𝟩. 𝘣𝘰𝘶𝘲𝘶𝘦𝘵 𝘥𝘦́𝘤𝘰𝘮𝘱𝘰𝘴𝘦́



❛ 𝘳𝘪𝘴𝘦 𝘣𝘦𝘯𝘦𝘢𝘵𝘩
𝘵𝘩𝘦 𝑠𝑒𝑎𝑔𝑢𝑙𝑙'𝑠 𝘸𝘪𝘯𝘨𝘴,
𝑜𝑐𝑒𝑎𝑛 𝘪𝘴 𝘮𝘺 𝘮𝘰𝘵𝘩𝘦𝘳𝘭𝘢𝘯𝘥
𝘪 𝑓𝑒𝑒𝑙, ❜

𝐌𝐮𝐧𝐢𝐚 𝐊𝐡𝐚𝐧





Le toit du 5008 Juniper Lane, avec ses tuiles un peu décalées, décollées, érodées par le temps, servait de perchoir de fortune aux mouettes fatiguées de battre des ailes, de se battre contre vents et marées, le sel se mélangeant aux nuances gris et blanc de leur plumage. Elles patientaient là en attendant de reprendre un peu de force ou que le mauvais temps se calme, que le ciel se dégage, le bec plongé dans leurs plumes décoiffées par les bourrasques un peu humides, leurs serres s'accrochant dans violence ni méchanceté à la mousse verdâtre qui rongeait les espaces entre les tuiles, s'agrippant pour ne pas perdre pied ou se faire souffler ailleurs dans leur sommeil. C'était le plus charmant perchoir à des kilomètres à la ronde, de là, elles avaient vue sur la ville, sur la côte et sur les rochers escarpés à perte de vue, une plongée directe vers l'océan que l'on devinait quelques kilomètres plus loin, flou céruléen dans une marée de gris et de vert. Elles se protégeaient du vent littoral tout en gardant un œil sur leur position et sur leur destination, leurs pupilles noires toujours tournées vers le large.

Une mouette en attirait souvent une autre, les bonnes adresses s'échangeaient en quelques piaillements et il n'était pas rare que les habitants des lieux surprennent leurs conversations par une fenêtre ouverte, souriant pour eux-mêmes, s'amusant en imaginant ce qu'elles pouvaient bien se dire, quelles histoires pouvaient bien raconter ces volatiles. Et le moins que l'on puisse dire c'était qu'elles étaient bavardes, jacassant du matin au soir, peu soucieuses de déranger, riant à gorge déployée, se moquant peut-être du garçon un peu boiteux, un peu lent, un peu maladroit qui s'entêtait à continuer de s'occuper du jardin, de l'étang et des hectares de verdure sans prendre en compte, sans réellement s'inquiéter, de la canne qui s'enfonçait un peu dans le sol meuble ou les supplications de sa jambe raide et douloureuse ; cette jambe qui continuait de le ralentir malgré les efforts qu'il fournissait, mettant à mal sa belle détermination et qui l'empêchait de bouger certains jours, la douleur le faisant serrer les dents.

Ou peut-être l'encourageaient-elles. Admiratives du caractère tenace et passionné du jeune homme, admiratives de la douceur dans ses gestes quand il effleurait les pétales, l'aura qui semblait l'entourer alors qu'il déambulait dans cet océan verdoyant.

Qu'importe, elles animaient, rythmaient ses journées, elles les rendaient un peu moins silencieuses, monotones, répétitives.
Qu'importe, elles l'accompagnaient lors de ses tâches quotidiennes, tout ce qui le tenait occupé et lui permettait de garder la tête en dehors de l'eau, elles volaient parfois au-dessus de sa tête, elles le faisaient se sentir un peu moins seul.

Elles faisaient, et ce depuis des années maintenant, partie intégrante de ce tableau aux allures romantiques et plus personne n'était surpris de voir cette brochette de volatiles dans le paysage.
Elles faisaient partie intégrante de ce petit monde.


Il y avait une boîte en fer rouge rangée sur une étagère dans la cuisine. Elle était rouillée, fendillée par endroits, la fermeture métallique ne fonctionnait plus très bien, grinçait et se coinçait parfois, signes évidents de vieillesse, signes qu'on avait dû la manipuler à de nombreuses reprises et qu'elle était sans doute tombée plus d'une fois. Qui sait depuis combien de temps elle était là, qui sait comment elle était arrivée là, quelle histoire se cachait derrière cette acquisition. C'était ce qui semblait être une vieille boîte à biscuits, datant probablement de l'enfance du grand-père de Finn ou le souvenir d'un voyage, un vestige qu'il avait souhaité conserver pour une raison qu'il avait emportée avec lui. Il y avait des restes de peinture sur le couvercle, juste des taches ici et là, rien qui ne puisse renseigner sur le dessin qui l'avait un jour illustrée, rien qui ne puisse donner une indication sur sa provenance. Ce n'était pas très grave de ne pas savoir, ça ne changeait rien. Elle n'enfermait aucun trésor, rien de valeur, elle n'enfermait rien d'autre que du pain sec à présent, elle n'enfermait plus que du pain depuis ce qui devait être des années, des morceaux coupés en trop lors de repas et laissés là à ravir pour ensuite nourrir les mouettes.

Il ne fallait pas oublier de nourrir les mouettes, ces demoiselles fainéantes et bruyantes.

C'était du pain que Finn et Jungkook avaient découvert dans la boîte en faisant du tri après la mort de Jonesy St James, juste des morceaux de pain blanc, si durs que l'on devinait que le vieux fleuriste les avait mis de côté dans l'intention de les donner aux mouettes, mais qu'il s'en était allé avant de pouvoir le faire. Les oiseaux avaient-ils étaient déçus, fâchés de ne pas avoir reçu leur pain quotidien ? S'étaient-ils enfuis, furieux d'avoir ainsi été oubliés, se sentant abandonnés, ou bien avaient-ils compris ? Avaient-ils ressenti cette perte ? Avaient-ils éprouvé un quelconque manque les jours suivants en ne voyant pas le vieil homme assis dans son rocking-chair, balançant les bouts de pain dur alors que le fauteuil berçait sa vieille carcasse, les observant en riant de bon cœur alors qu'ils se précipitaient dessus, se volaient dans les plumes, le bec grand ouvert cherchant à attraper le plus gros morceau.

Si certains étaient peut-être partis, boudeurs, d'autres étaient restés et d'autres étaient arrivés par la suite, car Finn et Jungkook avaient perpétué cette habitude qu'avait Jonesy St James, ne laissant jamais la boîte en fer rouge vide.

Ils n'en avaient jamais réellement discuté, ils n'avaient rien prévu, rien orchestré, ça s'était fait tout seul. Durant les repas l'un et l'autre mettaient un petit bout de pain de côté, échangeant un sourire complice par-dessus la table, en souvenir de Jonesy St James, de la boîte en fer rouge et des mouettes qui attendaient patiemment qu'il soit l'heure.

Quand on y pense, ce n'était pas vraiment étrange qu'elles continuent de venir, elles étaient nourries et logées, bien traitées, leur présence était appréciée, recherchée parfois, un repère, une constante, pourquoi chercher à aller ailleurs, elles avaient tout ce dont elles avaient besoin.

Elles étaient les bienvenues.

C'était comme si on réclamait leur présence, comme si quelque part c'était un soulagement de les savoir là, de les entendre, de les voir voler, leurs silhouettes dessinant des ombres chinoises sur le sol, contre les hautes fenêtres ou sur les murs habillés de lierre et de plantes grimpantes.

Elles n'avaient aucune raison d'aller ailleurs.
Tout comme Jungkook n'avait jamais eu aucune raison de quitter Ogunquit.

Et c'était un réconfort d'avoir les mouettes dans sa vie.
C'était apaisant de se balancer dans le rocking-chair et de leur lancer quelques morceaux de pain. C'était une consolation de trouver parfois des plumes parfumées d'embruns salés dans les massifs de fleurs ou flottant sur l'étang, les piaillements comme berceuse ou alarme matinale. Cette connexion avec la mer, ce rappel constant que celle-ci n'était pas loin, ce rappel que le garçon, ne s'était pas replié sur lui-même, retiré du monde, au point de ne plus la voir, d'avoir perdu tout lien avec elle.


Le rappel qu'elle l'attendait, patiemment, qu'elle était sienne nuit après nuit.

Elle le laissait vaquer à ses occupations la journée. Elle le laissait traîner dans les champs de fleurs et peindre ce qu'il avait sous les yeux, mouettes, saules pleureurs et nénuphars, ou des images, des souvenirs qui lui revenaient souvent en tête, des mains, un sourire, une bouche, un regard ou un nez décorés de grains de beauté, un visage qu'il avait bien souvent contemplé, l'air rêveur, et qu'il n'était jamais parvenu à oublier. Des vestiges de jeunesse, une amitié tendre, un coeur qui bat un peu vite, qui s'emballe par moments. Ces vagues personnelles qui chahutaient, ne mourraient jamais, qui continuaient de remuer dans son ventre avec plus ou moins d'agitation. Elle le laissait hanter l'appartement au-dessus de la boutique de Perkins Cove, écouter les bruits familiers, les échos d'une vie, d'une passion, sans participer. Elle le laissait faire tout ce qu'il voulait, tout ce qu'il s'autorisait à faire, guettant l'arrivée de la nuit, se montrant patiente, accueillante et bienveillante lorsqu'il décidait que c'était l'heure de venir la rejoindre, sous couvert de l'obscurité du ciel et de sa capuche.

Elle ne forçait pas, elle ne forçait rien, elle offrait, proposait et c'était lui qui décidait.


Depuis l'année passée, depuis l'accident qui avait bousculé sa vie et son corps, il ne se sentait pas prêt à se montrer à un autre moment, sous un autre jour que celui de la nuit, il ne se sentait pas prêt à se laisser caresser, souligner par d'autres rayons que ceux de la lune.
Il ne se sentait pas prêt à se laisser dévoiler, à se découvrir, au sens figuré comme littéral, alors il demeurait emmitouflé sous des couches de vêtements, le visage à peine visible le masque en tissu noir qui le recouvrait, son corps honteusement caché.

L'astre gris était plus clément, plus doux, plus discret. Il avait ses propres crevasses et cicatrices, il savait ce que ça faisait de ne pas être lisse et parfait, et il caressait tendrement les imperfections des autres, sans jugement ou cruauté. Il les cajolait du bout des doigts, appuyant à peine, comme s'il avait peur de faire du mal, comme s'il comprenait, alors que son jumeau trop jaune, trop lumineux, à la limite de l'agressif, était plus franc, plus direct, presque sans scrupules. Le soleil exposait les défauts, les blessures d'une manière trop crue, il révélait tout, attirait les regards sur ce qu'il y avait de beau ou de laid, insistait sur le sublime et l'affreux. Et justement, le garçon ne voulait pas se faire remarquer, il ne voulait pas être vu. Il ne voulait pas être au centre de l'attention et être ainsi observé, dévisagé, montré du doigt ou que l'on se retourne, que l'on chuchote sur son passage.

Il se jugeait bien trop lui-même, il se dévisageait bien assez dans les réflexions, impitoyable, méchant avec l'image qui lui était retournée, et celle qu'il avait de lui-même. Les cicatrices, la peau meurtrie par endroits, la laideur qui lui sautait aux yeux.
Il n'avait besoin de l'aide de personne pour se détester constamment un peu plus ou pour se faire un peu plus de mal.


Le soleil réchauffait, nourrissait la terre, il faisait pousser les fleurs et séchait les ailes des mouettes, il transformait l'étang en un miroir somptueux, ce miroir auquel l'aquarelle savait si bien rendre justice sous les doigts talentueux. Il embellissait l'allée des genévriers, mais le soleil faisait mal à sa manière, pas seulement physiquement.

Il faisait mal dans la tête du garçon, il faisait mal dans l'estime qu'il avait de lui-même, qu'il n'avait plus, cette confiance aussi abîmée que son corps.

La nuit, la mer ne reflétait rien.

La nuit, le soleil n'était plus qu'un lointain adversaire endormi et la douleur mentale s'apaisait enfin. La douleur physique, elle, veillait encore, jamais fatiguée, jamais lasse, jamais tout à fait tue, mais sous la voûte stellaire, sous la lumière en pointillé des étoiles, elle semblait moins terrible.
Il était lui-même un peu moins cruel avec sa propre personne, sans pourtant parvenir à l'accepter, à s'accepter.
Il se fondait dans l'épaisseur nocturne, il se déconnectait de son corps, il oubliait les blessures, celles qui se voyaient et les autres, celles qui demeuraient invisibles. Dans ces moments-là, il n'était plus vraiment lui-même, il faisait partie d'un tout, il faisait partie de la nuit.


Le répit durait quelques heures. Ce n'était pas grand-chose dans une journée, mais c'étaient des heures précieuses, des heures qu'il attendait chaque jour avec impatience. Il en profitait pour sortir au grand air et marcher le long de la plage, les yeux perdus dans cette immensité qui aurait si facilement pu l'engloutir, cherchant là où s'arrêtait le ciel et où commençait l'océan, se jetant cœur et âme dans les vagues sans craindre de croiser une image qui lui briserait le cœur, qui lui rappellerait ce qu'il cherchait à distancer lorsqu'il venait sur cette plage. Il était quelqu'un d'autre durant quelques heures. Il était n'importe qui, n'importe quel garçon de son âge, heureux et bien dans son corps, dans sa peau, sans doute parce que celle-ci était belle, douce, lisse, sans défaut, parce qu'elle n'avait rien vécu de choquant, de traumatisant. Parce que personne ne l'avait regardé avec dégoût ou rejeté avec violence, révulsé à l'idée de le regarder ou de le toucher.

Il trichait un peu à ce jeu, il n'oubliait jamais vraiment qui il était pour de vrai. Il ne pouvait pas oublier. Il serrait sa canne bien trop fort, il marchait bien trop lentement, perdait parfois l'équilibre, la douleur irradiant de la cheville jusqu'à la cuisse, et sa jambe traînait un peu trop pour seulement pouvoir évincer, distancer celui qu'il était à présent, celui qui lui collait à la peau, son ombre étroitement imbriquée dans la sienne. Mais à enfoncer ses chaussures dans le sable refroidi par la nuit, il avait la sensation de marcher côte à côte avec l'adolescent qu'il avait été, celui qui en avait sillonné le moindre mètre carré, qui connaissait chaque recoin comme sa poche et y venait presque en courant certains jours, le cœur plein d'espoir. Il avait l'impression de marcher dans les empreintes intactes d'une plus jeune version de lui-même, de rafistoler un lien distendu, de faire confondre leurs chemins. Comme s'ils n'étaient pas si différents tout compte fait, comme si ce qui les séparait n'était pas si important, si définitif. Il y avait pourtant bien des endroits où il ne pouvait plus aller, sa jambe le retenant, l'empêchant d'aller là où il voulait, d'escalader les rochers connaissait pourtant par cœur et qu'il aimait tant à l'époque, de s'asseoir là où il avait l'habitude de s'installer pour dessiner. Là où il avait une vue imprenable sur l'océan, où il avait l'impression de pouvoir le toucher rien qu'en tendant le bras, là où se sentait si petit face à un tel infini, face à ce grand bleu.

À présent, il regardait à peine les rochers que venaient lécher les vagues, il s'y refusait, de peur d'avoir mal, tout comme il se refusait de trop souvent penser à la crique. Celle où il n'allait plus, pour des raisons aussi physiques que sentimentales. Celle où Taehyung venait autrefois le rejoindre, leurs visages s'illuminant mutuellement en voyant l'autre, des milliers d'étoiles affectueuses animant leurs pupilles même en plein jour.

Il y était venu quelques fois après le départ de Taehyung, dessinant de moins en moins, attendant le plus en plus, le nez en l'air, le pantalon mouillé et les mains glacées, luttant contre le vent, se refusant de rentrer trop vite, trop tôt. Au cas où. Il regardait par-dessus son épaule, scrutait l'horizon, guettait ce sourire qu'il connaissait par cœur et qui s'agrandissait toujours en sa présence, espérant qu'un jour Taehyung lui ferait la surprise de l'y rejoindre.

Il n'avait alors pas tout à fait assimilé qu'il était parti et qu'il ne reviendrait pas, qu'il ne comptait pas revenir.

Il ne pouvait pas arrêter d'attendre, c'était tout ce qui lui restait, c'était tout ce que Taehyung lui avait laissé. Cette éternelle et silencieuse attente.
Et il ne voulait pas que Taehyung pense qu'il avait oublié, qu'il l'avait oublié.


Il ne visitait plus la crique autrement que dans ses rêves désormais, mais au fond de lui, il attendait toujours.
Il en avait à peine conscience, c'était instinctif, ancré, un lien qui refusait de se briser.

Y avait-il des criques sur les plages de Los Angeles ?

Dans la tête de Jungkook, les plages californiennes étaient tristes, laides, sans reliefs, sans magie, sans endroit pour se cacher, pour se faire des surprises, des confidences, pour inventer tout un monde ou pour peindre ensemble les plus belles discussions en silence. C'était juste du sable, des kilomètres et des kilomètres de sable jaune, sans intérêt.

S'il existait bel et bien des criques à Los Angeles, Taehyung y avait-il trouvé refuge, y avait-il écrit ses plus belles pages, inspiré par le paysage californien comme il avait pu être inspiré par celui du Maine ? La Californie était-elle devenue sa nouvelle muse ? Taehyung l'avait-il cherché au détour de rochers, le sourire aux lèvres en pensant l'y trouver ? Avait-il été déçu de ne trouver que de la simple roche froide, dénuée de beauté et de secrets ?

Jungkook se posait ces questions-là pour éviter celle qui aurait pourtant tout résumé, car la question qui hantait ses pensées et ses lèvres était bien trop directe, trop définitive, trop personnelle aussi, et elle lui faisait peur. Elle le terrifiait.


Taehyung avait-il pensé à lui ? Avait-il pensé ne serait-ce qu'une fois à lui ? Existait-il encore seulement, dans une pensée fugace, dans un souvenir lointain, telle une photo un peu cornée, oubliée dans une poche ? Est-ce que ça lui avait manqué, ces heures passées sous le couvert de la crique à s'attendre mutuellement ? Est-ce que ça représentait la même chose à ses yeux ?

Avait-il seulement pensé à ça, à lui, depuis qu'il était parti ? Le manque l'avait-il attristé comme il avait pu attrister Jungkook ? Ou bien avait-il oublié, comme il avait oublié de revenir ou de donner des nouvelles ?

Jungkook avait peur de seulement imaginer que la réponse puisse être négative.


Mais qui était-il pour mériter qu'on se languisse de lui, de cette maigre présence, pour qu'on le cherche là où il n'était pas ? Qui était-il pour que l'on se souvienne seulement de lui ? Il n'avait rien de spécial, il n'avait jamais rien eu de spécial, il était un peu différent, peut-être, une distraction tout au plus, et il n'était qu'un gosse à l'époque, insouciant, inexpérimenté, tête en l'air, il n'avait rien à offrir à un homme tel que Taehyung, aussi brillant et intelligent, lui qui brillait déjà si fort.





Il avait scrupuleusement suivi l'activité de Taehyung, il avait recueilli toutes les informations mises à sa disposition, intéressé par tout ce qui touchait à lui, à cette vie qu'il avait là-bas et aux mots qu'il offrait au monde. Il avait suivi son ascension, fier de le voir réussir, de le voir être connu et reconnu pour le talent qu'il avait dans la tête et au bout des doigts. Il avait vu les autres tomber sous son charme tour à tour, il savait ce que ça faisait, il était passé par là. Mais plus les jours, les semaines, les mois passaient, plus il semblait s'éloigner et moins Jamie et lui obtenaient des nouvelles. Ils ne faisaient pas partie de cette vie, ils faisaient partie de l'autre, celle qu'il avait laissée derrière lui. Les Kim recevaient des appels de temps en temps, mais ceux-ci demeuraient un peu vains, un peu creux, de plus en plus courts, de plus en plus espacés. Ils n'avaient rien de bien significatif, important à leur partager, rien qui n'aurait pu répondre aux questions qu'ils se posaient ou combler cette impression de vide.

Il avait acheté ses livres dès leur sortie, il les avait lus avec application et délicatesse, ses yeux dévorant les mots, il avait lu et relu certains passages, annoté des paragraphes, le nez plongé dans les pages, s'imprégnant des phrases, vivant un peu à travers ces univers, imaginant parfois que Taehyung avait écrit certains passages à la crique à ses côtés. Il avait également lu chaque journal, chaque article qui parlait de lui et il n'avait manqué aucune émission où il était invité. C'était comme si la connexion n'était pas tout à fait rompue, comme si Taehyung était encore là, quelque part. Comme s'ils faisaient encore partie de la vie de l'autre.

Plus dans un sens que dans l'autre.

Jungkook aurait pu passer des heures à l'écouter parler de ses livres, de ses idées, de ses inspirations, des projets qu'il avait, ses yeux se mettant à briller de seulement le voir sur son petit écran, son attention suivant le mouvement des mains de Taehyung lorsqu'il parlait, s'expliquait, s'ouvrant tout en gardant une large part de mystère autour de son oeuvre, autour de lui-même. Taehyung avait une voix qu'on a envie d'écouter, tant pis s'il n'était pas très aisé pour s'exprimer à l'oral, tant pis s'il ne parlait pas autant que ses interlocuteurs l'auraient souhaité, tant pis s'il ne se dévoilait pas autant que les lecteurs curieux le désiraient. Il était fascinant, hypnotisant jusque dans son silence, dans cette intelligence, cette richesse de l'âme et de l'esprit qui émanaient de lui. Taehyung avait l'air dans son élément, il avait l'air d'appartenir à ce monde, comme s'il était là où il devait être, et Jungkook était heureux pour lui, heureux de voir son regard s'animer, vibrer un peu, même si son sourire demeurait un peu fade, loin de l'image qu'on se fait de quelqu'un qui a réalisé un rêve et qui vit quelque chose d'incroyable.

Loin de l'image de quelqu'un de parfaitement comblé, qui n'a aucun regret.


Il avait l'air d'avoir trouvé plus que sa voie et le succès à Los Angeles, si l'on en croyait les clichés de lui et de la jolie actrice à son bras qu'il avait vus dans plusieurs magazines. Jungkook avait senti son cœur réagir, lui faire un peu mal à la vue de ces photos, mais Taehyung méritait de trouver le bonheur, de s'épanouir autant sur le plan professionnel que personnel, et il était en âge d'avoir envie de se poser, de penser à fonder une famille, c'était le cours normal des choses.


Taehyung n'avait certainement pas eu le temps de penser à la crique, de penser à lui.
Il n'était pas revenu le voir, il avait fait sa vie ailleurs et Jungkook n'avait pas bougé d'Ogunquit.


C'est long quatre ans.



Quand Taehyung avait déclaré qu'il partait, Jungkook ne l'avait pas retenu.

C'était trop tard pour dire quoi que ce soit, la décision était déjà prise, les affaires déjà prêtes, le billet d'avion rangé dans le tiroir de la table de nuit. Taehyung y avait réfléchi dans son coin sans rien dire à personne, sans doute pour éviter qu'on influence son choix ou qu'un regard aux allures de tourbillon ne lui donne envie de rester.

Ils étaient restés côte à côté sous l'ombre de la crique ce jour-là, ils n'avaient fait rien de différent de d'habitude, pour ne pas que cette entrevue ait des airs d'adieu.

Parfois, Jungkook regrettait de ne rien avoir dit, de ne pas avoir su trouver les mots, ou de s'en être empêché, d'avoir pensé que ce qu'il avait à dire ne valait pas la peine, que ses mots n'avaient aucune importance, qu'ils ne faisaient pas le poids. Il y pensait encore souvent, la nuit ou le jour, en solitaire sur la plage ou en nourrissant les mouettes. Il ressassait les regrets qu'il avait d'avoir juste laissé partir Taehyung, d'avoir été si silencieux, si passif. Il aurait dit quelque chose, il aurait essayé de dire quelque chose s'il avait su qu'il partirait sans se retourner, laissant ses parents et sa grand-mère, mais aussi tous les autres, tous ceux qu'il n'avait jamais eu l'intention de fuir, finissant par totalement oublier le Maine et ceux qui y vivaient encore, la Californie l'accaparant totalement, lui offrant certainement ce qui lui manquait, ce dont il avait besoin ou ce qui lui fallait pour être enfin libre, apaisé. Satisfait. Ce que la vie à Ogunquit ne pouvait lui offrir à ce moment-là.

Il aurait essayé de dire quelque chose s'il avait su que Taehyung ne reviendrait pas, ne laissant que ce trou noir dans sa poitrine, un trou qu'il ne pourrait remplir que de regrets et de souvenirs, de mots ravalés.

Il lui aurait dit, les yeux gris en pleine fuite, les joues un peu rouges, qu'il allait lui manquer.


Taehyung écrivait à la place de parler. Ses doigts étaient capables de noircir des pages et des pages en quelques heures, son front baissé vers ses carnets, son nez frôlant presque les phrases, comme s'il cherchait à entrer dans l'histoire à laquelle il donnait vie, bataillant à main nue contre le vent qui semblait réclamer l'exclusivité sur ses mots, mais ses lèvres étaient bien souvent muettes, articulant des sons qui demeuraient inaudibles pour les autres, retenant les confidences qui auraient probablement été trop personnelles, trop intimes.
Et Jungkook n'était pas plus doué. Trop maladroit avec ses propres émotions, trop timide, trop paralysé par la peur de dire quelque chose qui ne faut pas, d'être rejeté, effrayé de confier quelque chose qui serait pas interprété, mal reçu ou peut-être pas réciproque.

L'un et l'autre ne prenaient pas de risques, pas assez sûrs, trop peu conscients de ce qui brûlait véritablement à l'intérieur de leurs deux corps un peu froids, cette source de chaleur provoquée et entretenue par la seule présence de l'autre, par ces rendez-vous au bord de l'eau, préférant se contenter d'une routine confortable, qui leur allait bien, qui faisait du bien et ce, sans paroles inutiles, sans confession et sans étiquette.


Et le Jungkook d'aujourd'hui savait encore moins parler, ne communiquait presque plus, perdait ses mots lorsqu'il essayait seulement d'exprimer ce qu'il éprouvait, plus prostré et solitaire qu'il ne l'avait jamais été. Il était encore plus timide, plus effrayé, plus silencieux, maladroit et vulnérable dans cette peau qui était désormais la sienne.

Le Jungkook de quatre ans plus tard avait encore moins à offrir à Taehyung.

Il n'avait jamais été une bonne raison pour rester ou pour revenir, et au final, tant mieux si Taehyung l'avait oublié, il ne tenait à pas à ce qu'il le voit comme ça, tel qu'il était maintenant, dans ce corps rafistolé.
Il avait déjà des difficultés à supporter son propre regard, ses propres critiques quant à son allure actuelle, il ne voulait pas, il n'était pas prêt à affronter ceux de Taehyung.

Il ne voulait pas voir que son regard sur lui pouvait changer, ce n'était pas une possibilité qu'il était prêt à affronter.
Il n'était pas non plus prêt à se confronter au fait que le regard de Taehyung puisse rester le même, habité par la même douceur, la même patience, la même sincérité à son égard. Il ne pensait pas le mériter, après tout, on lui avait bien fait comprendre, avec brusquerie et dégoût, qu'il ne le méritait pas, qu'il ne le méritait plus.





Son psychologue lui avait conseillé d'extérioriser ses pensées, ses émotions, de peindre, dessiner s'il le souhaitait, parce que c'était ce qu'il préférait, ce qu'il se sentait le plus à l'aise de faire, mais aussi d'écrire de temps en temps, que ce soit dans un journal ou sous forme de lettres, qu'il formule de réelles phrases au sujet de lui-même, des autres, de l'accident, afin de garder une trace des pensées qui le traversaient jour après jour, qu'elles soient bonnes ou mauvaises, car chacune valait la peine qu'il s'attarde dessus, qu'il en parle, que ce soit à lui-même ou à un proche. Le docteur ne comptait pas les lire, il voulait simplement qu'il puisse constater une évolution, un mieux, qu'il remarque un cheminement, une avancée, qu'il voit de ses propres yeux qu'il faisait des progrès, et qu'il puisse croire que cet état pouvait ne pas être permanent. Qu'il n'était pas condamné à rester enfermé dans cette cage qu'il avait construite autour de lui.

Il s'était plié à l'exercice, ni de bonne ni de mauvaise grâce, il avait accepté de jouer le jeu sans vraiment y croire, un peu inquiet de mal faire, de mal s'y prendre, que ça ne soit pas joli, suffisamment fluide ou construit, ses pensées en l'étant pas du tout, ou de ne pas y arriver. Il s'était plié à cet exercice pour ne pas faire perdre son temps à son psychologue, pour ne pas décevoir ses parents qui espéraient beaucoup de ses séances, qui ne voulaient que le meilleur pour lui, mais aussi pour lui-même, pour sa guérison, pour entamer le processus, pour s'en donner les moyens. Juste essayer. Il avait écrit ici et là des assemblages de mots qui traduisaient à peine ce qu'il ressentait, c'était difficile de trouver les mots justes, de transcrire ce qu'il avait en lui, de trouver un ordre, un sens à tout ça. Il avait écrit ce qui lui passait par la tête, ce qui lui venait, des morceaux de ses journées, rien de bien intéressant, mais ce n'était pas grave, l'important c'était de les faire sortir de lui, de remplir des pages et d'y penser un peu moins.

Il avait fait de son mieux et peut-être s'était-il senti un peu mieux.

Les lettres étaient restées dans un tiroir, conservées dans une boîte, correspondance à sens unique qui gardait le secret de toutes ces choses qu'il n'aurait jamais dites à haute voix.
Il les avait écrites, mais jamais dans l'intention de les envoyer, il n'aurait jamais osé le faire.
Il les avait adressées à quelqu'un, mais sans jamais avoir eu l'intention qu'elles soient lues, ni par cette personne ni par une autre.

Il ne les relisait pas lui-même, jamais, une fois écrites, il les rangeait et n'y touchait plus.



Il n'aurait pas su où les envoyer, si elles seraient lues, ce que le destinataire en ferait, ce qu'il en penserait, comment il accueillerait cette intimité partagée, eux qui avaient principalement connu le silence, qui n'avaient pas besoin de mots pour s'entendre.

Ce n'était pas un risque qu'il était prêt à prendre.

Il n'était pas prêt à se dévoiler ainsi, en plein jour, sans capuche, sans masque, pour se révéler dans la plus grande honnêteté.

Et ces lettres, il les avait avant tout écrites pour lui-même, parce que ça faisait partie d'un exercice auquel il avait accepté de participer, mais aussi parce qu'il avait fini par se prendre au jeu. Il n'était pas certain d'être doué pour ça, il n'essayait pas de l'être, il écrivait ce qui lui venait, des mots bruts, sans essayer de faire des figures de style, sans essayer de magnifier les choses. L'écriture n'avait jamais été son domaine, mais elle avait ses vertus, et ça ne lui faisait pas de mal, ça lui faisait même un peu de bien. Il aimait prendre du papier et un crayon, s'asseoir un moment et écrire à propos de ses journées, la maison au bout de l'allée des genévriers et les fleurs, la couleur des vagues sous les rayons de la lune, la magie de ses nuits et la solitude de ses journées, la boîte en fer rouge et les mouettes. Il avait aussi écrit au sujet du coma, des sensations, de ce qu'il se souvenait, du réveil, de la douleur, la rupture qui avait été brutale, son cœur meurtri et la difficulté de la rééducation. Il écrivait bien souvent la même chose, les mots et les émotions se répétaient, ses journées étaient comme une boucle infinie, interminable, rien ne changeait vraiment, et l'écrire l'aidait à l'accepter.











Les journées étaient orientées vers la nature, les fleurs, l'âme déambulante, offerte à la beauté parnassienne de l'allée des genévriers.
La nuit, c'était l'océan, le corps jeté, oublié dans les vagues.

Les mouettes, elles, hantaient son ciel toutes les heures, s'éloignant puis revenant, toujours présentes lorsqu'il était l'heure de manger, leurs pupilles noires brillaient en voyant la boîte en fer rouge ouverte. Il les croisait aussi lorsqu'il marchait sur la plage, la tête sous l'aile, elles restaient silencieuses, comme pour respecter cet instant.

Et Taehyung demeurait dans un coin de sa tête.
Qu'il fasse jour ou qu'il fasse nuit, qu'importe le sens du vent ou dans quelle direction les mouettes volaient, qu'importe que la marée soit haute ou basse.
Qu'importe qu'il lise un jour les lettres ou qu'il continue d'ignorer leur existence et ce qu'elles racontaient.











La maison bleue se situant sur la pointe de Perkins Cove avait toujours été un rêve d'enfant, d'aussi loin qu'il s'en souvienne. Il ne savait plus vraiment comment le rêve avait commencé, ce qui l'avait amorcé, parfois il avait l'impression qu'il avait toujours été là, grandissant avec lui. Il se souvenait qu'il y avait toujours des fleurs aux fenêtres, des pots et des jardinières posés sur le balcon lorsque le soleil était dirigé vers ce côté de la façade, et qu'une femme venait les arroser et s'en occuper de manière régulière et sérieuse, comme un rituel. Elle ne se trompait jamais d'outil ou sur ce dont les fleurs avaient besoin, ses doigts ne tremblaient jamais, elle les connaissait par cœur. Jungkook pouvait rester debout durant des heures sur le trottoir, le nez en l'air à observer ses gestes. Elle avait l'air de savoir ce qu'elle faisait et d'aimer ça, elles s'épanouissaient ensemble. Ça le fascinait, ça se voyait dans la manière qu'avaient ses yeux de s'arrondir et de briller.

Il venait souvent se promener à Perkins Cove avec ses parents et son frère, ils s'arrêtaient toujours prendre une glace et Jamie et lui mangeaient la leur en regardant les bateaux qui partaient ou revenaient au port. Les odeurs de la mer, le sel, la récolte de la pêche se mélangeaient aux arômes chocolat et vanille des boules glacées. Ils passaient devant la maison bleue en descendant vers le port et à nouveau en remontant la rue principale pour rentrer chez eux sur Berwick Road, et à chaque fois, Jungkook s'attardait sur une fleur différente, retenant le plus d'informations possibles à son sujet de façon à demander plus tard à sa mère si elle savait de quelle fleur il s'agissait. Rosie Odair ne s'y connaissait pas plus que lui en la matière, elle aimait bien en recevoir, elle aimait bien quand un bouquet décorait la table de la salle à manger, mais son truc à elle c'était plus les arbres fruitiers, bien plus intéressants pour faire toute sorte de tartes, mais quand ils rentraient à la maison, Jungkook allait se laver les mains, rendues collantes par le sucre de la glace au chocolat, et ensuite ils s'asseyaient côte à côte dans le canapé, des livres de jardinage empilés sur la table basse et ensemble, ils cherchaient les fleurs qu'il décrivait. Il avait toujours été hypnotisé par la beauté délicate des fleurs, et il en existait tellement dans le monde, parfois des centaines de variations de la même espèce. Il y avait tant à découvrir, à apprendre à leur sujet. Jungkook emmenait ensuite les livres dans sa chambre, s'installait à son bureau, prenaient crayons et pinceaux et il dessinait, peignait d'après le modèle, les sourcils froncés sur son petit front, un bout de langue dépassant de sa bouche tant il était concentré, tant il désirait rendre justice à ce que ses yeux avaient miré durant de longues minutes, se rappelant du goût de la glace et la chaleur du soleil.

La maison bleue avait des allures de jungle ordonnée avec ses champs de fleurs à perte de vue, le balcon dégoulinant de nuances de vert. Elle avait également un goût d'enfance, d'insouciance, de moments passés en famille, de glace fondue et de doigts qui collent un peu, des souvenirs qu'il garderait pour toujours avec lui. Elle avait l'odeur de la nature mêlée aux embrun marins, elle avait l'odeur des bateaux que Jamie et lui regardaient. Elle avait ce parfum de chance à saisir et d'opportunités florissantes.

Ça avait toujours été cette maison et pas une autre. Quand il eut l'âge de faire des plans concrets, de se projeter, personnellement ou professionnellement, il ne rêvait que de la maison bleue. Il rêvait de l'acheter un jour, il rêvait d'entendre l'océan depuis les fenêtres ouvertes, il rêvait de fleurir à son tour le balcon, d'apprendre tout ce qu'il y avait à savoir sur les fleurs et d'avoir d'aussi belles jardinières que la femme qu'il observait lorsqu'il était un enfant curieux. Peut-être qu'un jour, un garçon qui ressemblait un peu au gamin qu'il était l'observerait comme il avait pu le faire, ses yeux ronds et curieux, émerveillés de voir de si belles fleurs, de voir avec quel soin il s'en occupait. Il avait épargné scrupuleusement chaque dollar, ne profitant ni de l'argent de poche que lui donnaient ses parents, ni des étrennes de Noël ou quelques années plus tard, le salaire que lui versait Jonesy St James, espérant qu'un jour la maison bleue soit à vendre et qu'il ait les fonds suffisants pour l'acheter. Les dollars manquants c'était Finn qui les lui avait donnés sans même qu'il ne demande quoi que ce soit.

La maison bleue était finalement en vente, les fleurs sur le balcon avaient fini par faner, le temps avait passé. La femme aux jardinières s'était mariée, avait vécu dans cette maison avec son époux, ils s'étaient aimés avant de ne plus pouvoir se supporter, ils avaient divorcé, il était parti avec sa valise et elle avait mis en vente la maison. Tout comme Finn et lui avaient voulu vendre la boutique de Jonesy St James. Une question de souvenirs sans doute. Jungkook avait pleuré lorsqu'il avait compris qu'il n'avait pas épargné assez pour pouvoir répondre à la proposition de vente de la maison, son cœur renversé devant ce rêve brisé. Jungkook avait pleuré lorsque Finn lui avait proposé qu'ils utilisent une partie de l'agent de la vente de la boutique de Main Street, cet argent qui lui revenait légalement, après tout ils investissaient ensemble pour l'avenir, pour un magasin qu'ils souhaitaient gérer tous les deux, selon lui c'était normal qu'il participe aussi.

Finn n'avait pas tout compris à cette histoire de maison bleue, de bateaux, de balcon et de glace au chocolat, mais il avait compris à quel point cela semblait compter pour Jungkook, à quel point il y était attaché, il l'avait vu dans les larmes de détresse puis de joie qui avaient coulé sur ses joues. Il avait compris que c'était la maison bleue et pas une autre. Ce n'était pas le local qu'il avait en tête lorsqu'ils avaient décidé de quitter Main Street, mais ça avait toujours été celui qu'avait en tête Jungkook lorsqu'il imaginait voler de ses propres ailes, alors il avait dit oui sans rechigner, l'excitation et le bonheur de Jungkook aurait pu le faire signer n'importe quel papier les yeux fermés. Et Jungkook avait tout prévu. Il était réellement passionné par ce projet, il débordait d'idées et irradiait de joie de pouvoir le faire dans la maison bleue, et Finn était heureux de le voir ainsi.

Il était heureux parce que Jungkook était heureux.
Et cet élan soudain d'allégresse, la construction concrète de ce projet mettaient un peu de côté le chagrin du deuil.


Il leur resterait toujours la maison bleue, leur ode au printemps.
Quoi qu'il arrive.





Il faisait souvent froid à l'étage de la maison bleue, les fenêtres étaient constamment ouvertes, qu'il vente ou qu'il pleuve, ainsi le bourdonnement de la mer en contrebas et le rire des mouettes envahissaient chacune des pièces, apaisant à sa manière le cœur un peu lourd, un peu brisé du petit prince qui y vivait reclus.

C'était solitaire au-dessus de la boutique de fleurs, peu d'espace, peu d'occupations, mais il avait l'impression de continuer à faire partie de ce monde.

Lorsqu'il entendait la clochette qui annonçait l'arrivée d'un client, il se prêtait à imaginer qui c'était, quelles fleurs seraient choisies ou quel genre de bouquet Finn serait amené à faire. Lorsqu'ils avaient décidé de vendre la boutique sur Main Street pour créer quelque chose à eux, ils s'étaient mis d'accord, Finn s'occuperait de la partie gestion et clientèle et Jungkook s'occuperait des fleurs, de leur approvisionnement et de la confection des commandes. Ça fonctionnait bien ainsi, chacun dans son élément, puis il y avait eu l'accident et tout avait été bousculé. Finn avait été obligé de s'occuper de tout par lui-même. Ce dernier en riait à présent lorsqu'il voyait les petites coupures sur ses mains. Il se rappelait à quel point il avait pu être gauche et pas du tout à l'aise avec des outils coupants dans les mains, le temps qu'il lui avait fallu pour cesser de confondre les fleurs. Il se rappelait les clients pressants ou compréhensifs, le stress de répondre aux questions sur des fleurs qu'il ne connaissait pas si bien. Il se rappelait aussi à quel point ça avait été difficile de gérer la boutique en plus de tout le reste, en plus de ses propres émotions, alors que Jungkook était à l'hôpital, à quel point c'était devenu difficile de simplement se lever pour venir travailler, de se retrouver tout seul dans ce lieu acheté à deux.

Jungkook avait tenu à revenir, il ne pouvait pas rester éloigné plus longtemps. Mais c'était douloureux pour lui de rester à l'étage, d'être présent sans l'être réellement, de ne plus participer comme avant. Il n'avait jamais été très à l'aise face aux clients, les joues rougissant facilement, bredouillant ce qu'il connaissait pourtant par cœur, il se sentait mieux dans la réserve à confectionner les commandes qu'ils avaient reçues ou à ranger les fleurs, et pourtant le contact était venu à lui manquer. Il aidait Finn comme il pouvait, car pour le moment il ne pouvait pas, ou plutôt ne voulait pas, se montrer aux clients, il ne voulait pas qu'ils le dévisagent lui plutôt que les fleurs, leur pitié et sa laideur tachant la beauté de ce jardin, alors il restait dans l'ombre. Il avait appris la comptabilité et travaillait à l'étage, s'écorchant les doigts sur les chiffres plutôt que sur les épines, et le soir, après la fermeture, il descendait enfin. Ils s'installaient en tête-à-tête dans la réserve, Finn faisait toute sorte de paperasse barbante, mais nécessaire, et Jungkook s'attelait à préparer les prochaines commandes. Finn se sentait plus à l'aise désormais, il se coupait moins, mais il préférait laisser Jungkook faire lorsqu'il en avait envie, il savait ce que ça représentait pour lui. Il savait que ça lui manquait et à quel point ça le faisait souffrir de se tenir éloigné comme il le faisait.

Et Jungkook était bien plus doué avec les fleurs.


Il pleuvait depuis le début de la semaine, de manière plus ou moins intense, un mois de mars dans l'Etat du Maine, mais rien n'aurait pu inciter Jungkook à fermer les fenêtres. C'était bien trop agréable d'entendre la pluie tomber ou le vent souffler contre les volets, l'océan présent, peu importe la pièce dans laquelle il se trouvait. Ça le faisait patienter jusqu'à la prochaine nuit.

Finn avait promené Hellebore quelques heures plus tôt, le chien bondissant et se dégourdissant les pattes dans Perkins Cove, Jungkook l'avait regardé s'ébrouer par la fenêtre, juste un coup d'œil, son front dépassant à peine, craintif que l'on puisse le voir, juste l'apercevoir à travers les barreaux du balcon, derrière les bacs de fleurs. Le samoyède était à présent couché à ses pieds sous le bureau alors qu'il préparait la prochaine liste d'inventaire. Les oreilles du chien se redressèrent lorsque la clochette de la porte au rez-de-chaussée sonna deux fois, quelqu'un venait de sortir et une autre personne venait d'entrer. Finn semblait avoir pas mal de monde à la boutique en ce vendredi matin. Jungkook mordillait son crayon, ses gestes suspendus, l'esprit ailleurs, il espérait que Finn n'était pas trop débordé. Il avait un visage terne ce matin-là, ses yeux verts soulignés de cernes, la nuque un peu raide, comme si toute la fatigue accumulée durant la semaine était brutalement retombée sur ses épaules, et Jungkook s'était senti coupable. Coupable d'être présent, mais visiblement pas assez, encore trop en retrait, coupable de le laisser Finn tout prendre sur lui, de tout gérer, de faire bien plus que sa part, bien plus que ce qui était convenu lorsqu'ils s'étaient associés.

Finn ne lui avait jamais rien reproché, ne s'était jamais plaint, mais cela n'atténuait pas la culpabilité qu'il ressentait pour autant, ça ne la rendait pas non plus supportable. Finn avait été exceptionnel après l'accident, se montrant disponible, à l'écoute, présent lorsqu'il avait besoin de parler ou lui offrant sa présence lorsque les mots étaient inutiles, ne le forçant à rien, l'écoutant et l'apaisant comme personne ne savait le faire, essayant de recoller comme il pouvait ce qui avait été détruit. Les médecins s'étaient occupés du corps, soignant les cicatrices et raccommodant les os, il avait essayé de sauver le reste. Il l'avait veillé lorsqu'il était dans le coma, le dos brisé à force de dormir dans les fauteuils de l'hôpital, répétant aux infirmiers qu'il voulait être là quand il ouvrirait les yeux, acceptant tout juste de manger un peu ou de rentrer à Ogunquit pour prendre une douche ou dormir dans un vrai lit quand Jamie ou les parents de Jungkook venaient le relayer. Et il était remercié par une charge supplémentaire de travail.

Finn était exceptionnel, et Jungkook se sentait bien médiocre.



Le stylo venait de tomber dans un bruit sourd sur le bureau. Le samoyède redressa la tête au bruit soudain, ses petits yeux noirs, interrogatifs, inquiets face à la réaction qui venait d'animer son jeune humain, son corps si rigide tout d'un coup, ses yeux tournés vers la porte, comme s'il espérait voir à travers elle. Le doux museau vint se poser sur la cuisse du garçon, sa truffe humide humant l'air, reniflant au niveau du ventre recouvert d'un épais sweat shirt noir, captant beaucoup trop d'émotions. C'était confus, c'était incompréhensible dans sa petite tête.

Le garçon lui-même ne parvenait pas à reconnaître, à déterminer et encore moins à comprendre ce qu'il ressentait.

La seule chose qu'il parvenait à reconnaître c'était la voix de Taehyung qui provenait de la boutique.


Taehyung était là, juste en bas.
Taehyung était revenu.


Bien sûr, il était revenu pour l'enterrement, c'était tout ce qui avait dû le ramener à Ogunquit. Jungkook ne voyait pas d'autre raison, rien ne l'avait poussé à le faire plus tôt, rien ne l'avait invité à revenir avant ce jour. C'était le seul événement qui l'avait finalement incité à faire demi-tour. Taehyung était revenu pour la cérémonie et il repartirait sans doute juste après, sa valise pas totalement défaite, tout juste glissée sous son lit, facile à récupérer, les vêtements portés puis remballés.

C'était si soudain, c'était si peu, quelques jours contre quatre ans d'absence.

Et Jungkook ne pourrait même pas le voir.

Son cœur se tordit dans sa poitrine à cette réalisation. L'organe s'était réanimé d'un coup après être resté sur pause pendant des mois, battant à peine, entre léthargie et agonie, c'était presque douloureux de le sentir à nouveau pomper du sang, s'éveiller, s'agiter fin d'assurer sa survie ainsi que celle de son hôte. Désireux de se faire entendre aussi, d'être enfin remarqué, compris. Mais Jungkook devait se rendre à l'évidence, même si le temps avait été de son côté, même si Taehyung restait, il ne pourrait jamais venir à lui, il n'aurait jamais le courage de se montrer. Il ne pourrait jamais lui faire face, son reflet défiguré dans les prunelles de celui qui l'avait toujours contemplé avec la plus grande douceur. Une ombre désormais si pâle, à la limite de la transparence, si bien que ses yeux verraient à travers lui, incapables de le reconnaître.

Il fuirait d'autant plus maintenant qu'il était là, juste en bas, quelque part dans la même ville que lui.
Leurs chemins susceptibles de se rejoindre au moment où ils s'y attendraient le moins.


Il avait longtemps rêvé du retour de Taehyung, bien des fois il s'était imaginé comment pourraient se dérouler leurs retrouvailles, s'ils parleraient, s'ils se raconteraient ce qui s'était passé dans leurs vies, en n'omettant aucun détail. Taehyung lui parlerait de Los Angeles et de sa vie là-bas, Jungkook voyagerait à travers ses mots, puis à son tour il lui parlerait de la boutique, de Finn et de Jonesy St James. Ou peut-être se retrouveraient-ils à la crique par un heureux et beau hasard, le vent leur partageant en secret la présence de l'autre, et ils se souriraient tout simplement, le soulagement et l'allégresse soulevant leurs deux corps, leur redonnant vie, les inspirant à nouveau. Cette évidence trop belle. Leurs torses bougeant à l'unisson, tout en tranquillité, l'air entrant et sortant, plus vivants que jamais, le cœur incroyablement bruyant.

Dans ce rêve, l'accident n'avait pas eu lieu, il ne portait pas de masque et ne marchait pas avec une canne. Dans ce rêve, il était capable de se montrer à visage découvert, il n'avait rien à cacher. Il était capable de sourire, ses joues rougissant face aux attentions graciles et discrètes, toujours sincères, de Taehyung, son corps était intact, sa jambe n'était pas à la traîne, aucune douleur ne le paralysait et il pouvait rejoindre Taehyung là où il l'attendrait, la crique pour seul témoin de leurs retrouvailles et de leurs confidences.

Comme avant.

Dans ce rêve, Taehyung et lui étaient à l'image de ce qu'ils étaient quatre ans plus tôt, parce qu'il ne savait plus vraiment qui était Taehyung aujourd'hui et parce qu'il n'aimait pas, n'acceptait pas encore tout à fait celui qu'il était lui-même à présent.

Dans ce rêve, tout était beaucoup plus simple, moins abîmé, moins irréparable.

Dans ce rêve, tout était bleu, tout était immense, tout était possible, et sur leurs langues, leurs mots avoués avaient le goût familier du sel.





Son cœur battait fort, il ne l'avait plus senti battre ainsi depuis des années, peut-être depuis ce dernier jour quatre ans plus tôt, quand, en silence, il avait accusé le coup, réalisant dans l'intimité de ses entrailles que Taehyung venait de lui annoncer qu'il partait. Depuis que leurs routes s'étaient séparées en quittant la plage et qu'il avait juste murmuré qu'il espérait que ça se passerait bien pour lui à Los Angeles et que Taehyung avait souri. Ses mains tremblaient un peu, ses lèvres aussi, ses yeux étaient fixés sur un point qui n'existait pas, regardant sans voir, son bureau tout à coup disparu, la pièce entière engloutie et lui avec, seul son chien lui permettait de garder un lien avec le moment présent, de ne pas disparaître complètement. Son être entier emporté par la tempête qui le secouait. Comme s'il sentait son trouble, comme s'il tentait de le soutenir ou de le réconforter, la langue râpeuse du chien venait lécher le dos de sa main.

Il percevait le craquement du parquet au rez-de-chaussée, les respirations, les paroles qui rebondissaient contre les murs de la maison bleue. Taehyung était partout. Et son cœur battait. Il battait si vite et si fort qu'il était persuadé que Taehyung pouvait l'entendre, qu'il pouvait en capter les vibrations tout autour de lui. Qu'il devait se noyer dedans, bousculé de toutes parts par les pulsations à la fois euphoriques et tourmentées.

La chambre était une bonne cachette, une alliée exceptionnelle dans son besoin de solitude, dans sa recherche de tolérance et d'acceptation à son propre égard, mais il ne voulait pas rester enfermé là alors que Taehyung était juste en dessous, plus proche qu'il ne l'avait jamais été depuis quatre ans. Il ne voulait pas louper cette chance de le voir rien qu'une petite seconde, de voir s'il avait changé, de pouvoir constater de ses yeux qu'il allait bien, que Los Angeles était bel et bien ce qui lui fallait, l'endroit où il devait aller, qu'elle lui avait donné ce qu'il avait tant recherché. Qu'il était devenu la personne qu'il voulait être. Qu'il était heureux. Mais il ne pouvait pas sortir. Quelque chose le retenait encore, il se retenait lui-même. Il aurait tant aimé pouvoir ouvrir la porte, s'élancer à l'extérieur de la pièce, se tenir en haut des escaliers et observer, juste jeter quelques coups d'œil, juste apercevoir Taehyung.

Mais le voir signifiait également prendre le risque d'être vu, et il ne voulait pas, il n'était pas prêt à ça.

Ça lui faisait mal de seulement imaginer ses yeux sur lui, que tout lui soit révélé de cette manière.

Il n'avait pas eu le temps de seulement s'y préparer, ou même d'y réfléchir, il n'avait eu le temps de rien. Il était totalement pris au dépourvu. Ce n'était pas prévu que Taehyung revienne, qu'il soit là, aujourd'hui dans la boutique, ce n'était pas prévu que ce soit lui qui vienne récupérer la commande de fleurs. Hier encore, l'idée de revoir Taehyung tenait plus du rêve que de la réalité, et aujourd'hui il était rentré, il était à quelques mètres. C'était inattendu, soudain, ça remuait trop de choses, ça mettait en évidence des cicatrices qu'il peinait à soigner, et Jungkook n'était pas prêt. Il avait peur de ne l'être jamais.

Il se sentait retenu, tiré en arrière, par la peur, par sa peur d'être vu, jugé, dévisagé, rejeté. Pris en pitié. Mais aussi par le fait que Taehyung n'était que de passage et qu'il n'avait rien à attendre d'une minute, d'une heure ou d'un jour avec lui.

Il avait besoin de temps et Taehyung ne lui en offrait pas assez.

Il ne voulait pas se dévoiler, se confier, s'attacher encore pour ensuite le revoir partir.
Il ne voulait pas non plus que Taehyung s'empêche de partir ou qu'il retarde son départ à cause de lui.


Il resterait caché, comme s'il n'était pas là, comme s'ils s'étaient manqués de peu.
Taehyung repartirait à Los Angeles aussi ignorant que possible et ce serait bien comme ça.

Ce n'était pas comme ça qu'il imaginait le retour de Taehyung ou leurs retrouvailles.
Ce n'était pas un très beau rêve.

Mais il était loin d'être beau lui-même.



S'il ne pouvait pas voir, il pouvait au moins écouter. Il ne risquait rien à ouvrir un peu la porte, il risquait peut-être d'avoir un peu mal au cœur, le même genre de remue-ménage dans le ventre que quand on a le mal de mer, le mal de l'air ou le mal du pays, un peu tout à la fois. Il s'était senti un peu nauséeux en se levant, la tête pas vraiment sur les épaules, la tête ailleurs, dans les nuages ou sous l'eau. Ses doigts crispés autour de la canne, sa jambe souffrant du brusque changement de position, les muscles et les os hurlant sous les mouvements réclamés, il était malgré tout parvenu jusqu'à la porte qu'il avait ouverte sans bruit, laissant un espace de quelques centimètres, juste de quoi laisser passer les voix, tout le reste était mis de côté pour l'instant. Et à peine avait-il entrouvert la porte que la voix de Taehyung envahissait le petit couloir, manquant de le faucher au passage.

Profondément ébranlé, il s'accrocha au mur de sa main libre alors qu'il avançait le long de ce couloir, l'autre était serrée si fort autour du pommeau de sa canne que ses articulations commençaient à blanchir. Il avait la sensation qu'il allait flancher d'une seconde à l'autre et cette fois, ça n'avait rien avoir avec son handicap, avec son corps qui penchait un peu d'un côté. D'autant qu'il s'en souvienne, la voix de Taehyung avait toujours eu cet effet sur lui. Le silence leur allait très bien, ils ne s'en étaient jamais plaint, ce n'était pas grave s'ils ne parlaient pas, ils se comprenaient même sans mots et c'était parfait ainsi, ils étaient parfaits ainsi, et Jungkook n'aurait changé leur dynamique pour rien au monde. Il sentait pourtant un petit papillon voler dans son ventre à chaque fois que Taehyung prononçait un mot, quel qu'il soit, que ce soit un simple bonjour ou un discours poétique sur la manière dont l'océan semblait être couvert de paillettes lorsque les rayons du soleil frappaient en plein après-midi. C'était juste si plaisant de l'écouter parler. Dans la liste de ses émois d'adolescent, la voix de Taehyung s'était hissée en tête, il n'avait jamais rien entendu de plus doux, de plus chaleureux, avec toujours autant de bienveillance à son égard, des accents graves qui le percutaient, mais jamais avec rudesse, il n'y avait rien de rude dans sa voix ou dans sa manière d'articuler les mots. Et que dire de ce qu'il ressentait lorsque ses lèvres articulaient son prénom.

La plupart des amis de Jamie, ou Jamie lui-même durant une période, le traitaient comme un gamin ou l'ignoraient tout simplement à cause de la différence d'âge, mais pas Taehyung. Taehyung l'avait toujours considéré avec respect, il ne l'avait jamais regardé de haut ou avec condescendance. Il avait toujours eu un regard ou un mot pour lui, il prêtait attention, il écoutait ce qu'il avait à dire, il y accordait de l'importance.

Il n'avait pas invisible à ses yeux, Taehyung le voyait.

Ses yeux toujours si doux, aussi doux que sa voix lorsqu'il lui disait bonjour, son carnet sous le bras, le vent soufflant dans ses cheveux, des éclats dorés faisaient briller ses yeux. Ou bien était-ce la lumière de ses propres pupilles qu'il voyait se refléter, à l'image de son sourire qui faisait toujours écho à celui de Taehyung, l'un et l'autre se répondant, entretenant la plus belle des conversations.


Depuis, ses lèvres étaient figées.
L'éclat dans ses yeux s'était terni et il fuyait le moindre reflet.


Mais la voix de Taehyung, elle, n'avait pas changé, chaude, douce, créant de petits frissons sur ses bras, réchauffant sa peau un peu froide.
Les papillons renaissaient dans son ventre, timides, les ailes un peu froissées d'avoir été mis de côté pendant un petit moment, mais ils n'en n'étaient pas moins jolis, frémissant, portant avec eux des souvenirs tout aussi tendres.


Une part de lui pensait, était confortée dans l'idée que Taehyung continuerait de poser le même regard sur lui, que rien ne pourrait changer ou altérer sa façon de le voir, de le considérer, de s'adresser à lui, que ça n'aurait pas d'importance pour lui. Qu'il verrait au-delà.

Une autre part était terrifiée à l'idée que Taehyung le regarde un peu trop, et Jungkook ne se sentait pas prêt à être vu.





Il n'ouvrit pas plus la porte de l'appartement, ne fit pas de mouvement vers l'escalier, vers ce dehors si tentant et inquiétant, si proche et à la fois si loin, impossible à atteindre pour lui. Il contemplait cette ouverture de tout juste quelques centimètres, vraiment pas grand-chose, mais c'était déjà bien assez, c'était déjà presque trop, ça laissait passer trop de choses, ça le bouleversait d'une manière aussi douce que cruelle. Ce trou béant étant le miroir exact de celui qui vivait dans ses entrailles. Il renifla, le nez, les yeux le picotaient un peu. Il voulait reculer, il voulait retourner dans la chambre, il voulait rester là, il voulait entendre encore, même s'il se sentait un peu espion, un peu malhonnête d'écouter ainsi aux portes. Son corps était tendu, sa jambe se raidissait de plus en plus, la douleur stagnante dans son genou. Il serrait les dents, ce n'était pas confortable pour lui de rester debout ainsi, immobile, le front pressé contre le bois froid, le gris de ses yeux caressant le blanc un peu écaillé de la peinture. Il aurait préféré contempler autre chose.

Taehyung avait toujours été un paysage si beau, si saisissant, enchanteur, tout en nuances, en lignes et en courbes, imaginé dans la tête d'un peintre de talent. Jungkook se demandait s'il avait changé, à quel point la Californie et la vie sous les projecteurs avaient eu un impact sur lui, sur son corps, sur son mental. Il l'avait trouvé terriblement beau dans les journaux ou sur les plateaux télévisuels, il avait beaucoup d'allure dans les tenues qu'il portait, tout en restant sobre, son regard plus hypnotique que jamais, sa mâchoire manquant de rester bloquée sous les sourires qu'il distribuait. Mais cela faisait désormais quelques mois que Taehyung n'apparaissait plus vraiment en public, qu'on ne l'invitait plus, qu'on ne parlait plus de lui ou de ses livres, comme s'il était en fuite lui aussi, comme s'il ne sortait plus que la nuit pour éviter les regards, les chuchotements, les rumeurs. Comme s'il n'était plus si intéressant, si beau tout à coup. Taehyung écrivait-il toujours ? S'était-il éloigné du monde médiatique pour pouvoir écrire tranquillement ? Jungkook pouvait presque l'imaginer louer une cabane, près d'un lac ou d'une forêt peut-être, quelque part loin de la civilisation, difficilement joignable afin de laisser libre cours à sa créativité sans que l'on vienne l'empoisonner. Taehyung avait toujours aimé le calme.

Parfois, Jungkook se demandait pourquoi avoir choisi Los Angeles. Cette ville ne lui ressemblait pas, elle était à l'opposé de lui, c'était bruyant, plein d'artifices et d'urgence, mais il avait certainement eu besoin d'autre chose, de sortir de ce qu'il connaissait par cœur, de se libérer. Il avait certainement choisi la ville où ses parents seraient le moins susceptibles de venir le chercher.

Jungkook serrait et desserrait ses doigts autour du pommeau de sa canne, son imagination essayant de peindre le portrait actuel de l'écrivain, une image un peu floue, inexacte sous les paupières.

Une autre aquarelle inachevée.

Elle n'en demeurait pas moins belle à ses yeux.





Il était finalement passé de position debout à allongé, les bras le long du corps sur son lit, sa canne posée à portée de main, calée de manière à ne pas pouvoir tomber, à ne pas créer de choc sur le parquet et de dévoiler sa présence. Ses yeux étaient passés d'émus, mais encore secs, à humides, remplis d'images, passées ou présentes, ses cils se collant entre eux, se rassemblant comme s'ils essayaient de se soutenir entre eux ou peut-être de faire barrière contre ce qu'il voyait sous ses paupières, ce qui le remuait à ce point. Le samoyède était venu se coucher à côté de lui, sa tête posée sur sa cuisse, et quand ses yeux étaient ouverts, ils étaient tournés vers lui, sa truffe dirigée dans sa direction alerte au moindre changement d'humeur, prêt à lui offrir du réconfort si besoin.

Finn et Taehyung discutaient depuis un petit moment déjà, combien de temps exactement, il l'ignorait, ça aurait très bien pu être une minute comme une heure. Il était présent, à peine à quelques mètres, mais il se sentait si loin, à l'écart, retenu et détenu seulement par lui-même. Il vivait tout à distance, et pourtant, c'était comme si chaque émotion était décuplée.

Il ressentait tout.

Il avait tremblé de tout son long, ses muscles réagissant nerveusement, son cœur cessant de battre avant de se mouvoir si fiévreusement que ça en était douloureux, lorsque Taehyung l'avait mentionné, sa bouche articulant son prénom comme s'il s'agissait de quelque chose d'à la fois secret et précieux, une confidence à peine formulée. Taehyung ne l'avait pas oublié. Taehyung s'inquiétait de savoir où il était, ce qu'il faisait, ce qu'il devenait. Son coeur s'envolait, il avait mal au ventre. Taehyung se souvenait de détails qui dataient de plusieurs années en arrière, qui avaient pourtant eu lieu peu de temps avant qu'il ne parte, il avait peut-être même déjà l'idée de partir à ce moment-là, probablement occupé à préparer son voyage, et malgré ça, malgré les contrariétés qu'il rencontrait à l'époque, avec ses parents, sa grand-mère, il s'était attardé sur la manière qu'il avait de manipuler les fleurs, son sourire quand il était dans la boutique aux côtés de Jonesy St James, la joie qui soulignait la nacre de ses yeux, relevant des détails que peu avaient vu, qui n'étaient pas si intéressants. Il avait fait attention, une fois encore.

Taehyung le connaissait assez bien pour comprendre que la boutique dans laquelle il se trouvait avait un rapport étroit, intime, avec lui. Et il ne put empêcher un sourire de bourgeonner sur ses lèvres lorsque Finn répondit qu'ils étaient dans son rêve. Finn était bien placé pour savoir qu'il avait rêvé de la maison bleue durant une bonne partie de sa vie, depuis son arrivée à Ogunquit quelques années plus tôt, à quel point il y était attaché et ce que ça représentait pour lui. Et Taehyung semblait l'avoir compris lui aussi, comme s'il l'avait retrouvé dans la décoration, dans les couleurs, comme si quelque chose criait qu'il en était à l'origine, que ça ne pouvait être que lui.

Comme s'il sentait sa présence entre ces quatre murs.

Comme s'il le voyait.


Un frisson demeurait, une boule qui prenait de l'ampleur et de la place dans son ventre, écrasant les papillons discrets qui s'étaient logés là, ne faisant pas vraiment le poids. Même s'il était heureux que Taehyung cherche, demande après lui. Il se sentait important à ses yeux, il avait l'impression de toujours un peu compter pour lui, que la crique n'était pas si loin, plus si inaccessible tout compte fait.

Qu'ils pouvaient la reconstruire ailleurs.


Le bleu du rêve retrouvait un peu de son éclat.
Mais le sel provenait davantage des larmes que de la mer.





Plus la conversation en dessous de lui avançait, les mots se déliant, les questions se faisant de plus en plus précises, allant toutes dans la même direction, vers lui, plus il se recroquevillait dans son lit, ses bras serrés autour de lui, son chien tentant de l'apaiser, de le consoler en lui léchant le bout des doigts, sa langue râpeuse effaçant tous les maux qu'elle pouvait avaler, digérer, faire disparaître.

Il se sentait comme encerclé, la chambre semblait minuscule tout à coup, et il n'était pas bien plus grand.

Il entendait les interrogations de Taehyung, il les comprenait, il les avait provoquées, et le peu que pouvait lui dire Finn devait le faire s'interroger un peu plus. Taehyung s'inquiétait, son imagination donnant naissance à des théories diverses, il ne pouvait compter que sur lui-même et sur sa déduction pour tenter de démêler, de comprendre. Jungkook l'entendait à sa voix, hésitante, chancelante, un peu désorientée, à ces phrases qu'il peinait à construire, à faire sortir de lui, et rien n'était satisfaisant dans la position dans laquelle il se trouvait, celle dans laquelle Jungkook le laissait. Le silence et les aveux à peine formulés du fleuriste face à lui ne parvenaient qu'à le rendre plus soucieux, à la limite de la tourmente, anxieux de savoir ce qui s'était produit, si c'était grave, s'il allait bien. Et Finn se trouvait au milieu de tout ça, pris au piège, car malgré lui, Jungkook l'avait mis dans une position délicate, encore une fois. Finn savait, mais ne pouvait pas répondre, ce n'était pas à lui de le faire et il ne voulait pas avoir la moindre influence, il ne voulait pas s'immiscer, s'interposer ou être responsable de quelque chose qu'il ne pourrait pas contrôler ou réparer.

Les réponses données n'étaient pas claires et elles étaient loin d'être suffisantes, elles n'apaisaient que trop peu le cœur de l'écrivain.

Jungkook avait peur de l'effet que ça aurait sur Taehyung. Il avait peur que ça lui fasse du mal, qu'il se sente blessé de ne pas savoir et d'être tenu ainsi à l'écart, comme si on ne voulait pas le mettre dans la confidence, comme s'il ne le méritait pas, comme s'il s'agissait d'une punition pour ne pas avoir été présent. Jungkook avait peur que ça lui donne envie de le chercher, que ça lui donne envie de rester. De l'attendre. Ça faisait battre son cœur de savoir qu'il représentait quelque chose pour lui, même si c'était encore indéfini, indéfinissable, à l'image de ce qu'ils avaient toujours été. Mais ça lui faisait peur aussi. Ça le terrifiait.

Dans la douceur tiède de son lit, il lâcha une plainte étouffée et une larme coula sur sa joue. Une larme arrive rarement seule et bientôt ses yeux furent inondés. Il reniflait, hoquetait, sous le regard triste du samoyède qui gémissait en réponse, sa truffe frôlant le nez du jeune homme.


Puis tout cessa d'un coup, ses larmes, ses plaintes, son cœur aussi. Un sentiment profond de vide le percuta et inonda la chambre lorsque Taehyung se mit subitement en tête qu'il ne voulait plus le voir, que l'explication se trouvait là, articulant ces mots avec une peine si vibrante qu'elle traversait les murs pour venir le renverser, un morceau de verre qui poignardait son cœur de part en part. Il avait l'impression qu'un gouffre venait de s'ouvrir sous ses pieds. Les mots, ou l'absence de mots de la part de Finn, avait lentement encouragé Taehyung à prendre cette route, à croire, à se persuader que c'était la raison de tout ce silence, de toutes ces énigmes, ces réponses qui n'en étaient pas, pourquoi on le tenait si loin. Et ce qui fit le plus de mal à Jungkook fut la part de vérité dans ces paroles, le fait que l'éviter était bien dans ses projets, même si involontairement, mais aussi le fait que Taehyung s'y était confronté de plein fouet, qu'il l'avait fait tout seul, par simple déduction, motivé par cette sensation de rejet, d'exclusion qu'il devait éprouver.

Jungkook n'avait jamais voulu lui faire de mal, il n'avait jamais eu dans l'idée de le blesser ou de se venger. Il cherchait avant tout à se protéger. Il voulait prendre son temps, agir lorsqu'il se sentirait prêt, lorsqu'il irait mieux, physiquement, mentalement, mais il n'était pas certain que Taehyung avait du temps à lui offrir. Il voulait aller à son rythme, mais il était persuadé que Taehyung marchait bien trop vite pour lui, leurs empreintes un peu en décalage.


Les larmes redoublèrent et il fut incapable de seulement réguler le flux qui s'écoulait de ses yeux, il se laissait submerger, peu importe s'il buvait la tasse, du moment qu'il le faisait en silence, de manière à ce que les deux hommes au rez-de-chaussée n'entendent rien.





Le lit aurait dû se réchauffer depuis le temps qu'il était couché là, mais le matelas demeurait froid sous son dos. Il tremblait un peu, la chair de poule couvrait ses bras et ça n'avait plus rien avoir avec les frissons provoqués la présence de Taehyung, sa voix et la façon dont il prononçait son nom ou parlait de lui. La honte, la colère, la tristesse lui donnaient froid. Le seul point de chaleur se situait au niveau de sa jambe, là où s'était reposé le museau du chien en le voyant se calmer un peu, son corps pressé contre le sien, lové contre son flan. Et par moments, dans une recherche de contact, de réconfort, ses doigts enfonçaient dans la fourrure immaculée, caressaient le poil soyeux. Il calait sa respiration sur celle de son chien, leurs thorax se levant et s'abaissant au même rythme.

Le calme était revenu dans la chambre, les larmes s'étaient asséchées. Jungkook avait essuyé ses joues d'un revers de manche, mais son cœur battait toujours aussi fort et ses yeux le picotaient. Il devait avoir l'air pitoyable, bien plus que d'habitude. Jamais il n'aurait imaginé que le retour de Taehyung puisse le mettre dans cet état, ce n'était pas ce qu'il avait en tête, ce n'était pas ce dont il avait eu envie. Mais il y avait bon nombre d'autres choses qu'il n'avait pas imaginé, qu'il n'avait pas vu venir.

Il somnolait, ses yeux étaient lourds, pleurer l'avait fatigué, sentir son cœur battre à nouveau, affronter ces sentiments qui allaient et venaient avait englouti le peu de force que contenait son corps. Il avait mal à la tête, il avait mal partout. Sa jambe le lançait, ses muscles lui faisaient mal, ses os lui faisaient mal, mais ce n'était rien comparé à l'organe dans son torse. Il avait toujours essayé de faire la sourde oreille, de faire semblant de ne pas comprendre les messages qu'il lui envoyait, mais il hurlait à présent à son oreille, son bourdonnement entêtant était difficile à ignorer. C'était silencieux depuis peu dans la maison bleue, tout était comme mis en suspens. Il retenait son souffle. Quelqu'un faisait des allers-retours, un autre semblait désireux de se perdre dans les profondeurs de la boutique, le bruit de ses pas s'éloignant de plus en plus. Finn et Taehyung ne parlaient plus depuis plusieurs minutes, et Jungkook n'entendait plus que son cœur qui répétait inlassablement la même chose, s'emportant à chaque fois que ses pensées divaguaient vers l'écrivain, sautillant, n'en faisant qu'à sa tête, n'ayant cure de respecter ce que dictait sa raison.

Et l'organe fit un salto lorsque, finalement, Taehyung reprit la parole, interrogeant Finn sur une fleur. Pas n'importe laquelle. Une ancolie. Cette fleur qui faisait partie de la vie de Jungkook depuis plusieurs années maintenant, une fleur qui avait rythmé, orné ses journées, les yeux glissant souvent vers la boutonnière de Jonesy St James, appréciant la beauté délicate des pétales.

Finn avait une façon s'y douce d'en parler, si mélancolique aussi.

Jungkook savait qu'il pensait à son grand-père, à ce qu'ils avaient partagé et à tout ce qu'ils n'avaient pas eu le temps de faire ensemble.

Il aurait tant voulu courir hors de la chambre, dévaler les escaliers et envelopper Finn de ses bras, le serrer fort. Au lieu de ça, il serra son oreiller contre lui. Il attendrait que Finn monte. Il savait que Finn monterait le voir à l'instant où Taehyung serait parti.


Il imaginait les doigts fins de Taehyung autour de la fleur, la touchant délicatement, et il se demandait à quoi il pensait en la contemplant.

Il se demandait ce qu'elle évoquait, ce qu'elle éveillait chez lui, si elle était tendre avec lui ou si elle lui causait du chagrin.











La boutique à ses pieds était presque totalement silencieuse à présent, seul le craquement léger du bois qui respire lui parvenait. Il devinait que Finn et Taehyung étaient sortis, probablement pour charger les bouquets dans la voiture de Taehyung, il devait être bientôt l'heure de partir. Il s'était tourné vers la fenêtre ouverte, il ne voyait pas grand-chose dans la position dans laquelle il se trouvait et les pots qui décoraient le balcon lui obstruaient la vue. Il voyait le ciel, gris, lourd de nuages, mais pas l'ombre de la moindre goutte à l'extérieur, il avait plu davantage sur ses joues que dans la rue. Il entendait les vagues juste à côté, leurs soupirs plaintifs lorsqu'elles se fracassaient sur les rochers, ça faisait un peu le même bruit dans son cœur, cette espèce de chant un peu brisé, un peu mélodieux malgré tout. Il entendait l'effervescence de la rue en contrebas, les voitures qui circulaient, les passants qui marchaient, discutaient, riaient, il ne parvenait pas à distinguer Finn et Taehyung parmi eux.

Il s'inquiétait un peu de savoir s'ils viendraient à échanger à nouveau, si Taehyung poserait d'autres questions à son sujet, si Finn lui répondrait avec un peu moins de détour, désireux d'apaiser son interlocuteur, de ne pas le laisser partir avec cette amertume dans le cœur, sans trop lui en révéler, sans trop lui donner d'espoir. Jungkook tremblait un peu, mais sa confiance en Finn, elle, ne tremblait pas. Il ne le trahirait pas. Il savait que Finn respecterait son choix, qu'il ne parlerait pas à sa place, désireux de le laisser raconter lui-même, de le laisser agir lorsqu'il serait prêt.

Il apercevait un bout de son reflet dans la fenêtre ouverte, une image un peu floue. Il distinguait les traits de son visage, c'était un peu grossier, pas agréable à regarder, à cause de traces sur la vitre qui le déformaient, à cause des dégâts qu'avait causé l'accident. Le soleil était caché, boudeur, pas d'humeur à sortir, il éclairait sans s'imposer, soulignait à peine les contours, juste le minimum. Dans la réflexion de la fenêtre, Jungkook devinait plus qu'il ne voyait, mais la cicatrice sur sa joue était bien visible, épaisse, irrégulière. Il pinça les lèvres et ramena des mèches de cheveux vers son visage afin de la faire disparaître. Si seulement c'était aussi facile, si seulement il pouvait effacer de cette manière toutes les marques sur son corps, juste un tirant un rideau et en se cachant derrière. Il resta immobile et se concentra sur sa respiration, inspirer, expirer.

Il cligna des yeux, une fois, puis deux, la fenêtre finit par disparaître à son tour, son reflet aussi. C'était le visage de Finn qu'il contemplait désormais, il était beau, son nez à quelques centimètres du sien, ses yeux cherchant après lui, ses sourcils un peu froncés lui donnaient une expression soucieuse. Il était souvent soucieux ces derniers temps.

— Tu as tout entendu ? demanda Finn, ses yeux verts entrant en collision avec les yeux gris de Jungkook, son cœur se tordant un peu lorsqu'il remarqua qu'ils étaient un peu rouges, pas tout à fait secs et qu'il pouvait y lire beaucoup de choses, de la détresse, des doutes, de la peur et un autre petit quelque chose qu'il n'aurait su nommer.
— Oui, chuchota Jungkook, ses dents venant pincer sa lèvre inférieure comme pour l'empêcher de trembler encore, de le trahir.
— Je suis désolé.
— C'est moi qui devrais m'excuser.
— Pourquoi tu dis ça ? s'étonna Finn, ses sourcils se fronçant un peu plus.
— Je t'ai mis dans une position délicate.
— Tu n'as rien fait de mal, d'accord ?

De sa main libre, l'autre reposant toujours sous sa joue, Finn dégagea la mèche de cheveux que Jungkook avait méticuleusement placée devant son visage, dégageant ainsi la joue qu'il avait essayé de cacher. Les gestes de Finn étaient toujours lents, mesurés, calmes, plein de douceur, comme si Jungkook était un petit animal aux abois qu'il avait peur d'effrayer s'il bougeait trop vite. Le regard qu'il posait sur lui était animé par la même douceur et tout autant de bienveillance. Il n'avait pas peur d'affronter ou de regarder les cicatrices, il ne les contournait pas. Il le considérait tout entier avec respect, jamais seulement les plus belles parties de lui. Il ne soulignait pas ce qui était beau et ignorait le reste, il le voyait en entier et appréciait, aimait chaque partie de lui.

Les doigts de Finn s'attardèrent un peu sur l'arrondi de sa joue, la peau douce et intacte se mélangeant à celle plus rugueuse, abîmée sous la pulpe de son index. Comme les fois précédentes, Finn n'eut pas de mouvement de recul ou d'expression de dégoût, comme si ça ne lui faisait ni chaud ni froid de toucher cette cicatrice, comme s'il n'y avait rien de plus normal. Il fit glisser la mèche de cheveux derrière l'oreille, l'odeur légère du shampoing à l'amande douce flotta entre eux. Le visage du brunet ainsi dégagé, le regard de Finn effleura petites et grandes blessures gravées ici et là, celle au niveau du sourcil, l'arabesque sur le nez, la petite à côté de la lèvre supérieure, celle qui descendait dans le cou, sculptées dans la chair, douloureuses malgré leur guérison, douloureuses dans la tête plus que dans le corps. Il ne s'attarda pas, il ne souhaitait pas donner à Jungkook l'impression qu'il le dévisageait, qu'il fixait ces cicatrices qu'il peinait à supporter, il savait qu'il n'aimait pas ça.

— J'ai peur d'avoir dit quelque chose qui ne fallait pas, confia finalement Finn, son regard fuyant tout à coup. Tu me le dirais si j'avais tout fait de travers ?
— Tu n'as rien fait de travers, assura Jungkook d'une voix douce, dénuée de tout reproche, secouant la tête comme pour appuyer son propos.
— Je ne m'attendais pas à le voir ni à ce qu'il pose ces questions. Je ne savais pas comment lui répondre ou quoi lui répondre. Il avait l'air de tellement avoir envie de savoir, d'avoir besoin de savoir, et moins j'en disais, plus il semblait inquiet, plus il comprenait que je cachais quelque chose, quelque chose de potentiellement grave. Mon silence le blessait, je le voyais, mais je ne voulais pas te trahir et j'avais ce sentiment que ce n'était pas à moi de lui dire tout ça, que je n'étais pas à ma place. Je l'ai laissé croire que tu ne voulais pas le voir. Ce n'était pas ce que je voulais dire, mais je n'ai pas démenti, je n'ai pas confirmé non plus, je ne savais pas quoi dire. Est-ce que j'ai tout gâché ?
— Non. On n'a jamais réfléchi à ce que tu devrais lui dire, on n'a jamais réfléchi à la possibilité que tu doives le faire, que tu sois amené à lui parler un jour. C'est plus de ma faute que de la tienne. Et c'est peut-être mieux qu'il pense que je ne veux pas le voir.

Il baissa les yeux, ces derniers mots avaient fait mal, il pouvait presque sentir son cœur se recroqueviller dans son torse.

C'était quelque chose de le penser, c'en était une autre de le dire à voix haute.

Ça avait l'air si définitif tout à coup.

— Jungkook...
— Ça va. Ce n'est pas grave. Je pense que c'est mieux comme ça. Ça sera moins difficile pour lui, et pour moi. S'il ne pense plus à moi, s'il ne me cherche pas, je n'aurais pas à m'inquiéter de comment réagir ou quoi faire. Je n'aurais pas à attendre.
— Quand on est sorti charger sa voiture, j'ai essayé de me rattraper un peu, je me sentais un peu coupable je suppose, j'ai essayé de lui faire comprendre que ce n'était pas personnel, que ce n'était pas contre lui. J'ai eu tort ?
— Non, ça ne fait rien. Il repartira pour Los Angeles sans doute un peu moins persuadé que je suis fâché ou que je lui en veux.
— Tu penses vraiment qu'il va repartir ?
— Pourquoi resterait-il ?

Finn ne répondit pas, mais au fond de lui, il savait que la réponse à cette question se trouvait juste sous ses yeux. C'était comme s'il avait lu dans les prunelles de Taehyung qu'il ne partirait pas tant qu'il n'avait pas vu de ses propres yeux que Jungkook allait bien, qu'il n'avait pas à s'en faire. Qu'il ne partirait pas tant qu'il ne serait pas rassuré, absolument certain.

Qu'il ne partirait pas tant qu'il n'avait pas vu Jungkook.

— Les bouquets lui ont beaucoup plu tu sais. Il a été très touché quand je lui ai dit que c'est toi qui les avais faits.

La bouche de Jungkook tressauta dans un soupçon de sourire et ses joues se colorèrent d'une jolie teinte rosée à ces mots. Ses doigts commençaient à s'agiter, alors il se mit à jouer avec ceux de Finn, son regard capturant les petites coupures ici et là et il les effleurait sans vraiment le faire, comme s'il avait peur de lui faire mal, alors qu'il s'agissait de vieilles blessures, cicatrisées, nacrées, presque invisibles. Il est vrai qu'il s'était appliqué sur ces bouquets, qu'il s'était donné beaucoup de mal. Il sortait d'une séance de rééducation particulièrement fatigante et infructueuse ce jour-là, il avait mal, il était déçu de lui-même, de l'absence de progrès de sa jambe, de cette sensation que ça n'irait jamais mieux, et pourtant, il avait tenu à faire la commande à la seconde où Finn lui en avait parlé, laissant à peine le blond y toucher, comme si c'était quelque chose de personnel. Quelque chose qu'il devait faire.

Il avait choisi les fleurs lui-même, ses yeux s'attardant sur les plus belles, créant quelque chose d'unique et sensible, dans le respect des circonstances de cette commande. Il les avait minutieusement taillées et assemblées, soucieux de bien faire, recommençant jusqu'à être totalement satisfait du résultat, se mettant plus de pression que pour les autres bouquets qu'il avait pu faire au cours des dernières années, son cœur battant la chamade. La commande était au nom de la famille Kim, elle rassemblait les offrandes de leur entourage, amis, proches ou moins proches, même des voisins, des témoignages de sollicitude face au deuil, mais s'il devait être tout à fait honnête, il l'avait confectionnée en ne pensant qu'à Taehyung. Il avait repensé à certaines des confidences qu'il lui avait faites à couvert de la crique, quelques mots au sujet de sa grand-mère, cette femme hors d'atteinte et imperturbable, la blessure que ça avait laissé en Taehyung. De ce fait, c'était d'autant plus significatif que ce fut lui qui soit venu la chercher et encore plus, qu'il ait été satisfait du résultat.

Il aurait tant aimé pouvoir voir son expression lorsqu'il avait vu les bouquets et lorsque Finn lui avait révélé le nom de leur créateur. Il se demandait s'il avait souri, pas juste un mouvement de lèvres, non, un vrai sourire, celui qui fendait son visage en deux, qui relevait ses pommettes et découvrait ses dents, celui qu'il lui offrait sous l'ombre de la crique. Il espérait qu'il avait été secoué par une émotion un peu tendre, un peu belle, quelque chose qui valait le coup d'être ressenti. Une émotion qui leur ressemblait. Ou peut-être avait-il été trop abattu par les mots échangés avec Finn, par ce qu'il avait éprouvé, ses questions restées sans réponse, ce sentiment de rejet. Il faisait le tour de ce à quoi il avait lui-même pensé, éprouvé, ce qui lui avait traversé la tête et le corps depuis les dernières minutes et il ne pouvait s'empêcher de se demander si Taehyung avait ressenti quelque chose de similaire.

Il se demandait s'il était bouleversé de la même façon que lui.

— Il aurait aimé te remercier lui-même, mais...
— Ce n'est pas grave. Je sais qu'ils lui ont plu, c'est le principal. Je suis content.

Finn hocha la tête et entremêla leurs doigts. Jungkook le laissa faire sans protester, ce contact était le bienvenu, il en avait besoin. Comme toujours, Finn était celui à qui il se raccrochait. Les mains de Finn étaient un peu calleuses, mais douces, elles sentaient un peu les fleurs, les tiges coupées et cela eut un effet apaisant presque immédiat sur lui. Se sentant sans doute un peu mis de côté, le samoyède glapit avant de poser sa tête sur leurs deux mains jointes, et cela les fit sourire tous les deux.

— Comment tu te sens ?
— Ça va, je crois.
— Tu veux en parler ?
— J'ai tellement pensé durant ces dernières minutes, j'ai tellement remué de souvenirs, ressassé de choses que j'ai l'impression d'en avoir déjà trop dit. C'était un véritable monologue là-dedans, poursuivit Jungkook en désignant son crâne d'un geste du doigt.
— Je comprends. Tu sais que je suis là si jamais tu veux parler, de ça ou d'autre chose.
— Je sais, dit Jungkook en souriant, sourire que lui retourna Finn. Comment il était, Taehyung ?
— Différent de ce dont je me souviens, le peu que j'ai vu de lui à l'époque. Il ressemble à sa photo dans les journaux. Mais il avait l'air fatigué, pas fatigué comme après une longue journée, il avait l'air fatigué moralement, las, un peu triste. À cause de sa grand-mère et de l'enterrement sans doute.
— Ils n'étaient pas proches, c'était plutôt froid entre eux. À vrai dire, je ne sais pas ce qu'il ressent par rapport à ça, la mort de sa grand-mère je veux dire. J'espère qu'il va bien.
— Je l'espère aussi. Est-ce que je peux te demander quelque chose ?

Jungkook leva les yeux vers lui, un peu hésitant, un peu craintif, ses dents venant mordiller l'intérieur de sa joue, mais il hocha tout de même la tête.

— Tu auras des regrets si tu ne revois pas Taehyung ? demanda doucement Finn, son pouce caressant le dos de la main de Jungkook, des cercles esquissés avec lenteur sur son épiderme.
— J'ai souvent imaginé nos retrouvailles, j'ai souvent pensé à ce que je ressentirais en le voyant. Je me suis fait tout un tas de scénarios pendant quatre ans, les regards, l'attitude, les gestes, nos premiers mots, ce que j'aurais envie de lui dire et tout ce qu'il aurait à me raconter. Mais aucun n'est adapté à la situation actuelle, aucun ne semble plus vraiment possible. Ce qu'on avait me manque, ça me manque depuis qu'il est parti, mais je ne suis plus la même personne et je pense qu'il a changé lui aussi. Je ne peux pas espérer que tout redevienne comme avant. Et...j'ai peur. Je ne sais pas comment il réagirait à tout...ça, dit-il en faisant un geste vague vers lui-même. J'ai peur qu'il me regarde différemment, j'ai peur qu'il me regarde comme avant. J'ai peur de m'ouvrir, de le laisser entrer, de partager certaines choses avec lui et qu'il reparte malgré tout. J'ai peur qu'il reste. J'ai eu mal au cœur, au ventre de ne pas pouvoir le voir alors qu'il était juste en bas, de ne pas pouvoir descendre, d'être la raison pour laquelle je m'empêchais de le faire. J'avais envie de le voir, mais je ne voulais pas que lui me vois, je ne voulais pas qu'il me voit comme ça. Je sais que ça va me faire du mal de savoir qu'il est parti sans que je n'aie pu le voir ou lui parler, je n'ai pas envie de le blesser ou qu'il se sente rejeté, mais je me dis que c'est mieux comme ça. Je n'ai pas envie qu'il attende, je n'ai pas envie qu'il soit déçu lorsqu'il me verra.
— Il n'y a rien de décevant en toi. J'aimerais tellement que tu t'en rendes compte.

Jungkook avait reporté son attention vers la fenêtre, peut-être regardait-il le ciel, peut-être cherchait-il la mer, peut-être regardait-il les fleurs, cherchant en elles un quelconque réconfort, des réponses qu'il ne pensait pas pouvoir trouver ailleurs, un peu de répit dans un souvenir heureux. Son regard était un peu brillant, voilé, le gris de ses iris ressemblait un peu au ciel, l'écho des nuages qui poursuivaient leur course tranquillement, un peu lents, un peu lourds.

Jungkook regardait le ciel et Finn le regardait lui.


À le regarder ainsi, Finn se demandait à quoi il pensait. Il se demandait s'il pensait à Taehyung, à ce qui avait été dit ou fait, à ce qu'il venait de confier, ses émotions mises à nu, ou s'il pensait peut-être à celui qui avait cru bon de le briser un peu plus alors qu'il était allongé dans un lit d'hôpital, couvert de bandages, relié à des machines qui bipaient à rendre fou. Parfois, Finn regrettait de ne pas lui avoir envoyé son poing dans la figure et il regrettait d'avoir empêché Jamie de se jeter sur lui pour lui refaire le portrait. Ça n'aurait rien arrangé, ça n'aurait pas effacé ce qu'il avait dit, ça n'aurait pas réparé le cœur de Jungkook ou son estime de lui-même, mais ça l'aurait soulagé, au moins pendant un instant.

Finn savait que Jungkook y pensait souvent, qu'il revivait souvent la scène, que ça écrasait le reste. Il savait qu'il n'oubliait pas la façon dont son ex-petit ami l'avait regardé, de la tête aux pieds, puis dans le sens inverse, ses yeux s'arrêtant sur les pansements qui couvraient une partie de son visage, qui descendaient dans son cou, et l'énorme plâtre qui entourait sa jambe, de la cheville jusqu'au milieu de la cuisse, la perfusion d'antidouleurs qui s'écoulait en permanence pour le soulager, et que sa voix, les mots qu'il avait eu pour lui ce jour-là, tournaient en boucle dans une litanie aussi obsédante que cruelle.

Qu'il y croyait.

Ça vivait avec lui, ça le détruisait chaque jour.
Il s'était persuadé lui-même que c'était vrai, que c'était tout ce qu'il méritait.

Finn avait essayé, essayait encore, essayerait pour un moment encore indéfini, de contrecarrer ces idées, de les affaiblir, jusqu'à ce qu'elles soient un jour anéanties, mais les mots avaient frappé au moment où Jungkook était le plus vulnérable, mentalement, physiquement, émotionnellement, ils avaient trouvé une faille et s'étaient insinués en lui, s'installant confortablement là où sa confiance en lui était déjà bien ébranlée. Son corps avait fini par guérir, mais les mots étaient restés, comme des microbes qui prolifèrent dans le sang, qui se nourrissent de ce qui est sain pour grandir et devenir encore plus forts, invincibles.

Finn pouvait comprendre qu'on ne se sente pas capable d'assumer un handicap soudain, des changements physiques, mais pas que, qu'on ne se sente pas à la hauteur, qu'on préfère partir plutôt que de risquer de faire plus de mal, mais il ne pouvait pas comprendre qu'on s'acharne sur une personne qu'on est censé aimer, qu'on lui crache à la figure verbalement de cette manière, qu'on le réduise en lambeaux avant de le larguer dans une chambre d'hôpital. Il méritait bien plus qu'un poing dans la figure. Finn ne s'était jamais battu avec personne, il n'en avait jamais éprouvé l'envie avant ce jour, mais lorsqu'il avait vu la manière qu'avait Jungkook d'éviter son reflet, de se cacher, des yeux des autres, mais aussi des siens, le temps qu'il lui avait fallu pour se montrer, même à sa propre famille, et la manière avec laquelle il se traitait, se rabaissait constamment, les pensées qu'il avait, la façon dont il était persuadé qu'il ne méritait pas qu'on s'intéresse à lui ou d'être aimé, qu'il était trop défiguré pour ça, qu'il n'en valait pas la peine, Finn se disait qu'il aurait vraiment pu faire du mal à celui qui avait causé tout ça. Beaucoup de mal.

En vain.

Car, il aurait pu faire n'importe quoi, ça n'aurait jamais égalé la souffrance que Jungkook gardait en lui depuis l'année passée.





— Tu vas être en retard, articula Jungkook après plusieurs minutes de silence.
— Ouais, dit Finn en jetant un œil à sa montre, je devrais me mettre en route, je n'aime pas arriver le dernier.
— Je pense que je vais rentrer avec toi.
— Si tu veux, dit Finn en se penchant de manière à poser ses lèvres sur le front de Jungkook, juste l'effleurement de sa bouche sur sa peau, rien d'insistant.

Finn se redressa le premier, attirant Hellebore dans son mouvement, le chien sauta du lit comme s'il avait compris, Jungkook fut un peu plus long à déplier son corps et à changer de position. Il grimaça, la douleur, l'inconfort faisant naître un rictus au coin de sa bouche, une émotion passagère que Finn connaissait bien, qu'il avait appris à connaître. Procédant par étapes, avec l'impression de sentir les vis bouger entre les os, de sentir les morceaux de métal qui maintenaient tout en place, Jungkook pivota de l'autre côté, là où était toujours posée sa canne. Il se redressa, massa un peu sa cuisse, son genou et son tibia, ravivant le sang afin de faire cesser les fourmillements désagréables, il défroissa un peu son jean puis se mit en position assise au bord du matelas. Il saisit l'outil qui l'aidait à marcher au quotidien, s'appuya dessus et se leva.

Finn se tenait au niveau du bureau, guettant sans avoir l'air de le faire, le laissant gérer son corps, à disposition si jamais il avait besoin de lui, juste au cas où. Il s'inquiétait, chaque perte d'équilibre, chaque grimace le faisait réagir, mais il avait appris à laisser Jungkook se débrouiller tout seul, à son rythme. Le brunet avait des airs de Bambi sur la glace, mais parfois il faut justement tomber pour se relever. Une fois debout, Jungkook esquissa un petit sourire, comme pour le rassurer ou pour s'excuser d'être si lent, d'être un tel poids, mais Finn rétorqua par un sourire lumineux, ses dents découvertes dévorant ses excuses muettes.

— Tu veux prendre quelque chose ? demanda Finn en désignant le bureau d'un geste du menton. La liste d'inventaire peut-être ? poursuivit-il en rigolant.
— Ça peut attendre, rétorqua Jungkook avec un sourire. Je vais juste prendre mon sac à dos.

A force de passer d'un logement à un autre, d'errer entre la maison de ses parents, l'appartement au-dessus du magasin de fleurs et l'allée des genévriers, il avait préparé un sac où il avait un peu de papier et un stylo si jamais il ressentait l'envie ou le besoin d'écrire quelque chose, une autre lettre qu'il n'enverrait jamais, mais aussi un carnet à dessin ainsi qu'un set de crayons et de pinceaux, quelques pots de peinture en version miniature afin de peindre les fleurs qu'il avait en tête ou ce qui l'inspirait sur le moment. Le sac était un peu vide, les objets se baladaient à l'intérieur, ça faisait un peu de bruit lorsqu'il marchait, mais c'était tout ce dont il avait besoin, il avait le reste sur place.

Le chien ouvrait la marche, son arrière-train se dandinant, Jungkook le suivait, le sac sur ses épaules, prenant son temps pour descendre l'escalier, un pied après l'autre sur les marches, la main gauche sur la rampe et l'autre tenant sa canne, le bois chantant sous son pas un peu maladroit. Finn fit le tour de l'appartement, ferma les fenêtres que Jungkook laissait toujours ouvertes, la mer se taisant finalement au sein de la maison bleue, et descendit à son tour.


Une touche discrète de violet s'était ajoutée au tableau, à l'image de Taehyung quelques minutes plus tôt, Jungkook avait à son tour choisi une ancolie dans le bac. Il la regardait, la tige vert foncé serrée délicatement entre son pouce et son index comme s'il craignait de lui faire mal s'il serrait plus fort, mordillant ses lèvres de ses incisives, lorsque le blond posa le pied sur la dernière marche.

Sans rien dire, Finn lui prit sans brusquerie la fleur des mains et la glissa derrière son oreille, petit bourgeon discret parmi les mèches sombres. Ses cheveux avaient poussé depuis l'accident et Jungkook n'y avait pas touché. Finn savait que ce n'était pas parce qu'il trouvait ça joli ou parce qu'il pensait que ça lui allait bien. Il ne prenait plus vraiment soin de lui, de son apparence, il n'en voyait tout simplement pas l'interêt, la coquetterie n'avait plus de sens à ses yeux. Il évitait les miroirs et ne se montrait pas, peu importait la longueur de ses cheveux ou comment ils étaient coiffés. Pourquoi s'en soucier. Et il pouvait s'en servir pour se cacher, pour dissimuler ces marques qu'il trouvait hideuses.

Jungkook l'avait laissé faire et il ne déplaça ni n'enleva la fleur lorsqu'il tira son masque d'une poche de son jean pour le mettre sur son visage, le bout de tissu camouflant son nez, ses joues, son menton, agissant comme une protection, une barrière face à l'extérieur, mais surtout face à lui-même. Il rabattit sa capuche sur sa tête, s'enfonçant totalement dedans, et du bout des doigts, vérifia que la fleur n'avait pas été abîmée ou écrasée.

Finn sortit le premier pour aller chercher la voiture, le chien trottinant derrière lui. En l'attendant, Jungkook alla vérifier que la porte arrière était bien fermée, que rien n'était resté allumé, et lorsqu'il vit le pick-up de Finn se stationner devant le trottoir, il sortit à son tour, fermant à clé derrière lui.

À l'extérieur, il fut accueilli par le bruit familier de la rue, mais aussi, et surtout, par le chant pas si lointain que ça de la mer et le rire des mouettes. Il prit une grande inspiration, caressa l'ancolie planquée sous sa capuche et grimpa sur le siège passager.











La maison bleue demeurerait toujours un rêve, son rêve, le plus cher, le beau jusqu'alors, une grosse partie de sa vie, de son âme, de son cœur, l'endroit où s'épanouissaient les fleurs qu'il aimait tant, où il en faisait des compositions magnifiques, l'endroit où il reviendrait toujours, mais il y avait quelque chose de profondément beau, d'inspirant, d'apaisant dans l'enceinte du 5008 Juniper Lane. Quelque chose qui lui avait permis de guérir un peu, de panser ses blessures à son rythme. D'aller mieux.

Elle lui rappelait Jonesy St James, sa patience, sa passion, tout le temps qu'il avait passé auprès de lui, tout ce qu'il avait appris grâce à lui. Parfois, il avait l'impression de le voir dans l'ombre des nénuphars qui flottaient sur l'étang, dans l'herbe qui décalait les pavés, qui faisait comme un tapis soyeux jusqu'à la porte d'entrée, dans les hectares qui entouraient la maison, les fleurs à perte de vue, mais aussi dans la végétation qui poussait ici et là, sur la maison elle-même, plus ou moins docile, plus ou moins sous contrôle, elle était reine en ce lieu et on la laissait faire ce qu'elle voulait. Il l'entendait dans le cri des mouettes lorsqu'elles discutaient entre elles sur le toit ou lorsqu'elles venaient réclamer leur repas. Et il contemplait le souvenir du vieux fleuriste à chaque fois qu'il s'installait dans le rocking-chair, la boîte en fer rouge posée sur les genoux, un sourire un peu mélancolique sur les lèvres.

La mer lui manquait lorsqu'il était ici, elle semblait si lointaine d'un coup, lui qui était habitué à la voir, à l'entendre depuis sa fenêtre. Il pouvait la sentir dans l'air, le vent soufflait souvent des embruns marins dans cette direction, il la voyait dans les yeux brillants des mouettes, il sentait presque le goût de l'écume sur sa langue s'il se concentrait, mais il ne l'entendait pas, même en ouvrant toutes les fenêtres. Certains jours ça le rendait triste. Et lorsque c'était le cas, quand elle lui manquait, il la couchait sur le papier, peignait la danse des vagues sur les rochers, déclinait le sable en nuances d'ocre et se remémorait qu'elle l'attendait chaque nuit, fidèle à leurs rendez-vous, qu'elle ne l'oubliait pas, tout comme lui la gardait constamment dans un coin de sa tête. Il imaginait que cette attente était partagée.

La ville semblait proche et loin à la fois, la maison se trouvait à seulement quelques minutes en voiture, c'était dérisoire, mais c'était comme se trouver dans un monde à part, un monde dans le monde. Un monde où il portait son masque certains jours, lorsque la voix dans sa tête parlait plus fort que la sienne, étouffant les efforts qu'il faisait au quotidien et les paroles rassurantes de Finn ou de sa famille, les jours où il se sentait comme s'il n'était pas suffisant, pas bien dans son corps, pas bien dans sa tête, mais où ce n'était pas si grave s'il sortait sans, car il n'y avait personne pour le voir, personne pour murmurer sur son passage, pour le dévisager, regarder ses cicatrices avec pitié ou avec dégoût. Personne pour lui rappeler qu'il ne méritait rien, que plus personne ne voudrait de lui à cause de son visage défiguré ou de son handicap, qu'il ne serait jamais aimé pour ce qu'il était. Les seuls chuchotements qu'il percevait étaient ceux des arbres. Il tendait l'oreille et les imaginait un peu bavards, mais ils ne parlaient jamais de lui.

Il s'imaginait qu'ils racontaient une histoire que personne n'avait encore écrite.
Une histoire sensible, délicate comme le pétale légèrement mouillé d'un nénuphar.

Et lorsque le vent se levait, soufflait dans ses cheveux ou les pages qu'il essayait de protéger, il lui arrivait de penser à Taehyung, aux pages qu'il avait perdues et qu'il avait dû réécrire de mémoire, ces histoires qu'il s'était battu contre vent et marée pour écrire. Il pensait aux rires qui l'avaient secoué en le voyant courir sur la plage, les cheveux dans les yeux, criant après les bourrasques, les suppliant de lui rendre ses mots.



La maison au bout de l'allée des genévriers avait des airs de conte pour enfants et de poèmes romantiques.
Il se sentait lui-même encore un peu enfant, il se sentait comme le héros d'un poème d'amour tragique, le cœur dévoré par des sentiments qu'il peinait à reconnaître, à exprimer et à partager.





Finn n'avait rien dit en arrivant à la maison, ils n'avaient pas beaucoup parlé durant le trajet de Perkins Cove à Juniper Lane, l'un et l'autre concentrés sur la route ou sur le paysage qui défilait, l'océan disparaissant au cours d'un virage pour laisser place à un torrent de végétation, du vert à perte de vue, l'odeur de la côte laissant place à celle un peu plus épaisse, collante de la sève, cette saveur boisée. Il s'était dirigé vers sa chambre afin de revêtir le costume qu'il porterait pour les obsèques, Helle s'était précipité dans la cour, propulsé par le besoin de se défouler, de se dégourdir un peu les pattes, le désir de courser quelques mouettes, et Jungkook, lui, était parti dans le jardin.

Le son de sa canne contre les pavés en pierre était le seul bruit qui venait perturber la quiétude des lieux, le seul bruit humain parmi cet orchestre naturel un peu fouillis, mais idéal, idyllique, cette symphonie de saules pleureurs, de chênes vieux de plusieurs centaines d'années et de fleurs qui poussaient ici et là, où elles trouvaient de la place, habillant l'espace de petites touches de couleur comme si c'était l'œuvre d'un peintre. Laissés à l'abandon depuis des années, Jonesy St James avait acheté cette maison et le terrain qui l'entourait pour trois fois rien et d'une ruine, il en avait fait un coin de paradis, une retraite pour les âmes esseulées, un peu abîmées. Mais cela restait une vaste propriété dont il était difficile de prendre soin, ça pouvait sembler négligé aux yeux de certains, sans dessus dessous, sans organisation véritable, juste du vert sur du vert, mais selon Jungkook c'était parfait. Il n'aurait pu imaginer mieux que ça.

Ça ne cherchait pas à être beau, ça l'était tout simplement, par essence. La maison s'exprimait, changeait au fil des saisons et de l'impact du temps, les arbres grandissaient, les racines s'étendaient et les humains qui vivaient dedans suivaient le mouvement sans s'interposer, sans essayer de la façonner suivant un modèle ou selon une envie égoïste. À l'image de la maison bleue, elle avait une âme, une belle âme, un cœur qui semblait battre à travers la pierre, quelque chose d'authentique, de sincère, rien de préfabriqué. Rien de facilement reproductible. Ces lieux auraient tant de choses à raconter s'ils avaient su parler, s'ils avaient été aussi bavards que ceux qui avaient vécu entre les murs, ceux qui y vivaient aujourd'hui, remplis de souvenirs incroyables, bien souvent heureux, mais ils savaient si bien garder les secrets, ne racontant pour rien au monde ce qu'ils avaient vu ou entendu, incapables de traîtrise.

L'allée des genévriers avait vu son visage, les marques sur son visage ou sur son corps, elle avait eu le temps de les compter, elle n'était plus surprise de les voir lorsqu'il déambulait sans masque ou lorsqu'il se déshabillait dans sa chambre, mais elle était muette, respectueuse, bienfaisante.

Il se sentait camouflé, protégé par les arbres qui surplombaient et offraient de l'ombre à la maison, c'était comme une grande capuche.


Il avait d'ailleurs fait tomber la sienne peu de temps après être arrivé. L'ancolie pointait le bout de son nez entre les mèches brunes, le jupon lilas contrastait si joliment avec ses cheveux foncés et sa peau claire, il habillait la cicatrice sur sa joue, la rendait presque poétique.



Jungkook était installé dans le kiosque au milieu du jardin, son sac posé à ses pieds, la capuche dans le dos et le masque sur la table, lorsque Finn vint le trouver pour lui dire qu'il portait pour l'église. Il avait coiffé ses cheveux blonds en arrière, quelques boucles rebelles retombant sur son front, et avait enfilé le seul costume qu'il possédait, celui qu'il avait acheté et porté pour l'enterrement de son grand-père. Cela fit une drôle d'impression à Jungkook de le voir le porter à nouveau, mais il ne dit rien, il n'avait aucune idée de ce qu'il aurait pu dire. Il le laissa lui caresser les cheveux et l'embrasser sur le sommet de la tête, les yeux perdus vers l'étang alors que Finn rebroussait chemin, les épaules un peu tendues, ses doigts jouant avec des fils qui dépassaient des coutures. Jungkook s'en voulait de lui avoir demandé d'y aller à sa place, il s'en voulait d'avoir posé ce poids supplémentaire sur ses épaules, il lui en demandait déjà tant, mais Finn avait dit oui sans hésiter, sans même réfléchir une seconde, comprenant ce qu'il lui demandait de faire et ce que ça représentait pour lui. Et Finn aurait fait n'importe quoi pour Jungkook. Il entendit le pick-up démarrer et s'éloigner dans l'allée principale, il vit Hellebore se désintéresser des mouettes durant une minute, les oreilles droites, la truffe en l'air, avant de reprendre son petit jeu avec les volatiles, jappant à chaque fois que sa gueule se refermait sur du vide, se laissant tomber au sol de manière dramatique lorsqu'elles semblaient rire de son malheur.

Le coude sur la table en fer forgé blanc recouverte d'une jolie nappe jaune et vert, la main posée sous son menton, Jungkook regardait devant lui alors que le vent faisait frémir les arbres autour du kiosque et que leur chant résonnait partout sur la structure, l'enveloppant dans un cocon aux accents lyriques. Il adorait s'asseoir là, par tous les temps, il avait une si belle vue sur la maison, le jardin et l'étang. Il pouvait voir les mouettes qui allaient et venaient, s'arrêtaient sur le toit puis repartaient, se laissaient courser par le samoyède avant de le narguer en s'envolant, les nénuphars qui flottaient sur l'eau, leur réflexion un peu déformée, brouillée par les feuilles qui tombaient des grands arbres, ses pensées qui se perdaient dans les fleurs. Il y avait plus de fleurs dans ce jardin que dans tous les bacs de la maison bleue réunis, il y avait plus de fleurs que dans les livres de jardinage de sa mère, et il connaissait le nom de chacune par cœur. Tout comme il connaissait chaque nuance de couleur, quels tubes de peinture mélanger pour obtenir le résultat désiré, quelle pression appliquer sur le pinceau, comment l'orienter sur le grain du papier pour créer les motifs parfaits.

Le kiosque était son endroit favori pour peindre, en plein milieu de la propriété, toute la beauté des lieux se dévoilait à ses yeux, sous une lumière différente en fonction de l'heure et de la position du soleil, et le moindre recoin l'inspirait, peu importe le nombre de toiles qu'il avait déjà peintes, peu importe le nombre de carnets utilisés.

Il avait mille-et-une choses sous les yeux, pourtant il ne pensait qu'à la petite fleur derrière son oreille, celle qu'il venait toucher régulièrement du bout des doigts pour s'assurer qu'elle était toujours là, qu'il ne l'avait pas perdue. Si ça avait été le cas, il aurait pu en pleurer tant ses émotions étaient à fleur de peau.

Il pensait à Jonesy St James qui en avait toujours une glissée dans la boutonnière d'une chemise, d'une veste, et à Taehyung, qu'il commençait à son tour à associer à cette fleur, à sa beauté teintée de tristesse. Il se demandait ce qu'il avait fait de sa fleur.

Il pensait au fait qu'il ne le verrait pas avant qu'il ne reparte, qu'il ne le reverrait probablement jamais.

Il pensait à cette douleur sourde, cette sensation d'oubli.
Il pensait à la crique abandonnée pour de bon, probablement pour toujours.


Il pensait à cette nouvelle lettre qu'il écrirait, mais n'enverrait jamais.



Il n'avait pas ouvert son sac, ni pour peindre ni pour écrire, ses doigts trop tremblants pour tenir un crayon ou un pinceau, les idées trop embrouillées, trop confuses pour produire quelque chose d'un peu beau ou un peu censé, pour retranscrire avec des phrases ce qui l'avait traversé quelques heures plus tôt, ce qu'il éprouvait actuellement. Cet entre-deux. Il était resté assis sous l'ombre du kiosque, la tête vide ou trop pleine, il n'avait pas su faire la différence, les deux sensations semblaient identiques tout à coup. Il éprouvait trop d'émotions contradictoires, c'était comme si elles se courraient après, s'annulaient entre elles lorsqu'elles se percutaient finalement. C'était difficile de faire la part des choses. Helle était venu quelques fois lui rendre visite, trottinant sur le pont pour venir le rejoindre, la langue pendante, un peu essoufflé d'avoir trop couru après les mouettes. Il acceptait quelques caresses, lui léchait la main, puis repartait, sa queue remuant de gauche à droite au rythme de ses pattes sur le bois, et revenait, comme pour s'assurer que tout allait bien. Comme pour s'assurer que son humain n'était pas trop dévasté, qu'il tenait le coup.

Jungkook était resté là, ses yeux alternant entre le jardin, son chien et le ciel, celui-ci se couvrait de nuages, puis se découvrait, comme s'il avait trop chaud, comme s'il n'arrivait plus à respirer. Il étudiait les formes de ces bouts de coton, tentait de deviner, de reconnaître des choses qu'il connaissait, qui avaient du sens à ses yeux ou dont il rêvait peut-être. Des fleurs qu'il avait déjà manipulées, arrosées, cueillies ou peintes, un cœur qui aurait pu remplacer celui qui se lamentait dans sa poitrine, un visage qu'il avait souvent dessiné afin de ne pas l'oublier, de belles histoires que Taehyung avait peut-être en tête et qu'il écrirait un jour. Il ne manquerait pas de les lire. Puis des nuages, ses yeux s'étaient déplacés vers la cime des arbres, caressant les branches qui retrouvaient leur densité, les feuilles qui reprenaient des couleurs, enfin libérées du sceau de l'hiver, le gris rencontrant le vert, les ailes des mouettes frôlant celles des moineaux, gazouillant sans parvenir à se comprendre. Il avait observé l'étang avec beaucoup de calme, il n'inspirait pas d'autre émotion, les insectes qui rasaient la surface, se mouillant à peine, les grenouilles qu'il entendait, mais ne pouvait voir.

Il était fasciné par les choses qu'il distinguait, voyait vraiment ou imaginait, la poésie bien réelle qui se dégageait de cette surface miroitante.

Si belle de là où il était, car son reflet ne pouvait l'atteindre et tout gâcher.


Il était resté sous l'ombre du kiosque durant ce qui devait être des heures, juste à respirer et à penser, à penser un peu trop, son souffle suivant son activité cérébrale et sensorielle, dépendant de ce qui se passait dans cette petite tête. Il avait vu le soleil prendre de l'altitude lentement, déclinant dans l'horizon, son ombre orangée qui avait caressé les murs de la maison, enveloppant l'allée des genévriers d'un halo vibrant et chaud.

Bientôt, ce serait l'heure de la lune et de la mer.


Il avait encore quelque chose à faire avant, l'entretien d'un souvenir, d'une habitude qui lui tenait à cœur et qui au fil du temps, était devenue la sienne.





Il laissa son sac où il l'avait posé, il le reprendrait plus tard ou bien il le laisserait là pour une prochaine fois, lorsque tout se serait apaisé, ses peurs emportées avec les vagues, sa tête un peu moins pleine, son corps un peu moins lourd. Même si son cœur, lui, le serait toujours un peu, du moins tant que Taehyung serait là, tant qu'il y aurait cette culpabilité qui pesait sur son estomac, cette sensation de lui faire du mal.

Tant qu'il y aurait cette possibilité inatteignable.

Il rangea son masque dans sa poche, le gardant à portée de main pour plus tard, il attrapa sa canne et fit le chemin en sens inverse, traversant le pont pour revenir vers la maison. Hellebore était couché dans la cour, la tête posée sur les pattes avant, ses petits yeux noirs, toujours curieux, toujours réceptifs, regardant autour de lui, guettant le moindre mouvement. Les mouettes étaient toutes sur le toit, la plupart se nettoyaient les plumes, et tout était silencieux, tout semblait ennuyant. Jungkook pénétra dans la maison, juste le temps de récupérer la boîte en fer rouge dans la cuisine. La boîte dans la main, sa canne dans l'autre, il sortit par la porte de la cuisine, celle qui donnait sur l'arrière de la maison, sur un coin de pelouse mal taillé, pas égal partout, des touffes plus hautes ici et là, un salon de jardin en fer blanc, une nappe fleurie dans les tons bleus, plus vraiment à la mode depuis des années et un peu éclaircie par le soleil. Sous le porche se trouvait une seule et unique pièce de mobilier, un rocking-chair taillé dans le bois d'un arbre que Jungkook n'aurait su reconnaître, probablement du chêne, ce n'était pas ce qui manquait sur la propriété. Jonesy St James lui avait un jour raconté que c'était lui qui l'avait fabriqué de ses propres mains, et depuis la mort du vieux fleuriste, c'était toujours avec beaucoup de respect qu'il s'asseyait dans ce rocking-chair, comme s'il s'agissait d'une pièce d'histoire incroyable. À ses yeux, c'était le cas.

Posant sa canne de manière à pouvoir la récupérer sans trop de problèmes, il attrapa l'accoudoir et plia les genoux comme il put, grimaça sous la raideur de sa jambe gauche et s'installa dans la chaise à bascule, la boîte en fer rouge posée sur ses cuisses. Comme si elles savaient que c'était l'heure, l'habitude, la routine inscrites dans leur petit crâne d'oiseau, les mouettes commençaient à s'agiter, les tuiles crissant sous leurs serres. Jungkook lança un premier bout de pain et les mouettes tombèrent du ciel dans une cascade blanc et gris. Tout comme Jonesy St James l'avait fait durant des décennies, il balançait son corps aussi cabossé que la boîte en fer rouge tout en nourrissant les mouettes, observant le bal de leurs ailes qui frappaient le sol ou parfois celles de leurs congénères, s'amusant de la manière avec laquelle elles picoraient la terre, attrapant autant de brins d'herbe que de miettes de pain.


Il se balançait d'avant en arrière, sa jambe gauche tendue devant lui, ses doigts serrés autour de la boîte en fer rouge qui se vidait à vue d'œil.

Il pensait à la mer, le bruissement léger des vagues et les rayons de la lune, cette danse nocturne empreinte de magie. Il fermait les yeux et pensait à la manière qu'elle avait de le bercer nuit après nuit, comme le faisait le rocking-chair. Il pensait à Jonesy St James et à la manière dont il avait réparé, préservé, chéri cette maison. Il pensait à Finn dans son costume, il pensait à Taehyung et à sa grand-mère.



Et parfois, d'un geste machinal, il venait toucher l'ancolie qui ornait toujours sa tête, la tige chatouillant l'arrière de son oreille.
Petit bouquet minuscule auquel il s'accrochait malgré tout, car le raccrochait à celui qui avait choisi sa jumelle.














— 𝐍𝐃𝐀

comment dire que ce chapitre a été une sacrée aventure et un long processus, mais que j'ai passé un moment incroyable d'écriture. et il était très important pour moi de vous proposer un chapitre centré sur Jungkook, d'utiliser son point de vue, de vous livrer un bout de son cœur et de ses pensées, de sa vie,!même mais je ne pouvais bien sûr pas tout inclure. le reste viendra plus tard.

j'espère que vous avez apprécié votre lecture, que vous avez réussi à cibler, à réunir quelques informations, un début de réponse quant à ce qui lui est arrivé, où il en est dans sa vie, ce qu'il ressent vis à vis de différentes choses...
j'ai essayé d'aborder plusieurs sujets dans ce chapitre, sa relation avec Taehyung bien évidemment, mais aussi celle avec Finn, le grand-père, la boutique, un fameux ex-petit ami aussi... tout plein de petites choses qui sont malgré tout importantes et qui construisent le personnage.
j'aime énormément Taehyung, je me retrouve et je me raconte à travers lui, mais Jungkook a une place très tendre dans mon coeur, j'espère que vous l'aimerez aussi.

je suis curieuse de connaître votre avis sur le chapitre, sur les différentes parties, sur Jungkook, ses sentiments, ses pensées etc.
et avez-vous des théories, un début d'idée sur ce qui a pu lui arriver ?

je crois que le titre de ce chapitre est un de mes préférés, il a beaucoup de sens à mes yeux, ça me fait penser à ce chapitre, à son contenu, qui est un peu une composition de plein de choses, des sujets qui semblent différents mais qui finissent par se rejoindre. mais aussi à Jungkook qui est une fleur un peu abîmée, fanée à ce moment de l'histoire.

ps : petite, minuscule précision, lane = allée, juniper = genévrier, d'où le surnom « allée des genévriers » pour la maison du grand-père de Finn.
je vous laisse avec une petite photo pour vous donner un aperçu d'à quoi pourrait ressembler cet endroit, (que vous allez revoir bien souvent) comment je me le représente, en sachant que mon inspiration première reste la maison de Monet à Giverny.

merci d'avoir lu, merci pour votre patience et votre soutien
à bientôt pour la suite
𝓸𝓭𝔂𝓼𝓼𝒆𝓾𝓼

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