L'apparence aussi abîmée que nous tous, il fait pâle figure dans ses vêtements recouverts de poussière. Il porte un pantalon un peu ample dans laquelle il a rentré une chemise qui laisse entrevoir le haut de son torse puissant. Ses cheveux coupés courts ne mettent pas vraiment son visage en valeur, même s'il est loin d'être laid : ses joues conservent l'aspect encore rebondi du jeune âge, impression renforcée par son absence de barbe. Ce sont plutôt ses yeux d'un bleu polaire, couleur qu'il est rare, très rare, d'apercevoir en Atielle, qui confèrent un air sérieux à son visage, un air d'adulte entraîné au combat. Comme s'il en avait déjà beaucoup vu. Sentant sûrement le poids de mon regard sur lui, Oshen lève ses prunelles froides vers moi. Je prends aussitôt un air renfrogné, et soutiens le regard qu'il m'adresse, par ailleurs moqueur. Tous les membres de cette division nous dévisagent comme si nous n'étions qu'une vaste plaisanterie, alors cette absence de considération de sa part ne m'étonne pas, ne me surprend plus.

— Allons-y, ils m'exaspèrent, lâché-je en me tournant vers Misael, ma fidèle monture.

C'est ainsi que je me retrouve juché sur le dos velu de mon ami, un turban entourant soigneusement ma tête pour me protéger un tant soit peu de la morsure du soleil. Les yeux fixés sur les blocs de grès escarpés qui nous attendent, nous patientons longtemps avant que nous ne nous mettions en marche. Ils fonctionnent de la même façon que nous : les loups leur servent aussi de monture, même s'ils ont l'air d'être plus organisés, comme si chacun avait une position attitrée. La cohorte d'Atielle, elle, arrive derrière. Je ferme la marche, n'ayant aucune envie de me trouver à proximité de la présence, et même de la voix, de Raïs.

Alek n'avait pas menti : après une petite heure de marche, nous arrivons enfin à l'oasis promise, peut-être le plus grand depuis le début de notre expédition. C'est dans l'obscurité tombante que nous installons les tentes, même si je me contente plutôt d'attendre sur le côté, prise de nausées. Aussitôt la tente que je partage avec Athala installée que je disparais à l'intérieur pour m'écrouler sur les couvertures. Je me laverai demain, mes yeux se ferment se ferment d'eux-mêmes.

***

— Pssssst, Kiara, réveille-toi ! me secoue doucement Athala, ils s'activent dehors, je crois qu'il va falloir qu'on y aille.

De façon étonnante, il ne me faut que quelques secondes pour me redresser :

— Il faut que je me lave.

Athala m'offre un de ses rares sourires et nous nous extirpons de la tente. Le soleil commence à peine à se lever, le ciel est encore noir de la nuit qui va s'achever. Et tout le monde s'affaire déjà à plier les tentes. Les bras encombrés par mes vêtements de rechange, je prends la direction de l'oasis accompagnée d'Athala qui doit me montrer les saponaires avec lesquels elle s'est lavée la veille.
   C'est en descendant par les rochers qui mènent à l'étendue d'eau que nous croisons un homme en sens inverse. Je ne le reconnais pas tout de suite. Occupé à fermer les boutons d'une chemise bleu nuit, il ne fait d'abord pas attention à nous. Je note seulement la lourde arbalète dans son dos et les nombreux couteaux qu'il a ceints à sa ceinture. Son pantalon souple en tissu noir disparaît dans des bottes à la semelle assez large, sûrement pour éviter de s'enfoncer dans le sable. Des boucles d'ébène encore humides tombent devant son front, nous empêchant de l'identifier. C'est lorsqu'il lève la tête vers nous que je le reconnais : son regard ambré, obscurci par une mèche noire devant ses yeux, n'y trompe pas. Il s'agit de Ian, l'homme de la tente. Si la veille je l'ai jugé sale et négligé, sûrement en raison de la poussière, le personnage dégage une impression bien différente une fois propre. Il arbore un air fier, dont cette fois-ci je ne peux me moquer. Il dégage en effet une certaine prestance, avec ses vêtements sombres qui mettent à la fois en valeur sa silhouette athlétique et le visage froid qu'il nous montre. A la place de son teint cireux de la veille, il offre une peau halée par le soleil, mais beaucoup moins foncée que les gens d'Atielle, plutôt un peu comme moi, en fait. Il a rasé sa barbe avec soin, même si on en distingue encore les ombres sur ses joues fermes, et cela ne fait que renforcer la ligne dure de sa mâchoire. Ses lèvres charnues, craquelées par l'air sec du désert, s'étirent en un sourire poli lorsqu'il passe à côté de nous, plus adressé à Athala qu'à moi, d'ailleurs, au vu de notre confrontation de la veille. Il laisse derrière lui une odeur discrète, qui me rappelle le parfum de la camomille, et celle-ci alourdit l'air encore longtemps après son passage.

Je fronce imperceptiblement les sourcils et mon pas se fait maladroit : je manque de tomber dans les rochers escarpés qui descendent vers l'oasis. Je suis seulement fatiguée.

— C'est leur chef, il s'appelle Ian, m'apprend Athala quelques secondes plus tard après avoir attendu qu'il se soit éloigné.

Apprendre qu'il est le chef de la division d'Alkìne ne m'étonne pas, il en a l'allure, l'aura, le regard, comme si ce rôle ne pouvait que lui correspondre.

Athala me montre les saponaires : de délicates fleurs blanches. Puis elle me laisse. Seule, je m'immerge dans l'eau et savoure cette sensation. L'eau, la pluie, la mer, me manquent. Protégée par une multitude de végétaux, j'éprouve pour la première fois depuis bien longtemps, depuis la veille du test peut-être, une sensation de sérénité, de paix. Et pourtant, je sais que pour rien au monde je ne voudrai revenir en arrière. Qu'aurais-je bien pu faire d'autre ?

En répandant la mousse des plantes sur l'ensemble de mon corps, j'identifie la discrète odeur de camomille qui flottait derrière Ian : c'était celle des saponaires. Je m'immerge dans ce cocon de propreté et de bien-être, et accélère la cadence. Le ciel oscille encore entre le bleu nuit et le rose lorsque j'ai fini de mettre mes bottes. Puis j'entreprends de me démêler les cheveux avec mes doigts en retenant des grognements de douleur.

   C'est la surface calme et complètement limpide de l'eau qui m'invite de nouveau vers elle. Je m'agenouille sur le sable et me penche vers la surface claire de l'eau, qui me renvoie d'abord les somptueuses lueurs du ciel, mais aussi mon reflet. A première vue, je ne suis pas sûre d'avoir beaucoup changé, néanmoins, je suis certaine de dégager quelque chose de plus dur, de plus abrupt. Mon visage s'est affiné, mes joues se sont creusées du fait du manque de nourriture et j'ai perdu cet air un peu enfantin. Ma peau a légèrement bruni, mais n'ayant jamais été une peau à soleil, quelques taches de rousseur traînent encore sur mon nez et le haut de mes pommettes. Mes cheveux aussi ont changé : ils sont plus longs et plus clairs, comme dorés par le soleil. Et parallèlement, ils ont l'air d'être plus épais qu'avant ; avant, lorsqu'ils étaient complètement rongés et abîmés par l'eau de mer. La seule chose qui semble figée dans ce que l'eau me renvoie sont mes prunelles marron-vert, où brille toujours cette même lueur un peu perdue, mais aussi cet air un peu farouche, pas franchement aimable qui m'a toujours un peu caractérisé.

   Mon regard quitte les traits de mon visage pour descendre un peu plus bas : voilà ce que je voulais voir. Dans mon cou subsistent encore ces marques honteuses et abominables, légèrement estompées mais encore si visibles : les suçons de Raïs. Encore violacés, presque douloureux. La première fois, j'ai ressenti de la honte : la honte de m'être laissée avoir. Puis du dégoût, un sentiment de vengeance animée par la haine. Maintenant, la colère me submerge tellement que mes mains se crispent dans le sable mouillé, s'y enfoncent. Je vois rouge, ma vision se brouille. Plus jamais. Plus jamais. Le souvenir de cette humiliation m'arrache un petit cri de rage, que je m'empresse d'étouffer. Prenant sur moi, je ravale ma colère. Mes doigts tremblants appuient durement sur ces marques dans une vaine tentative de les faire partir, et face à l'échec, mon foulard vient de suite les recouvrir. Il n'y a que Ian et Oshen qui les ont vues, personne d'autre. Et personne d'autre ne doit savoir : il faut juste, juste, qu'ils se taisent.

   La seconde d'après, je suis debout. La tête en partie voilée en prévision du soleil et de la chaleur à venir, mes deux yagans entrelacés dans mon dos, prêts à être dégainés, les poings fermés et les pieds fermement ancrés dans le dos, l'eau me renvoie une toute autre image que la précédente : ici, je m'y vois en guerrière assurée, qui ne devrait avoir rien à craindre. Avant que l'illusion ne s'estompe, je suis partie.

Heyyyyy ! Je n'ai pas trop le temps de m'étaler en NDA, mais juste quelques mots pour vous dire que je suis contente de vous retrouver !

Dites moi absolument ce que vous avez pensé de ce chapitre ! Ça me motive tellement pour écrire ❤️

☀️ Juste une petite question : quelles sont vos premières impressions sur Ian ?

Bisouuuuus et à très vite
StarryHand

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