𝟨. 𝘢𝘯𝘤𝘰𝘭𝘪𝘦 𝘦𝘵 𝘮𝘦́𝘭𝘢𝘯𝘤𝘰𝘭𝘪𝘦



❛ 𝑡𝑒𝑎𝑟𝑠 𝘢𝘳𝘦 𝘰𝘯𝘭𝘺 𝘸𝘢𝘵𝘦𝘳,
𝘢𝘯𝘥 𝘧𝘭𝘰𝘸𝘦𝘳𝘴, 𝘵𝘳𝘦𝘦𝘴
𝘤𝘢𝘯𝘯𝘰𝘵 𝑔𝑟𝑜𝑤
𝘸𝘪𝘵𝘩𝘰𝘶𝘵 𝑤𝑎𝑡𝑒𝑟, ❜

𝐁𝐫𝐢𝐚𝐧 𝐉𝐚𝐜𝐪𝐮𝐞𝐬





Comme sa mère l'avait dit la veille au soir, Taehyung n'avait pas eu de difficultés à trouver la boutique de fleurs, la nouvelle. Il avait roulé tout droit jusqu'à Perkins Cove, un trajet qui avait duré quelques minutes tout au plus, les mains collées au volant, les yeux balayant les rues de gauche à droite, curieux, observant les trottoirs, les passants, des habitués qu'il avait croisés à de nombreuses reprises par le passé et des touristes qu'il n'avait jamais vus, qu'il ne reverrait sans doute jamais. Il cherchait à capturer chaque forme, chaque couleur, le mélange des odeurs, celles des arbres et des fleurs, du port et des restaurants, prenant des notes sur ce qui avait changé et sur ce qui était resté exactement pareil, faisant des comparaisons avec ses derniers souvenirs, ces images qu'il avait emmenées avec lui. De nouveaux magasins avaient été créés, d'autres s'étaient développés, la relève était assurée, apportant un souffle nouveau, plus jeune, plus dynamique, propice à la découverte et au tourisme. Perkins Cove était resté le même tout en était totalement différent. La côte était restée la même tout en étant différente.

Taehyung comprenait ce sentiment, il le partageait aussi un peu sans doute.

Il passa devant le magasin de souvenirs de ses parents, levant le pied de la pédale d'accélération, ses yeux s'y accrochèrent, sa tête suivant le mouvement jusqu'à ce qu'il disparaisse dans un angle mort. C'était étrange, c'était sans doute la première fois de sa vie qu'il le voyait fermé un jour de semaine. Avisant une place libre, il fit un créneau pour se garer entre deux voitures. La pointe continuait encore un peu plus loin sur plusieurs dizaines de mètres, jusqu'au port, de là où il était, il apercevait déjà le pont et le mât des bateaux, mais la rue était déjà bien encombrée en cette fin de matinée et il préférait continuer à pied. « An ode to spring » se situait tout au bout, le port presque à ses pieds. C'était une petite boutique aménagée au rez-de-chaussée d'une maison sur deux étages, bien différente des commerces qui l'entouraient, comme si Perkins Cove s'était construit autour d'elle, conservant en elle la mémoire de la rue telle qu'elle était quelques années plus tôt. Sa peinture, d'un bleu indéfinissable, était écaillée, éraflée par endroits, ce qui ajoutait du caractère, un passé, une histoire au lieu. Un banc en osier ornait le côté gauche de l'entrée, habillé de plantes dans de jolis pots, tandis que de l'autre côté s'étendaient des bacs remplis de fleurs en vrac et de bouquets dans du papier brun, quelques pots en céramique étaient posés à même le sol, des plantes pour la décoration ou pour la vente, Taehyung n'aurait su le dire.

Des guirlandes de feuilles semblaient tomber du ciel, ou du toit, telle une jungle minuscule au milieu du ciment et en levant le nez, il devinait quelques jardinières qui ornaient le balcon au-dessus de sa tête. Ça sentait le bois, la nature, ça se mariait à la perfection avec les embruns que le vent ramenait. Et il avait envie de prendre une grande inspiration, de remplir ses poumons.

C'était minuscule, mais joli, ce commerce possédait un charme indéniable, une aura. Une âme. Petit coin de paradis printanier au milieu de l'hiver, avec vue directe sur la mer d'un côté et sur les bateaux de l'autre.

Taehyung se doutait que l'emplacement, la vue, étaient les raisons qui avaient motivé l'achat du lieu par le propriétaire.

Un rêve devenu réalité.
Un rêve que Taehyung comprenait.

C'était un beau rêve.


Le tableau qui s'offrait à ses yeux, dans cette galerie qu'était la rue, était saisissant de beauté. Une aquarelle grandeur nature, vivante, vibrante, qui respirait et inspirait. Qui remuait quelque chose en lui. Un tableau proche de l'impressionnisme, une œuvre digne de Monet. Le vert en nuances prédominantes, le pinceau caressant la toile à des endroits bien spécifiques, là où tout prenait son sens, là où il était important de s'attarder. Et ça l'émouvait, d'une manière profonde et honnête, ça le touchait en plein coeur, ça touchait son âme aussi, ça le rassurait, l'apaisait, le guérissait un peu. Ça effleurait les coins les plus sombres, les plus douloureux, les plus abîmés, et ça révélait ceux qui brillaient encore un peu, qui tentaient d'exister, de survivre. Debout en plein milieu du trottoir, les bras de chaque côté du corps, déjà tout offert à ce lieu, Taehyung ne parvenait pas à décoller ses yeux de la devanture et de ces gravures dans le bois, ces arabesques qui semblaient danser sur la surface, ces fleurs immortelles délicatement ciselées et de l'écriture dorée à l'effet usé, naturel ou artistique, œuvre du temps ou d'un sculpteur, il n'aurait su le dire, et ça n'avait pas grande importance. Le rendu était juste, cohérent avec ce qu'il voyait, ce qu'il devinait à travers les vitres, avec ce que dégageait la boutique. Cette impression de monde dans le monde. Cette impression d'un ailleurs dans l'instant présent.

Il y avait un peu d'agitation à l'intérieur, la porte s'ouvrait et se refermait à intervalle régulier, une clochette tintinnabulant à chaque fois que quelqu'un entrait ou sortait, et le courant d'air faisait frissonner Taehyung. Un jeune homme d'à peu près son âge, un tablier rayé bleu et blanc noué autour du cou et de la taille, s'occupait de son mieux d'une demoiselle qui passait de fleur en fleur et revenait vers lui régulièrement afin d'obtenir des conseils, tout en s'appliquant à rendre la monnaie à un client qui attendait derrière la caisse. Malgré les sollicitations et les attentes de chaque côté, le fleuriste gardait le sourire, demeurant aimable et disponible, les yeux pétillants, bien que visiblement un peu fatigués. Il répondait avec soin aux questions qu'on lui posait, tentait d'informer, ses mains bougeant dans tous les sens, animées par les explications que sa bouche formulait. L'homme finit par sortir à son tour de la boutique, son bouquet de fleurs emballé, une petite carte accrochée au papier de soie brun. Le trottoir étant étroit, Taehyung se décala pour le laisser passer, faisant de son mieux pour ne rien écraser ou renverser sur son passage, son dos caressé par les fleurs curieuses. Il attrapa la poignée de la porte alors qu'elle s'apprêtait à se fermer et entra à son tour, la clochette ne manquant pas de signaler sa présence.

Le jeune homme au tablier leva les yeux des pivoines qu'il tenait dans ses mains afin de le saluer et de lui souhaiter la bienvenue, un sourire rehaussant ses pommettes un peu rosies par les allers-recours que la jeune femme le forçait à faire, hésitante, visiblement un peu exigeante aussi. Taehyung se figea une seconde lorsque ses yeux croisèrent les prunelles vertes, les souvenirs se remettant en place comme un puzzle. Il l'avait vu pour la première fois un jour de juin, il avait attiré tous les regards de la ville, le sien y compris. Son arrivée avait été au cœur de toutes les discussions, son nom sur toutes les lèvres, ça avait été l'attraction principale durant plusieurs semaines et les murmures, les rumeurs allaient bon train. Il avait surtout attiré le regard et l'attention de Jungkook. L'observant du coin de l'œil, Taehyung profita du fait qu'il était occupé derrière le comptoir pour faire un tour dans la boutique, curieux de tout ce qui se trouvait autour de lui. À l'image de l'extérieur, il y avait des plantes en pot à chaque coin de la pièce, suspendues aux poutres rehaussant le plafond ou posées sur de jolies petites tables, à même le sol ou sur le comptoir, tout autour de la caisse. Le reste de l'espace était occupé par de larges bacs bien rangés ou par des étagères murales où fleurissaient mille-et-une variétés de fleurs, toutes plus belles les unes que les autres.

Taehyung aurait pu écrire une histoire sur chacune des fleurs, tout en demeurant incapable de nommer la moindre d'entre elles. L'ignorance des noms ne l'empêchait pas d'apprécier la beauté de ce qu'il avait sous les yeux et de ce que ça le faisait ressentir.

Il n'avait jamais vu beauté plus pure, plus évidente, le cœur et l'âme totalement saisis, séduits, étourdis.

À une exception près.


Et il y avait quelque chose de reposant, d'apaisant, physiquement et mentalement, à se trouver au milieu de ce jardin merveilleux. C'était comme si tout était sur pause.
Il se trouvait en plein cœur de la ville, la vie battait son plein juste à côté, le bruit des passants, les moteurs des voitures, mais il avait l'impression d'être parti si loin.
D'avoir tout quitté.

De s'être échappé dans un lieu plus beau, hors du commun, hors du temps, là où les angoisses ne pouvaient pas le suivre ou l'atteindre, là où il avait l'impression de pouvoir s'évader.

Une pause bien méritée.

Ses épaules s'étaient relâchées, comme libérées d'un poids, il n'était plus aussi tendu, crispé, et l'air circulait mieux. Il avait inspiré un grand coup, sans s'étrangler, le nez caressé par des fragrances nouvelles, ses poumons se gonflant, se nourrissant de la beauté éphémères des fleurs, y cherchant, y puisant ce sentiment de paix, de réconfort, la confiance que cette journée se passerait bien.

Du bleu et du vert sous les paupières.



— Si j'étais vous, je ne toucherais pas ça, précisa le fleuriste alors que Taehyung approchait ses doigts d'un lys, les yeux fixés sur les anthères orangées fièrement dressées, séduit par la beauté gracile de la fleur, ce coucher de soleil enveloppé de satin blanc. Ça tache.
— Pardon, s'excusa Taehyung en abaissant aussitôt sa main et en s'écartant d'un pas vif.
— En quoi puis-je vous aider ? demanda le fleuriste, son sourire lumineux s'élargissant sur sa bouche, ses yeux verts brillant malgré la fatigue évidente.
— Je viens chercher une commande.
— À quel nom ? s'enquit avec le blond en se rapprochant du comptoir, tapant quelque chose sur l'écran tactile de la caisse.
— Kim.

Le fleuriste leva à nouveau la tête vers lui, les sourcils légèrement froncés sur son front pâle, faisant tressauter quelques taches de rousseur nichées là. Ses yeux bougeaient rapidement dans leurs orbites, comme s'il réfléchissait, comme s'il cherchait où et quand ils s'étaient croisés ou pourquoi quelque chose en lui semblait familier. Comme s'il cherchait à mettre en ordre un souvenir décousu. Puis ses yeux s'arrondirent d'un coup, signe d'une illumination soudaine, avant de reprendre leur taille normale, son visage se relâchant, retrouvant son expression aimable et accueillante. Il avait trouvé la réponse.

— Taehyung ? C'est bien ça ? Je n'ai pas une très bonne mémoire des prénoms, excuse-moi. Je suis Finn, St James, le petit-fils de Jonesy St James, crut-il bon de préciser, son accent du sud du Royaume Unis accordant une certaine poésie à ce nom.

Il avait passé des mois, des années, à le préciser à tout bout de champ, à se justifier, les gens l'observant avec une certaine méfiance, persuadés qu'il n'avait pas de bonnes intentions, persuadés qu'il profitait des faiblesses de ce cher Jonesy et qu'il était venu le dépouiller, lui brisant le cœur au passage. Alors que la seule chose qu'il voulait, ce qui lui tenait à cœur, c'était renouer avec ses origines, découvrir d'où il venait, quelle était son histoire, et s'il faisait partie de celle du vieux fleuriste, ce grand-père retrouvé trop tard.

Finn était arrivé à Ogunquit durant l'été de l'année 2017, un simple sac sur le dos, pas grand-chose dans les poches, son plus grand trésor consistant en un petit paquet de lettres, témoins de l'échange épistolaire que son grand-père et lui entretenaient depuis plusieurs mois, des mots un peu timides, des tentatives maladroite pour apprendre à se connaître, et une photo. Une photo un peu froissée, un peu abîmée, pliée aux coins que Jonesy lui avait envoyée, une photo qui le représentait à environ vingt-sept ans, cerné de fleurs, une maison en ruine dans son dos, cette maison qui jouerait un grand rôle dans leurs vies. Une photo qui avait consolé Finn dans l'idée qu'il ne venait pas de nulle part, qu'il avait bien une famille quelque part, une photo qui l'avait amené jusqu'ici. Son propre visage, le reflet de celui qu'il avait longuement contemplé sur ce bout de papier glacé malmené par les années, la ressemblance lui sautant au yeux et au cœur, lui insufflant un espoir à peine osé tant il craignait de le voir s'effondrer.

Il était arrivé quelques mois avant que Taehyung ne parte pour Los Angeles.
Ils n'étaient pas des amis, à peine des connaissances.
Ils s'étaient pour ainsi dire juste croisés de temps à autre, ici et là, Finn jamais très loin de Jungkook, comme s'il avait peur de se perdre s'il s'éloignait trop, comme s'il avait conscience qu'il ne se perdrait plus jamais puisqu'il était à ses côtés.


— Oui, bien sûr, dit Taehyung en acceptant la poignée de main qui lui était présentée, ses doigts se mêlant à ceux du blond. Ma mère m'a raconté ce qui est arrivé à ton grand-père, toutes mes condoléances, tout le monde l'aimait beaucoup.
— Merci. Mes condoléances pour ta grand-mère, dit Finn, désolé, une lueur sincère et emphatique animant ses prunelles, la sympathie offerte de quelqu'un qui a vécu quelque chose de similaire il n'y a pas si longtemps.

La différence étant que Finn avait certainement partagé des choses avec son grand-père, que celui-ci l'avait laissé faire, l'avait encouragé à venir vers lui, à faire partie de sa vie, qu'il avait accepté sa présence, l'avait recherchée même, et qu'il l'avait aimé. Qu'ils s'étaient aimés, comme les membres d'une famille.

— Merci. Tu as repris le commerce de ton grand-père, dit Taehyung en regardant autour de lui, découvrant la pièce à nouveau, s'attardant sur des fleurs qu'il n'avait pas vues en entrant. Il aurait été heureux de voir ce que tu en as fait, les fleurs étaient toute sa vie.
— Je n'y avais jamais vraiment réfléchi avant de venir ici. Je n'avais aucun plan pour l'avenir ou même l'idée de rester. Je ne connaissais rien de cette ville, j'apprenais encore à connaître mon grand-père, à me connaître moi-même aussi je suppose, et les fleurs, je m'y suis intéressé à cause de lui, et de Jungkook. Je voulais partager quelque chose avec lui je suppose, quelque chose qui puisse nous rapprocher, lui montrer qu'on n'était pas si différent lui et moi. Je suis tombé sous le charme de son magasin, de cette ville, du peu que j'avais construit ici. Quand il est parti, ça a été comme une évidence, je ne me voyais pas faire autre chose. Je ne me voyais pas repartir, je n'avais pas envie de repartir, rien ne m'attendait ailleurs. J'aurais aimé apprendre un peu plus de lui, un peu plus sur lui. J'aurais aimé venir plus tôt, passer plus de temps avec lui. Je n'arrive pas à croire que j'ai mis autant de temps avant de venir ici, avant de venir à sa rencontre. Si je n'avais pas hésité autant avant de commencer mes recherches sur mes racines, si je l'avais retrouvé plus tôt, si j'étais venu plus tôt... Je pense que c'est quelque chose que je regretterai toute ma vie, soupira Finn, cette peine, encore vive, déformant les trais angéliques de son visage, le cœur visiblement lourd.
— Tu l'as connu et tu lui as donné l'occasion de te connaître, c'est déjà beaucoup, c'est déjà une chance. Tu avais besoin d'être prêt, d'être sûr pour te lancer à sa recherche, tu ne pouvais pas savoir que tu avais si peu de temps devant toi, rien ne le présageait, dit Taehyung, le regard plein de douce compassion, bien que mal à l'aise.

Taehyung se balançait d'un pied sur l'autre, ses mains moites, résistant à l'envie de les essuyer contre le tissu de son pantalon, de frotter jusqu'à ce que son épiderme s'échauffe, rougisse, et enfin chasser cet inconfort qui se propageait un peu partout dans son corps. Il se sentait gêné, maladroit dans ses propos, dans cette tentative de consolation, peu sûr des mots qui étaient sortis de sa bouche, songeant à ceux qu'il avait ravalés, indécis. Incertain d'avoir fait ce qu'il fallait, d'avoir adopté la bonne attitude. Craintif d'avoir été peut-être plus blessant que secourable, d'avoir fait du mal sans le vouloir, son intention, aussi bonne soit-elle, détournée, altérée par son incapacité à formuler ses pensées à voix haute, ou d'interpréter les émotions.

Le réconfort n'avait jamais été son fort, il n'avait jamais été doué pour ça, pour l'offrir à ceux qui en avaient besoin, encore moins dans ce genre de circonstances. Il voyait la peine des autres, elle le touchait, son silence n'était jamais insensible, il ne savait juste pas quoi dire, ou comment le dire. Et dans le cas présent, il avait le sentiment qu'il ne connaissait pas suffisamment Finn, son grand-père et leur relation pour pouvoir se permettre de lui dire ce qu'il était censé ressentir ou non, pour lui donner des conseils, pour avoir seulement des réflexions sur le sujet et essayer d'apaiser ne serait-ce qu'un peu de ses regrets. Il ne se sentait pas légitime dans ses propos, pas à sa place. Il aurait aimé avoir le don, le tact qu'avait Khai pour trouver les bons mots dans ce genre de moment. Il jalousait la facilité qu'avait son agent littéraire pour poser des mots sur toutes les choses de la vie et la manière dont il le faisait toujours avec bienveillance. Khai pouvait dire n'importe quoi à n'importe qui, quelles que soient les difficultés rencontrées, ses mots étaient toujours ceux que son interlocuteur avait besoin d'entendre, que celui-ci en ait conscience ou non. Ça semblait si simple quand c'était lui qui parlait, il ne bafouillait pas, ne luttait pas pour former des phrases. Tandis que Taehyung, à cet instant, avait l'impression de s'emmêler entre les sentiments de Finn vis-à-vis de son grand-père, de cette perte, et ceux qu'il éprouvait lui-même pour sa grand-mère.

Taehyung avait comme un sentiment d'injustice, de culpabilité qui lui piquait le cœur. Il avait vécu toute sa vie avec sa grand-mère, elle s'était tenue à côté de lui, mais ils n'avaient jamais été proches. Alors que Finn, lui, avait eu si peu de temps avec ce grand-père qu'il avait connu trop tard, ce grand-père qu'il avait adoré et avec lequel il aurait pu partager bien plus s'il en avait eu la possibilité. C'était profondément injuste. Et il n'avait pas pleuré pour sa grand-mère. Ce qui ne faisait que renforcer ce sentiment qui lui comprimait la poitrine.


— Excuse-moi, reprit Finn, un sourire profondément sincère fendant son visage en deux, comme s'il avait compris que c'était à son tour de témoigner un peu de réconfort à l'homme se tenant en face de lui, assimilant son trouble au deuil. Je t'embête avec mes états d'âme alors que tu es toi-même en train de traverser une épreuve difficile.

Taehyung ne s'imaginait pas rétorquer à Finn que ça ne faisait rien ou que ce n'était pas grave. Il ne s'imaginait pas reconnaître à voix haute que cette épreuve ne le touchait pas autant qu'elle aurait dû, que ça ne le touchait pas de la manière qui était appropriée, qu'il ne souffrait pas comme lui avait pu souffrir, souffrait encore, de la perte soudaine de son grand-père. Alors il ne répondit rien, préférant le silence. Ses lèvres pincées l'une contre l'autre, ses prunelles courant de droite à gauche, fuyant les yeux verts qui l'observaient. Il cherchait un point sur lequel se fixer, caressait mille pétales au passage alors qu'il cherchait cet émoi tendre qui l'avait effleuré lorsqu'il avait pénétré dans ce lieu quelques minutes plus tôt.

Il avait quelques souvenirs vagues du magasin de fleurs de Jonesy St James, celui qui se trouvait sur Main Street à l'époque, un peu plus grand que celui-ci, les mêmes étalages de fleurs à perte de vue, les différentes couleurs et fragrances qui se mélangeaient, se confondaient, la même organisation à quelques détails près. Taehyung n'avait aucun doute sur le fait que Finn s'était calqué sur le modèle de son grand-père, reproduisant ce qu'il avait connu, réutilisant ce qu'il avait vraisemblablement appris à son contact durant le temps passé avec lui.

Et avec Jungkook.

Taehyung eut comme un soubresaut, un frisson, à cette pensée, troublé, comme s'il venait de se souvenir de quelque chose d'important, quelque chose qui n'avait pourtant pas quitté son esprit. Comme s'il venait de comprendre quelque chose qu'il savait pourtant déjà. La conversation avec Finn avait réveillé d'autres souvenirs, d'autres sensation, bien moins douces, bien moins agréables, et Jungkook s'était reculé dans un coin, sans un mot, sans se battre. Il revenait à présent de sur le devant de sa mémoire, tranquillement, sans mouvements brusques, tel un petit nuage qui voletait sans sa tête, reprenant possession de ses pensées, de ses sens, ses yeux gris l'invitant à se souvenir, à repartir quelques années plus tôt.

L'année de ses dix-huit ans, Jungkook avait commencé à travailler dans la boutique de fleurs, pour se faire un peu d'argent de poche, pour tenter de faire des plans pour l'avenir, et c'était un domaine qui lui avait toujours plu, qui lui collait à la peau.

Un garçon aussi délicat qu'un bouton de rose ne pouvait que trouver sa place et s'épanouir parmi ses semblables.


Jungkook correspondait à cette ville et à tout ce qui la définissait, le calme, la simplicité, la beauté des nuances de bleu et de gris, la mer, le son des vagues et le rire des mouettes. Il appartenait au ciel voilé du Maine. Ce ciel que Taehyung avait vu si souvent se refléter dans ses iris, miroir limpide dans lequel il s'était perdu à de trop nombreuses reprises.

Jungkook appartenait au magasin de fleurs de Jonesy St James, il appartenait à une boutique telle que celle-ci, il appartenait à ce monde, ses doigts graciles prenant soin des fleurs et les assemblant en jolis bouquets.


Le cœur battant, Taehyung continuait de regarder autour de lui, les mêmes pensées, les mêmes questions tournant en boucle dans sa tête, l'odeur de l'amande se mêlant au tableau. Trop réelle pour qu'elle soit le seul fruit de son imagination. Une mélancolie profonde le secouait, le caressait de l'intérieur, une tristesse teintée de beauté, des gouttes de rosée sous les paupières.

Il se demandait si Finn tenait et gérait seul la boutique, seul garant de l'héritage de son grand-père ou s'il partageait tout ceci avec quelqu'un, s'il avait été assisté, secondé, s'il l'était encore. Il avait l'air d'être débordé, les traits tirés par la fatigue malgré le sourire qu'il affichait, et Taehyung ne voyait personne d'autre, pas l'ombre d'un employé. Juste lui et les fleurs. Il se demandait si on l'avait aidé à mettre ce commerce sur pieds ou s'il avait tout fait tout seul, à la sueur de son seul front, avec patience et détermination, désireux d'entretenir la mémoire et la passion de son grand-père. Si cet endroit, cette maison bleue au pied de la mer, ce champ de fleurs au milieu des vagues, avait été son rêve à lui ou s'il avait été celui que quelqu'un d'autre. Ou s'il s'agissait d'un rêve partagé.

Il se demandait surtout si Jungkook avait été à ses côtés, s'il l'était toujours.
S'il avait sa place quelque part dans ce tableau.


Si Jungkook était effectivement resté à Ogunquit, Taehyung ne le voyait nulle part ailleurs qu'ici. Il ne l'imaginait pas faire autre chose.

Il ne l'imaginait pas ailleurs qu'auprès de Finn.


Il n'osait y croire, la raison et le cœur se disputaient, mais il avait l'impression de sentir sa présence, qu'elle caressait chaque fleur, chaque meuble, même s'il ne le voyait pas, c'était comme s'il était là. Le sentiment infaillible, bien qu'indescriptible, qu'il appartenait à ce lieu et qu'il n'aurait pu être ailleurs, que son empreinte était partout.

Il pouvait presque le voir déambuler entre les rayonnages, souriant, heureux et comblé, ses mains s'attardant sur une anémone ou un gardénia.


— Est-ce que je peux te poser une question ? demanda finalement Taehyung, l'hésitation, la gêne glissant sur sa langue, la paralysant presque, les bras le long de ses cuisses, ses doigts pinçant le tissu de son pantalon.
— Bien sûr, confirma Finn, malgré un très léger frémissement à la commissure de ses lèvres, révélant à Taehyung qu'il pressentait ce qu'il allait lui demander, il avait quelques idées des sujets qu'il aurait pu vouloir aborder, et qu'il le redoutait un peu.
— Jungkook... Jungkook travaillait avec ton grand-père quand je suis parti, il adorait travailler avec lui, faire des bouquets, juste être au milieu des fleurs. Et ça lui allait si bien, il était si heureux et épanoui. Est-ce qu'il... t'aide ici ? J'ai le sentiment qu'il adorerait cet endroit, presque comme si c'était lui qui l'avait imaginé, dit Taehyung, sa bouche se mouvant rapidement, pour ne pas se laisser le temps de réfléchir, de regretter d'avoir parlé, d'avoir exprimé ce ressenti très intime, très profond qui l'étreignait lorsqu'il observait ce lieu, pourtant tout nouveau pour lui.
— C'est compliqué, répondit Finn, ses yeux fuyant délibérément ceux de Taehyung, comme s'il craignait qu'une lueur le trahisse, nie ou au contraire confirme ce qu'il pensait.

Finn semblait gêné, partagé, comme s'il savait quelque chose qu'il ne pouvait pas dire, détenteur d'un secret qu'il ne pouvait révéler. Désireux de donner une réponse à Taehyung, de répondre à cette question qui était pourtant simple, mais incapable de le faire sans briser la confiance qu'un autre avait placée en lui.

— Il... Quand mon grand-père est décédé, on a pris la décision ensemble de revendre la boutique sur Main Street, trop de souvenirs étaient reliés à elle, de très bons, mais également trop de regrets pour ma part. Et c'était sa boutique, son rêve, je ne me sentais pas de reprendre le flambeau, de faire comme si elle était à moi, même si légalement parlant c'était le cas, Jungkook ne le voulait pas non plus, expliqua-t-il, pesant ses mots, prenant le temps d'organiser ses phrases, inquiet de trop en dire ou de soulever peut-être d'autres questions, tout aussi inquiet de n'offrir que le silence et de blesser son interlocuteur. On a recommencé à zéro ici, ensemble, perpétuant l'héritage et l'enseignement de mon grand-père, dans un lieu neutre, dans un lieu qui serait à nous.
— C'est un très bel endroit, vous pouvez en être fiers. Ton grand-père serait fier, dit Taehyung, un sourire doux mais brisé sur les lèvres, le cœur renversé par ces réponses, par le fait que Jungkook était bel et bien toujours là, quelque part, demeurant pourtant caché, hors de sa portée.
— Je l'espère, répondit Finn, ses yeux à présent humides, rencontrant finalement ceux de Taehyung.
— Jungkook et toi, ça s'est fait plutôt naturellement, reprit Taehyung, pensif, comme s'il repartait quelques années en arrière, des images sous les paupières, ses dents venant capturer et mordiller sa lèvre inférieure, peu certain du chemin qu'il était en train d'emprunter, de son envie de seulement aborder le sujet. Je ne faisais pas attention à grand-chose à ce moment-là, j'avais beaucoup de choses en tête, mais je vous voyais souvent ensemble.
— Ça s'est fait tout seul, on s'est tout de suite bien entendu, on s'est tout de suite compris. Mis à part mon grand-père, il était mon seul repère ici. Il a été le premier à venir vers moi, à m'accueillir, à faire comme si on se connaissait depuis des années et non comme si j'étais un parfait étranger, il m'a fait visiter, m'a montré les coins sympas et les endroits qu'il préférait. Il m'a fait me sentir à l'aise, comme si j'étais à ma place, comme si je devais être nulle part ailleurs. Et à force de se voir, de travailler ensemble auprès de mon grand-père, notre relation s'est développée d'elle-même. Jungkook était une constante dans ma vie, puis la seule après la mort de mon grand-père. Et je ne pensais pas aimer quelqu'un autant un jour.

Taehyung aurait aimé dire qu'il était surpris, qu'il ne s'y attendait pas, qu'il n'avait rien vu venir, mais ce n'était pas vrai.

Il s'y attendait, et son coeur aussi.

Il avait vu le rapprochement se faire, l'un attirant l'autre, il avait vu des regards, des gestes, une alchimie qui devenait de plus en plus évidente.

Il s'était senti de trop par moments, il s'était senti jaloux, tout en s'interdisant de l'être, se rappelant que Jungkook et lui partageaient quelque chose de totalement différent et qu'ils n'avaient jamais parlé de tout ça, de ce qu'il y avait ou n'y avait pas entre eux.

Tout comme il s'interdisait de ressentir ce pincement qui s'affirmait dans sa poitrine, cette espèce de couleur sourde qui s'installait.

Il avait l'impression qu'il n'avait le droit de ne rien dire, de ne rien ressentir, car lui-même n'était pas resté sans affection, sans relation durant ces quatre ans.


Ne sachant pas quoi répondre à cette confession, à ces moments d'intimité, de vie qui lui étaient partagés, ces années écoulées sans lui, ne voulant pas laisser transparaître ce qui lui passait par la tête, par le cœur, il se contenta de hocher brièvement la tête et de se détourner un peu, les yeux préférant se concentrer sur les fleurs que sur Finn.

— J'ai l'impression de le voir partout ici, confia Taehyung comme pour lui-même en faisant quelques pas, retournant malgré lui vers les beaux lys blancs.
— On est dans son rêve, dit Finn, ses lèvres s'étirant en un sourire soyeux, pourtant teinté d'un voile de tristesse à peine contenue.

Taehyung frissonna à ces mots, à la fois heureux et incroyablement triste.

Heureux pour eux, cette relation qui semblait signifier beaucoup pour Finn, et qui devait en signifier tout autant pour Jungkook. Heureux pour la naissance et la réalisation de ce rêve et pour Jonesy St James qui ne serait jamais oublié. Le vieux fleuriste continuait de vivre à travers cette boutique, à travers les deux jeunes hommes qu'il avait accueillis auprès de lui et à qui il avait beaucoup appris. Mais triste d'avoir manqué tant de choses, d'être resté dans l'ignorance, à l'autre bout du pays, de ne pas avoir trouvé le temps ou d'avoir laissé passé sa chance de donner, de prendre des nouvelles, d'entretenir le lien. Triste de ne pas avoir été aux côtés de Jungkook dans les bons comme dans les mauvais moments, triste de ne pas avoir assisté à cette partie de sa vie.

Triste de se sentir si en dehors de tout.


— Comment il va ? s'enquit Taehyung, la pulpe de ses doigts frôlant la texture souple et douce du pétale blanc. Je sais, c'est idiot, je pose cette question maintenant, souffla-t-il, gêné, honteux, mais ma mère m'a dit quelque chose hier soir qui m'a alerté et depuis je n'arrête pas d'y penser.
— Qu'est-ce qu'elle a dit ?
— Qu'il était parti sur Portland durant une période, mais que depuis elle ne l'avait pas vu ou eu des nouvelles de lui, dit-il en se tournant à demi vers Finn, le toisant avec retenue, cherchant sur son visage un quelconque élément de réponse, un indice, tout en essayant de garder une certaine distance, pour se protéger sans doute.

Il avait ce sentiment, ce pressentiment qui perdurait, s'intensifiait au fil des minutes, au fil de son avancée dans le magasin, dans ce bout d'existence, qui faisait pression sur sa cage thoracique et qui ne voulait pas le lâcher.

Il y avait cette lourdeur dans l'air, une amertume qui altérait le parfum des fleurs.

— C'est compliqué, répondit Finn, répétant ce qu'il avait dit quelques minutes plus tôt, ses yeux fuyant à nouveau, ses dents venant attraper l'intérieur de sa joue alors que ses doigts jouaient avec le cordon de son tablier, signe d'un trouble ou d'une gêne évidente.

Un trouble que Taehyung constatait, sans pour autant le comprendre. Il avait peur de comprendre.
Et sa peur s'affirmait, se confirmait.

— Il est arrivé quelque chose, n'est-ce pas ? Il est arrivé quelque chose à Jungkook, dit-il alors, sans détour, il s'agissait d'une affirmation plus que d'une question, ses lèvres tout à coup certaines.
— Oui, souffla le blond, une vieille douleur perceptible dans sa voix, une douleur qui n'avait toujours pas guéri, le souvenir de quelque chose qui avait bousculé une vie, la sienne, celle de Jungkook, qui avait changé bien des choses.
— Est-ce qu'il va bien ? demanda Taehyung, sa main retombant dans le vide, le cœur battant, la voix secouée par l'appréhension, ne sachant pas comment il réagirait si la réponse à cette question se révélait être négative.
— Il va mieux.

Cette réponse impliquait de manière implicite, et pourtant évidente, l'expression qui était apparue l'éclair d'une seconde sur le visage de Finn, cette torsion au niveau de sa bouche, cette manifestation de souffrance pas totalement apaisée, confirmaient qu'il s'était effectivement passé quelque chose de grave, quelque chose dont Jungkook s'était sorti, mais certainement pas indemne, et qu'il y avait eu des moments difficiles.

Taehyung semblait un peu mieux respirer, même si les battements désordonnés de son cœur, cette peur sourde, ce pressentiment, ne connaissaient pas d'accalmie.

Il attendait la révélation qui ferait tout basculer.

— Est-ce que tu penses que je le reverrais, est-ce que c'est quelque chose d'envisageable ? demanda Taehyung, la gorge un peu serrée, noyée dans les souvenirs que Jungkook et lui avaient partagés, cette époque si précieuse à ses yeux qui était sans doute révolue, qui avait pris fin le jour où il avait décidé qu'il devait partir, leurs souvenirs emportés à tout jamais par le vent, la voix nouée par le fait qu'ils n'auraient peut-être plus jamais la chance de converser à nouveau en silence, assis l'un à côté de l'autre dans le secret de leur crique, que Jungkook était trop loin, alors qu'il n'avait jamais été aussi proche. J'aurais aimé le voir avant de partir.
— Je ne sais pas. Sincèrement je ne sais pas, répondit Finn, et malgré lui, il s'était reculé d'un pas, comme s'il souhaitait s'éloigner d'un sujet qui le mettait mal à l'aise, comme s'il voulait s'éloigner d'une vérité qu'il ne parvenait pas à dire à l'homme en face de lui, ses mains continuaient de tripoter le cordon, ses paupières battaient plus que nécessaire, le malaise plus que palpable.
— Il y a quelque chose que tu ne me dis pas, constata Taehyung, cette déclaration plus pour lui-même que pour Finn.
— C'est...
— Il ne souhaite pas me voir, affirma soudainement Taehyung, cette réalisation tout à coup si évidente, ne laissant pas le temps à Finn de nier ou de confirmer cette idée qui avait germé dans sa tête, qui s'était imposée au fil de cet échange demeurant sur la réserve, persuadé d'avoir compris ce que Finn ne disait pas, ce qu'il ne voulait pas dire, ce qui le poussait à éviter son regard et les questions, persuadé d'avoir compris la finalité de cette conversation. Tu n'as rien besoin de dire. Je comprends. Je ne vais pas t'embêter plus longtemps, je récupère la commande de mes parents et j'y vais.





Cette conversation l'avait comme drainé de toute son énergie. Il se sentait fatigué, las, il avait l'impression de ne plus avoir de forces, d'être à peine capable de réfléchir, assommé par ce qui avait été dit et tout ce qui avait été tu. Entre mots maladroits et silence accablant. Ce qu'il s'était efforcé de comprendre par lui-même, qu'il ait tort ou raison.

L'angoisse de l'attente l'avait quitté après des heures, des jours à formuler des questions et à imaginer lui-même les réponses, à se faire des films dans sa tête, il ne lui restait à présent plus rien, plus rien à quoi se raccrocher. Plus rien à attendre. Il en venait presque à la regretter, car à sa façon elle l'avait fait tenir. Il n'avait plus que cette sensation étrange de vide, de rien, qui fleurissait en lui, un trou béant dans le ventre. Tout s'était affaissé d'un coup, le poids tombant brutalement sur ses épaules, le faisant se recroqueviller dans un coin sans même qu'il ne le réalise vraiment, le poussant à s'écarter du comptoir et de Finn, retrouvant refuge parmi les fleurs, ses doigts effleurant les tendres pétales, cherchant un réconfort qui ne le consolerait pas totalement.

Il avait eu des réponses, pas exactement celles qu'il attendait, celles qu'il aurait aimé entendre, et rien ne l'y avait préparé. Il avait eu si peu d'informations en vérité, des bribes par-ci par-là, de quoi nourrir son imagination, de quoi se faire mille-et-un scénarios sur ce qui avait pu se passer, sur ce qui était arrivé à Jungkook, sur la gravité de cet événement, s'il allait bien, s'il allait mieux comme Finn l'avait dit.

Mais certaines choses étaient plus claires à présent, il savait un peu plus à quoi s'attendre, il savait qu'il ne devait plus rien attendre.

Il savait qu'il ne devait pas formuler, encore moins entretenir l'espoir de revoir Jungkook et cette réalité le brisait, son cœur replié dans un coin de sa poitrine.

C'était ce qu'il avait attendu, espéré, désiré le plus. Il avait espéré le revoir durant ce séjour, il s'était imaginé ce que pourraient être leurs retrouvailles, les sensations, les émotions que ça lui procurerait de revoir Jungkook, de retrouver ce calme qui les enveloppait comme une couverture lorsqu'ils étaient ensemble, persuadé qu'être avec lui, se tenir à ses côtés, même sans parler, juste l'écouter respirer, lui ferait le plus grand bien, que ça l'apaiserait, que ça soignerait sa tête, son âme toute entière. Le sourire de Jungkook avait toujours su si bien chasser les nuages, son rire déclenchant le sien, et son regard sur lui avait toujours été si doux, réconfortant, compréhensif.

Il ne s'imaginait pas ne plus jamais voir ses yeux ou entendre son rire.

C'était une douleur incroyable de seulement l'envisager.



Son regard croisa maladroitement celui de Finn par-dessus le comptoir et il tenta d'esquisser un sourire, un sourire sans joie, sans vie, juste le vœu de soulager son interlocuteur d'un poids, lui assurer que ce n'était pas grave, et certainement pas de sa faute.

Il comprenait, bien sûr qu'il comprenait.

Il comprenait que Finn veuille garder le silence sur certaines choses, il comprenait qu'il faisait cela pour Jungkook, pour le protéger, pour garder un secret qui n'était pas le sien.
Il comprenait le choix de Jungkook d'observer une certaine distance, de ne pas avoir envie de renouer avec lui. Il était parti si brusquement, il était parti pour refaire sa vie ailleurs, il ne pouvait pas s'attendre à ce que tout le monde lui saute dans les bras comme l'avait fait Rachel. Il ne pouvait pas s'attendre à ce que tout soit comme avant, que rien n'eut changé.


Il ne savait pas vraiment ce à quoi il s'attendait.
Il avait été bête, égoïste, si égoïste, de croire qu'il pouvait revenir quand bon lui semblerait et tout retrouver comme il l'avait laissé, à sa disposition pour le sauver de ses angoisses, de ses peurs, de lui-même. À sa disposition quand il en aurait besoin, qu'il n'aurait qu'à se servir.

Ce n'était pas ainsi que fonctionnait le cœur des autres, aussi bon, aussi pur, aussi grand soit-il.



Ne sachant pas quoi dire de plus, ignorant ce qu'il pourrait seulement dire s'il avait eu les mots, et ne désirant pas accabler Finn, le mettre un peu plus en porte-à-faux ou le faire culpabiliser davantage, Taehyung préféra garder le silence et s'éloigner un peu plus, s'enfonçant dans le cœur de la boutique, happé par ce microcosme, ce joli monde. Ce qui lui restait de Jungkook.

Il remarqua alors un escalier dans le fond, les marches qui remontaient vers un mystère, vers une porte blanche à la peinture un peu écaillée par endroits, une porte entrouverte de quelques centimètres. Taehyung avait les yeux rivés dessus sans savoir ce qu'il regardait, songeant qu'il s'agissait probablement de l'appartement de Finn. Il avait l'impression de percevoir un mouvement très léger qui venait de l'étage, mais c'était certainement son imagination qui lui jouait des tours, ou un simple courant d'air, c'était simplement la maison qui respirait, après tout elle n'était pas récente, les fenêtres n'étaient pas très bien isolées et le parquet craquait un peu lorsqu'on se déplaçait. Quand il était petit, il se prêtait à dire que les courants d'air, leurs échos contre les murs, sifflant dans les couloirs, résonnaient comme le chant triste d'un fantôme un peu esseulé. Peut-être cette maison avait-elle son propre fantôme.

Détournant la tête, ses yeux se posèrent sur de jolies petites fleurs violettes qui lui étaient inconnues, elles étaient refermées sur elles-mêmes, leur forme rappelant un peu celle d'une cloche. Elles le charmèrent instantanément.

Le bruit d'une porte qu'on ouvre et qu'on referme, un mouvement sur sa gauche l'arrachèrent une seconde à cette contemplation. Il vit Finn qui revenait de la réserve, les bras chargés de deux gros bouquets de fleurs. Taehyung laissa tomber la main qui s'était rapprochée de la surprenante fleur, le cœur secoué par cette vision, comme s'il se remémorait d'un coup la raison première de sa présence dans la boutique. Et où il serait durant les prochaines heures. Son costume lui paraissait trop serré tout à coup, sa cravate lui mordait le cou. Il la desserra un peu, songeant qu'il devrait penser à la remettre correctement avant d'arriver à l'église s'il ne voulait pas que sa mère lui fasse de remarque. Finn lui adressa un bref regard en déposant les deux bouquets sur le comptoir, ses lèvres demeurant muettes, puis il fit demi-tour et retourna dans la réserve, pour aller chercher le reste probablement. Et bientôt, le comptoir fut dissimulé sous une marée de fleurs, des bouquets somptueux, tous confectionnés avec le plus grand soin. Le plus gros venait de ses parents, le reste provenait de proches, de voisins, d'amis, des cartes de condoléances agrafées ici et là, toutes adressées à la famille de Soohyun Kim.

Sa grand-mère n'était pas la personne la plus appréciée et ne cherchait pas à l'être, sévère, exigeante avec ses proches, mais aussi avec les autres, peu importe la relation. Mais en ville, ses parents étaient un peu plus appréciés, tout le monde les connaissait, tout le monde avait un jour échangé avec eux, rapidement ou régulièrement, dans le magasin de souvenirs ou ailleurs, tout cela était surtout un témoignage de politesse et de respect envers eux, envers ce deuil.

— Quelle est cette fleur ? questionna Taehyung, la beauté violette toujours en tête.

Finn paru surpris par cette question, il suivit le regard de l'écrivain, ses doigts fins et un peu abîmés qui caressaient les pétales d'un violet plus ou moins foncé, cette forme si particulière. Cette fleur qu'il avait vue bien souvent accrochée à la boutonnière de son grand-père.

— Ce sont des ancolies. Elles s'ouvrent en été, le reste de l'année elles ont cette forme de cloche.
— Je n'en avais jamais vu avant aujourd'hui.
— C'étaient les fleurs préférées de mon grand-père. Elles ont une signification plutôt triste, elles sont souvent rapportées à la solitude, au chagrin et à l'absence.
— Elles sont bien trop belles pour avoir une signification aussi triste, dit Taehyung, ses mains peinant à se détacher de la corolle couleur lilas.
— Je suis d'accord avec toi.
— Est-ce que je peux en prendre une.
— Oui, bien sûr, sers-toi. Je te l'offre.
— Tu es certain ?
— Oui, ne t'en fais pas, les fleurs ce n'est pas ce qui manque ici, assura Finn avec un doux sourire.
— Merci.

Jonesy St James avait l'habitude de porter une ancolie à la boutonnière de sa veste ou de sa chemise, Taehyung glissa la sienne dans la pochette de sa veste, tenant compagnie au carré de soie blanc plié en triangle. Elle habillait son costume sobre d'une manière raffinée et délicate. Elle attirait l'œil, mais ne détournait pas l'attention de la signification de cet ensemble sombre.

Taehyung ne pouvait s'empêcher de baisser les yeux vers elle. Sa signification lui parlait, bien plus qu'il ne l'aurait cru, bien plus qu'il ne l'aurait voulu.

Elle lui correspondait de manière si intime.

En la regardant, il pensait à sa grand-mère et à tout ce qu'ils n'avaient pas partagé, à tout ce qu'ils n'avaient pas vécu ensemble. Il pensait à ses parents. Il pensait à la solitude qui l'accompagnait depuis ces dernières années et au chagrin qui renversait son cœur lorsqu'il pensait à Jungkook, à cette absence qu'il percevait tout autour de lui, dans tout ce qui le faisait penser à lui.

Sans qu'il ne le réalise vraiment, ses doigts étaient venus toucher la fleur de manière régulière, comme s'il effleurait ses propres sentiments, comme s'il touchait du bout des doigts les émotions qui dormaient au fond de lui. Il ne les articulait pas, elles échappaient aux mots, pourtant, ses doigts se posaient dessus sans aucune difficulté.





— Est-ce que tu as un moyen de transport ? Sinon je peux prendre mon pick-up et tout déposer à l'église, proposa Finn, se tenant derrière le comptoir encombré.
— Je suis garé un peu plus loin.

Finn lui adressa un petit signe de tête et l'invita à passer devant, ses bras chargés de deux gros bouquets. La voiture de sa mère était là où il l'avait laissée, quelques mètres plus bas dans la rue, le coffre suffisamment dégagé pour qu'ils puissent y accéder et ranger les bouquets à l'intérieur. Taehyung déverrouilla le coffre et laissa Finn ranger les premiers bouquets tandis qu'il retournait à la boutique pour aller chercher les autres. En deux aller-retour, le coffre fut plein, les fleurs rangées de manière à ne pas tomber sans pour autant être écrasées les unes contre les autres.

Ils n'avaient pas échangé beaucoup de paroles durant ces dix dernières minutes, des banalités, juste des mots par-ci par-là, une opinion, une astuce, un conseil sur comment optimiser au mieux la place sans causer de dommages aux fleurs, et à présent le silence était lourdement retombé entre eux. Ce n'était pas un silence confortable comme Taehyung en avait eu l'habitude avec Jungkook, c'était un silence rempli de non-dits, de secrets, de révélations que l'on garde pour plus tard, sans savoir quand viendrait le bon moment. S'il y aurait seulement un bon moment.

Nerveux, Taehyung jouait distraitement avec un caillou qu'il faisait rouler sous sa chaussure. Il avait l'impression qu'ils avaient encore des choses à se dire, que Finn avait quelque chose à lui dire, une précision à lui donner, quelque chose qui le soulagerait ou l'accablerait un peu plus, mais qu'il ne savait pas comment. Taehyung le voyait à la manière qu'il avait de tripoter le cordon de son tablier, geste qu'il reconnaissait à présent comme un signe de grande nervosité chez le blond. Il connaissait ce genre de geste parasite, il en usait lui-même au quotidien. Il le voyait aussi à sa bouche qui s'ouvrait et se refermait sans qu'aucun son n'en sorte. Taehyung se demandait ce qu'avait à lui dire Finn pour qu'il hésite ainsi, pour qu'il pèse le pour et le contre durant de longues minutes.

Si c'était pour appuyer le fait que Jungkook ne voulait pas le voir, Taehyung préférait qu'il se taise, car il n'était pas certain de pouvoir en entendre plus.

Il n'avait pas encore encaissé leur précédente discussion.

Les mots utilisés ne lui paraissaient pas tout à fait réels, rien de tout cela ne semblait tout à fait réel. Il s'en rendrait compte, des mots et leur impact, plus tard, lorsque la pression de cette journée serait retombée et qu'il n'aurait rien d'autre à faire que penser à Jungkook.

Jungkook qui était quelque part. Jungkook qui allait mieux mais qui n'allait pas tout à fait bien. Jungkook qui se faisait discret et au sujet duquel les nouvelles se faisaient rare.

Jungkook qui ne désirait pas le voir.

Son cœur aurait franchement mal lorsque cette réalité le frapperait de plein fouet, lorsqu'il n'aurait plus rien d'autre à penser que ça, lorsqu'il n'aurait plus rien pour l'en détourner ou faire diversion.

Lorsque l'absence de Jungkook serait évidente, mordante, jour après jour, la plage beaucoup trop vaste pour lui tout seul, leur crique beaucoup moins accueillante, les mouettes riant de son malheur ou pleurant cet abandon elles aussi. Lorsqu'il penserait à ce qu'ils auraient pu se dire, les premiers mots échangés face à face après quatre ans, aux questions de Jungkook sur Los Angeles, son rire lorsqu'il dirait quelque chose d'un peu drôle, le sourire dans ses yeux, ce ciel dans lequel il ne pourrait plus se perdre.



— À propos de... ce qui a été dit tout à l'heure...
— Tu n'as rien besoin de rajouter, dit Taehyung avec un sourire qui se voulait rassurant, un simple mouvement de lèvres pour conforter Finn dans le fait qu'il ne lui en voulait pas, un sourire presque suppliant, un sourire qui voulait dire qu'il en avait entendu assez et qu'il préférait le silence pour le moment.
— L'année qui s'est écoulée a été assez difficile, elle a bousculé, fait basculer pas mal de choses, continua Finn, ses yeux rencontrant ceux de Taehyung de plein fouet. Jungkook va mieux, mais il n'est pas encore arrivé au point où ça va bien. Il se remet tout doucement. Laisse-lui un peu de temps, d'accord ?

Taehyung se surprit à trouver ses doigts tripotant l'ancolie dans sa poche, son index caressant la pulpe violette, traçant les contours et les détails. Sa main s'était mue d'elle-même, agissant selon sa volonté propre, comme si la petite fleur solitaire pouvait changer quoi que ce soit, comme si elle avait réellement le pouvoir de l'apaiser.

Alors qu'en la regardant, il pensait juste au fait qu'il était seul, isolé et désolé.
Désolé de tellement de choses.


— Je ne peux pas te dire qu'il reviendra vers toi ou quand il reviendra, reprit Finn, comme pour le soulager, ou lui donner un peu d'espoir, tout en se refusant de lui faire la moindre promesse. Mais je peux t'assurer que ça n'a rien de personnel, ça n'a rien contre toi. Ce n'est pas une punition, encore moins des représailles.

En d'autres mots, sans bafouer la confiance qui avait été placée en lui, Finn venait implicitement de lui révéler que ce n'était pas juste lui que Jungkook ne voulait pas voir, que ce n'était pas son contact en particulier qu'il refusait, que ce n'était pas lui qu'il fuyait.

C'était tout le monde.
Jungkook s'était éloigné de tout le monde.

Pour une raison que Taehyung ignorait encore.


Il ne parvenait pas à être soulagé, il était inquiet.
Il avait peur de comprendre, il avait peur de savoir.

Il avait peur de découvrir ce qui s'était passé, ce qui avait pu pousser Jungkook à disparaître, à se terrer de cette manière.
Il avait peur de se confronter à la douleur, à sa douleur, qu'elle lui explose au visage, il avait peur de se sentir impuissant, simple spectateur, il avait peur de ne rien pouvoir faire.
Il avait peur de le voir souffrir, il savait qu'il souffrirait un peu lui-même.

Mais il voulait être là, il voulait être là au moment où Jungkook déciderait que c'était le moment, qu'il pouvait, qu'il avait envie de le voir et d'être vu de lui.

Il voulait être là.



« Laisse-lui du temps. »

Taehyung ignorait cependant de combien de temps il avait devant lui, combien de temps il resterait et si ce serait suffisant.
Il avait peur que ce ne soit pas suffisant.
Il avait peur de partir sans savoir revu Jungkook. Il avait encore plus peur de rester et de ne jamais le croiser, la crique désertée pour toujours, les mouettes finissant par s'en aller une à une.

Son cœur se serrait un peu plus à cette idée.

Il n'allait penser qu'à ça, il y pensait déjà bien trop.


L'ancolie tremblait dans sa poche, mais bientôt, il se rendit compte que c'était lui qui tremblait. De soulagement, de froid, de peur, il n'aurait su le dire.





— Merci pour... les fleurs. Elles sont très belles, articula Taehyung après plusieurs minutes de silence, les yeux rivés sur le coffre à présent fermé.
— C'est Jungkook qui s'est occupé de votre commande, il a choisi lui-même les fleurs. Il y tenait beaucoup.

Taehyung toisait Finn, la bouche entrouverte, ses yeux ronds comme des billes, dans un mélange de surprise et de bonheur, le cœur soulevé allègrement par cette révélation, battant plus fort, mais avec une certaine sérénité. Soulagé, apaisé, heureux. Pensant que si Jungkook avait eu envie de faire lui-même les bouquets pour sa famille, pour sa grand-mère, c'était un signe qu'il ne fermait pas totalement la porte, qu'il ne resterait pas éloigné pour toujours. Taehyung y voyait une main tendue, un espoir.

« Il y tenait beaucoup. »

Ces mots tournaient en boucle dans la tête de Taehyung, ses côtes vibrantes sous les pulsations cardiaques, tantôt calmes, tantôt vives, une fièvre l'animant avant de s'apaiser d'elle-même, le visage de Jungkook s'imposant avec tendresse sous ses paupières. Certes, cette commande était avant tout pour sa famille, pour les soutenir et les accompagner dans ce deuil, et ce malgré le fait que leurs parents ne s'entendaient pas forcément très bien, Jungkook ignorait même qu'il était revenu, à part Khai, ses parents et Rachel, personne n'était au courant, ce geste n'était pas pour lui, ne pouvait pas être pour lui, mais ça comptait tout de même beaucoup à ses yeux. Ça signifiait tant. C'était une porte ouverte sur une possibilité, une promesse à peine formulée, juste l'envie d'y croire un peu. Et Taehyung avait besoin de s'y accrocher, au moins pour tenir le reste de la journée, au moins pour tenir les prochains jours.

Il avait besoin de croire que Jungkook ne l'avait pas oublié et qu'il tenait encore un peu à lui, malgré son départ, malgré la distance qu'il avait imposée entre eux, malgré son silence.
Il avait besoin de croire qu'il aurait peut-être une chance de le revoir, que tout n'était pas totalement perdu, que tout n'était pas totalement fini.
Que tout ne s'était pas terminé quand il avait pris la décision de partir.


— Remercie-le pour moi s'il te plaît, souffla Taehyung. Je le ferais moi-même si jamais... Je ne sais pas si je le reverrais donc remercie-le de ma part, de la part de mes parents et moi. Les bouquets sont sublimes.
— Je lui dirais.
— Je vais y aller, dit Taehyung en regardant sa montre, il n'était pas en retard, mais il voulait arriver un peu en avance, pour décharger les fleurs, saluer et remercier les personnes présentes, qu'il n'avait pas vues depuis plus de quatre ans pour la plupart, aider ses parents si besoin. Merci encore, pour tout.
— Je t'en prie. Je te dis à tout à l'heure, à l'église.
— Oh, fit Taehyung, surpris. Je ne savais pas que tu...
— Je ne connaissais pas vraiment ta grand-mère, mais Jungkook m'a demandé d'accompagner ses parents. Je pense qu'il aurait voulu venir, mais...
— C'est gentil, dit Taehyung, sans savoir si ces mots étaient dirigés vers Jungkook et le fait qu'il aurait voulu venir aux funérailles de sa grand-mère, malgré les sentiments, les difficultés dont il avait pu lui faire part à son sujet, ou si c'était pour Finn et le fait qu'il y aille à sa place, parce qu'il savait que c'était la chose à faire, parce qu'il le faisait pour Jungkook.
— Fais bonne route. Les bouquets devraient bien tenir ne t'en fais pas.

Taehyung hocha simplement la tête. Et sur ces derniers mots, il contourna sa voiture, ouvrit la portière conducteur et se glissa derrière le volant. Il repoussa ses cheveux en arrière, resserra et ajusta correctement sa cravate autour de son cou, ses doigts frôlant au passage le jupon de dentelle de la fleur endormie dans la poche de sa veste et tourna la clé dans le contact.










Finn regarda Taehyung  monter dans sa voiture, les épaules soulignées par les lignes de son costume sombre, tache noire dans ce décor radieux, une ancolie solitaire près de son coeur, touche unique de couleur dans cette gravure monochrome. Il le vit démarrer, puis faire demi-tour dans la rue, son coffre fleuri comme il ne l'avait jamais été, comme il ne le serait plus après ça, jardin sublime, mais triste, un jardin qui ne fleurirait plus jamais, voué à orner une tombe et à mourir à ses côtés. Il regarda la voiture s'éloigner, mais n'osa pas faire de geste de la main, Taehyung n'en fit pas non plus. Finn se contenta de rester debout, droit sur le trottoir, ses pieds faisant des mouvements d'avant en arrière sur le rebord, les mains enfoncées dans les poches de son tablier rayé bleu et blanc, ses boucles blondes soufflées par le vent. La voiture disparut dans l'effervescence grandissante de la rue, Finn resta un peu plus longtemps, sans savoir ce qu'il attendait, avant de finalement tourner les talons, de parcourir les quelques mètres en sens inverse et de retrouver l'odeur fraîche et boisée du printemps, la tête bourdonnant de pensées discordantes et incohérentes.

Cet échange avait laissé un poids sur son coeur, une boule dans son ventre, une saveur étrange sur sa langue. L'impression de ne pas avoir dit ce qu'il fallait, d'en avoir dit trop ou pas assez, de ne pas avoir su rassurer sans dévoiler un secret qui n'était pas le sien. D'avoir protégé la personne qu'il aimait le plus au monde, d'avoir joué son rôle, mais d'avoir peut-être fait plus de mal que de bien. D'avoir blessé sans en avoir eu l'intention.

Ça avait été si soudain, imprévisible. S'il avait su que Taehyung était revenu à Ogunquit, qu'il viendrait ce jour-là, qu'il serait là dans la boutique, qu'il poserait ces questions, il se serait préparé, il aurait mieux choisi ses mots, il aurait demandé à Jungkook ce qu'il pouvait dire ou non, comment formuler les choses. Ils auraient réfléchi à deux, ils auraient convenu de ce qu'il pouvait révéler et ce qu'il devait taire. Il soupira, ce qui était fait était fait. De retour dans la boutique, il retira son tablier et le plia à côté de la caisse, puis après un dernier coup d'oeil à l'extérieur, il ferma la porte à clé et tourna l'écriteau accroché à la porte, indiquant que le magasin était à présent fermé. Il jeta un coup d'oeil à sa montre, il avait encore un peu de temps devant lui avant l'heure de la cérémonie, mais il fallait encore qu'il passe à la maison se changer, et qu'il s'arrête d'abord une seconde à l'étage, pour le voir.

Malgré lui, comme mué par un instinct, une habitude bien installée, répétée, son regard se dirigea vers les escaliers. Vers le prisonnier au sommet de la tour. Ce prisonnier silencieux qui était à la fois prince et dragon, victime et geôlier. Le seul à détenir les clés de cette solitude farouche. Le seul qui déciderait quand il pourrait sortir. Quand il s'en sentirait capable.


Il savait que le petit prince avait tout entendu.

Les barreaux de sa prison n'étaient pas assez épais pour l'éloigner totalement de ce qui se passait au-dehors.
Les barreaux n'étaient pas assez solides, étanches, impénétrables pour l'éloigner totalement de celui qui venait de repartir, certainement avec le coeur plus lourd qu'à son arrivée.

Finn savait qu'il n'avait probablement pas pu résister à l'envie d'ouvrir la porte lorsque les sonorités surprenantes, inattendues, mais si familières avaient caressé ses tympans, les murs trop fins pour l'en protéger ou le garder dans l'ignorance, laissant ainsi la voix de Taehyung envahir le minuscule appartement, caresser les murs, inonder chaque pièce, avant de noyer son propre coeur, le laissant suffoquer en silence.


Finn grimpa les marches, le bois blanc grinçait, craquait sous ses pieds comme les feuilles en automne, musique aussi agréable qu'inquiétante. Ce détail l'avait un peu chagriné à l'époque, lorsqu'il avait visité l'endroit pour la première fois. Aux yeux de son associé ça ajoutait du caractère au lieu et c'était charmant, authentique, bucolique, une idylle, un rêve d'enfant, selon lui c'était surtout dangereux. Et si un beau jour l'escalier cédait sous leur poids, sous l'effet de l'usure, s'il s'écroulait tout simplement, leur cou à tous les deux se brisant dans la chute ? Il avait toujours été plus pragmatique que Jungkook, plus rationnel, plus raisonné, les pieds bien sur terre et la tête sur les épaules. Mais le petit prince l'avait regardé avec ses grands yeux brillants, l'orage couleur perle vibrant doucement dans ses prunelles, le suppliant de sa moue boudeuse et Finn avait fini par céder.

Bien sûr qu'il avait cédé. Il n'avait pas eu besoin qu'on le persuade. Il avait toujours su que ce devait être ce lieu et pas un autre, que les yeux gris ne chercheraient pas ailleurs. C'était ce rêve que le prince désirait et il n'était personne pour lui dire de rêver à autre chose. Jungkook rêvait de la maison bleue à la pointe de Perkins Cove depuis qu'il était enfant. Il lui en avait tant parlé, la voix excitée, les mains bougeant dans tous les sens. Il lui avait montré les plans qu'il avait dessinés, tous les projets qu'il avait en tête. Il fourmillait d'idées, il avait hâte tout en prenant son temps, plein de souhaits et de réflexion, attentif de faire les choses comme il fallait. Et ça avait fait du bien à Finn de s'y plonger à son tour, de s'impliquer, ça l'avait diverti, ça lui avait sorti la tête de son deuil.

Jungkook rêvait d'une vue sur la mer, d'un toit léché par les nuages tout en ayant les pieds presque dans l'eau, les fleurs jamais assoiffées, jamais fanées.
Le sel, le bois et les pétales mélangés.
La mer et les fleurs.
Les mouettes tournoyants au-dessus du toit, ponctuant leurs journées de rires et de jacassements.

Il n'y avait rien de plus beau aux yeux du petit prince.

Jungkook avait économisé durant des années dans le seul but d'acquérir un jour la maison bleue et d'y ouvrir son propre magasin de fleurs, de marcher sur les traces de Jonesy St James, de faire perpétuer son héritage et son enseignement, toutes ces années à apprendre auprès de lui, tout en volant de ses propres ailes, tout en réalisant son propre rêve. Et Finn savait que son grand-père aurait approuvé, les aurait encouragés, qu'importe qu'ils aient vendu la boutique sur Main Street, qu'importe qu'ils aient pris leur envol ailleurs. Qu'importe l'endroit. Et Finn était éventuellement tombé sous le charme à son tour. Cette maison aménagée, transformée, fleurie du sol au plafond, cette ode au printemps leur ressemblait un peu à tous les trois.

Son grand-père, Jungkook et lui.

C'était sans doute pour cela qu'il l'aimait autant, qu'il s'y était attaché et que c'était devenu son rêve à lui aussi. C'était sans doute pour cela que finalement, le craquement des marches était devenu un son plus si désagréable que ça à ses oreilles. Et que la peur de la chute n'était plus qu'un souvenir lointain.

Quand ses pieds foulaient ces marches, la seule chose qu'il avait en tête c'était qu'elles le menaient vers Jungkook.
Toujours vers lui.



Comme il s'y attendait, la porte en haut des escaliers était entrouverte de quelques centimètres, juste de quoi faire passer les échos lointains d'une voix jamais tout à fait oubliée.

Ou tout bonnement inoubliable.

Le cœur de Finn se tordit dans sa poitrine, torturé, meurtri, mal à l'aise d'avoir parlé à la place de Jungkook, à l'idée de ne pas avoir fait, dit, ce qui fallait, de ne pas avoir prononcé les bons mots. D'avoir mal agi en espérant, en essayant, de le protéger, de le préserver. Inquiet d'avoir prononcé le mot de trop. D'avoir gâché quelque chose qu'il ne comprenait pas, ne cernait pas très bien.

Il poussa la porte blanche d'une seule pression et un doux grincement résonna, brisant le silence feutré qui s'était installé depuis le départ de Taehyung et la fermeture prématurée de la boutique. Il passa la tête par l'entrebâillement, prêt à faire demi-tour si jamais Jungkook ne voulait pas le voir ou lui parler, si jamais il désirait rester un peu seul. Personne ne l'accueillit, aucun bruit ne lui parvint. L'appartement était calme, il ne percevait même pas le bruit des griffes d'Helle sur le parquet. Le chien ne vint pas vers lui comme il le faisait habituellement. Il devait être aux côtés de Jungkook, couché à ses pieds ou contre lui, comprenant que c'était là qu'il devait être, que c'était là qu'on avait besoin de lui. Finn traversa le petit couloir en quelques enjambées, la minuscule cuisine était déserte, la salle de bain était silencieuse et plongée dans le noir, il ne restait que la chambre.

La porte était entrouverte, Finn se doutait que Jungkook était sorti de son cocon en reconnaissant la voix de Taehyung et qu'il avait laissé les portes ouvertes sur son passage afin de l'entendre sans se faire remarquer, sans déclarer sa présence. Un petit prince curieux mais timide, craintif, replié dans sa cachette. Finn poussa délicatement la porte, la petite chambre se découvrant sous ses yeux, la tapisserie, l'armoire en bois blanc dans un coin, le bureau couvert de paperasse mêlée à des gribouillis, des croquis et des aquarelles non achevées, et enfin le lit. Jungkook y était allongé, immobile, les bras le long du corps, ses cheveux bruns étalés en forme d'auréole sur l'oreiller. Sa canne était posée en équilibre contre la table de chevet, à portée de main. Son visage était tourné vers la fenêtre et Finn ne distinguait pas son expression, il pouvait juste apercevoir un semblant de réflexion dans la vitre, rien qui ne lui permette de dire si Jungkook était en colère, peiné, déçu ou s'il avait pleuré.

Le brunet ne bougea pas, tressaillit à peine lorsque la grosse peluche blanche couchée contre son flanc, le museau reposant sur sa jambe raide, releva la tête et lécha affectueusement la main que Finn lui présenta, jappant doucement comme pour le saluer ou lui donner des nouvelles.

— Il est parti ? interrogea Jungkook d'une voix si basse, si fragile qu'elle en était presque inaudible.
— Oui. La cérémonie commence dans un peu plus d'une heure.
— Tu devrais aller te préparer.

Jungkook n'avait pas bougé, il n'avait pas esquissé le moindre mouvement, il avait à peine réagi lorsque leur chien s'était recouché près de lui, sa tête sur sa cuisse, ses petits yeux noirs passant d'un garçon à l'autre.

Finn contourna le lit, il poussa un peu l'arrière-train touffu du samoyède et se coucha à côté du brunet, face à lui, son corps dans l'axe du sien, sa joue posée sur son bras replié, son visage s'imposant dans son champ de vision, brisant cette bulle que Jungkook avait construite autour de lui. Le chien entre eux remuait gentiment la queue de gauche à droite, bien heureux d'être ainsi entouré, espérant recevoir quelques marques d'affection. Finn le caressait distraitement, ses mains plongeant dans son pelage, y trouvant un certain réconfort, mais son attention restait fixée sur Jungkook.

Leurs yeux s'accrochaient, se perdaient de vue puis se retrouvaient. Finn voyait les iris gris s'agiter et il se demandait à quoi Jungkook pensait, ce qu'il ressentait, ce qu'il essayait peut-être de dire. La mélancolie avait pris possession de ces traits qu'il connaissait par cœur, mordant délicatement la peau de pêche des joues, humidifiant les yeux et faisant frémir les lèvres. Faisant naître des mots sur cette bouche avant de les faire ravaler, le silence persistant dans la petite chambre.

Jusqu'à ce que.

— Tu as tout entendu ? demanda Finn, même s'il connaissait déjà la réponse, même s'il était si aisé de la deviner.
— Oui.











Il fallut tout juste onze minutes à Taehyung pour rejoindre l'église de St Mary en venant de Perkins Cove. Il croisa quelques véhicules qui allaient dans la même direction que lui et, mains soudées autour du volant, il se demandait s'ils allaient au même endroit, s'ils connaissaient peut-être sa grand-mère, s'ils connaissaient peut-être ses parents. Il observait les voitures dans son rétroviseur, cherchant à apercevoir un visage, des traits familiers, mais toutes finissaient par tourner avant le panneau qui indiquait la route de l'église.

Les fleurs ne semblaient pas bougé dans le coffre, Finn le lui avait assuré et Taehyung se doutait qu'il avait une technique efficace pour les ranger au mieux, qu'il savait ce qu'il faisait. Malgré cela, il avait roulé plus doucement que d'habitude, prit les virages un peu plus lentement, moins largement, l'oreille attentive au moindre bruit provenant de l'arrière de la voiture, inquiets de peut-être créer un quelconque dommage aux bouquets. Les bouquets que Jungkook avait faits. Les fleurs qu'il avait sélectionnées, taillées minutieusement, rassemblées et organisées de ses mains. Pour les funérailles de sa grand-mère. Il avait demandé à faire lui-même la commande, ça avait eu de l'importance pour lui, et Taehyung ne parvenait pas à penser à autre chose.

Il s'y accrochait, comme si c'était la preuve que Jungkook ne l'avait pas totalement oublié, qu'il ne le détestait pas, l'assurance qu'il représentait encore quelque chose à ses yeux. Alors que Jungkook avait certainement voulu faire cette commande car leurs familles se connaissaient depuis des années, même si leurs parents n'étaient ni proches ni amis, qu'il respectait les Kim et que c'était sa manière de leur communiquer sa sympathie durant cette période, une manière aussi de s'excuser de ne pas venir à la cérémonie. Taehyung ne devait rien y voir de personnel, il le savait. Mais il avait besoin de croire que c'était un petit peu pour lui, même si c'était inconscient de la part du garçon.

Il avait besoin de croire que Jungkook reviendrait vers lui, éventuellement, ou qu'il accepterait que lui fasse un pas dans sa direction.

Finn lui avait donné un minuscule espoir, un soupçon de lumière, il lui avait offert un éclairci au milieu de ce ciel voilé, tout en refusant de l'inviter à trop espérer. Il l'avait autorisé à penser que peut-être, tout en refusant de lui dire clairement qu'il pouvait attendre quelque chose de concret, que c'était seulement possible.

Ce n'était pas suffisant tout en l'étant.

Taehyung ne se sentait pas en position d'exiger quoi que ce soit, ou de demander quoi que ce soit. Surtout pas à Jungkook.

Il patienterait, vivrait, renouerait avec la ville et ses habitants.
Il laisserait Jungkook venir à lui lorsqu'il le jugerait bon, lorsqu'il se sentirait prêt, le vent les poussant l'un vers l'autre.

Son cœur s'emballa, battant plus fort, mais il fit de son mieux pour l'ignorer.
Si Jungkook emprisonnait son cœur comme il emprisonnait déjà sa tête, il ne serait plus capable de faire autre chose que de penser à lui.

Et il pensait déjà bien trop à lui.



La tête pleine, les idées un peu embrouillées, les yeux courant à droite à gauche, les joues rougissant sous l'attention qu'il sentait déjà peser sur lui alors qu'il roulait à faible vitesse dans l'allée, Taehyung se gara sur une des places les plus proches de l'église, le coffre dirigé vers l'extérieur afin que ce soit plus facile pour décharger. Encore assis derrière le volant, il en profita pour lisser son costume, réajuster sa cravate, même s'il était certain qu'elle n'avait pas bougé et qu'il ne pouvait rien faire de plus. Il croisa son reflet dans le rétroviseur et tenta de plaquer ses cheveux sur son crâne, même s'il avait passé des heures dans la salle de bain le matin même, s'appliquant à dompter et à arranger sa lourde tignasse et qu'il n'y avait rien d'autre à faire. Il voulait surtout éviter que sa mère ait quelque chose à redire, à critiquer, sans se préoccuper de baisser la voix, peu inquiète ou soucieuse de le reprendre devant plusieurs paires d'yeux trop curieux. Elle ne s'en était jamais soucié avant. Le célèbre écrivain repris par sa mère comme s'il était un gosse de dix ans et non un homme de vingt-sept.

Une fois qu'il fut certain que son allure était présentable, ou qu'il ne pouvait pas faire mieux, il ouvrit la portière et sortit du véhicule, le vent soufflant pour l'accueillir dès qu'il posa un pied dehors. Quelques personnes étaient déjà arrivées et échangeaient quelques mots avec ses parents, d'autres se garèrent sur le parking peu de temps après lui. Son père se tenait un peu à l'écart, toujours dans sa bulle, articulant quelques mots lorsque l'on s'adressait à lui, serrant les mains qu'on lui tendait, acceptant les condoléances de ceux qui les lui offraient. Ils échangèrent tout deux un bref regard, puis son père se détourna. Mais Taehyung continua de l'observer, juste pour un petit moment, juste un examen discret effectué sous couvert de sa frange épaisse.

Il se demandait à quoi il pensait, ce qui se passait dans sa tête, ce qu'il ressentait. Se sentait-il mal à l'aise, mis à nu sans son journal pour le cacher, pour le protéger, comme une barrière entre lui et le reste du monde ? Ou bien ce bout de papier n'était-il réservé qu'aux enfants un peu trop envahissants, un peu trop en recherche d'attention. Pensait-il à sa mère ? Qu'elle était la première chose qui lui venait en tête lorsqu'il pensait à elle ? Pensait-il à son enfance, à ce qu'il avait vécu à ses côtés ou à ce qu'il n'avait pas partagé avec elle ? À tout ce qu'ils n'étaient jamais dit ? Allait-elle lui manquer ?

Était-ce normal de ne pas ressentir de manque ?
Était-ce trop tôt ? 

Sa mère fut la première à venir à sa rencontre, ses petites chaussures noires claquant sur le sol, le tirant de ses pensées, l'arrachant à la contemplation du silence qui entourait son père. Taehyung la regarda venir vers lui, tirant malgré lui sur sa veste, redressant les épaules, ses doigts résistant tout juste à l'élan de venir toucher la fleur sur son torse.

— Je pensais que tu arriverais plus tôt, dit-elle en ouvrant le coffre, jetant un bref coup d'oeil à son contenu, Taehyung fut soulagé de voir que rien n'avait bougé et qu'aucun bouquet n'avait été endommagé.
— Il y avait du monde dans la boutique, mentit Taehyung, pas vraiment enclin à révéler à sa mère qu'il avait échangé avec le propriétaire des lieux pendant plusieurs dizaines de minutes, ne faisant pas attention à l'heure, trop obnubilé, secoué, par sa conversation avec le fleuriste, bouleversé par l'inattendu qui l'avait cueilli.

Il aurait eu bien des difficultés à aborder ces sujets-là avec elle, à parler de ce qu'il ressentait, lui-même cherchait encore à discerner, appréhender et comprendre ses propres sentiments. Tout ce qui se pressait en lui lorsqu'il s'agissait du garçon aux yeux gris.

Il n'avait jamais abordé les sujets du cœur avec elle, par pudeur, la sienne ou celle de sa mère. Les deux s'entremêlant.

— Décharge tout à l'intérieur, s'il te plaît. Tu verras, il y a de la place près de l'autel. Ton costume est très bien, ajouta-t-elle d'un ton adouci en lissant le col qui était déjà parfaitement lisse, avant de tourner les talons, se dirigeant vers le prêtre qui lui faisait signe.

Comme soulagées d'un poids, les épaules de Taehyung se relâchèrent. Il déboutonna sa veste pour être plus à l'aise et se pencha pour prendre les bouquets qui se trouvaient sur le devant.

— Besoin d'un petit coup de main ? proposa une voix dans son dos.
— Monsieur Clarke, souffla Taehyung en se tournant vers la provenance de la voix, il aurait reconnu cette voix et cette moustache parfaitement taillée entre mille. Vous...
— Ces compositions florales sont somptueuses, déclara son mentor alors qu'il prenait à son tour un bouquet dans chaque main.
— Un ami les a faits.
— Un ami très talentueux, dit monsieur Clarke, ses yeux se perdant un instant dans la contemplation d'une anémone.
— Ma grand-mère détestait les fleurs.
— C'est vrai. Elle serait folle de voir tout ça, mais ça n'entache en rien leur beauté. Passe devant mon garçon, je te suis.

Taehyung ne bougea pas immédiatement, retardant un peu l'échéance qui approchait, ce à quoi il n'avait cessé de penser, ce à quoi il s'était préparé, et ce depuis la réception du faire-part quelques jours plus tôt. Et il avait envie de rester là, de poursuivre cette conversation, d'échanger un peu plus que ces quelques mots avec cet homme qui lui avait tant appris, cet homme à qui il devait tant, mais ce n'était pas le moment idéal.

Deux bouquets dans les mains chacun, ils firent un premier aller dans l'église. Taehyung frissonna face au changement de température, la fraîcheur était encore plus mordante à l'intérieur, faisant se redresser les petits cheveux sur sa nuque. Et les frissons se firent plus prononcés à la vue du cercueil disposé devant l'autel. Malgré lui, il avait un peu ralenti le pas, comme s'il désirait remettre à plus tard le moment où il arriverait à sa hauteur, où les formes se feraient plus distinctes, rendant toute méprises impossibles. La mort inévitable.

Il n'était pas certain de ce qu'il ressentait, c'était difficile de mettre des mots sur ce qui remuait à l'intérieur de lui, ce mélange de brouhaha indéchiffrable et de calme plat, mais au moins, il ressentait bel et bien quelque chose. L'impression d'avoir un poids sur la poitrine, comme si une main appuyait dessus, s'attardant délibérément là où ça faisait mal, là où vivait la culpabilité et le malaise. Sa bouche était sèche, sa gorge aussi rêche que du papier, si bien qu'il avait des difficultés à avaler sa salive, et il avait l'impression de s'étrangler à chaque fois qu'il inspirait trop fort. Il ressentait plus de choses, il se sentait davantage affecté que lorsqu'il avait reçu le faire-part, un peu plus que lorsqu'il était arrivé chez ses parents. Il ne se sentait pas marqué, meurtri, mais tout prenait une autre dimension à présent, comme s'il réalisait qu'il ne s'agissait pas d'un mauvais rêve, d'une terreur nocturne ou les vestiges un peu brumeux d'une autre nuit d'insomnie. Que c'était bien quelque chose à laquelle il devrait, devait, se confronter, qu'il le veuille ou non, qu'il se sente prêt ou non. Aucun autre choix ne s'offrait à lui.

Il n'y avait pas de fuite possible, nulle part où aller.

Il avançait pas après pas, seul le bruit de ses chaussures et celles de monsieur Clarke brisait le silence religieux, la distance se réduisant inéluctablement, jusqu'à ce qu'il arrive finalement à proximité du cercueil, ses yeux s'accrochant malgré lui au bois, sobre, parfaitement poli sur lequel se reflétait les flammes des chandelles, et au nom gravé sur une plaque dorée. Le cercueil reposait sur un support recouvert d'une étoffe noire, Taehyung se baissa et déposa le premier bouquet d'un côté, monsieur Clarke en fit de même, tous les deux observant un silence respectueux. Puis, ils retournèrent à la voiture et firent le même parcours, déposant un à un les bouquets, laissant la place du milieu, face à l'allée principale, à la large couronne d'anémones, de chrysanthèmes et de pavots que ses parents avaient choisie.

Taehyung laissa ses doigts caresser un instant les pétales froids, puis il se redressa, reboutonnant sa veste, l'ancolie solitaire, badge mélancolique accroché à sa poche, semblait baisser la tête vers ses congénères arrachées à leurs racines, ou vers le cercueil, tout aussi seul.

Il frissonna, à cause de la fraîcheur du lieu, de cette vision, à cause du souvenir de ses cauchemars de la nuit passée, de cette inquiétude qui persistait, qui prenait de l'ampleur, puis monsieur Clarke lui toucha l'épaule et il le suivit dehors.

Il avait besoin d'air.


— Monsieur Clarke, commença Taehyung lorsqu'ils furent à nouveau à l'extérieur, lorsqu'il put respirer un peu plus correctement. Je suis désolé, vraiment désolé pour...
— Je sais Taehyung, le coupa le rédacteur en chef avec un sourire bienveillant, une main posée sur son épaule, la serrant sans force, sans faire mal, mais ce n'est pas le bon moment, ni le bon endroit, pour parler de tout ça, tu ne crois pas ? Viens à la maison demain, ou un autre jour, viens quand tu veux, je cuisinerais et on pourra discuter de tout ce que tu souhaites.
— D'accord, répondit Taehyung, un peu soulagé, de voir que lui non plus ne lui claquait pas la porte au nez, même s'il aurait préféré dire sans attendre à son mentor ce qu'il avait sur le cœur et sur la conscience, ce qui remuait en lui, se débarrasser le plus vite possible de ce poids qui s'était alourdi au fur et à mesure des années, devenant de moins en moins supportable, cette honte, cette culpabilité, tout ce qu'il avait manqué ou fait de travers.

Mais il n'eut pas le temps d'y penser plus en profondeur, monsieur Clarke prit congé et il se contenta de s'accrocher à l'idée qu'ils parleraient plus tard, bientôt, en tête-à-tête, que monsieur Clarke l'invitait à le faire dans un endroit et à un moment plus propices.

La promesse que cette conversation n'était pas terminée, qu'elle venait en réalité à peine de commencer.

Ça lui laissait le temps de réfléchir à ce qu'il dirait, à comment il le dirait.
Ça lui laissait le temps de réfléchir par où commencer.





Les gens continuaient de venir, les voitures arrivaient par vagues, noyant le parking, et il ne pouvait plus se cacher derrière un bouquet de fleurs. Ses parents étaient les premiers à recevoir les attentions et les paroles de soutien des nouveaux arrivants, les condoléances s'enchaînaient et ils s'inclinaient et y répondaient avec politesse, puis les invités se tournaient vers Taehyung, parfois étonnés, déroutés de le voir là, de le voir après tant d'années, parfois confiants quant à sa présence. Il se retrouvait confronté à des personnes qu'il n'avait pas vues depuis des années, d'autres dont il n'avait gardé qu'un vague souvenir, mais il agissait et réagissait avec affabilité face à chacune d'entre elles, s'inclinant et acceptant leurs condoléances à son tour. Ce, tout en restant un peu en retrait, un peu nerveux aussi, articulant juste un mot ici et là, ses mains croisées dans son dos, les ongles de l'une frottant contre la peau de l'autre, ravivant les marques qu'ancrait l'anxiété dans sa chair.

Il était inquiet qu'on lui pose des questions, sur lui, sur son départ, sur Los Angeles ou sur ses livres, inquiet qu'on le mette face à ses actions, à ces choix que certains n'avaient peut-être pas compris, qu'on l'y confronte, qu'on lui dise explicitement à quel point ses décisions avaient blessé ses parents, à quel point les choses avaient changé après son départ. Inquiet que l'on se rende compte que ses yeux demeuraient secs, qu'il n'avait pas pleuré pour sa grand-mère et qu'à l'aube des funérailles, il n'était toujours pas secoué par l'émotion. Il avait peur de lever la tête et de croiser des regards réprobateurs, plein de jugement, alors il se détournait dès que l'occasion se présentait, se faisant le plus petit possible afin qu'on l'oublie.

Il ne disait rien, mais il écoutait, et autour de lui, on parlait essentiellement de sa grand-mère. Certains faisaient ressurgir des souvenirs qui dataient de plusieurs décennies en arrière, les plus âgés se souvenaient de la petite fille qu'ils avaient rencontrée, sa grand-mère parlant à peine quelques mots d'anglais à cette époque, se mélangeant difficilement à ceux qui étaient encore pour elle de parfaits étrangers à son pays et à sa culture. D'autres avaient été présents à son mariage, à la naissance de son fils, plus nombreux étaient ceux qui l'avaient connue plus récemment, âgée, toujours aussi peu bavarde, toujours aussi peu sociable et engageante, difficile à apprécier. Taehyung écoutait, curieux et chamboulé d'entendre ces bouts d'histoire, de découvrir sa grand-mère à travers les yeux d'autres personnes, comparant la personne qu'elle avait été, celle qu'ils avaient côtoyée et celle que lui-même avait connue.

C'était surprenant et touchant d'une certaine manière.
Rassurant aussi.

C'était rassurant de savoir qu'elle avait toujours été dure, difficile, distante et froide, peu importe les relations. C'était rassurant de savoir que ce n'était pas la faute de son père ou la sienne, qu'ils ne l'avaient pas rendue ainsi.

Peut-être était-ce la faute de ses parents à elle, de son histoire, de son éducation, peut-être n'était-ce la faute de personne.



— Taehyung, l'appela une autre voix familière qu'il n'avait pas entendue depuis des années, une voix douce qui faisait chanter le souvenir d'une autre, une voix qui berça son cœur d'une manière qui le soigna et le brisa un peu plus. Mon garçon, c'est si bon de te revoir.

Les parents de Jamie et Jungkook venaient vers lui, marchant main dans la main, Rosie, dans une robe noire, ses cheveux châtains coiffés sur le côté, et Yunjae, dans un costume tout aussi sobre, le front dégagé, ses cheveux noirs séparés par une raie parfaite, tous les deux très élégants. Rosie Odair ne tarda pas à venir l'étreindre, le serrant contre elle, l'étouffant presque entre ses bras, mais Taehyung souriait, accueillait ce contact avec plaisir, plongeant dans ses bras alors qu'il enroulait les siens autour d'elle, suppliant presque d'être étreint de cette manière.

Il avait envie de croire qu'il avait le droit à cette chaleur maternelle. Il avait envie de croire qu'il le méritait.

Et il n'avait rien demandé, il n'en avait pas eu besoin, on le lui offrait de bonne grâce, de bon cœur, comme si c'était normal, comme s'il n'y avait rien de plus normal.

Les yeux bleus de Rosie pétillaient comme dans son souvenir, ce rire qui semblait éclater comme de petites bulles dans ses pupilles à chaque fois qu'elle battait des paupières, ses longs cils, légèrement maquillés, papillonnant contre ses pommettes, créant des ombres chinoises sur sa peau. Son odeur était restée la même, le parfum qu'elle mettait depuis des années mêlé à la lessive qui embaumait subtilement ses vêtements, et Taehyung se laissait aller, oubliant presque où il était et pourquoi, mettant de côté ce qui se passerait dans les prochaines minutes, le cercueil qu'il avait orné de fleurs quelques minutes plus tôt, celui-là même qui serait bientôt recouvert de terre.

Rosie desserra son étreinte et se recula d'un pas, juste ce qu'il fallait pour pouvoir l'observer, ses mains quittant ses épaules pour venir capturer ses joues, le regardant comme il aurait aimé que sa mère le regarde la veille lorsqu'il avait sonné à la porte. Il se sentit mal tout à coup, glacé, coupable d'avoir laissé cette pensée s'immiscer, mais un peu consolé malgré tout. C'était humain d'avoir besoin de ce genre de chaleur, de la rechercher chez ses proches et d'être déçu de se la voir refuser, froissé d'être ainsi rejeté, et que ce soit devenu une habitude. Ce câlin, puis tous les contacts qui lui avaient succédé étaient ce qui lui fallait et il avait fondu dedans sans se poser de questions, reprenant des forces, physiques et mentales.

C'était bon pour son moral, mais rude pour son cœur.

C'était dur d'affronter ainsi le visage qui lui faisait face, c'était douloureux et beau à la fois, ça l'empêchait de détourner le regard, ses yeux se noyant dans ceux de Rosie, dans le reflet qu'il y voyait.

Si Jamie avait tout pris de leur père, Jungkook, lui, ressemblait beaucoup à sa mère. Les mêmes yeux ronds et clairs, la même rondeur au niveau des joues, une peau de poupée et ce grain de beauté sur le côté du nez.


Il avait l'impression de le voir alors que c'était Rosie qui se tenait devant lui.
Sa bouche était sèche contrairement à ses yeux et son cœur battait fort, il sentait les pulsations désordonnées résonner dans son torse, à ses oreilles et au bout de ses doigts.
Il avait l'impression que si son cœur continuait à battre de cette façon il allait finir par exploser.

Ou s'arrêter pour de bon.


Il pensait que s'il ne revoyait jamais Jungkook il avait eu la chance, l'opportunité douloureuse, d'avoir vu son visage à travers celui de sa mère, et d'avoir ressenti sa bienveillance, sa douceur à travers elle.


— Regarde-toi, continua-t-elle, l'observant avec tendresse, un brin d'inquiétude aussi. Tu vas bien ? Tu as le teint un peu pâle, fit-elle remarquer, ses sourcils se fronçant légèrement sur son front alors que ses pouces caressaient ses joues, ses tempes avec un soin purement maternel, frôlant les cernes sous ses yeux comme si elle essayait de les effacer.
— Je vais bien, juste un peu fatigué.
— Le voyage a dû être long, dit-elle, compatissante. Tu es arrivé quand ?
— Hier après-midi.
— Mon chéri, ça n'a pas dû être évident, enchaîner tout ça en si peu de temps.
— Ça va, répondit Taehyung, et ça allait, même s'il ignorait à quel point ça allait réellement.
— Tu passes à la maison quand tu veux, d'accord ? lui fit savoir Yunjae en posant une main sur son épaule, la serrant gentiment, la chaleur de sa paume le réchauffant un peu, et Taehyung hocha la tête, heureux de savoir qu'il y avait toujours une place pour lui chez eux, heureux de savoir qu'il était toujours le bienvenu.
— On fait pousser des citrons dans le jardin depuis l'été dernier, tu aimes la tarte aux citrons ?
— J'adore ça, s'exclama Taehyung, les yeux s'illuminant sans doute un peu, salivant déjà à l'idée d'en savourer une part.
— Parfait. Mes garçons n'en sont pas les plus grands fans et c'est triste de faire des gâteaux que pour soi-même. Je ferais des tartes rien que pour nous deux, souffla Rosie, comme s'ils partageaient un secret.

Taehyung frémit légèrement à la mention de ces fameux garçons, son cœur se tordant comme pour lui rappeler qu'il lui faisait déjà assez de mal comme ça, qu'il lui en faisait endurer déjà assez.

C'était étrange d'entendre Rosie parler de ses enfants et pourtant, il n'y avait rien de plus normal.
Il en avait simplement perdu un peu l'habitude, sa vie avait été si différente depuis son départ.

C'était comme s'il redécouvrait tout, comme s'il redécouvrait les relations qui l'avaient façonné, qui l'avaient fait grandir, comme s'il se reconnectait à ce qu'il avait un jour éprouvé pour les uns et les autres.


Il avait beaucoup pensé à Jungkook, il penserait un peu plus à lui au cours des jours à venir, des questions obsédantes en tête, mais cela n'effaçait pas Jamie. Rien n'effaçait Jamie. Il représentait une grosse partie de sa vie à lui tout seul, plus de dix ans d'amitié, sa mémoire débordait de souvenirs, des bêtises et des sourires au coin des lèvres.

Jamie lui manquait.

Aurait-il l'occasion de le revoir ? Il comprenait qu'il ne soit pas présent à l'enterrement, Jamie n'avait jamais trop porté la grand-mère Kim dans son cœur, il la trouvait trop froide, trop injuste, intouchable, et il n'avait pas cette hypocrisie en lui, il n'aurait jamais pu faire semblant. Cependant, Taehyung était certain qu'il aurait fait l'effort, pour lui, s'il avait su qu'il était revenu. Il aurait tenu à être présent, par amitié.

Il attendrait sa prochaine visite.
Il n'avait aucun moyen de savoir quand il reverrait Jungkook, mais il avait déjà un peu plus de certitudes pour ce qui était de Jamie.

Et cette fois-ci, il serait là la prochaine fois que Jamie viendrait.
C'était une promesse.



Il avait envie de poser des questions à Rosie et Yunjae, de rattraper le temps perdu, savoir comment ils allaient, comment était leur vie, ce qu'ils faisaient en ce moment, si ça allait pour eux, s'ils faisaient pousser autre chose que des citrons dans le jardin, comment allait Jamie, ce qui était arrivé à Jungkook, s'ils avaient besoin de quelque chose, s'il pouvait faire quelque chose. Mais une petite voix lui chuchotait que ce n'était ni le bon endroit ni le bon moment pour ça et qu'il ne ferait que remuer le couteau dans la plaie, dans la sienne, mais surtout dans la leur.

Ces questions pesaient lourd, elles prenaient tant de place que ça en était étouffant et pénible de penser à autre chose, mais il saurait les ravaler et trouver une autre occasion, plus tard. Il ne voulait pas gâcher ces retrouvailles, la douceur et la bienveillance qu'elles lui inspiraient, et c'était si agréable de se trouver en leur présence, d'échanger quelques mots avec eux, de se sentir de nouveau accepter par cette famille. Il demanderait plus tard, ou il ne demanderait rien, se contentant de ce qu'il savait ou de ce qu'il pensait savoir, ce qu'avait bien voulu lui dire Finn et ce qu'il avait compris.

Il laisserait le vent lui conter la fin de l'histoire, lui souffler des secrets. Ou il attendrait que Jungkook le lui dise lui-même.

Idéalement c'était ce qu'il souhaitait, ne plus interroger ses proches et juste attendre que Jungkook vienne vers lui, attendre qu'il soit suffisamment prêt à le voir, à lui parler, juste se montrer disponible, présent pour lui.


Les mains de Rosie avaient quitté son visage, ses doigts reposaient à présent sur sa poitrine, proches de son cœur, proches de la fleur. Elle recoiffa du bout de l'index les pétales un peu froissés par le vent, par leur étreinte aussi. Taehyung se demandait si elle se doutait d'où cette fleur venait, si elle avait compris qu'il avait fait la connaissance de Finn, qu'ils avaient échangé quelques mots, qu'ils avaient parlé de Jungkook. Il devinait que ça devait se lire sur son visage. Il se demandait si elle se doutait qu'il était chamboulé, qu'il s'inquiétait, qu'il ne pensait plus qu'à ça, qu'à lui.

Il pensait que oui, elle s'en doutait, elle les avait aperçus tous les deux, même si, ni elle ni personne ne comprenait vraiment ce qui les liait Jungkook et lui, même si personne n'avait jamais trop compris, eux les premiers. On les voyait ensemble, l'un venait à la rencontre de l'autre sur la plage, le premier arrivé attendait l'autre, sans que ce soit décidé ou convenu à l'avance, ils finissaient toujours par se retrouver, et parfois on les voyait repartir ensemble. Personne n'avait cherché à coller une étiquette à leur relation, peu importe ce que c'était, ce qu'ils pouvaient bien se raconter, partager, ils étaient juste Taehyung et Jungkook. Et il y avait une certaine beauté dans ce tableau, le bleu du ciel, ce gris incroyable dans les yeux du plus jeune et le rire des mouettes, des mains qui écrivent ou qui dessinent, une beauté brute et pure.

Personne n'avait cherché à comprendre, à déterminer ce qu'ils étaient l'un pour l'autre, ils ne l'avaient jamais trop su eux-mêmes, ils n'en avaient jamais parlé.

Peut-être auraient-ils été amenés à faire si Taehyung n'était pas parti.

Son cœur se tordit un peu plus lorsque cette pensée l'effleura, faisant couler un torrent glacé le long de sa colonne vertébrale, un torrent qui ressemblait fortement à des larmes retenues, un océan sur ses joues.

Et maintenant il y avait Finn.





Il fut tiré de ses pensées par ce visage qui lui était un peu plus familier à présent, des yeux verts et des cheveux d'un blond foncé, il les avait coiffé en arrière pour l'occasion. Finn venait vers eux. Il déposa un baiser sur la joue de Rosie en s'excusant pour le retard et échangea une poignée de main chaleureuse avec Yunjae, la main du père de Jungkook autour de son coude comme pour appuyer ce geste, leur proximité éclatant aux yeux de Taehyung qui s'était décalé, se tenant un peu en retrait. Les prunelles de Finn croisèrent par moments les siennes, ses lèvres lui offrant un petit sourire, poli, mais un peu gêné, l'un et l'autre repensant certainement à leur premier échange de la journée, à ce qui avait été dit, à ce qui vivait désormais entre eux.

L'écrivain se sentait un peu de trop, comme s'il ne faisait pas partie de cette famille recomposée, il n'avait pas la même place que Finn, il la cherchait encore, peu certain qu'elle soit encore sienne, comme s'il attendait qu'on lui donne l'autorisation de la reprendre. Il n'avait pas envie d'imposer un peu plus sa présence, alors il s'inclina poliment, remercia Rosie et Yunjae, Finn aussi, pour leur présent et s'éloigna.

Une bonne trentaine de personnes se trouvaient à présent devant l'église, attendant le signe qu'il était l'heure d'entrer. Il s'efforça de retourner les regards et les sourires qu'il croisa, puis tenta de se faufiler parmi les voisins et les amis, sans trop savoir où il allait, où il voulait aller, ce qu'il comptait faire à présent. Et comme si elle avait compris que c'était le bon moment, qu'il en avait besoin, qu'il avait besoin d'elle, un rayon de soleil perça la grisaille de plein fouet, fendant le groupe de personnes en deux alors qu'elle avançait vers lui. Rachel avait revêtu un ensemble bleu marine, ses longs cheveux attachés en une queue-de-cheval haute, deux petites mèches rebelles frôlaient ses joues à chaque pas qu'elle faisait. Elle marcha tout droit vers lui, ne prêtant que très peu d'attention aux autres, et il ne bougea pas, attendant que sa présence le percute, que ses rayons lumineux le touchent et le réchauffent. Elle ne ralentit pas alors qu'elle ne se trouvait plus qu'à quelques pas de lui et leurs deux corps se percutèrent. Elle lui sauta presque au cou, ses bras s'enroulant autour de sa nuque alors qu'il encerclait les siens autour de sa taille, respirant son parfum de jonquille et de café chaud. Ils restèrent ainsi plusieurs secondes, ni l'un ni l'autre n'esquissa le geste qui initierait la fin de cette étreinte. Sa bouche frôlant son avant-bras tendu sur son épaule, Taehyung souffla qu'il était content qu'elle soit là, que sa présence représentait beaucoup pour lui, et elle lui répondit par un baiser sur sa joue.

Les cloches sonnèrent et les invités commencèrent à entrer un à un dans l'église, observant le plus grand des silences, prenant place sur les bancs en bois, Taehyung et Rachel se décollèrent finalement afin de leur emboîter le pas. Elle lui prit la main et ne la lâcha pas, leurs doigts s'entremêlant instinctivement, la paume brûlante de Rachel incendiait sa peau blême et un peu froide, son contact ferme l'empêchait de fuir ou d'avoir envie de se faire du mal, sa peau déjà à vif par endroits. Ils entrèrent dans l'église dans les derniers, ses parents étaient déjà installés, assis au premier rang, avec vue directe sur l'autel et sur le cercueil. Les jambes glacées et le cœur à l'envers, Taehyung prit place à côté de sa mère et Rachel s'installa à côté de lui, leurs mains toujours jointes.

Il avait besoin de ce contact pour ce qui allait suivre.
Il avait besoin d'une ancre à laquelle se rattacher et il avait l'impression que Rachel le maintenait à flot.














— 𝐍𝐃𝐀

honnêtement c'était un des chapitres que j'attendais le plus d'écrire, notamment pour la première (vraie) rencontre Taehyung/Finn, vraiment je trépignais sur place. d'ailleurs j'ai hâte de connaître votre avis sur ça, sur leur conversation, ainsi que sur la petite scène entre Finn et Jungkook, sur ce que j'ai pu montrer ou dire à leur sujet.
c'est aussi un chapitre avec un petit peu plus de révélations, ou du moins d'indices, notamment sur Jungkook, quelques premiers éléments de réponses, et promis, il y aura de vraies explications par la suite. c'est la première fois qu'on parle directement de lui, la première fois que vous avez réellement un aperçu de lui, j'espère que vous avez apprécié le voir un petit peu (oui je sais je vous fais languir hihi). j'espère que vous arrivez un peu à comprendre ou du moins à entrevoir ce qui se passe même si c'est normal que vous soyez encore un peu dans le flou.

dans ce chapitre vous découvrez un nouveau lieu et un personnage secondaire que j'ai eu l'occasion de mentionner dans les chapitres précédents, sans vraiment m'attarder dessus, mais que j'aime ÉNORMÉMENT. vraiment Finn je l'aime d'amour, il est adorable, si bienveillant, il est si important pour Jungkook et leur relation me fait fondre.
et aussi, première apparition de monsieur Clarke, des parents de Jungkook, petit retour de Rachel aussi, ce chapitre est en réalité plein de promesses pour l'avenir et les futurs chapitres... Hâte d'écrire tout ça !

disclaimer : encore une fois par rapport aux lieux, je me suis inspirée d'endroits, de rues etc qui existent vraiment, j'ai cherché des vidéos, des photos, mais je n'ai pas tout respecté à la lettre, je suppose que je mélange un peu réalité et ce que j'ai en tête.

et enfin je vous laisse avec ce petit descriptif illustré de jolis dessins de cette fameuse fleur, à quoi elle ressemble fermée (comme dans ce chapitre) et ouverte. vraiment j'ai eu un gros coup de cœur pour elle.

j'espère que ce chapitre vous a plu
merci d'avoir lu, de continuer à lire cette histoire
à bientôt pour la suite
𝓸𝓭𝔂𝓼𝓼𝒆𝓾𝓼

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