𝟫. 𝘩𝘰𝘮𝘦



❛ 𝘱𝘦𝘳𝘩𝘢𝘱𝘴 𝘩𝘰𝘮𝘦
𝘪𝘴 𝑛𝑜𝑡 𝘢 𝑝𝑙𝑎𝑐𝑒
𝘣𝘶𝘵 𝘴𝘪𝘮𝘱𝘭𝘺 𝘢𝘯
𝑖𝑟𝑟𝑒𝑣𝑜𝑐𝑎𝑏𝑙𝑒 𝘤𝘰𝘯𝘥𝘪𝘵𝘪𝘰𝘯, ❜

𝐉𝐚𝐦𝐞𝐬 𝐁𝐚𝐥𝐝𝐰𝐢𝐧





Tree Tops Lane portait bien son nom. Vue du ciel, on ne voyait que la cime des arbres, de gros pompons en dégradé de vert plus ou moins soutenu, du jaune et du orange lorsque l'automne était à son zénith, collés les uns aux autres, ils ne laissaient rien transpercer. De grands arbres à perte de vue, en bordure de chaque côté de la rue principale, en bordure de chaque maison, tels des gardiens, des veilleurs, leurs branches frôlant les toitures, les protégeant de leur ombre denses, presque impénétrable, et des histoires étaient écrites sur le bitume, dépendantes du sens du vent. Une couverture perpétuelle, sauf en hiver, la saison préférée de Soohyun Kim ; elle bénissait ces mois de l'année où il faisait clair et où elle n'avait pas à ramasser les feuilles par milliers, où le vent ne chuchotait pas entre les branches, le silence complet.

Le soleil filtrait à peine, juste quelques rayons venaient caresser le sommet de leurs têtes et Taehyung frissonna lorsqu'il posa finalement un pied en dehors de la voiture de sa mère. Il ignorait cependant si les frissons provenaient de la fraîcheur offerte par les arbres au-dessus d'eux, l'ombre qui couvait, ou si c'était le fait de se trouver à deux pas du seuil de la maison de sa grand-mère qui lui donnait si froid. Il était resté un moment dans la voiture à fixer la façade à travers la vitre passager, entre les traces blanchâtres laissées par de vieilles gouttes de pluie, recueillant tous ces détails, si étrangers et si familiers à la fois, ravivant d'anciennes visites dans un coin de sa tête, des souvenirs plus vrais que nature, ce goût doux-amer sur la langue. Ça lui semblait si lointain, quelque part dans une autre vie. Un autre lui. Un gosse qui ne voulait rien d'autre qu'être aimé, apprécié, ou au moins toléré, par sa grand-mère. Un gosse qui avait vu toutes ses tentatives être soldées par un échec, le cœur un peu abîmé par le rejet. Un gosse épuisé par ce traitement revêche.

Serrant ses bras autour de son corps engourdi, il rejoignit ses parents sous le porche. Sa mère avait entré la clé dans la serrure et s'essuyait soigneusement les pieds sur le paillasson, comme si elle avait peur de se faire réprimander par la maîtresse des lieux. Attendant d'entrer à son tour, ses yeux cavalaient malgré lui de droite à gauche, replongeant dans ce monde qu'il avait quitté sans se retourner, ce monde auquel il n'avait jamais réellement appartenu, cherchant ce qui avait changé et tout ce qui était resté pareil. Il ne fut pas surpris de constater que rien n'avait changé depuis sa dernière venue. Le chemin qui menait à la maison était bien dégagé, dépouillé de fleurs comme autant de mauvaises herbes, la pelouse était tondue à ras, les haies et arbustes taillés au centimètre près, rien ne dépassait, rien ne débordait, pas d'outils laissés en plan.

Tout était rangé à sa place, comme ça l'avait toujours été, aucune décoration, rien de personnel. Une maison comme on en voyait sur les catalogues ou les brochures des agences immobilières.


Les lieux étaient déserts, c'était comme si plus personne n'y vivait depuis des années.

Alors que ça faisait à peine une semaine.


À l'intérieur, tout était resté à l'identique, figé dans le temps, comme s'il avait simplement cligné des yeux. À l'image du souvenir qu'il avait gardé en tête, dans un coin quelque part, pas si reculé, à peine touché par le temps qui s'écoule, les kilomètres imposés, réclamés, l'envie de s'enfuir loin, de tourner cette page et d'écrire quelque chose de nouveau, quelque chose qui lui corresponde. D'être le propre conteur de son histoire, être libre de décider quelle direction elle devait prendre. Une image qui se superposait à ce qui était resté collé à sa rétine, des résidus d'après-midi passés avec sa grand-mère, ses parents qui le déposaient avant d'aller travailler, l'épais silence qui tombait dès qu'il passait la porte, le silence qui rasait les murs, qui suivait, poursuivait, dans chacune des pièces de la maison, le genre de silence qu'il n'aimait pas, qui mettait mal à l'aise, et eux qui se regardaient dans le blanc des yeux, leurs bouches sèches et muettes. La sienne, hésitante, les mots mourant sous les regards sévères, et celle de sa grand-mère, résolument pincée, l'air qui s'échappait à peine tant elle faisait pression sur ces deux bouts de chair. Rien à se dire, à se raconter, rien à partager, juste eux qui se supportaient, qui se frôlaient rapidement, puis s'évitaient dans les couloirs. Aucun moment partagé, elle dans une pièce et lui dans une autre, laissant juste passer les minutes, les heures jusqu'à ce qu'il soit le moment pour lui de partir ou d'aller se coucher.

Il avait essayé, pendant un temps, des années, de s'intéresser à ce qu'elle faisait, à s'impliquer, à essayer de faire pareil, la tête pleine de curiosité, d'envie de bien faire, de mériter un peu de son attention puisqu'il n'était pas question d'affection, mais elle s'agaçait bien vite de l'avoir près d'elle. Il posait trop de questions, prenait trop de place. Elle finissait toujours par lui demander de la laisser, d'aller s'occuper ailleurs, de faire ci ou ça et de se taire, et visite après visite, il avait cessé d'essayer de partager quelque chose avec elle. C'était ainsi que ça se passait le mieux entre eux : en silence, chacun de son côté, l'un n'apprenant rien de l'autre. Et il avait profité de chaque moment de répit pour se réfugier dans sa bulle, écrire un peu, juste quelques mots, écrire ce qu'il ne disait pas, ignorant autant que possible les remarques, les commentaires qu'elle faisait à haute voix, s'empêchant d'interpréter l'indicible.

Il savait qu'elle n'aimait rien de ce qu'il faisait, appréciait, rien n'était jamais comme elle voulait, rien n'était jamais assez bien.

Il avait fini par cesser de s'en culpabiliser, elle était ainsi avec tout le monde, ce n'était pas forcément de sa faute.
Il n'avait pas à en être plus responsable qu'un autre.

Il avait eu du mal à le reconnaître et à s'en convaincre, à en guérir et à combler le trou que ça avait creusé dans son cœur d'enfant, mais le recul géographique et émotionnel avait aidé.


La chaleur moite et collante de Los Angeles avait aidé, plonger tout entier dans l'écriture aussi.
Écrire, marcher, s'imbiber d'eau salée, s'isoler ou chercher le contact, se perdre entre les deux, se retrouver encore plus seul qu'avant, réfléchir, réfléchir encore, écrire encore.

Entre soleil, mer et encre.



Aucune surprise ne lui sauta aux yeux alors qu'il avançait dans le couloir, ses pas timides, mesurés comme s'il avait peur de faire du bruit, d'arriver au mauvais moment, de déranger quelque chose, quelqu'un, de déranger la personne qui vivait là. Il faisait attention, comme s'il s'attendait à entendre sa grand-mère l'interpeller depuis une autre pièce, son regard le transperçant, le faisant à nouveau se sentir comme cet enfant, celui qui ne se sentait pas toujours le bienvenu, qu'importe l'âge, qu'importe son comportement. Il guettait, mais rien ne venait. Bien évidemment, ils l'avaient enterrée deux jours plus tôt. Il n'y avait plus personne ici, juste lui et ses parents, le silence couvant de la même manière qu'avant, collant, un peu étouffant.

Rien d'inattendu devant lui. Il se retrouvait face aux mêmes meubles, la même tapisserie un peu démodée, légèrement décollée, décolorée par endroits, des traces de soleil et d'usure, la même odeur doucereuse, le mélange du parfum qu'elle portait et du thé qu'elle buvait tout le temps. Taehyung avait froncé le nez en passant le seuil de la porte, comme assailli de plein fouet par ces fragrances qu'il n'avait pas humées depuis des années, et qui pourtant étaient restées si vives dans sa mémoire. Il avait toujours eu horreur de ce parfum, alors qu'à sa manière, il embaumait ses souvenirs d'enfance comme il embaumait chacune des pièces. La présence de sa grand-mère était forte, pesante. Il avait l'impression qu'elle était là, partout, il ne la voyait pas, mais il la respirait, des bouffées intoxicantes de parfum et de thé qui entraient et sortaient de ses poumons, lui brûlant le nez à chaque fois qu'il inspirait. Les manteaux et les sacs à main accrochés à la patère sur le mur à droite de la porte, les chaussures rangées côte à côte dans le petit meuble, tout était parfaitement à sa place et cette odeur imprégnait le bois, le cuir, le tissu, elle n'épargnait rien.

Ses parents avaient traversé le couloir d'un pas décidé, ils savaient où ils allaient, ce qu'ils avaient à faire, il demeurait un peu à la traîne. Ses mirettes glissaient ici et là, sur les murs dénués de cadres, de bibelots, ces petites décorations qui auraient pu faire de cette maison un endroit plus chaleureux, plus accueillant, vivant, puis sur la poussière qui avait commencé à se déposer sur les meubles, alors que sa grand-mère avait toujours veillé à ce que son intérieur soit impeccable ; il ne comptait plus le nombre de fois où elle l'avait forcé à patienter sur le pas de la porte parce qu'elle venait de laver le sol et ne voulait pas qu'il lasse des traces partout. Il n'avait plus à se soucier de tout cela, et pourtant, c'était ancré en lui. C'était toute son enfance et son adolescence. C'était de nombreuses heures, d'années de sa vie. La majorité de ses souvenirs dans cette maison, ce qu'il en avait gardé, ce qui lui venait automatiquement en tête alors qu'il revenait après quatre ans de fugue.


Il observait son père de dos et il se demandait si cela avait été pareil pour lui, s'il avait connu la même chose, s'il ressentait quelque chose de similaire. À sa nuque raide, sa manière de regarder sans voir, de s'impliquer sans le faire vraiment, cette fuite mêlée à l'attente, cette résignation, Taehyung se doutait que oui.

Et soudain, il se surprit à se demander comment avait été l'enfance de sa grand-mère.


Dans sa tête, il imaginait des visages fermés, une austérité qui teint et déteint. Du gris, du noir.
Et une absence totalement de mots.
Des bouches qui ne se parlent pas, des corps qui ne s'étreignent pas non plus.

Un vide qui s'étire.
À l'image de ce couloir nu.

Un océan profond, insondable.
Entre quatre murs, la porte fermée à double tour.



Il y avait des cartons posés ici et là, des vides, posés en équilibre contre un mur, prêts à servir, et d'autres déjà bien remplis, rassemblés dans un coin, fermés et scotchés, renfermant des livres ou de la vaisselle, des morceaux de vie en somme. Des morceaux d'une vie qu'il avait l'impression de redécouvrir face à ces placards et tiroirs ouverts, leurs secrets enfin dévoilés. Lui qui n'avait jamais essayé ou eu l'envie de fouiller, de laisser place à sa curiosité. Lui qui avait appris à rester à sa place et à restreindre ses questions, à ne pas monopoliser la parole parce que sa grand-mère n'appréciait pas, parce qu'elle trouvait qu'il parlait déjà trop. Il était resté en surface, la tête perpétuellement hors de l'eau, ne partant pas à la recherche de ce qu'il y avait dans les profondeurs, et il avait cette sensation persistante de ne rien connaître de sa grand-mère, celle qui avait mis au monde et élevé son père, qui avait fait celui qui il était, avec cette froideur proche du total détachement, cette absence émotionnelle, et cette absence totale de communication, son journal comme paravent entre lui et le monde.

Celle qui avait régi une partie de sa propre enfance et forgé certaines facettes de sa personnalité.
Celle qui avait participé à ce besoin de partir, de s'émanciper, de changer certaines choses dans sa vie, de creuser plus loin.

Cette fuite nécessaire.


Ses yeux dévalaient le salon, cette pièce où il s'était souvent tenu, debout, assis selon une distance de plus en plus évidente, marquée, se faisant tout petit, la tête toujours pleine de mots, mais la bouche silencieuse, les mains ou les genoux s'agitant souvent nerveusement. Le début de l'angoisse, cette sensation constante de ne pas être à sa place, d'être de trop, de ne pas être voulu, sa présence non désirée. La tapisserie fleurie, le canapé beige côtelé, l'ameublement, il était confronté à des souvenirs en chair et en os tant tout était intact, figé, comme s'il était venu la veille pour la dernière fois. Le présent et le passé se tenant la main. Il était presque certain que son père avait grandi dans une pièce semblable à celle-ci, organisée selon le même agencement, que rien n'avait bougé, changé en plus de trente ans.

Et il réalisa à cet instant que ses parents avaient copié ce modèle dans leur propre maison, les couleurs, les meubles, la façon de les disposer. Comme si son père avait reproduit, consciemment ou non, ce qu'il connaissait, par habitude, routine ou simplement parce qu'il ne connaissait rien d'autre. Parce que ça avait du sens à ses yeux. Certainement pas parce que c'était confortable ou parce qu'il s'y sentait bien.

Il voyait les cartons à moitié remplis et il se demandait ce que ses parents comptaient faire des meubles, ce qui était prévu, s'ils comptaient se débarrasser de tout ou s'ils souhaitaient garder certaines choses. Il se demandait si son père avait envie de conserver certaines choses, s'il en ressentait le besoin, s'il ressentait un attachement particulier pour ci ou ça, ou s'il avait hâte de mettre le tout dans un camion, de refermer les portes et de tout laisser partir. De passer à autre chose lui aussi. D'être autorisé à le faire. Briser cette espèce de boucle temporelle, émotionnelle, relationnelle dans laquelle ils étaient tous piégés.

Taehyung ne s'était jamais autant interrogé sur sa famille, pourtant, tout à coup, il semblait incapable de cesser, il ne pensais qu'à ça. Il observait les murs dénués de photo de famille et il pensait à eux, ceux qui étaient présents, ceux qu'il avait côtoyés, même sans attaches, et ceux qu'il n'avait jamais connus.

Il pensait à son père non loin de lui et pourtant hors de portée, intouchable, il pensait à sa grand-mère qui avait toujours été à des kilomètres de distance et qui n'avait jamais cherché à se rapprocher, et à son grand-père, décédé alors qu'il était tout jeune. Il pensait à sa mère et à cette famille maternelle qu'il avait à peine connue, leurs bras qui l'avaient certainement porté lorsqu'il était bébé, mais dont il ne gardait aucun souvenir. Cette famille qu'il n'avait pas eue le temps de réellement connaître. Avait-il manqué de peu d'avoir ces grands-parents dont il rêvait enfant ? Cette idée qui le traversait souvent, lui percutait le cœur, alors que c'était avant tout un rêve, au bord du fantasme, et qui resterait un fantasme, car sa mère ne parlait pas de ses parents ou de son enfance, elle n'en avait jamais parlé, à peine évoqué.


Ce qu'on n'a jamais eu ne peut pas nous manquer, n'est-ce pas ?

Pourtant, il sentait ce trou pulser dans sa poitrine.
Cette espèce de regret d'avoir connu une personne, mais pas une autre.





— Ton père et moi on va poursuivre au rez-de-chaussée. On n'a encore rien commencé à l'étage, tu veux bien t'en charger ?

Il s'agissait d'une question autant que d'une proposition, une requête déguisée, un besoin non explicitement formulé. Ses parents étaient trop pudiques pour s'exprimer de manière claire et directe, pour oser révéler ce qui leur passait par la tête ou dans le cœur, sans détour, sans user de sous-entendu, pour affronter ces ressentis, les reconnaître et les porter sur eux. Mais Taehyung avait compris. Il avait compris que ça soulagerait ses parents, son père, s'il était celui qui prenait en charge d'ouvrir et de vider tiroirs et placards, de mettre dans des cartons ce qui se trouvait dans la chambre de sa grand-mère, sans doute la partie la plus secrète, la plus intime de la maison. Une pièce où il n'avait lui-même jamais mis les pieds. Il n'en avait jamais eu l'autorisation et la curiosité s'était évanouie avec le temps, s'apaisant d'elle-même. Il n'était pas très emballé par cette idée, il était même plutôt gêné, il appréhendait ce qu'il verrait, ce qu'il y trouverait. Il appréhendait de découvrir une autre facette de sa grand-mère, de se retrouver face à l'inattendu, ou au contraire, de tomber sur le prévisible et que son ressenti la concernant ne soit que confirmé.

Des frissons lui parcouraient le corps et il avait de plus en plus froid à chaque pas, le but se précisant, s'imposant à sa vue. Une porte dressée au bout d'un couloir. Il resta quelques minutes au sommet de la dernière marche, le dos raide et les yeux allant de droite à gauche, caressant les murs fleuris et les portes closes, toutes semblables. Celle de la salle de bain, celle de la chambre qui avait été celle de son père, puis plus tard la sienne, et enfin, celle de sa grand-mère. Elle semblait si proche, un tout petit effort, il n'avait qu'à tendre le bras pour toucher la poignée, et à la fois si loin, dans une autre vie. Il se revoyait enfant puis adolescent, passant devant sans jamais s'arrêter, l'interdiction bien claire dans son petit crâne. Et à présent qu'il s'apprêtait à entrer, qu'il avait l'autorisation de le faire, il avait l'impression de faire une bêtise, la punition prête à tomber.

Pourtant, rien ne se passa lorsqu'il serra les doigts autour de la poignée et poussa la porte. Un courant d'air s'échappa, tel un souffle trop longtemps retenu, mais ce fut tout. Le parfum était plus prononcé dans cette pièce, un flacon à moitié vide posé sur la table de chevet, et il fronça le nez, agressé de plein fouet. La même tapisserie au mur, le même genre de mobilier qu'au rez-de-chaussée, les mêmes couleurs, le jeté de lit en coton épais, les draps certainement inchangés depuis le décès, ce qui provoqua une onde de frissons le long de sa colonne vertébrale. Tout semblait figé dans le temps, dans une autre époque. Il resta un moment dans l'encadrement de la porte, hésitant à faire ce pas supplémentaire, le dernier, son attention, elle, cavalait, s'accrochait à tous les détails qui s'offraient à lui. Pas grand-chose à vrai dire. Rien ne lui sautait aux yeux. La chambre de Soohyun Kim était à l'image du reste de la maison, parfaitement rangée, rien ne débordait du cadre, pas de photos aux murs ou sur la commode, pas d'éléments de décoration, rien de vraiment personnel. Rien qui ne puisse renseigner sur la personnalité de la femme, de la mère qui avait dormi là. Pas de secret révélé, du moins en apparence, ce qui le soulagea un peu.

Des cartons vides attendaient contre le mur, un rouleau de papier bulle posé juste à côté, lui rappelant la raison de sa présence dans cette pièce.


Un souffle qui s'échappe, qui frôle ses lèvres avant de s'enfuir par la porte grande ouverte, le corps qui se relâche un peu, mais sans vraiment se détendre. Il posa un premier pied dans la chambre, puis un deuxième, les yeux avançant au même rythme que ses jambes. Ne souhaitant pas rester plus que nécessaire dans cette pièce, l'air venait déjà à lui manquer, il attrapa un carton, le déplia et le posa sur le sol. Il décida de commencer par les tables de chevet, les deux lampes en porcelaine qu'il débrancha avant de protéger d'une bonne épaisseur de papier bulle pour ne pas qu'elles se cassent, des bijoux dans une boîte, quelques grammes d'or, des boucles d'oreilles très simples qu'il l'avait vue porter pour certains événements, elle portait rarement de bijoux le reste du temps, juste son alliance à son doigt. N'ayant eu aucune consigne particulière, son père n'ayant pas articulé un mot depuis qu'ils étaient arrivés, il partit du principe que rien n'était à garder. Il enroula soigneusement la boîte à bijoux dans une couche de papier bulle pour ne pas l'abîmer et la posa dans le carton entre les deux lampes. Il fit de même avec le flacon de parfum, soulagé que cette odeur soit enfin un peu atténuée, étouffée par les bulles, elle commençait à lui monter à la tête, des effluves qui agissaient sur son cerveau, lui donnaient presque l'impression que sa grand-mère était là. Rien qu'avec ces quelques objets, il avait presque fait le tour des tables de chevet.

Pas de secret dissimulé, pas de surprise.

Dans un des tiroirs se trouvait simplement une paire de lunettes de lecture à large verre et à monture d'écaille un peu épaisse. Il avait presque les mêmes. Sa vue avait pas mal souffert depuis ces dernières années, ce n'était pas rare que ses yeux piquent et tirent à cause de la fatigue ou des écrans, à cause des heures passées à travailler et à peu dormir. Il était vrai qu'il n'avait pas spécialement fait attention, délaissant la santé de ses yeux autant que celle du reste de son corps. Mais il aimait bien l'allure qu'il avait avec des lunettes, un reflet plus sage, plus réfléchi, plus intelligent, celui d'un homme qui sait ce qu'il fait et qui n'est pas totalement perdu, au moins point mort dans sa vie. Pourtant, il oubliait trop souvent de les porter, il oubliait souvent de les mettre dans son sac, il avait d'ailleurs bien failli les oublier dans le tiroir de son bureau à Los Angeles. N'attendant pas grand-chose de cet essayage, le jeu innocent d'un enfant qui s'amuse à se déguiser, il sortit les lunettes de leur étui et les posa sur son nez. Il aurait pu être frappé en croisant son image dans le miroir au-dessus de la commode, avoir une sensation étrange de déjà vu, mais ce n'était que des lunettes, et il n'y avait aucune ressemblance avec sa grand-mère, aucun visage qui se superposait au sien. Il ne voyait rien d'autre que son propre visage, juste lui et ses yeux rougis, fatigués. Il demeurait cependant une certaine gêne, l'ombre qui pesait, alors il les retira et les rangea dans leur étui avant de les déposer dans le carton à leur tour.


La deuxième table de nuit avait déjà été vidée depuis plusieurs années, depuis le décès de son grand-père, l'espace laissé vacant. À l'image de ses parents aujourd'hui, sa grand-mère n'avait rien voulu garder. Progressant dans l'espace de la chambre, il tirait le carton à sa suite, précautionneusement, pour éviter que les objets ne bougent et s'entrechoquent. Arrivé devant la commode, il décrocha le miroir, le recouvrit d'une fine couche de protection et le déposa dans le carton, il tira ensuite le premier tiroir, les mains un peu agitées, moites à l'idée de ce qu'il y découvrirait. Il se sentit soulagé lorsqu'il vit des paires de draps pliés à la perfection et rangées dans ce tiroir, mais aussi dans le second, et un assortiment de linge de toilette dans les deux derniers. Il s'en saisit et les positionna dans le carton de manière à caler les objets les plus fragiles. Le carton déjà bien rempli, il plia les côtés de manière à les garder fermés et en ouvrit un autre.

L'inconfort et l'appréhension montèrent crescendo lorsqu'il ouvrit les deux portes de l'armoire. Un mélange de parfum et de lessive se jeta dans ses narines et il eut un bref mouvement de recul. Des vêtements pendaient sur des cintres, serrés les uns contre les autres, le tissu bien lisse, et sur les étagères de chaque côté, parfaitement pliés, s'empilaient ce qui ressemblait à des pulls et quelques pantalons. Des couleurs monochromes à gauche, à droite, au milieu, beaucoup de couleurs sombres, sobres, pas de fantaisie. Son regard tomba plus bas et ses joues s'empourprèrent lorsqu'il avisa des petits bacs en osier dans lesquels étaient rangés des sous-vêtements. Il n'y toucha pas et se concentra sur le reste. Il retira le cintre de chaque robe, chaque chemisier, chaque veste, puis les plia avant de commencer à les disposer dans le carton. Il enchaîna avec le reste, pile après pile, ses gestes étaient machinaux, c'est à peine s'il avait conscience de ce qu'il était en train de faire, de ce que cela signifiait. Il agissait avec un détachement dans lequel il ne se reconnaissait pas vraiment, lui qui ressentait toujours tout, qui ressentait tant, lui qui s'impliquait dans tout ce qu'il faisait, mais dans lequel il retrouvait un peu de son père. Il y reconnaissait une manière de se protéger, de se défendre. Ça le protégeait de cette culpabilité d'être si loin des émotions qui auraient dû l'assaillir à cet instant, ce sentiment de faute qui aurait été si vif s'il l'avait laissé s'exprimer et prendre possession de lui. Il aurait plongé les mains dans le trou de son ventre et aurait creusé un peu plus, agrandissant les bords.

Le détachement, l'incapacité émotionnelle faisaient pansement.
Il se demandait si c'était pareil pour son père.


Ses paupières papillonnèrent et il revint à lui lorsqu'il se rendit compte qu'il avait tout vidé, à l'exception des petits bacs et d'un grand album photo qui avait été dissimulé sous quelques sacs à main. Oubliés les sous-vêtements qui l'embarrassaient, oubliées l'impassibilité et l'indolence qui l'avaient recouvert comme une couverture, il fixait la jaquette en cuir usé. Il n'osa pas s'en saisir, comme s'il avait peur d'être brûlé, incendié, si jamais il le touchait. Il avait envie et peur de l'ouvrir. Il avait envie de voir les photos qu'il contenait, d'apprendre un bout de cette histoire. Il s'inquiétait de savoir si c'était quelque chose qu'il voulait voir, connaître.

Il avait peur de ce que ça pourrait changer pour lui, en lui.


Ce serait étrange de voir des photos de sa grand-mère et de son père lorsqu'ils étaient enfants, adolescents, à son âge, de voir des photos de mariage, de baptême ou des photos d'inconnus.

Ce serait encore plus étrange de se retrouver face à des pages vides.


C'était si intime de plonger dans le passé de sa grand-mère et de son père, de s'y confronter, d'interpréter des images sans mots pour les retracer, les expliquer.

C'était encore plus intime de voler ces instants, de les faire siens.

Il n'avait pas l'impression d'être prêt pour ça.


Il déposa l'album photo sur le carton qu'il venait de refermer.
Il se laissait l'opportunité, le choix.

Soit la pudeur, soit la curiosité l'emporterait.



Il fit un tour sur lui-même. Les tiroirs refermés, désormais vides, les tables de chevet désertes, l'armoire béante, en une vingtaine de minutes il avait fait le tour de la pièce.

Il avait fait le tour d'un morceau de la vie de sa grand-mère.

Il restait le lit à défaire, il n'était pas bien sûr de ce qu'il devait faire de ces draps, s'il devait les mettre avec les autres, les laisser, les jeter, les laver et les donner plus tard. Il avait compris que ses parents projetaient de donner les affaires de sa grand-mère, ils en avaient vaguement parlé lors du dîner de la veille, ce qu'ils pourraient donner et où, en fonction de ce qui serait accepté ou non, ce qui était recevable et ce qui ne l'était pas. Incertain de ce qu'il devait faire, n'ayant pas eu de directive particulière à ce sujet et ne souhaitant pas prendre cette décision lui-même, il préféra ne rien faire.

Puisqu'il était sur une bonne lancée, l'après-midi à peine entamé, puisqu'il restait encore des choses à faire, il ramena les cartons prêts dans le couloir, l'album photo en équilibre, puis passa à la salle de bain. Il procéderait ainsi, une pièce après l'autre, les cartons de plus en plus nombreux, de plus en plus lourds, les placards de plus en plus vides, sa grand-mère de plus en plus loin. Ce fut rapide dans la salle de bain, quelques produits de beauté, d'entretien ou pharmaceutiques, rien qui ne pensait être récupérable, à part le sèche-cheveux et le miroir, il choisit tout de même de les disposer dans un autre carton, au cas où. Le reste de l'étage fut encore plus vite fait. Son père n'avait pas mis les pieds dans sa chambre depuis plus de vingt-ans et il n'avait lui-même rien laissé de personnel suite à son passage, pas de vêtements, pas de livres, il emportait toujours tout à chaque fois, persuadé qu'un jour il cesserait de venir. Et ce jour était finalement arrivé.

Personne n'avait dormi dans ce lit depuis lui, il avait dû rester vide et froid depuis sa dernière venue, nu sans draps et sans couette, le matelas totalement à découvert. Sa grand-mère ne recevait personne à part ses parents et lui, pas d'amis, pas de voisins, elle retournait rarement les invitations et les banalités sociales n'avaient jamais été son fort. L'armoire et la commode étaient vides, le bureau également, quelques chocs, quelques accrocs ici et là, mais plus aucun mot. Alors qu'il avait passé des après-midi, des soirées, des nuits à écrire sur ce bureau, à noircir des carnets, l'encre bavant de temps en temps sur le bois et sur ses doigts tant il s'emportait, vivait et ressentait ce qu'il écrivait. Il ne rêvait pas de grandeur ou de célébrité, juste de poser un point final à une histoire et de passer à la suivante, les idées s'entrechoquant dans son cerveau, ne demandant qu'à être libérées, ne demandant qu'à vivre.


Seul un bout de papier un peu jauni, un peu abîmé, replié, attira son œil. Il était coincé entre le coin du bureau et le mur, écrasé. Il se baissa, tira le bureau afin de le libérer, le morceau de papier tomba et il put le ramasser.

Au toucher il reconnut le grain typique d'une photographie. Elle était sale, pleine de poussière et de traces de doigts, striée de cicatrices blanchâtres, elle avait perdu son brillant, mais leurs sourires, la joie et l'insouciance qui transperçaient le papier glacé, eux, étaient restés intacts. Il aplatit, lissa la photo entre ses doigts pour tenter de la soigner un peu, de lui rendre sa jeunesse.

Jamie, Rachel et lui.


Il ne se souvenait pas de cette photo, de ce jour-là en particulier, il y en avait eu tellement. Eux, le trio inséparable, prenant la pause à la moindre occasion, la moindre entrevue, la moindre escapade était susceptible de créer des souvenirs. Et les parents de Jamie adoraient les mitrailler de leur flash, comme si chaque moment méritait d'être immortalisé. Ils devaient avoir une bonne ribambelle de clichés d'eux, différents âges, différents lieux, toujours la même expression espiègle, les yeux pétillants et le même sourire, Rachel toujours au milieu. Il avait dû leur demander cette photo-là, peut-être même l'avaient-ils tiré à plusieurs exemplaires pour que Jamie et Rachel en aient une eux aussi. Il retourna la photo et plissa les yeux pour tenter de lire la date, plus aucun chiffre n'était lisible, mais à vue de nez, à en juger par leurs traits juvéniles, les corps qui avaient commencé à changer, à se développer, ils devaient avoir dix-sets ans. C'était sans doute une des premières photo qui avait été prise d'eux, Jamie étant arrivé à Ogunquit et dans leur vie peu de temps avant. Tous les trois bras dessus bras dessous sur la plage, des nuages grisonnants au-dessus de leurs têtes, rien qu'ils ne connaissent par cœur, rien qui n'aurait pu les dissuader de rester, un surfeur courageux en arrière-plan.

Reculant jusqu'à son lit, il s'assit, la photo serrée dans sa main, ses yeux ne quittant pas les deux visages de ses amis, et le sien, la pulpe de ses doigts effleurant le papier rugueux, s'attardant sur son propre reflet. Ses yeux restaient accrochés à cette image de lui, jeune, pleine de vivacité, un peu folâtre, qui profitait simplement de sa jeunesse, de ces moments avec ses amis, ses joues rondes et expressives, ce visage qui respirait la gaieté et la santé. Cette image figée dans le temps. Il n'avait peur de rien à cette époque, il ne se demandait pas de quoi le lendemain serait fait. Il n'avait pas peur d'échouer, sans doute parce qu'il ne pensait pas réussir. Il ne connaissait ni angoisse ni insomnie, à ses yeux tout semblait possible et il s'essayait à un tas de choses, il coursait ses amis sur la plage, faisait des paris idiots avec Jamie et il écrivait. Il écrivait et écrivait encore. Des mots par centaines, par milliers, sa main peinant à tenir la cadence, le poignet douloureux, le feu et la flamme brûlant dans ses muscles échauffés, essoufflés. Toute histoire était bonne à raconter, aucune ne semblait meilleure ou plus rentable qu'une autre, écrire n'était pas une course, c'était une promenade au bord de la mer, les pieds qui s'enfoncent dans le sable et la tête dans les étoiles.

L'imagination, la créativité, l'envie, ne dépendaient de rien, pas de contrat, pas de signature, pas de promesse ou d'exigence, pas de deadline, et il ne se mettait pas autant la pression. Il ne cherchait pas à tout contrôler, il laissait faire, il laissait venir les mots. Il se laissait emporter, submerger et pourtant, il ne coulait pas. Il avait pied, alors qu'aujourd'hui il peinait à garder la tête en dehors de l'eau, à ne pas boire la tasse.

Il était jaloux de cette version de lui-même, sereine, intacte, des mondes au bout des doigts. La confiance qu'il avait encore en lui à ce moment-là, tellement de choses à découvrir, à faire, à apprendre, et de mots à s'approprier.

Tout semblait si simple.
Jamie et Rachel, les échappées sur la plage, peu importe qu'il vente ou qu'il pleuve, les carnets remplis de mots et non de maux.


Il resta encore quelques minutes, assis sur le bout de son lit, à contempler cette photo.
Le visage de Jamie, celui de Rachel, et le sien, un goût de soleil et d'amertume sur la langue.

Un goût de loupé, de manque, de regret.

Il pensait à l'appareil photo acheté la veille, posé sur son bureau chez ses parents, l'étui resté dans son sac, la pellicule entamée, et les photos dans son carnet.
Peut-être auraient-ils l'occasion de prendre de nouvelles photos, de sourire à nouveau comme ça tous les trois.





— Tu en es où ?

La voix de sa mère, soudaine, inopinée, le fit sursauter, juste un mouvement subtil des épaules, une secousse à peine contrôlée. Il s'empressa de se lever, la photo toujours entre ses doigts, s'y raccrochant, des souvenirs fugaces, mais tenaces, incroyables, sous les paupières, du sable, de l'eau et des rires, beaucoup de rire sur les lèvres et dans les yeux. Des rires qui s'étouffèrent face au visage fatigué et fermé de sa mère. Elle avait rassemblé ses cheveux en arrière avec une pince, c'était une des rares fois où il la voyait les cheveux attachés.

Elle jeta un bref regard à la photo, mais ne dit rien, pourquoi aurait-elle dit quelque chose. Elle ne lui demanda pas non plus comment ça se passait pour lui à l'étage, pourquoi l'aurait-elle fait. Et il ne lui demanda pas comment ça se passait pour eux en bas, si ça allait, si c'était supportable.

Comme dans un accord tacite, ils n'abordèrent pas le sujet, qu'auraient-ils pu dire ?

— Il ne me reste plus que cette pièce. J'ai rassemblé les premiers cartons dans le couloir.
— Bien. Descends tout ça quand tu auras terminé, je regarderais et listerais le contenu, dit-elle en jetant un coup d'œil rapide par-dessus son épaule.
— Il y a certaines... choses dont je ne savais pas quoi faire.
— Hmm, dit simplement sa mère alors qu'elle tournait les talons. Mets-les de côté, je regarderai, dit-elle alors qu'elle s'éloignait déjà, n'ajoutant rien d'autre.

Taehyung ne s'en offusqua pas et la laissa repartir comme elle était venue, figure discrète et silencieuse entre ces murs eux-mêmes silencieux, cette maison qui avait toujours été pleine de silence.

La conversation mourrait souvent d'elle-même entre eux, ça l'avait surpris, fâché, frustré, attristé les premiers temps, puis en grandissant, il s'en était accommodé. Il avait compris que tout ce qu'il pourrait dire, raconter, ne pourrait pas leur donner envie de lui répondre en retour, car ils n'étaient pas comme lui. Il l'avait accepté, il s'était résigné. Il parlait trop pour son entourage, sa mère, son père, sa grand-mère, surtout sa grand-mère, alors qu'eux n'avaient pas spécialement quelque chose à dire, ou envie de parler. Alors qu'ils n'aimaient pas les mots autant que lui et n'avaient pas autant de choses à dire, de questions à poser, se satisfaisant de silences éloquents.

Parfois, il était préférable de ne rien dire.


L'écho des pas de sa mère s'évanouit et il se retrouva de nouveau seul, une bulle épaisse de silence autour de lui, une bulle à la fois pesante et apaisante, son cœur battant à vitesse de croisière, la houle le faisant parfois accélérer ou ralentir.

Il se rassit sur le lit, la photo sur les genoux, ses mirettes se dispersant dans l'espace autour de lui, caressant les murs, ces meubles parmi lesquels il avait vécu plusieurs heures par jour, par semaine, durant des années. Un couvre-lit blanc, une tapisserie dans les tons bleus, une commode, une armoire et un bureau en bois brut, des tables de chevet assorties, le mobilier ressemblait à s'y méprendre à celui dans la chambre de sa grand-mère. Pas de fantaisie, rien d'extravagant, juste le strict minimum. Pas de posters de groupes de musique ou d'art, pas de figurines de collections ou de console de jeu. Elle n'avait pas l'allure d'une chambre de garçon, d'adolescent, on aurait jamais pu croire que deux hommes issus de génération différente y avaient dormi, grandi. À la détailler ainsi du bout des yeux, il se demandait ce qui avait changé depuis la dernière fois que son père y avait dormi, à quoi elle ressemblait avant, durant sa jeunesse à lui. Il doutait que sa grand-mère ait changé quoi que ce soit.

C'était étrange de se dire qu'ils s'étaient probablement trouvés tous les deux assis sur ce coin de lit, à une vingtaine d'année d'écart, contemplant certainement le silence, cette porte par laquelle venait de sortir leur mère. Il n'avait jamais vu de photo de son père à son âge, il se demandait à quoi il ressemblait, il l'imaginait comme une version alternative de lui-même, des traits similaires, les mêmes grains de beauté. Il se demandait s'il avait déjà ce regard lointain ou si c'était venu avec le temps, des barrières posées autour de ses idéaux et de ses rêves, s'il lisait déjà le journal assidûment ou si ça aussi s'était venu plus tard. Ses pupilles effleuraient le bureau et il se demandait à quoi son père occupait ses journées, s'il avait des hobbys, comment il meublait son temps libre ou ses nuits blanches, s'il avait des activités, des passions que sa mère désapprouvait, n'encourageait pas. Il se demandait s'il pourrait un jour avoir la réponse à ces questions, s'il y avait seulement une réponse. Si son père la lui livrerait lui-même ou s'il la découvrirait par hasard.

Pliant soigneusement la photo, il la glissa dans la poche arrière de son pantalon, le sable et les rires dans un coin, au plus près de lui. Il entreprit ensuite de tirer les tiroirs, des tables de chevet, du bureau, de la commode, encore des draps, quelques couvertures et du linge de toilette, il alla récupérer un carton et fit son possible pour tout faire entrer à l'intérieur. Mimant les gestes esquissés dans la chambre d'à côté, il enroula les deux lampes dans une couche de papier bulle et les glissa dans un espace vide avant de rabattre les bords. L'armoire avait été vidée depuis des années, son père avait tout emmené avec lui en quittant la maison et il en avait fait de même. C'était étrange de la voir si vide, il se souvenait qu'à une époque, pas si lointaine, certains de ses jeans, de ses pulls, de ses t-shirts étaient pendus là, se balançant sur des cintres. Il ne restait jamais longtemps chez sa grand-mère, il avait toujours hâte de partir, mais sa mère aimait savoir qu'il avait tout ce qu'il fallait, qu'il ne lui manquait rien, et ce même s'ils habitaient à quelques rues de là et qu'il aurait suffi de faire l'aller-retour. Vérifiant qu'il n'oubliait rien, comme il avait eu l'habitude de le faire lorsqu'il quittait cette chambre pour celle chez ses parents, sa presque jumelle, il fit le tour de la pièce. Mais pas de trace d'une autre photo oubliée ou d'une page manquante d'un carnet, pas de réponse à ses questions, pas de trésor perdu.

C'était bel et bien la dernière fois qu'il mettait les pieds ici.

Il n'avait aucune idée de comment il se sentait véritablement, ce que ça lui faisait réellement ressentir.
Il n'avait pas envie de contempler ses émotions, c'était confus et elles étaient disséminées un peu partout, dans chaque carton.

Des bouts de lui partout.



Il jeta les cintres dénudés dans le carton où se trouvait tout le reste, tout ce qui semblait difficile à trier, à donner, tout ce qui serait probablement jeté, puis il empila les cartons qui étaient les plus légers et commença à descendre, gardant pour la fin celui où était posé en équilibre l'album photo, le cœur encore indécis, se donnant encore le temps de la réflexion. La peur de s'avouer qu'il avait envie de le garder, de le feuilleter, par envie de découvrir, de connaître cette famille dont il s'était pourtant éloigné. Mué par l'espoir d'avoir tort, de s'être trompé sur cette famille, de voir ce qu'il n'avait peut-être jamais pris le temps d'observer, ce qu'il avait manqué.

Une fois tous les cartons au rez-de-chaussée, Taehyung les rassembla afin que ce soit plus simple pour sa mère, les piles à portée de main sans être dans le passage, sans gêner son père qui œuvrait dans le coin, le dos droit et la bouche pincée, les yeux fixés sur sa tâche, indifférent aux mouvements autour de lui, le bruit sourd des marches qui grincent, le frottement du feutre sur le carton et le son si distinct du scotch qu'on déroule. Encore une fois, Taehyung se demanda à quoi pensait son père, ce qui lui passait par la tête, par le cœur, ce qu'il ressentait, s'il pensait ou ressentait quoi que ce soit, si des souvenirs venaient aussi le hanter, à la manière de ce parfum entêtant. Comme toujours, il était dans son monde, enfermé à double tour, il ne laissait rien transparaître et ses émotions semblaient couler sur lui comme une cascade tranquille, légère, transparente, un cours d'eau secret, sauvage, dissimulé aux yeux des curieux. Dans le plus grand des silences, il s'occupait de vider les tiroirs et placards du buffet, la bibliothèque n'était plus qu'un trou béant, adieu les livres de cuisine et de crochet qu'elle collectionnait par dizaines. Il refusa et repoussa la pensée qui s'insinuait en lui comme un serpent venimeux, celle qui lui chuchotait que ses livres n'auraient jamais eu leur place sur ces étagères.

Elle ne l'aurait jamais soutenu.

Il ne le méritait pas.



Lorsqu'il descendit le dernier carton, sa mère, un marqueur noir à la main, vérifiait et listait en quelques mots le contenu de chaque carton de son écriture étroite et légèrement penchée, puis elle tirait un gros morceau de scotch et scellait le tout. Il y avait les cartons qu'il venait d'assembler et de descendre et ceux que ses parents avaient dû commencer à faire des jours plus tôt, trouvant le temps entre leur travail à la boutique et l'organisation des obsèques. N'attendant pas qu'il vienne les aider, ne pensant pas qu'il viendrait aider, qu'il rentrerait. Du coin de l'œil, la tête légèrement penchée, pendant que sa mère lui mettait un carton dans les bras, il déchiffrait les mots fraîchement écrits. Taehyung avait l'impression que cela faisait des années qu'il avait vue cette écriture, alors qu'il avait reçu une lettre à son nom en début de semaine. Cette même lettre qui l'avait ramené à Ogunquit et dans cette maison, alors qu'il pensait ne jamais y remettre les pieds, alors qu'il pensait être parti pour de bon.

Cette lettre qui était à l'origine de tout.
Ou bien était-ce à cause de lui, animé par un désir profond, intérieur de revenir et de faire du tri.

Peut-être était-il sa propre raison.


— Tous ces cartons-là sont prêts, dit-elle en désignant la pile la plus proche de la porte, tu peux les mettre dans le coffre, s'il te plaît ?

Ses mouvements s'enchaînèrent avec le même détachement, le même automatisme que là-haut dans la chambre, son corps se contentant de se plier et de se déplier, d'exécuter un ordre, la tête bringuebalante de pensées décousues. Il déposa le carton que sa mère lui avait donné dans le coffre grand ouvert, puis il fit demi-tour et retourna à l'intérieur pour aller chercher les autres, recommençant le même ballet jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de carton. Au détour d'un passage, il glissa l'album photo dans le placard dans l'entrée, pour éviter que sa mère ne le trouve et l'interroge, pour se laisser un peu plus de temps pour se décider, le gardant à portée de main, au cas où. Il remarqua en passant que le petit meuble à chaussures avait été vidé lui aussi, son contenu était certainement dans un des cartons qu'il venait d'emmener, tout comme les sacs et les vestes qui étaient avant suspendus là. Il disposa, organisa les cartons les uns après les autres, faisant de son mieux pour qu'ils restent à leur place et ne s'entrechoquent pas, il calait les plus fragiles avec les plus lourds, appliquant malgré lui les conseils que Finn lui avait donné pour les fleurs.

De son côté, son père avait ouvert le garage, la porte relevée faisait office d'auvent, barrage opaque contre les feuilles épaisses des arbres, les pompons verts rebondissant, s'écrasant. Il avait un carton vide ouvert devant lui, mais pour le moment il ne mettait rien dedans, il ouvrait et fouillait dans ceux rangés sur des étagères, entassés, poussiéreux, sans doute oubliés depuis des années. Il en avait ouvert et refermé plusieurs, comme s'il était à la recherche de quelque chose en particulier. À couvert du coffre, faisant mine d'être occupé, ses mains s'agitant en réalité dans le vide, Taehyung observait son père discrètement, ses gestes précis, mais tout de même un peu hésitants, un automatisme qu'il reconnaissait, qu'il connaissait, comme s'il ne savait pas bien ce qu'il faisait, et pourtant, il fallait qu'il le fasse. Il ne pouvait se reposer sur personne pour le faire à sa place, c'était son fardeau, comme c'était celui de Taehyung de l'aider. C'était une affaire de famille.

Son père ouvrit et referma un autre carton, puis il s'arrêta devant le contenu d'un autre, comme s'il avait trouvé ce qu'il cherchait, comme s'il avait déterré son trésor. Il en dégagea une maquette de bateau. Taehyung s'y connaissait très peu, il préférait nager que naviguer, sentir l'eau sur sa peau plutôt que flotter dessus, mais ça ressemblait à un voilier à trois-mâts, d'une trentaine de centimètres, tout en détails, entre surface et profondeur, la coque vernie et encore brillante malgré quelques éclats. Il avait dû réclamer des heures de travail, de patience et de minutie, les doigts sûrs, qui ne tremblent pas. Il vit son père passer les mains dessus, elles étaient nerveuses tout à coup, presque émues, caressant le bois délicat, puis les fils fins qui tenaient les voiles en tissu. L'expression sur son visage était indéchiffrable, mais l'air autour de lui avait changé, comme empreint de nostalgie, chargé d'une pellicule de rêverie, un vague à l'âme. C'était le plus d'émotions que Taehyung avait vu sur le visage de son père. C'était le plus d'émotions qu'il l'avait vu s'autoriser à refléter, sans doute parce qu'il pensait que personne ne voyait, ne le regardait.

C'était surprenant comme spectacle, Taehyung sentait son propre coeur battre plus vite, et pourtant il ne comprenait pas, il ne comprenait pas ce que cela signifiait pour son père. Cela représentait certainement plus que ce qu'il pouvait imaginer.

Profitant que personne ne fasse attention à lui, sa mère à l'intérieur et son père dans le garage, voguant sur des océans intimes, il glissa l'album photo par la fenêtre passager de la voiture de sa mère, le posant bien à plat. La photo de Jamie, Rachel et lui, elle, avait quitté sa poche et était coincée dans un coin, de manière à ce que le vent ne puisse pas la faucher. Percevant du bruit, pensant sans doute qu'il venait de se faire surprendre dans un échange aussi étonnant que sensible, intime, son père lâcha le voilier dans le carton. Bientôt, il fut rejoint par une mer de maquettes, certaines plus petites, plus grossières, plus enfantines. Le regard de Hyesok croisa brièvement celui de son fils, ses prunelles troublées, mais toujours aussi indéchiffrables, puis il tourna les talons, se repliant dans un autre coin du garage, et commença à jeter tout un tas de trucs dans son carton, comme pour enterrer les bateaux.





— Le Cedar Nursing Home se trouve sur la route de Kennebunkport, à même pas quinze kilomètres d'ici, le renseigna sa mère. Tu pourras leur déposer tout ça. Ton père et moi on va continuer à trier le reste et à emmener quelques meubles. On se retrouve à la maison.

Prenant ces mots comme une invitation à prendre congé, à prendre la route, Taehyung referma le coffre, la vaisselle tintinnabulant sous le léger choc, et il se glissa derrière le volant.











La route qui reliait Ogunquit à Kennebunkport était calme, le trafic presque inexistant à cette heure de l'après-midi. Il suivait une vieille Jeep bleue depuis quelques kilomètres et au loin derrière, il devinait un petit point qui roulait à une allure tranquille, personne ne venait dans l'autre sens. Les arbres alignés de chaque côté offraient une ombre fraîche et bienvenue, ils avançaient leurs branches vers les quelques voitures qui passaient, ils étaient si proches que Taehyung pensait qu'il aurait pu les toucher en tendant le bras. La fenêtre descendue jusqu'à la moitié, Taehyung humait l'odeur boisée qui s'affirmait à chaque kilomètre parcouru, l'océan n'était plus qu'un lointain souvenir, et pourtant, il était quelque part derrière ces étendues épaisses et verdoyantes, le vert dissimulant le bleu. Ici, le chant des mouettes était remplacé par celui de petits moineaux en tout genre, des moineaux qu'il devinait à peine, leurs plumes camouflées parmi les feuilles, des moineaux qu'il n'aurait même pas su reconnaître s'il les avait aperçus sur une branche. Il ne s'y connaissait pas plus en oiseaux qu'en fleurs. Ella Fitzgerald mêlait sa voix à leur chant discret et durant une seconde, il eut l'impression qu'ils faisaient les chœurs sur la mélodie d'Anything goes, et lui-même tapait ses mains sur le volant au rythme des trompettes tonitruantes.

La forêt s'animait le temps d'une seconde ou deux sur son passage et il en oubliait presque les cartons dans son coffre, les souvenirs qui s'entrechoquaient doucement, l'album photo posé sur le siège passager, glissant d'un côté puis de l'autre dans les virages. Son visage, celui de Jamie et de Rachel se découvraient par moment, comme s'ils jouaient à cache-cache. Il avait calé son téléphone comme il avait pu sur le tableau de bord, l'appareil vibrait au son de la musique, manquait de glisser régulièrement, mais la ligne verte sur l'écran lui indiquant qu'il suivait la bonne route. Il connaissait très mal cette route, il connaissait mal Kennebunkport et tourner à la mauvaise intersection signifiait se perdre dans la campagne du Maine. Heureusement pour lui, sa destination était presque en ligne droite, il n'avait pas eu de grosse surprise ou de grosse frayeur sur la route, et il se relaxa sur son siège lorsqu'il croisa le panneau qui annonçait qu'il serait arrivé dans cinq kilomètres. Le GPS prévoyait vingt minutes au total, il avait mis quelques minutes de plus, le résultat de son pied qui avait quitté l'accélérateur ici ou là pour admirer le paysage, le temps d'une réflexion personnelle, le temps d'inspirer l'air extérieur, ses poumons se remplissant de la sève des cèdres amassés par centaines sur son chemin.

Il n'avait jamais vu autant de cèdres de sa vie.


Il aurait été surpris, déçu même, s'il n'avait pas vu de cèdres aux abords de l'établissement portant un tel nom, le large panneau planté à l'entrée du chemin, lui-même décoré de l'illustration de cet arbre. Mais le Cedar Nursing Home était en plein coeur de la campagne, rien à proximité, pas de voisinage, juste de la végétation à perte de vue, et il était bel et bien entouré de grands et beaux cèdres. Les feuilles d'un vert soutenu frôlaient les toitures, leurs branches avaient tendance à pencher vers le sol tant elles étaient lourdes de feuilles, les pelouses qui entouraient la colonie de petites maisons collées les unes aux autres étaient un peu hautes, comme si on n'avait pas eu le temps de les tondre depuis un petit moment et le soleil de l'après-midi caressait les façades d'un halo orangé.

Si Taehyung avait dû choisir un mot pour définir ce lieu, il aurait probablement choisi l'adjectif « bucolique. » Un lieu charmant et paisible pour finir ses jours, la tranquillité et la paix assurées.

Un lieu qu'aurait détesté sa grand-mère.

Elle aurait détesté les colonnes blanches du porche principal, sa peinture un peu écaillée par endroits, les cèdres à perte de vue, la balançoire construite de deux cordes et d'une planche qui se baladait au gré du vent, les chemins de promenade, les moineaux qui donnaient de la voix et l'odeur boisée qui se dispersait dans l'air. Toute la douceur qui se dégageait de ce lieu, même s'il était imparfait. Cette allure de foyer que sa maison n'avait jamais eu. Plus que tout, elle aurait détesté vivre là, coincée jour après jour au milieu de personnes de son âge ou plus âgées, des personnes qu'elle aurait vraisemblablement détestées, dépendante de ceux qui y travaillaient.


Stationné sur une place assez proche de l'entrée, Taehyung était à moitié englouti par le coffre, il fouillait dans les cartons, vérifiait que rien n'avait été cassé, endommagé durant le transport. Sa mère avait pris soin de bien emballer la vaisselle, chaque assiette en porcelaine, chaque verre protégé par plusieurs épaisseurs de papier pour amortir au mieux les chocs, du papier bulle dans le fond et sur le dessus pour le cas où. Il n'entendit ni ne trouva de débris dans le fond du carton, alors il le referma comme il put, aplatissant et lissant le scotch pour tenter de le faire à nouveau adhérer en se disant que ça devrait aller. Les cartons de linge n'avaient pas trop bougé, ils étaient tellement pleins à craquer et leur contenu si entassé qu'il ne pouvait prendre la fuite. Quant au carton contenant un fouillis en tout genre, tout était encore à peu près bien rangé, aucun jeton de jeu, ces jeux auxquels il avait souvent joué seul, ne roulait dans le fond, les côtés du carton renforcés par le papier épais des livres que sa grand-mère affectionnait tant. Ne sachant pas trop où il devait se rendre ou par où il devait passer, son carton maintenu contre son torse, une main au-dessus et l'autre en dessous par plus de précautions, il se dirigea vers ce qui devait être l'entrée principale, ignorant s'il y avait une sorte d'accueil ou s'il tomberait directement dans le salon d'un des pensionnaires, qui serait certainement bien surpris de le trouver là.

Il attrapa et tira comme il put la lourde poignée métallique de la porte et s'engouffra dans un petit sas qui sentait un mélange de produits nettoyants et de lavande, Il frotta soigneusement ses chaussures sur le tapis et ne sachant pas où aller, où les différentes possibilités le conduiraient, un couloir à gauche, un autre à droite, il continua tout droit. Ce qui l'amena à ce qui ressemblait fortement à une réception, un lourd bureau, un ordinateur un peu ancien, un bouquet de lavande un peu fané, des grains violets parsemaient le dessus du comptoir comme si un Petit Poucet un peu perdu était passé par là, et en s'approchant un peu plus, il avisa un tiroir un peu ouvert qui enfermait tout un tas de dossiers pressés les uns contre les autres, tous rangés verticalement, il se dit que rien ne devait être informatisé. Il attendit quelques minutes devant le bureau, regardant parfois à droite, parfois à gauche, se hissant sur la pointe des pieds, guettant une éventuelle présence, mais personne ne se présenta et le couloir resta désert.

Des voix ténues lui parvenaient d'une pièce adjacente, ce qu'elles disaient était inaudible, mais il s'agissait bien de voix réelles, humaines, et non des échos d'une télévision ou d'une radio oubliée. N'ayant rien d'autre à faire, nulle part où aller et personne pour le renseigner, il réajusta le carton dans ses bras et se dirigea vers la source du bruit. Il n'avait aucune idée d'où il allait ou s'il avait seulement le droit de pénétrer plus loin, mais personne ne semblait venir dans sa direction et il ne croisa personne à qui s'adresser, se rapprocher de ce qui ressemblait à une présence humaine était ce qu'il avait de mieux à faire. Peut-être qu'on saurait lui dire où aller ou qui attendre. Guidé par des éclats de voix, qui se faisaient de plus en plus forts, entre rires, conversations et disputes, il tira le battant d'une portée vitrée amovible et se retrouva dans une large pièce meublée de plusieurs petites tables rondes ornées de jolis napperons crochetés à la main, des bouquets dans des vases en verre, de fauteuils près des fenêtres, le soleil qui filtrait à travers les rideaux légers caressait le piano à queue disposé dans un coin et sur un mur, une télévision diffusait une émission. Un homme d'un certain âge lisait un journal, une dame tricotait ce qui ressemblait à une écharpe en parlant toute seule, mais l'animation principale était concentrée à une table un peu à l'écart où un petit quatuor s'était réuni autour d'un plateau de Scrabble.

Taehyung devina que les voix qui l'avaient guidé jusqu'ici appartenaient à ces personnes, visiblement en désaccord à propos d'un mot.

Intrigué, attiré, il posa son carton de manière à ce qu'il ne gêne pas le passage et s'approcha un peu plus près.


— Tu ne vas quand même pas me soutenir que ce mot existe ?!
— Mais bien sûr qu'il existe. Bart, darling, va chercher un dictionnaire, puisqu'il faut tout prouver.
— Pas besoin de dictionnaire, je n'ai même pas besoin de mes lunettes pour savoir que ce mot est encore une de tes inventions. Tu sais que le but n'est pas d'inventer des mots, n'est-ce pas ? se renfrogna un des trois hommes autour de la table.
— Ce n'est pas parce que tu as un vocabulaire pauvre que l'on doit tous être ignorants comme toi très cher, poursuivit la seule dame assise autour de la table, son pied chaussé d'un élégant escarpin se balançant lentement, sa bouche souriante, mais frémissante d'une certaine impatience.

Taehyung haussa un sourcil, surpris, presque impressionné face à la répartie piquante, néanmoins polie de la femme qui lui tournait le dos, elle avait fait mouche sans même hausser la voix, elle n'en avait pas eu besoin, et cette mesure rendait l'insulte encore plus cinglante.

Il la trouva très chic, elle avait dû faire des ravages durant sa jeunesse, laissant les hommes se languir puis mourir à ses pieds. Elle se tenait bien droite sur sa chaise, les jambes croisées, elle portait une veste et un pantalon assortis, taillés dans une matière qu'il n'aurait su nommer, d'une couleur pêche qui faisait ressortir la couleur de ses cheveux qu'elle avait courts et très blancs, comme touchés par un éclat de lune perpétuel. Ses doigts ridés, les ongles longs et soignés, peints en orange vif, portaient tout un assortiment de bagues ouvragées et ses oreilles étaient ornées de la même manière, l'or et l'argent mélangés, les diamants brillants comme des soleils qui l'aveuglaient. Taehyung se prêtait à imaginer que chaque bijou était un trophée, celui d'un amour passé, d'un cœur brisé, des hommes qu'elle avait aimés ou dévorés.

Taehyung retint de justesse un demi-sourire devant la mine déconfite, outrée même, de l'homme assis face à elle. Il tripotait maladroitement ses jetons, les lettres se mélangeant dans ses paumes moites, ne sachant pas quoi en faire, cherchant peut-être un mot à inventer à son tour. Il n'avait visiblement pas apprécié se faire insulter d'ignorant, mais une certaine galanterie, ou bien était-ce de la lâcheté, l'empêchait de répondre. Il avait pincé les lèvres avec une pression qui semblait douloureuse, la chair blanchissante, son visage dénué de toute couleur, Taehyung se demanda si peut-être il avait peur d'elle.


Curieux, sollicité par l'appel des mots, ses vieux amis, son amour de toujours, l'objet de ses désirs, de ses incertitudes, de ses insomnies, de ses rêves et de ses cauchemars, ceux-là même qu'il ne pouvait pas tout à fait fuir, qui le recherchaient tout autant semblait-il, comme s'il leur manquait, presque autant qu'ils lui manquaient. Il fit un pas en direction de la table avant même d'y réfléchir davantage, sa silhouette faisant de l'ombre au-dessus des crânes un peu clairsemés et jeta un œil au plateau de Scrabble. Ses pupilles étudiaient les lettres lancées de manière stratégique, formant des mots, certains très recherchés, d'autres plus courants, plus familiers, renseignant la personnalité, l'esprit de chacune des personnes assises autour de la table. Il était même plutôt admiratif de certains mots proposés, témoins d'une maîtrise évidente de la langue et de ses racines.

Et grâce à un rapide calcul mental, il détermina que la dame aux cheveux blancs s'était hissée sur la première marche du podium au cours de cette manche.

— Confiteor, c'est un mot latin qui veut dire confession des péchés, annonça Taehyung, brisant le silence qui s'était installé, quatre paires d'yeux se levant vers lui. Il est parfaitement correct et fait partie des mots acceptés par les règles.
— Merci jeune homme, dit la dame, ses yeux bleus se posant un instant sur lui, se plantant dans son âme, lui faisant l'effet d'une douche, un peu froid, mais pas totalement inconfortable. Neil, tu joues ? Ou tu te couches ?
— On joue au Scrabble Sybil, pas au poker.
— Si on avait joué au poker la partie serait terminée depuis longtemps, tu n'as aucun talent pour le bluff. D'ailleurs, vu les mots que tu tentes depuis le début de la partie, je dirais que tu es très peu satisfait des lettres que tu as et ton côté mauvais perdant est déjà bien vif alors que nous ne sommes qu'au début du jeu.

Le dénommé Neil ne répondit rien, au lieu de ça, il tira une chaise inoccupée de la table d'à côté et la positionna à côté de lui.

— Mon garçon, dit-il en s'adressant à Taehyung, prenez donc une chaise et aidez un vieil homme.
— Donc nous jouons à présent en équipe ? Ou cherches-tu à compenser ton manque de connaissances en te faisant aider par notre jeune ami ici présent ?
— Je n'ai aucune envie de m'imposer, se défendit Taehyung en reculant discrètement d'un pas, les mains levées devant lui en signe défensif. Je cherchais juste...
— Asseyez-vous donc, vous ne paierez pas plus cher comme on dit, articula la dénommée Sybil. Qui sait, cela pourrait mettre un peu de piment ou s'avérer drôle. Et Dieu sait que j'ai bien besoin d'être divertie.

Coincé sous le regard bleu et vif, Taehyung n'osa pas aller contre ce qu'on lui demandait et s'installa sur le siège que l'on avait tiré pour lui, prenant place à la droite de l'homme qui s'appelait Neil, ce qui le positionnait en directe ligne de mire de la dame aux diamants, Sybil. Elle avait gardé ses jambes croisées et le toisait avec une expression mi-curieuse, mi-amusée, l'œil brillant, comme si elle se disait qu'à partir de maintenant elle se trouvait peut-être face à un peu de compétition.

Le vieil homme avec lequel il s'était retrouvé à faire équipe avait remis les lettres à leur place sur le support en plastique et Taehyung prit le temps de les étudier. En effet, il n'avait pas fait une très bonne pioche, beaucoup de consonnes, des lettres pas faciles à ordonner pour construire des mots. Le dos arqué, un coude reposant sur son genou, Taehyung faisait rouler les lettres en silence, les plaçant et les déplaçant, changeant l'ordre, en cherchant un nouveau, concentré, il ne se laissait pas distraire par les quatre paires d'yeux qu'il sentait rivées sur lui, guettant le moindre de ses mouvements. Du bout des doigts, il sélectionna quatre jetons et les posa sur le plateau, utilisant la fin du mot latin qui avait causé l'esclandre quelques minutes plus tôt afin de créer le mot « juste. » Plutôt simple, un mouvement pas très risqué, mais qui permis à son camarade de retomber sur ses pieds. Neil bomba le torse d'une manière très peu discrète, lui tapota l'épaule comme s'ils partageaient un moment de camaraderie et piocha quatre nouvelles lettres.

Sybil, elle, l'observait, le dos bien droit, les mains jointes sur ses cuisses, pas intimidée ni intimidante, ses coups d'œil étaient insistants, mais pas déplacés. Elle se demandait simplement qui il était et ce qu'il faisait là, ce qui avait bien pu l'amener à rejoindre une partie de Scrabble dans une maison de repos pour seniors un dimanche après-midi. Sans nul doute connaissait-elle chacun des pensionnaires de cet établissement ainsi que leur famille et savait pertinemment qu'il n'était affilié à aucun d'entre eux, tout comme elle savait qu'il ne travaillait pas ici. Elle savait autant que lui qu'il était un intrus dans ce paysage, mais elle ne le chassa pas pour autant. Les journées étaient monotones, répétitives, sans surprise, il était ce petit imprévu qui bousculait l'ordre naturel des choses. Elle avait dit avoir besoin d'être divertie, elle avait besoin de quelque chose qui sorte de l'ordinaire, qui casse la routine, une question parmi toutes ces affirmations. Il n'avait causé que très peu de remous, une vague plutôt calme dans cet océan, mais elle demeurait un peu curieuse, ouverte. Et ce jeu était devenu fastidieux, si ennuyant. Bart n'avait aucun instinct de compétiteur, il pensait déjà certainement au dîner prochain, Louis se lassait beaucoup trop vite et Neil était un mauvais perdant comme on en voit beaucoup.

Ce jeune homme débarqué de nulle part avait au moins le mérite d'avoir éveillé son intérêt un peu endormi.


— Dites-moi jeune homme, articula t-elle, jetant un regard rapide vers le mot que Bart était en train de poser sur le plateau, gardant un œil sur le jeu, vous n'êtes pas venu jusqu'ici pour jouer au Scrabble dans une pièce qui sent le renfermé, n'est-ce pas ? 
— Non, en vérité je passais déposer des cartons, mais je n'ai vu personne à l'accueil, j'ai entendu des voix alors je les ai suivies.
— Des cartons ? s'enquit Sybil.
— Oui, des cartons de vaisselle, des livres, un peu de linge et des vêtements, quelques couvertures aussi, ce genre de choses. Ma mère m'a dit de les déposer ici, que ça pourrait toujours servir.
— Encore des vieilleries. Mais je suppose que Lysa vous les prendra avec plaisir, les aides de l'Etat se font de plus en plus rares. Elle peine un peu à maintenir la maison à flot, c'est beaucoup de travail, mais elle parvient toujours à se débrouiller. Elle fait de son mieux, elle ne lâche pas, c'est une brave petite.

Alors qu'elle parlait de cette jeune femme, Lysa, Taehyung remarqua que le regard, le visage entier de la vieille dame s'étaient adoucis, les commissures de sa bouche moins narquoises, comme si elle éprouvait un profond respect associé à une certaine tendresse à l'écart de cette jeune femme. Ses yeux bleus semblaient animés d'un tout autre éclat que celui qu'il avait relevé depuis qu'il était entré dans la pièce, pas de lueur de défi ou d'élégante fierté, mais une certaine forme de gratitude, un peu timide, mais honnête.

— Je doute que les affaires de ma grand-mère vous plairont, dit Taehyung en avisant la tenue élégante et les nombreux bijoux, cette allure qui s'éloignait tant de ce qu'il avait vu sa grand-mère porter durant toute sa vie, elle si sobre, modérée, presque terne à côté de l'abondance de couleurs, de textures qu'affichait la femme assise face à lui.
— J'en doute également, dit-elle avec un demi-sourire, comme s'ils partageaient une confidence. Mais Agatha se fera un plaisir de fouiner, continua t-elle en désignant d'un geste du menton la femme qui tricotait toujours, le nez dans ses pelotes de laine, ne prêtant attention à rien ni personne. On dirait que c'est Noël pour elle les jours où l'on reçoit ce genre de donations, elle récupère tout un tas de babioles qu'elle conserve comme des trésors.
— Ce n'est pas grand-chose, mais j'espère qu'elle y trouvera son bonheur.
— Oh ne vous inquiétez pas pour ça, n'importe quoi serait capable de la rendre euphorique.

Taehyung lança un regard discret par-dessus son épaule en direction de la vieille dame près de la fenêtre, et il ne put s'empêcher de trouver le spectacle un peu triste. Il l'observait, assise dans son fauteuil, petite silhouette un peu ratatinée, des boucles qui avaient un jour été blondes, les yeux plissés derrière ses grosses lunettes, tricotant comme si sa vie en dépendait, ses doigts bougeant avec une dextérité que le reste de son corps avait probablement perdue au fils des années. On aurait dit qu'elle ne prêtait attention à rien de ce qui se trouvait autour d'elle, rien d'autre ne comptait à part sa paire d'aiguilles et la farandole de boules de laine sur ses genoux et sur les accoudoirs.

Il se demanda pour qui elle tricotait avec tant d'entrain.
Il espérait qu'elle avait quelqu'un à qui offrir cette écharpe colorée.


Il pensa aux livres de crochet qu'il avait aperçu dans un des cartons et se dit qu'ils seraient très prochainement son prochain trésor. Il pouvait presque imaginer la joie débordant de sa bouche pincée, ses doigts fourmillant de feuilleter les pages et de créer quelque chose de nouveau et de coloré.


— Sybil ? C'est à toi de jouer, lança l'homme le plus éloigné de lui qu'il connaissait désormais sous le nom de Louis.
— Voyons voir, dit Sybil, ses yeux quittant finalement Taehyung pour se reporter sur le jeu qui poursuivait son cours, elle passait les lettres entre ses doigts, faisait parfois cliqueter ses ongles sur le plastique, créant un effet de stress plus que palpable chez Neil qui changeait de position sur sa chaise et se demandait vraisemblablement quel mot elle allait bien pouvoir coucher sur le plateau, après plusieurs secondes de suspens délibéré, elle posa le mot « météore » en se servant de certaines lettres de son mot précédent. Une contestation Neil ? demanda t-elle, un sourcil haussé, sans pour autant lui accorder le moindre regard, trop occupée à disposer ses nouvelles lettres sur son chevalet en plastique, elle savait pourtant que son attention à lui celle de tous les autres étaient dirigées vers elle.
— Aucune, articula Neil avec une certaine difficulté, les lèvres pincées.

Sans avoir pris la peine de réfléchir par lui-même, Neil avait à nouveau décalé son support vers Taehyung et attendait visiblement qu'il l'aide une fois de plus, et ça ne dérangeait pas tant que ça l'écrivain. Il se prêtait au jeu de bon cœur, un sourire sur sa bouche alors qu'il déplaçait, arrangeait les pièces en plastique afin de construire quelque chose qui tienne la route.

Il n'était pas motivé par l'envie de gagner, de remporter la partie, mais par l'envie d'essayer, de se lancer et de tenter quelque chose, ça lui plaisait de participer, de jouer en compagnie d'autres personnes et non plus par lui-même.

Et manipuler les lettres de cette manière, les tenir un instant dans le creux de ses paumes le faisait se reconnecter à elles.

Il tenait à nouveau les mots au plus proche de lui, dans ses mains, peau contre peau. C'était encore un peu timide, une étreinte à peine formulée, il avait peur de se brûler s'il les serrait trop fort. Il osait à peine les effleurer et le contact du plastique moite le faisait frissonner, mais il voyait cet échange comme une étape, des pas un peu vacillants, peu affirmés, mais qui le menaient quelque part. Il connaissait l'issue de ce périple, il redoutait moins de se lancer, il n'y avait rien d'effrayant. Il n'avait rien à craindre. Il était même tenté.

Il voyait le sillage laissé par les mots, c'était concret, réel, pour une fois c'était clair et il voyait où ça l'emmenait. Il voyait le résultat, là juste sous son nez, des mots dans tous les sens, contrairement à ces moments où, assis devant son écran résolument noir, il attendait que vienne l'inspiration, il désespérait d'aimer ce que ses doigts tapaient avec difficulté et que les lecteurs aimeraient aussi. Il attendait sans savoir ce que le futur, le moment d'après, lui réservait, il craignait la fin du jeu, il craignait surtout de perdre.


Il fallait d'abord former des mots avant de se lancer et de formuler des phrases, avant de raconter une histoire.

Il reprenait simplement les choses du début et pour le reste, il irait à son rythme.

Un mot à la fois.



Il posa le mot « larmes » sur le plateau, ce qui apporta des points comptés double à Neil, de quoi rétablir un peu l'honneur, et surtout, la fierté chiffonnée du vieil homme. Celui-ci lui balança sa grande main dans le dos, manquant de le faire basculer en avant sous la force de la frappe, encore vigoureuse malgré son âge. Neil s'exclamait comme un bienheureux, s'esclaffant bruyamment, n'ayant cure des yeux curieux ou réprobateurs qui se tournaient vers la table. Dans sa tête, il se voyait déjà détrôner Sybil et remporter la partie, et quelle envie il avait de la voir muette face à sa victoire écrasante. Quelle paix ce serait de ne plus entendre ses remarques acides ou de croiser ses pupilles arrogantes. Pourtant, celle-ci n'avait l'air que très peu inquiète, c'était à peine si elle avait sourcillé, c'était à peine si elle avait seulement remarqué qu'il revenait dans la course, les chiffres griffonnés sur le calepin qu'ils gardaient à portée de main n'étaient pas assez remarquables pour attirer son attention. Mais Neil ne s'en souciait pas, il criait à qui voulait l'entendre que la chance avait tourné et que le jeune homme assis à côté de lui était un vrai porte-bonheur, quel dommage de ne pas pouvoir le glisser dans sa poche pour les prochaines fois.

Même Agatha avait levé deux secondes le nez de son tricot, surtout alertée par le bruit, mais elle s'était bien vite désintéressée, replongeant dans sa bulle de laine épaisse et colorée.

— Dommage qu'il ne puisse pas assister à toutes les parties et te faire gagner des points à chaque fois, lança Sybil d'un ton presque nonchalant en examinant ses ongles manucurés.
— J'aurais le temps de revenir, je suppose, dit doucement Taehyung, sa voix portant à peine, comme s'il craignait de s'imposer, de d'interposer d'une manière un peu trop frontale et de s'attirer les foudres de Sybil, comme s'il avait peur d'avouer qu'il trouverait facilement le temps de revenir, car du temps ce n'était pas ce qui lui manquait.
— Enfin jeune homme, vous avez certainement autre chose à faire, s'étonna t-elle, ses yeux bleus le fixaient si intensément qu'il avait l'impression qu'ils perçaient sa peau, qu'ils cherchaient à voir à travers lui.
— Pas vraiment, confessa Taehyung avant de détourner le regard, un peu embarrassé de reconnaître qu'il n'avait rien de mieux à faire que de venir dans une maison de repos pour seniors durant l'après-midi.
— Et vous comptez faire quoi ? Jouer au Scrabble et animer les soirées bingo ? Vous devez bien avoir un travail, des loisirs, des amis, une petite amie.
— Pas pour le moment, reconnut-il alors que quatre paires d'yeux étaient tournées vers lui, le scrutant de manière curieuse, presque inquiète. Je suis dans une espèce de période transitoire.
— Et vous pensez que vous enterrez ici avec nous ça va vous apporter quelque chose ? Partez d'ici pendant que vous le pouvez encore.
— Moi je ne serais pas contre un peu de jeunesse entre ces murs, articula Bart en haussant légèrement les épaules, il faisait rouler une pipe vide sur son genou et Taehyung remarqua que ses doigts étaient arqués, tordus, il n'imaginait pas la douleur qui devait accompagner ces déformations. À part Lysa, sa sœur qui vient de temps en temps, miss Betty, l'homme à tout faire et le cuistot, parfois les enfants et petits-enfants de certains camarades, on ne voit pas vraiment de visages juvéniles, seulement des faces ridées dans tous les coins.
— C'est vrai que c'est un peu triste ici certains jours, trop silencieux aussi, reconnu Louis, d'une voix chagrinée qui serra le cœur de Taehyung.


Il ne s'était pas imaginé qu'il y est autant de solitude dans ce charmant, un peu négligé, oublié presque, mais charmant néanmoins, espace de vie. Ils étaient rassemblés par petits groupes dispersés dans la pièce, chacun s'occupant d'une manière ou d'une autre, et Taehyung devinait que c'était pour se tenir mutuellement compagnie, pour combler le vide et éviter le silence.

Le visage à demi tourné vers Agatha, il doutait de plus en plus qu'elle ait quelqu'un à qui offrir cette écharpe qu'elle tricoterait pourtant jusqu'au bout, et son cœur se serra un peu plus.

Il ferait en sorte qu'elle récupère les livres de crochet de sa grand-mère et se promettait qu'un jour, il viendrait s'asseoir à côté d'elle et lui demanderait de lui apprendre.




— C'est à vous de jouer Louis, dit-il au vieil homme avec un sourire, et celui-ci lui sourit en retour, son visage parsemé de rides s'éveillant, s'illuminant d'un coup, comme si une éclaircie soudaine venait d'apparaître dans son ciel afin de réchauffer sa journée.











— Que fait ce carton ici ? lança une voix dans son dos, et il se redressa instinctivement, se rappelant d'un coup comment il était arrivé ici et ce qu'il était venu faire en premier lieu.
— C'est à moi, pardon, dit-il en se levant, ses yeux se posant sur une jeune femme aux boucles brunes en salopette et t-shirt blanc, qui ne l'était plus tout à fait, elle l'étudiait de ses yeux entre le bleu et le vert, les sourcils froncés, surprise, un peu méfiante aussi, ou bien était-ce l'éclat de soleil qui perlait dans la pièce qui l'aveuglait et lui faisait plisser les yeux, peut-être était-ce un peu les deux.
— Et vous êtes ?
— Je m'appelle Taehyung Kim.
— Je ne crois pas vous avoir déjà vu ici.
— Non, non, je ne suis jamais venu ici auparavant. Ma mère m'a chargé d'apporter des cartons d'affaires ayant appartenu à ma grand-mère, elle pensait que ça pourrait peut-être servir. J'ai attendu à l'accueil mais je n'ai vu personne. J'ai entendu des voix alors je les ai suivies et je me suis fait embarquer dans une partie de Scrabble.
— Il m'a fait gagner 40 points d'un coup miss Lysandra, s'exclama Neil en levant ses deux pouces en l'air, ce qui ne manqua pas de faire sourire la jeune femme, son visage se détendant un peu, même si un pli soucieux subsistait entre ses sourcils.
— J'avais complètement oublié que j'avais laissé mon carton traîner, je m'excuse, poursuivit Taehyung en s'inclinant poliment.
— J'étais occupée ailleurs, je ne vous ai pas entendu entrer. D'habitude je suis toujours dans le coin, mais c'est un peu la course depuis ce matin, dit Lysandra ramenant ses cheveux en arrière pour les attacher en chignon, ses joues étaient roses comme si elle avait couru d'un endroit à un autre de manière assez précipitée.
— Ne vous inquiétez pas, la rassura Taehyung, ça m'a permis de faire connaissance avec vos pensionnaires.
— J'espère qu'ils ne vous ont pas trop embêté, dit la brune en faisant les gros yeux à Neil et Sybil, le premier écarta les mains en signe d'innocence et l'autre feignait de n'avoir rien entendu.
— Non, non ! J'ai passé un très bon moment, répondit Taehyung, un sourire bourgeonnant sur sa bouche, un élan de tendresse dans le cœur, un élan dirigé vers les quatre personnes autour de cette table, eux qui l'avaient si bien accueillis, qui l'avaient mis à l'aise, qui l'avaient accepté parmi eux alors qu'ils ne savaient rien de lui, alors qu'ils ne l'avaient même jamais vu avant ce jour.

Il s'en sentait profondément reconnaissant.

— Vous avez mentionné plusieurs cartons ?
— Le reste est dans ma voiture.
— D'accord. Laissons celui-là ici pour le moment et allons chercher le reste.

Taehyung laissa la jeune femme, Lysandra, la Lysa dont avait parlé Sybil avec beaucoup de respect et d'amitié, le précéder jusqu'au parking où il avait laissé la voiture de sa mère déverrouillée, pensant alors qu'il la déchargerait rapidement. Elle se pencha, la tête première dans le coffre et examina ce qu'il renfermait, déchiffrant l'écriture penchée et étirée de madame Kim.

— Il y a des vêtements, quelques manteaux et paires de chaussures, des sacs à main, du linge de maison, un peu de livres, surtout des livres de cuisine coréenne, de la vaisselle, quelques jeux, précisa Taehyung même si c'était inutile, Lysandra avait tout sous les yeux. Ce n'est pas grand-chose.
— Oh non, au contraire, c'est très bien et on accepte toujours avec plaisir les donations lorsqu'on en reçoit. Surtout que c'est un peu compliqué en ce moment, on aurait tort de les refuser.
— Oui, Sybil l'a mentionné.
— Qu'a-t-elle dit ? Ça l'inquiète ? interrogea Lysandra, ses yeux clairs, mais vifs et déterminés, se plantant dans ceux de Taehyung, le capturant d'une telle manière qu'il ne put tourner la tête pour s'échapper. Je fais pourtant de mon mieux pour ne pas que les difficultés rencontrées se remarque. Je ne veux pas qu'ils s'en fassent, qu'ils s'inquiètent, ils n'ont pas à souffrir de tout ça. Quoiqu'il arrive. Et je ne voudrais pas non plus que leurs proches pensent que nous ne sommes plus en capacité de les accueillir et de bien les traiter. Que je ne suis pas à la hauteur.
— Rien de tout ça, la rassura Taehyung. Elle vous trouve très courageuse, je crois qu'elle vous admire, ou du moins, elle vous respecte.
— Oh, lâcha Lysandra dans un soupir soulagé, les joues un peu empourprées.
— Je pense qu'ils se rendent tous à peu près compte de ce qui se passe, ils en ont conscience, mais ils vous font confiance.
— Je les aime beaucoup, ils sont un peu tous mes grands-parents, mais c'est beaucoup de travail et on reçoit de moins en moins de subvention de l'Etat. Ça me pousse à faire des sacrifices.

Taehyung jeta un regard alentour, sur l'édifice, sur le terrain qui l'entourait, les marques du temps et d'usure ici et là. Il se doutait que la charge de travail était encore plus conséquente que ce qu'il pouvait imaginer. Il se demandait combien d'employés travaillaient avec elle, de combien de personnes elle avait dû se séparer faute de pouvoir les rémunérer. Il se souvenait que Bart avait mentionné une femme du nom de Betty, un homme à tout faire et un cuisinier, mais personne d'autre.

Il se demandait comment ça se passait au quotidien et si elle tenait vraiment le coup.


— Je parle beaucoup trop, pardon, s'excusa t-elle, puis sans attendre, sans chercher à prendre le plus léger, elle saisit le carton qui se trouvait devant elle et rebroussa chemin vers la maison.

Taehyung prit un carton à son tour et lui emboîta le pas. Ils n'entrèrent pas par la porte principale et ne traversèrent pas le couloir par lequel il était arrivé une heure plus tôt, déjà une heure, le temps était passé si vite, mais firent le tour du bâtiment principal.

Lysandra poussa plusieurs portes jusqu'à ce qu'ils arrivent à une petite pièce cachée sous le grand escalier. Au premier abord ça ressemblait à une buanderie d'hôtel, il y avait plusieurs machines à laver de grande capacité, deux sèche-linge, des tables à repasser, des aspirateurs de différentes tailles, de quoi nettoyer le sol et les meubles, et sur un pan de mur, un large placard encastré où s'entassaient des draps et du linge propre, des paires dépareillées qui l'invitait à comprendre qu'ils recevaient de temps en temps du linge ou des affaires qui ne servaient plus. Le parfum de lavande était encore plus fort dans cette pièce, c'était frais, ça sentait le printemps tout autour de lui. Tout embaumait la lavande et le tissu fraîchement lavé. Ses poumons s'en remplissaient avant de se vider une fois dehors, le manège se répétant autant de fois qu'ils sortaient et entraient avec un nouveau carton. Un champ fleuri au fond de la gorge.


Au fur et à mesure de leurs allées et venues, ils posèrent les cartons contenant la vaisselle et le reste par terre dans un coin, mais ouvrirent et renversèrent les cartons renfermant le linge et les vêtements dans de larges paniers. Lysandra avisa la montagne de textile sous son nez et commença à la diviser en plusieurs petits tas. Taehyung l'observa, puis fit de même avec le carton qui se trouvait devant lui. L'odeur familière de sa grand-mère se diffusait dans la pièce, se mélangeant au parfum de lavande et de lessive, les différentes fragrances se rencontraient, se percutaient et le résultat final n'était pas franchement agréable.

Il pensait que ça lui ferait peut-être quelque chose de manipuler ainsi les affaires de sa grand-mère, de les toucher, de sentir les différentes textures sous ses doigts, mais il était à peine effleuré par l'idée qu'il ne la verrait plus jamais porter cette veste ou ce foulard. Un léger frisson glissait dans son dos, une sensation de froid soudaine, mais ça ne lui coûtait rien de donner ses affaires. Pas le moindre élan de mélancolie ne l'étreint ni ne l'ému, rien ne remua en lui. Il n'avait aucun bon souvenir attaché à tel ou tel bout de tissu, aucune étreinte dont le textile aurait conservé l'empreinte, rien qu'il n'aurait désiré garder. C'étaient juste des affaires qu'elle avait portées et qu'elle ne porterait plus. Il avait presque ressenti davantage en mettant les affaires de sa grand-mère dans ces cartons qu'en les vidant. Le lieu, les circonstances sans doute, l'ambiance pesante, la présence de ses parents non loin, celle de sa grand-mère, un peu partout.

Il y avait peu de couleurs, rien de voyant, aucune fantaisie, des matières simples et résistantes, ce genre de vêtement que l'on garde pendant des années. Soohyun Kim n'avait jamais aimé ce qui était tape à l'oeil, elle préférait ce qui était sobre, ascétique, dépouillé de froufrou. Décidément oui, il n'imaginait pas Sybil avec les vêtements de sa grand-mère sur le dos, et cette idée le fit sourire. Les deux femmes, malgré leur âge rapproché, n'avaient vraiment rien en commun, il n'aurait pas pu songer à deux personnes plus à l'opposé l'une de l'autre.

Dans un coin de sa tête, il les imaginait côte à côte et c'était comme se retrouver en présence du jour et de la nuit.



— Il n'y a vraiment aucune solution ? Vous ne pouvez pas faire appel ou quelque chose ? interrogea Taehyung au bout de quelques minutes, les piles de linge avaient grimpé à vu d'œil
— Je n'ai pas les moyens de prendre un avocat et encore moins le temps de me rendre au tribunal tous les mois pour répéter constamment le même discours, juste essayer de me faire entendre. J'ai envoyé de nombreux courriers au Gouverneur du Maine, expliqua Lysandra en soupirant, mais toutes les réponses se ressemblent. Ils s'excusent, ils n'ont tout simplement plus d'argent à donner, l'économie de l'Etat n'est plus ce qu'elle était, blablabla. C'est surtout que ce genre d'établissement n'est pas assez rentable, pas assez lucratif et ça ne fait pas rêver. Ils préfèrent soutenir d'autres causes, d'autres commerces, plus jeunes, plus dynamiques, où ils trouvent davantage leur compte, où ils ont quelques bénéfices à tirer.
— C'est pourtant un service primordial, on a besoin d'établissements de ce genre, je ne comprends pas.
— Nous ne sommes pas à la rue, on reçoit de quoi payer les factures et nourrir tout le monde, ils ne nous laisseront pas dépérir, ce genre d'établissement se fait rare dans la région, ils ont besoin de les maintenir un minimum à flots. Mais je n'ai presque plus de budget pour tout ce qui touche à l'entretien du domaine et aux loisirs. J'ai dû faire de nombreuses concessions.

Lysandra fit une pause, autant dans ces mots que dans son application à trier le linge. Elle profita d'avoir les mains libres pour balayer d'un geste les petites mèches qui s'étaient échappées de son chignon et pour se frotter les yeux.

À la lumière de l'ampoule nue qui se baladait au-dessus de leurs têtes, Taehyung remarqua que son visage pâle était éclaboussé de discrètes taches de rousseur et qu'il était aussi souligné de deux gros cernes tirant sur le bleu. Elle avait l'air exténuée.

— Je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça, ce n'est en rien votre problème, dit-elle en secouant une serviette avec plus de force que nécessaire, l'air de regretter de s'être ainsi épanchée.
— Ce n'est pas parce que ce n'est pas mon problème personnellement que je ne peux pas m'y intéresser ou trouver tout cela injuste.
— C'est vrai, pardon. Vous nous ramenez tout ça, dit-elle en désignant les cartons, ceux vides et ceux qui restait à vider, c'est déjà beaucoup vous savez. Beaucoup de pensionnaires de cet établissement sont un peu oubliés, délaissés par leur famille, leurs enfants payent leur admission, les appellent pour leur anniversaire ou la fête des mères, mais très peu ont de la visite. Ça me rend d'autant plus triste que l'Etat les oublie aussi.
— Ils vous ont vous, dit Taehyung, sans savoir si ces mots étaient vraiment ceux qu'il fallait, ceux que la jeune femme avait envie, ou besoin, d'entendre, il savait toujours aussi peu quoi dire dans des moments comme celui-ci.

Lysandra essaya de sourire, mais il n'eut pas de mal à remarquer que son sourire restait collé à ses lèvres et n'atteignait ni ses yeux ni illuminait le reste de son visage.

— Je resterai fidèle à mon poste quoiqu'il arrive et je continuerai à faire ce qu'il faut. J'aime mon travail, j'aime ce que je fais au quotidien, j'aime mes responsabilités et j'aime chaque personne qui réside ou travaille ici. J'aimerais juste un peu de soutien, un peu d'aide. J'aimerais ne pas être la seule à me soucier de cet endroit, dit-elle en soupirant, tout son corps s'affaissant un peu, mais sa tête restait haute.
— Quand vous dites que avez dû faire des concessions, de quoi s'agit-il ?
— Vous avez vu le terrain, on dirait que c'est laissé à l'abandon. Je ne peux rémunérer qu'une seule personne et c'est beaucoup de travail pour lui de tondre les pelouses, désherber, entretenir les arbres, le bâtiment, faire les petites réparations ici et là. Il y a certains jours où on peut se demander si quelqu'un vit encore ici, confia t-elle, ses doigts tripotant une mèche de ses cheveux. Et j'ai dû considérablement réduire le budget divertissement. Avant j'essayais d'organiser des petites soirées à thème une fois par mois ainsi que des sorties, on animait des jeux les week-ends, ce genre de choses, et j'aimais beaucoup m'investir dans ces activités. Ils ne se plaignent pas, ils ont bien compris que j'ai tout arrêté faute de moyens et que ça n'a pas été de gaieté de cœur, ils se satisfont de quelques balades et de simples jeux de société, mais je sais que ça manque à certains. Ils attendaient ces événements avec tant d'impatience, pour certains c'était le meilleur moment du mois, ils s'apprêtaient, jouaient le jeu avec plaisir. Ça me fend le cœur de ne plus pouvoir faire certaines choses avec eux, d'être restreinte et qu'ils en pâtissent. Je n'ai pas envie de voir cet endroit devenir un mouroir, c'était si vivant avant.


Lysandra contemplait un point invisible devant elle, visiblement aux prises avec ses pensées, songeant certainement à ce qui avait été et ce qui n'était plus, ce qu'elle avait perdu et ce qu'elle avait été obligée de laisser de côté, faute de choix. Taehyung, lui, hésitait, cela faisait plusieurs minutes qu'il pliait et dépliait la même serviette, ses doigts jouant nerveusement avec l'ourlet. Des mots se formaient sur le bout de sa langue mais il avait du mal à prendre son courage et à se lancer. Il bougeait d'un pied sur l'autre et ne cessait de peser le pour et le contre.

Il craignait que sa proposition soit mal venue, mal reçue, aussi humaine soit-elle, que Lysandra se fasse de fausses idées sur ses intentions, après tout ils ne se connaissaient que depuis une vingtaine de minutes tout au plus.

Mais il savait qu'il regretterait s'il ne proposait pas.

— J'ai... Je ne sais pas ce que ça vaut, je ne sais pas de quelle aide je pourrais être, je propose ça comme ça. J'ai pas mal de temps libre en ce moment, c'est un peu compliqué à expliquer, mais si vous acceptez l'aide de bénévoles, je me porte volontaire de bon cœur. Je ne demande rien en retour, je n'ai besoin de rien contrairement à vous et à cet établissement.

Il avait parlé vite, ne se laissant pas l'occasion de regretter, et il referma la bouche dès que ces mots furent prononcés, la peur d'en avoir trop dit, de l'avoir mal dit, d'avoir dépassé une certaine limite. La peur de briser le peu qu'il avait créé dans cet endroit et de ne plus être le bienvenu.

Et pourtant, il avait proposé son aide plutôt que de l'argent, pensant justement que Lysandra pourrait mal le prendre, qu'elle se braquerait sans doute. Et qu'elle refuserait, par opiniâtreté ou par fierté.

Il avait envie d'aider, c'était une certitude qui s'était inscrite profondément en lui, ce depuis qu'il avait fait la connaissance de Sybil, Bart, Neil et Louis, depuis qu'il avait vue Agatha, depuis que Lysandra lui avait exposé les travers rencontrés, les choix et les sacrifices qu'elle avait dû faire.

Il avait cette envie de se rendre utile, de se sentir utile, de faire quelque chose de ses dix doigts.


— Je ne vous ai pas dit tout ça dans l'espoir que vous vous portiez volontaire, dit-elle, elle avait cessé tout mouvement et le scrutait sans trop savoir quoi penser, son regard demeurait doux et bienveillant, mais son front était creusé par un pli un peu incertain.
— Je ne vous propose pas de miracle, juste un coup de main de temps en temps si vous en avez besoin et si vous le souhaitez. Je sais qu'on ne se connaît pas, reprit Taehyung avant qu'elle n'ait eu le temps d'ouvrir la bouche, mais j'ai passé un bon moment cet après-midi avec eux, je ne m'étais pas amusé comme ça depuis longtemps, et j'ai eu l'impression qu'ils avaient apprécié aussi. Ils méritent mieux, vous méritez mieux.
— Neil n'a jamais gagné autant de points d'un coup, répondit Lysandra, visiblement en pleine réflexion, un soupçon de sourire sur les lèvres.
— Je l'ai un peu aidé, avoua Taehyung en souriant.
— Écoutez, Taehyung, je suis très touchée par votre proposition, c'est la première fois que quelqu'un me propose de l'aide d'une manière aussi frontale et honnête, alors qu'il n'y trouve aucun intérêt personnel, et je ne doute pas de votre sincérité, mais j'ai besoin d'avoir confiance, pleinement confiance. Ma sœur vous aurait dit oui tout de suite, elle est plus douée avec les gens, elle va plus facilement vers eux et se méfie moins, mais j'ai besoin de plus de temps. Je ne suis pas désespérée au point de laisser entrer n'importe qui, je pense que vous pouvez comprendre. Revenez, passez du temps avec eux, apprenez à les connaître, ils ont leur petit caractère, mais ils sont les meilleurs juges donc je me fierai à eux. Si le courant passe bien avec eux, je pourrais considérer d'accepter votre proposition.
— Sybil sera furieuse.
— Pourquoi ? Qu'est-ce qu'elle vous a dit ? s'exclama Lysandra, les yeux écarquillés, subitement alarmée.
— J'ai proposé de revenir et Sybil s'est étonnée que je n'aie pas mieux à faire. Je me suis montré honnête, je lui ai dit qu'en ce moment tout était un peu en pause dans ma vie et que du temps ce n'était pas ce qui me manquait. Elle m'a plus ou moins conseillé de fuir, conclut-il en riant doucement.
— J'avais peur qu'elle se soit montrée odieuse, dit Lysandra, visiblement soulagée.
— Non, non du tout, elle a été très correcte et je crois qu'elle a plutôt bien apprécié que je me joigne à eux. Et Bart et Louis ont admis que ça manquait un peu de jeunesse entre ces murs.
— Il est vrai qu'ils sont beaucoup tout seul pour la plupart, concéda Lysandra, le coeur visiblement lourd, touchée par cette solitude qui frappait ses pensionnaires, et ce malgré ses efforts continus.
— Si vous êtes d'accord, je reviendrai avec plaisir. Je suis rentré chez mes parents et je ne serais pas contre m'enfuir quelques heures de temps en temps. J'adorerais me mesurer à Sybil dans un tête-à-tête au Scrabble, ajouta t-il, ses yeux pétillants d'un enthousiasme à peine contenu.
— Faites attention, elle est redoutable, dit Lysandra avec un sourire franc, et Taehyung eut l'impression qu'elle était plus détendue, ou du moins déjà un peu moins sur la réserve avec lui.

Dans un geste inutile, mais nerveux sans doute, ses mains bougeant d'elles-mêmes, muées par le besoin de s'occuper, Lysandra lissait et lissait un peu plus encore des plis invisibles sur un chemisier blanc.

— J'ai l'impression que je me suis plainte durant un temps infini sur le manque d'aide dont nous souffrons, pour finalement vous dire non lorsque vous vous êtes gentiment proposé.
— Vous avez le droit de refuser un parfait étranger, vous êtes responsable de cet endroit et des gens qui y vivent, je comprends parfaitement.
— Vraiment, j'apprécie votre offre. C'est rare de voir des gens de notre tranche d'âge qui se portent volontaires pour aider leurs aînés, qui s'intéressent à autre chose que leur nombril. Mais comme vous l'avez dit, je suis responsable de cet endroit et de ses pensionnaires.
— J'aurais réagi de la même manière à votre place, la rassura Taehyung.
— Mais vraiment, revenez quand vous voulez, affirma t-elle, ses yeux percutant les siens de plein fouet. Je pense qu'ils seront contents de vous voir.
— Avec plaisir.





Les cartons de linge avaient été entièrement triés, ils reposaient, ouverts, vides, sur le carrelage blanc de la buanderie et les paniers avaient été reposés à leur place. Ils avaient devant eux plusieurs piles de vêtements, monochromes, en nuances de blanc, de gris perle et de noir, des textures banales, ni trop ouvragées ni délicates, mais de bonne qualité et encore en très bon état, Soohyun Kim avait toujours pris grand soin de ses affaires, ainsi que trois piles épaisses de linge de toute sorte, les serviettes avec les serviettes, les draps avec les draps, quelques couvertures posées sur le dessus. Lysandra recula de plusieurs pas, ouvrit trois des machines à laver et y jeta le linge, pile par pile, elle versa un certain volume de lessive dans les compartiments dédiés, elle tourna le bouton des programmes et appuya sur la touche start. Taehyung était resté là où il se trouvait, les bras ballants, observant le linge qui tournait dans le sens des aiguilles d'une montre, fasciné par la mousse qui avait commencé à maculer le hublot.

Il songeait dans un coin de sa tête que bientôt les affaires de sa grand-mère embaumeraient la lavande jusque dans le cœur de la moindre fibre, qu'il ne resterait plus rien de son odeur à elle, ce parfum mêlé au thé qu'elle buvait tout le temps et que lui détestait. Cette odeur qui la représentant dans sa mémoire, teintant le moindre souvenir d'enfance ou d'adolescence, le moindre instant passé en sa compagnie. L'odeur de la présence et de l'absence. Lorsqu'il reviendrait la prochaine fois, puisqu'il y aurait une prochaine fois, il verrait certainement Agatha ou quelqu'un d'autre porter un de ses chemisiers ou l'une de ses robes, ses chaussures posées dans un coin, tout comme il serait peut-être amené à voir une tasse sur une table, un de ses livres de cuisine sur une étagère ou un des ouvrages sur le crochet sur l'accoudoir d'un fauteuil, Bart, Neil et Louis en train de jouer avec des cartes qui lui avaient un jour été les siennes.

Un peu d'elle partout.

Ce serait étrange, déstabilisant, mais c'était le cours naturel des choses. Ils avaient donné ces affaires pour qu'elles puissent servir à ceux dans le besoin au lieu de les laisser pourrir, enfermées dans un carton, condamnées à prendre l'humidité. Et ce n'était pas comme s'il ressentait le moindre pincement au cœur à l'idée de s'en débarrasser.

Il ne ressentait rien de ce qu'il aurait dû ressentir, rien que la lavande qui commençait à se propager dans l'air. Il était persuadé que le parfum s'était accroché à ses vêtements, à ses cheveux et qu'il le suivrait jusque dans la voiture, jusque chez lui, passager clandestin sur le chemin du retour jusqu'à Ogunquit.


Perdu dans les vapeurs de la lessive, le savon lui montant à la tête, son esprit divaguant au bord de récifs émotionnels qu'il effleurait à peine, qu'il ne faisait que contourner, et ce depuis le début de la semaine, depuis son retour, depuis l'annonce du décès, il ne s'était pas rendu compte que Lysandra lui faisait à nouveau face et qu'elle le regardait curieusement, entre interrogation et inquiétude. Il ne l'avait pas non plus entendu appeler son nom, il n'avait pas l'impression qu'elle s'adressait à lui, il était juste, ailleurs.

— Taehyung ? appela-elle à nouveau, ses yeux le toisant, papillonnant, inquiète de le voir si stoïque, si muet tout à coup.
— Oui ? répondit-il finalement, la voix rauque comme s'il venait de se réveiller.
— Tout va bien ?
— Oui, oui. Je pensais juste, dit-il, les yeux toujours rivés vers les machines à laver.
— Oh mon dieu, s'exclama t-elle soudain en suivant son regard, ses mains se portant à sa bouche. Je me suis montrée si insensible. Il s'agissait des affaires de votre grand-mère, ça doit être éprouvant pour vous.
— À vrai dire, non, pas vraiment, pas de la manière dont ça devrait l'être.
— Elle est décédée il y a longtemps ?
— Moins d'une semaine. Nous n'étions pas proches, pas du tout. Elle ne m'aimait pas et éventuellement j'ai fini par arrêter d'essayer de me faire aimer par elle. Et je crois que je ne l'aimais pas beaucoup non plus, avoua t-il, le souffle un peu court, la honte fourmillant sur sa peau.
— Je suis vraiment désolée. Les histoires de famille peuvent être...
— Compliquées.
— Oui, approuva t-elle, ses yeux ne lâchant pas les siens.

Et à la manière qu'elle avait eu de répondre, à la manière qu'avait eu son corps de se soulever puis de se relâcher afin d'expulser ce simple mot, Taehyung se demanda quelle histoire son histoire à elle, ce qu'elle avait vécu, comment était sa famille.

— Ça m'a apporté une certaine stabilité, une certaine consolation personnelle de travailler ici, lui confessa t-elle après plusieurs secondes de silence. Je ne dis pas qu'il faut remplacer ceux qui nous ont quitté ou déçu, ceux que l'ont a perdu physiquement ou autrement, personne ne doit prendre la place de quelqu'un d'autre, ce n'est pas correct. Mais parfois on fait des rencontres surprenantes, des rencontres qui nous aident, qui nous soulagent.
— J'ai passé un meilleur moment avec Sybil et les autres en une heure qu'avec ma grand-mère en plus de vingt ans, articula Taehyung sans vraiment s'en rendre compte, la réalisation après coup frappa au point de faire presque mal, la salive devenue épaisse dans sa bouche, les mots difficiles à avaler.

Il se sentait coupable de penser ainsi, il sentait ses joues chauffer d'embarras et il baissa la tête.
Il avait l'impression d'insulter une personne fraîchement enterrée, de ternir son image, son souvenir.

Mais la vérité est parfois brutale.

C'était sa grand-mère qui lui avait appris cela.

— Vous allez bien ? questionna Lysandra, sans doute laissée perplexe par le silence qui était venu les envelopper, le bruit des machines à laver couvrant tout juste le bourdonnement de leurs méninges agitées.
— Je vais bien, dit-il au bout d'une seconde ou deux, comme s'il avait besoin de se consulter intimement avant de répondre, comme s'il n'était pas sûr, comme si ce n'était pas évident. J'espère qu'Agatha y trouvera son bonheur, poursuivit-il en désignant les cartons qu'ils avaient laissés dans un coin, ceux qui, si sa mémoire était bonne, devaient encore renfermer les lampes de chevet, la boîte à bijoux et le reste du petit bazar, ses mains s'enfonçant dans les poches étroites de son pantalon, s'empêchant de ce fait de recommencer à se torturer les doigts.
— Oh vous savez, n'importe quoi lui ferait plaisir, sa chambre est remplie de tout plein de babioles dont elle ne se sert pas mais dont elle prend le plus grand soin.
— Sybil l'a mentionné, dit-il avec un sourire, comme s'il partageait déjà des secrets avec les résidents, comme s'il était déjà un habitué entre ces murs, un ami.
— Je pense que Sybil vous aime bien. D'ordinaire elle est plutôt froide avec les étrangers.
— Dites-lui que je reviendrais et que j'espère me mesurer à elle au Scrabble ou à un autre jeu.
— Je pense qu'elle en sera ravie.


Sa main gauche se dégageant de la poche dans laquelle il l'avait plongée, il repoussa une mèche sombre qui lui tombait devant les yeux. Du coin de l'œil, sa vision enfin dégagée, l'esprit davantage centré sur le moment présent, il remarqua les deux aiguilles qui s'étaient considérablement déplacées autour du cadran de sa montre. Il était resté bien plus longtemps que prévu.

Il ne s'était pas imaginé avoir envie de rester.

Il pensait qu'il déposerait les cartons, échangerait quelques mots tout au plus et reprendrait la route dans le sens inverse, le coffre vide.


Il n'avait pas son téléphone sur lui, il avait dû le laisser sur le tableau de bord dans la voiture, mais il se doutait que sa mère avait dû tenter de le joindre plusieurs fois, tombant encore et encore sur la messagerie, sans doute agacée de le voir l'ignorer encore une fois.

Les machines à laver bourdonnaient de plus en plus fort, le cycle d'essorage avait commencé et il voyait le linge être secoué dans tous les sens, une manche caressant, frappant le hublot de temps en temps. C'est à ce moment-là qu'il décida de prendre congé de Lysandra. Elle le remercia à nouveau chaleureusement pour les cartons et pour le reste, notamment pour sa proposition sincère et désintéressée, l'assurant qu'il était le bienvenu s'il décidait de revenir et qu'elle serait ravie de le recroiser un jour entre ces murs. Elle était restée sur sa position, mais Taehyung avait compris qu'il suffirait d'une fois ou deux pour qu'elle l'accepte pleinement et qu'elle le laisse l'aider comme il pouvait. Même si lui-même ignorait dans quelle mesure il pourrait vraiment être utile. Peut-être se découvrirait-il une utilité au fur et à mesure de ses allées et venues.

Il songea à faire un saut dans la salle qu'il avait quittée quelques minutes plus tôt pour dire au revoir à Sybil et aux autres, mais Lysandra, comme si elle avait saisi l'idée qui se baladait dans sa tête, lui dit que ce serait bientôt l'heure du thé et que s'il ne s'échappait pas maintenant c'était fichu, il serait coincé ici au moins jusqu'au dîner. Ce n'était pas une idée qui lui déplaisait tant que ça, mais persuadé que sa mère était déjà au bout de sa patience ou peut-être même inquiète qu'il lui soit arrivé quelque chose sur la route, il avait envie de croire qu'elle était capable d'être inquiète et pas seulement de lui faire des reproches, il laissa alors Lysandra le précéder dans le couloir qu'ils avaient suivi en sens inverse jusqu'à ce qu'ils se retrouvent sur le parking.

La balançoire allait et venait sous la brise, il aimait le sentiment d'infini qu'il avait sous les yeux, aucune trace de barrière ou de limite. Il aimait ce cadre très vert, très dense, même si un peu fouillis, ça donnait un certain caractère, une âme à cet endroit, loin des endroits trop aseptisés, qui ressemblent davantage à une clinique qu'à une maison de repos. On entendait les grenouilles coasser dans les fourrées, les moineaux gazouiller dans les arbres et de temps en temps il apercevait une sauterelle bondir d'une brindille à une autre. Il dit au revoir à Lysandra et monta dans la voiture de sa mère. Elle lui semblait si légère tout à coup, dépouillée de tous ces souvenirs. Lysandra agita la main alors qu'il faisait marche arrière et s'engageait dans le chemin, il ouvrit en grand la vitre côté conducteur et passa son bras à l'extérieur afin de lui répondre.

Une promesse adressée entre eux.




La voiture solitaire s'enfonçait dans l'épais bois.

Une main sur le volant, l'autre tendue à l'extérieur, il caressait l'air.
La bouche légèrement entrouverte et le nez avide, il roulait parmi les cèdres, avalant de grandes goulées de cet air un peu piquant.


Il quittait lentement le vert pour rejoindre le bleu.
Emportant avec lui de délicats éclats de lavande.














— 𝐍𝐃𝐀

j'ai un sentiment très étrange en ce qui concerne ce chapitre, autant par moments je l'adore, autant parfois je le trouve vraiment pas terrible, j'ai l'impression qu'il diffère des autres, en terme de texte, en terme d'atmosphère, qu'il est vraiment à côté et ça me confère une émotion qui pourrait être traduite en : meh.
alors qu'il y a des passages que j'apprécie et que j'ai vraiment aimé écrire, des petits bouts de phrase ici et là, des dialogues, des passages que j'ai trouvé jolis, intéressants, et qui ont du sens dans cette histoire, qui résonne au cœur des personnages. je pense tout particulièrement aux scènes entre Taehyung et les pensionnaires du cedars nursing home, moi qui aie horreur des dialogues pour une fois j'ai vraiment adoré les écrire, je pense aussi aux scènes avec Lysandra, sans oublier certains points de la première partie chez la grand-mère, la scène du père dans le garage n'est pas anodine hihi.

la première partie n'a vraiment pas été une partie de plaisir, je redoutais de l'écrire pour plusieurs raisons et j'avais peur de ne pas savoir écrire ce que j'avais en tête, d'avoir oublié des points importants, d'avoir mal mis en scène certaines émotions. j'ai toujours cette impression de m'être totalement foirée par moments, mais la deuxième moitié à été plutôt plaisante, j'en garde un très bon souvenir.
vraiment c'est dingue comme dans cette histoire je me suis prise d'affection pour tous les personnages, qu'ils soient principaux ou secondaires, qu'ils aient un grand rôle ou un petit et j'aime tout autant les relations qu'ils développent entre eux, c'est si intéressant d'exploiter tout ça.

d'ailleurs, préparez-vous à revoir Lysa, Sybil et les autres par la suite, j'ai prévu de jolies choses, j'ai trop hâte. devinez-vous où je veux aller avec ces idées ? 👀
et j'ai mentionné quelques fois la sœur de Lysandra, avez-vous une petite idée de qui il pourrait s'agir ? (sans le vouloir je leur ai fait dire exactement la même phrase)

ps : le Cedar Nursing Home existe réellement, je suis tombée dessus en faisant une petite recherche sur les maison de repos dans le Maine. en revanche, comme pour beaucoup de lieux réels évoqués dans l'histoire, je ne me suis pas basée sur la réalité, les descriptions viennent de moi, en rapport avec ce que je voulais proposer dans l'histoire.

j'espère que l'histoire vous plaît toujours
à bientôt pour la suite
𝓸𝓭𝔂𝓼𝓼𝒆𝓾𝓼

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