𝟦. 𝘱𝘰𝘳𝘵𝘳𝘢𝘪𝘵(𝘴) 𝘥𝘦 𝘧𝘢𝘮𝘪𝘭𝘭𝘦



❛ 𝘭𝘰𝘰𝘬𝘪𝘯𝘨 𝘢𝘵 𝘱𝘦𝘰𝘱𝘭𝘦
𝘸𝘩𝘰 𝑏𝑒𝑙𝑜𝑛𝑔 𝘵𝘰 𝘶𝘴,
𝘸𝘦 𝘴𝘦𝘦 𝘵𝘩𝘦 𝘱𝘢𝘴𝘵, 𝘱𝘳𝘦𝘴𝘦𝘯𝘵,
𝘢𝘯𝘥 𝑓𝑢𝑡𝑢𝑟𝑒, ❜

𝐆𝐚𝐢𝐥 𝐋𝐮𝐦𝐞𝐭 𝐁𝐮𝐜𝐤𝐥𝐞𝐲





— Bonjour maman.

Ses doigts s'étaient resserrés autour de la lanière de son sac, par réflexe, ou par nécessité, une nécessité qu'il n'aurait su expliquer, juste le besoin anxieux de tripoter quelque chose, d'occuper ses doigts. De s'accrocher à quelque chose, ne pas se laisser glisser. Ne surtout pas se laisser glisser. Il n'avait pas vraiment fait attention, il ne faisait plus attention, il ne le remarquait plus. Ce mouvement s'était imposé à lui, de manière instinctive, comme bien souvent lorsque l'angoisse s'engouffrait par une ouverture, s'exprimait à travers son corps, dirigeait ses muscles comme s'il s'agissait des articulations d'un pantin de bois, totalement sous son contrôle, et il obéissait à la moindre pulsion, au moindre élan, même le moins logique. Il était nerveux, incroyablement nerveux, le cœur battant tantôt trop vite, tantôt trop fort. Ses jointures osseuses et délicates avaient blanchi sous la pression exercée, serrant toujours plus fort malgré tout, qu'importe l'inconfort ou la douleur sourde qui se répandait dans sa main. Il fallait faire barrage aux tremblements qui s'accentuaient, ou pour faire en sorte qu'ils soient moins ressentis, moins visibles. Pour reprendre un peu le contrôle, sans avoir totalement la main dessus.

Il était déjà dans un état d'agitation palpable en descendant de l'avion, puis en allant à la rencontre de cette ville, en se reconnectant à elle et à ce qu'elle représentait pour lui. Cet état ne s'était qu'affirmé maintenant qu'il était au pied de la maison de son enfance, le marionnettiste se mettant en œuvre.

La peur d'être à présent trop différent, trop en décalage, d'être trop perdu, de s'être trop perdu, et de ne plus retrouver ses marques.

La peur d'être traité différemment aussi sans doute.

De ne plus être aimé comme avant.
De ne l'être pas assez, de l'être trop.

L'angoisse s'était un peu apaisée grâce à l'air marin, la pureté un peu brutale de cet oxygène qui avait rempli ses poumons flétris par la sécheresse de la Californie, grâce également à la sensation du sable frais sous ses pieds, le corps qui s'enfonce un peu, jamais plus que ce qu'il faut, et tous ces petits détails qui lui avaient sauté aux yeux alors qu'il marchait dans les rues, et la chaleur du corps de Rachel lorsqu'elle l'avait serré dans ses bras, la chaleur de ses yeux lorsqu'elle l'avait reconnu à travers les gouttes de pluie sur la vitre de son café. Ces histoires, ces souvenirs qui n'appartenaient qu'à cette petite ville du Maine, qui étaient imprimés dans sa tête, qui vivaient bien au chaud dans sa cage thoracique et qu'il n'inventerait jamais nulle part ailleurs. Ce bout de lui encore intact, persistant, résistant. À cette sensation de douce euphorie et de liberté, celle qu'il avait poursuivie, recherchée, celle qu'il pensait trouver ailleurs, mais qui l'avait caressé sur la plage, puis dans les rues d'Ogunquit. Qui le touchait partout depuis son retour, l'éteignant comme une vieille amie. À croire qu'il n'avait pas été libre à Los Angeles, pas vraiment. L'idée que tout était à sa portée, à quelques centimètres de ses doigts, attendant juste qu'il le saisisse. Qu'il ose le faire. Qu'il arrête un peu d'être lâche, trop dans la retenue, dans l'hésitation.

Qu'il fonce, qu'il aille de l'avant.
Un pied devant l'autre, en regardant toujours devant lui.


Les retrouvailles avec Rachel, son sourire, son accueil, ces quelques mots échangés, avaient été un aparté, une pause bien méritée, un détour, mais tout lui revenait en pleine figure, la honte, la culpabilité, une certaine déception, surtout envers lui-même, alors qu'il faisait face à sa mère, là, debout sur le seuil de la maison dans laquelle il avait grandi.

Il souffla, ses poumons se vidant de tout l'oxygène qu'il avait amassé sur la route, et tenta de sourire, peu incertain de l'allure de ce sourire, inquiet qu'il ait plutôt l'air d'une grimace.

Sa mère ne sourit pas en retour.


Sa mère n'avait pas vraiment changé, ces quatre dernières années n'avaient rien altéré. Elle avait peut-être un peu laissé ses cheveux pousser, quelques centimètres tout au plus, elle arborait à présent une sorte de carré long et lisse qui entourait parfaitement son petit visage ovale, frôlant ses tempes avant de tomber contre sa nuque et le haut de ses épaules en rideau soyeux. C'était élégant, sobre, parfait pour une femme dans la quarantaine, sans lui donner l'air trop sévère, le pli naturel entre ses sourcils s'en chargeait déjà.

Sunhi Kim possédait un regard capable de vous transpercer de part en part en un clin d'oeil, certains disaient que Taehyung en avait hérité. Il est vrai qu'il avait lui aussi un regard perçant, mais sans doute plus magnétique qu'intimidant, hypnotisant à sa façon, jamais méchant, presque velouté, ourlé de long cils sombres. Il était de l'avis de beaucoup qu'ils se ressemblaient. Taehyung pensait en revanche avoir un visage plus doux que celui de sa mère, sans doute moins fermé, mais il avait bel et bien hérité de ses pommettes, de son port de tête, de l'ossature de son visage en général, et du reste du corps. Il avait cette silhouette élancée, svelte, son corps formant une ligne droite sans trop de courbes, des épaules larges mais un dos assez fin, de longs bras, de longs jambes. Ce n'était pas forcément très beau lorsqu'il était plus jeune, ça l'avait pas mal fait complexer durant des années, fort heureusement la puberté était passée par là et l'avait étoffé un peu, lui donnant quelques formes un peu plus masculines, rendant son allure plus harmonieuse, plus équilibrée, et il avait commencé à faire des ravages autour de lui. Il avait commencé à se plaire davantage à lui-même aussi, à apprécier un peu plus le reflet dans le miroir.

De son père, il n'avait pas pris grand-chose, la couleur de ses yeux, un brun chocolat, peut-être un peu plus ténébreux chez Taehyung, tout dépendait de la lumière ou des rayons du soleil, et de sa peau, un peu plus foncée que celle de sa mère, ses grains de beauté aussi, son père et lui en avaient quelques uns en commun. Taehyung se souvenait qu'il s'amusait à les relier ou à faire des petits dessins avec lorsqu'il était petit, inventait des constellations sur ses joues, mais son père n'avait jamais trop eu de patience ou de temps à lui accorder, et ce jeu tournait vite court. Comme tous les autres.

À l'image de leurs moments ensemble et ce qu'ils avaient partagé.
Ou à ce qu'ils n'avaient pas partagé.


La douleur et le trou dans son coeur étaient devenus habituels, il avait grandi avec, il s'était construit avec, assemblant sa personne autour de ce cratère.
Son enfance à ses côtés avait été basée sur cette triste réalité, sur ce manque, et il en avait souffert, il en souffrait encore, mais avec le temps, éventuellement, il s'y était fait. Par habitude, par résilience.

Il avait eu mal au coeur, au ventre, pendant longtemps. Il avait espéré quelque chose d'autre, il avait fait de nombreux voeux, scrutant le ciel à la recherche de l'étoile filante qui les exaucerait, puis il avait arrêté de rêver, il s'était résigné, sachant que ça ne changerait pas.
Que son père ne changerait pas pour lui.

Tout comme sa grand-mère n'avait changé, n'avait fait d'efforts, ni pour l'un ni pour l'autre.


Taehyung avait toujours été un peu jaloux des relations père-fils des autres garçons. Il s'était bien souvent demandé pourquoi lui ne faisait rien avec le sien, pourquoi il le connaissait si peu, pourquoi ils se connaissaient si peu, se parlaient si peu, pourquoi ils ne partageaient rien. Pourquoi son père était si silencieux, si fermé, si peu démonstratif. Pourquoi il ne semblait rien ressentir, pourquoi cela semblait si difficile avec lui.

Pourquoi ça devait être différent.

C'était sans doute pour cette raison qu'il n'avait jamais refusé de passer des heures, des après-midi avec les parents de Jamie et Jungkook dans leur grande maison pleine de vie et de rires. Cette maison beaucoup moins stricte, moins froide, cette maison dans laquelle où l'on semblait s'aimer un peu plus, un peu mieux. Dans laquelle on se disait les choses. Puis pourquoi, plus tard, il avait passé autant de temps au journal, à apprendre, à écrire aux côtés de Monsieur Clarke, et s'était volontairement éloigné du commerce familial.

Pourquoi c'était vers monsieur Jeon qu'il s'était tourné certaines fois, lorsqu'il avait besoin d'un avis, d'un conseil, et non vers son propre père, et pourquoi il avait trouvé une sorte de modèle en la personne de Monsieur Clarke.

Ni Yunjae Jeon ni Augustus Clarke n'avaient été élevé par Soohyun Kim, voilà quelle était la différence.



Son enfance avait été plongée dans un entre-deux, à peu près équilibré, si l'on pouvait appeler ça un équilibre, le silence et l'indifférence de son père contrebalancés par la présence un peu collante, un peu étouffante, surtout très envahissante de sa mère.

Son père n'était pas froid, intouchable, à proprement dit, il avait ce côté flegmatique, tout coulait sur lui comme de l'eau, une cascade perpétuelle, ininterrompue. Il n'était pas familier avec ce type d'intimité, celle que Taehyung réclamait, celle qu'il semblait attendre de lui, il n'en ressentait sans doute pas le besoin, il n'avait pas appris à en avoir besoin, et il ne la recherchait pas. Ou il ne savait tout juste pas comment l'exprimer, comment s'y prendre. Il n'avait pas grandi dans un environnement où c'était mis en avant, toléré, encouragé, où les démonstrations d'affection étaient courantes, usuelles. Où ça semblait si facile. Ce genre de comportement n'était pas naturel pour lui et il se tenait à l'écart, mal à l'aise. Détaché. Sa mère, au contraire, touchait à tout, s'immisçait un peu trop, demandante, exigeante. Elle avait un don pour envahir son espace, s'approprier des choses qui n'étaient pas à elle, n'ayant aucune notion de vie privée, soi-disant parce qu'elle était sa mère et que c'était normal, qu'elle avait le droit de savoir ce qu'il faisait, avec qui, ce qui se passait dans sa vie ou de fouiller dans les tiroirs de sa chambre. Elle avait du mal à concevoir qu'il puisse vouloir garder des choses pour lui, qu'il veuille se tenir délibérément à distance d'elle.

Son père ne s'intéressait pas beaucoup à lui, il ne s'intéressait pas facilement, il n'avait pas cet élan de curiosité. Il ne posait pas de questions, ni sur ce qu'il aimait faire ni sur ce qui le passionnait, il ne demandait pas comment ou pourquoi. Il n'avait jamais cherché à savoir quelle était sa matière préférée à l'école, pour laquelle il était le plus doué, s'il y avait peut-être une fille qui lui plaisait, s'il avait des envies, des rêves et ce qu'il faisait lorsqu'il disparaissait durant des heures et revenait avec les chaussures et le bas de son pantalon mouillés. Tant qu'il ramenait des bonnes notes et de bonnes appréciations, tant que son comportement était exemplaire et qu'ils n'étaient pas convoqués par un professeur, tant qu'il s'impliquait dans l'affaire familiale, son père était satisfait. Sa mère, elle, s'intéressait un peu trop à tout, elle s'intéressait un peu trop, exigeant toute sorte de détails, même sur des sujets qui ne la regardait pas, qui pouvaient parfois être gênants. Elle était intarissable de questions et de remarques, elle n'aimait pas les secrets, les cachotteries, elle supportait encore moins d'être tenue à l'écart. Elle pensait avoir un mot à dire sur chaque aspect de sa vie, sur tout ce qui le touchait et elle l'avait repris tellement de fois sans tenir compte de qui pouvait entendre, l'embarrassant souvent devant des proches ou des clients du magasin, laissant Taehyung avec les joues rouges et brûlantes, désireux de se glisser dans un trou de souris.

Pourtant, elle s'étonnait toujours de le voir disparaître durant plusieurs heures, ne comprenant pas pourquoi il ressentait ces élans soudains, et de plus en plus fréquents, de fuite.

Et elle s'était étonnée de le voir partir si loin quatre ans plus tôt.

Elle n'avait pas une seule fois remis en cause son comportement, elle ne s'était jamais dit que, peut-être, elle était allée trop loin. Et Taehyung n'avait pas osé, ou su, lui dire ce qu'il lui reprochait, ce qui l'embêtait, l'étouffait, ce qu'il fuyait.

Il n'avait pas trouvé les mots.

Par pudeur, par peur de blesser, de heurter sa mère ou de faire défaut à sa famille.
Par peur de les décevoir.
Ou qu'ils l'aiment peut-être un peu moins.

La peur de se rendre compte qu'il ne méritait pas d'être aimé comme il le désirait.


C'était un peu bête, mais les peurs ne sont pas faites pour paraître judicieuses ou raisonnables.





— Tu as une mine effroyable, commenta sa mère en le regardant de la tête aux pieds, puis des pieds à la tête, s'attardant sur ses vêtements à moitié secs, les taches jaunâtres sur l'ourlet de son pantalon, là où le sable avait séché et les cheveux qui dégoulinaient encore un peu sur sa nuque, mouillant le col de sa veste d'une tiédeur un peu moite.

Ne se débarrassant pas de son expression légèrement renfrognée, les sourcils froncés et le nez retroussé dans une moue qui ressemblait fortement à de la réprobation, un dégoût à peine déguisé, elle se décala malgré tout sur le côté pour le laisser entrer et referma la porte derrière lui, sans un mot de plus, grimaçant lorsque les roulettes de la valise laissèrent quelques traces sur le tapis. Il eut à peine le temps de s'excuser, de formuler la moindre phrase dans sa tête, la bouche encore fermée ou même de se retourner, de jeter un regard autour de lui afin de renouer avec la maison de son enfance, de juste voir si des choses avaient changé, peut-être un meuble ou un cadre au mur, car elle gravitait déjà autour de lui telle une météorite furieuse, pénétrant son ciel sans nuage, persistante dans son champ de vision, parfois à la fois. C'était simple, il ne voyait plus qu'elle.

Il avait bel et bien retrouvé sa mère, telle qu'elle avait toujours été.

Si cela n'était pas encore évident, ça venait de lui sauter aux yeux par les simples gestes qu'elle esquissait autour de lui, par sa présence qui venait de se faire d'un coup évidente, indiscutable. Incontestable.

Déjà à moitié étouffante.

— Donne-moi tes affaires, tu es en train de tout salir. Je vais directement mettre ta veste dans la machine, tu mettras le reste de tes vêtements quand tu te seras changé. On pensait que tu arriverais plus tôt, continua t-elle alors qu'elle s'affairait autour de lui, lui prenant la veste des mains pour la mettre au sale avant d'aller chercher des lingettes et de commencer à nettoyer minutieusement et vigoureusement les roulettes de la valises ainsi que les traces qu'elles avaient laissé sur leur passage. Je voulais t'appeler pour savoir où tu étais, pourquoi tu mettais autant de temps et pour savoir quand tu daignerais te pointer, mais ton père m'en a empêché, soi-disant tu arriverais quand tu arriverais et que ça ne servait à rien de saturer ton téléphone de messages.

Bien évidement que son père avait réagi de cette manière, allant droit au but, réunissant tout ce qui devait être dit dans un seul message et non en une avalanche. Bien sûr qu'il avait freiné les élans capricieux, impatients, trop curieux, trop inquisiteurs de sa femme, l'empêchant d'harceler leur fils d'appels ou de messages auxquels il n'aurait vraisemblablement pas répondu. C'était les rares fois où il s'imposait. C'était dans son caractère, les questions, les effusions démonstratives, la recherche de l'autre le mettaient quelques fois si mal à l'aise qu'il préférait s'en débarrasser rapidement ou les éviter quand c'était possible.

Les mots que Taehyung avait lus sur l'écran de son téléphone étaient à l'image de son père, simples, discrets, directs, concis, aucune parole de trop, rien qui ne soit pas essentiel, rien qui ne brise la surface. En rien semblables à ce que sa mère aurait pu dire, à ce qu'elle lui aurait très certainement demandé, ce flot décousu de paroles, jamais rassasiée, jamais satisfaite, l'impatience brûlant ses doigts, ses pupilles scrutant l'écran, alors qu'il n'était pas encore totalement revenu, encore entre-deux, un pied dedans, un pied dehors. Des paroles qui l'auraient assommé, qui lui auraient peut-être donné envie de ralentir encore plus le pas ou de rester se noyer sous la pluie, encore plus nerveux de ce retour soudain et presque pas organisé. Son père s'était contenté du minimum, là où sa mère aurait posé beaucoup trop de questions et l'aurait pressé à venir plus vite, ne comprenant pas pourquoi il ressentait le besoin d'aller à vadrouiller à droite à gauche alors qu'elle l'attendait.

Son père n'était pas bavard, à l'oral comme à l'écrit, il préférait dire simplement les choses, avec le moins de mot possible. Le cœur à peine à découvert. Parfois, souvent, il ne disait rien du tout, se tenant en retrait comme il savait si bien le faire, les lèvres pincées, laissant les choses se faire, s'imposant que très peu. Il était trop pris dans son monde lui aussi. Par crainte, ou par désintérêt absolu. Et au fond, même si parfois c'était un peu douloureux de se retrouver confronté à ce silence et devoir imaginer, interpréter ce qu'il pouvait signifier, ce qu'il contenait réellement, Taehyung comprenait. Il jalousait aussi un peu cette approche du silence, cette complaisance, et le talent qu'avait son père à effleurer l'essentiel, à aller droit au but, cette précision dans les mots, lui qui en manquait cruellement. C'était une lacune tenace chez lui, une lacune sur laquelle il avait essayé de travailler, mais sans trop de succès.

Il avait trop besoin des mots.

Son rêve d'écrivain avait toujours été de pouvoir dire exactement ce qu'il voulait sans chercher ses mots, transmettre les émotions voulues, bousculer, renverser, toucher, sans trop en dire, sans faire de grandes phrases.

Raconter avec sincérité, sans pourtant laisser sa sensibilité de côté.
Toucher avec subtilité.
Retenue et délicatesse.


Au fond, s'il y réfléchissait bien, s'il regardait les choses sous un certain angle, l'écriture mise de côté, il avait bel et bien hérité de cet inconfort à parler de certaines choses, à poser des mots sur des émotions, principalement les siennes, à communiquer sur ce qu'il avait dans la tête ou dans le coeur. Son père et lui étaient aussi peu doués l'un que l'autre, c'était probablement pour cela qu'ils se comprenaient si peu.

Ils se ressemblaient peut-être un peu trop.


— J'ai eu envie de m'arrêter quelques instants sur la plage et...
— Sous la pluie ? Quelle drôle d'idée, je suis sûre que tu as attrapé froid, tu vas être malade pour l'enterrement demain, dit sa mère en collant sa main sur son front afin de vérifier s'il n'avait pas de fièvre.
— Je me sens bien, dit-il en se dégageant sans brusquerie, ce contact n'était pas désagréable, la tendresse qui s'exprime comme elle peut. Il ne pleut pas beaucoup en Californie, ça m'a fait du bien de sentir les gouttes, de marcher à travers.
— Retire tes chaussures, je vais les nettoyer, continua sa mère, comme si elle ne l'avait pas entendu, son attention avait toujours été sélective, elle n'entendait et ne retenait que ce qu'elle voulait bien, le reste passait par une oreille et ressortait par l'autre.

D'un mouvement presque automatique, une certaine habitude forgée au gré des années, Taehyung se plia à la demande de sa mère et se plia en deux de manière à retirer ses chaussures. Elle les prit sans ménagement et commença à les frotter avec une nouvelle lingette, la concentration dans sa tâche creusait une ride sur son front, ride que Taehyung avait souvent observé et dont il avait bien souvent été la cause. Ou plutôt, l'inquiétude constante de sa mère à son sujet en avait toujours été la cause, son front n'avait d'ailleurs jamais été tout à fait lisse, constamment barré en son milieu par une marque inquiète. Il se disait que peut-être cette attitude, ce réflexe témoignait du fait que sa mère s'intéressait toujours un peu à lui, à ce qui pouvait lui arriver dans la vie, le bon, le mauvais sans distinction. Elle s'inquiétait de tout. Et ses lèvres s'étirèrent légèrement, plus autant agacé, anxieux qu'avant, il était même un peu amusé de revoir cette petite ride après tout ce temps, elle n'était plus si cruelle, si tranchante qu'avant.

Elle n'était plus si terrible.

Sans doute parce qu'il avait grandi et qu'elle ne lui paraissait plus si intimidante ou si sévère, elle ne lui faisait clairement plus le même effet que lorsqu'il était plus jeune.

Il était peut-être encore un peu naïf, l'emprise de sa mère sur lui était sans doute encore un peu présente, elle ne s'évanouirait jamais totalement, il s'en était rendu compte à l'instant où il avait passé la porte d'entrée, mais il n'était plus aussi influençable. Il pouvait penser par lui-même maintenant, il osait le faire davantage, car il comprenait un peu plus ses envies, ses désirs, il les acceptait un peu plus aussi, même si certaines choses lui échappaient encore, trop glissantes, trop hâtives, trop sensibles. Il avait eu l'occasion de  prouver qu'il pouvait faire ses propres choix, même s'ils étaient différents, à l'opposé, de ce qui était prévu pour lui, de ce qu'elle voulait pour lui. Il avait été au bout. Il doutait cependant qu'elle le considère, qu'elle le voit seulement comme un adulte, comme un homme accompli. Il s'attendait à ce qu'elle lui fasse tout un tas de remarques, qu'elle conteste bon nombre de ses choix, des choses qu'elle avait vues ou entendues, qu'elle revienne inlassablement sur ces dernières années, qu'elle y pense, qu'elle en parle, jusqu'à ce qu'elle soit enfin apaisée, il s'y était préparé. Mais il pensait pouvoir s'en accommoder.

Il la laissa faire ce qu'elle voulait, nettoyer, frotter et cirer moindre centimètre carré de ses chaussures, de son sac, le cuir revenant à la vie sous ses soins, et ce, dans le silence le plus parfait, dans toute l'imperfection de ce moment. Sa mère ne lui avait pas vraiment dit grand-chose depuis qu'il était arrivé, rien que des remarques sur son apparence ou son incompréhension face à son besoin d'aller voir la plage, même sous la pluie. Il ne s'attendait pas à plus ou à différent de sa part, pas plus qu'il n'espérait d'effusion de sentiments. Sa mère était envahissante, elle s'impliquait beaucoup, elle était présente sur tous les fronts, elle avait été présente pour tous les grands moments de sa vie, jusqu'à ce qu'il parte, mais elle n'avait jamais été particulièrement affectueuse, elle ne l'avait jamais serré dans ses bras ou couvert de baisers. Elle était maternelle et affectueuse, à sa manière, d'une manière parfois, très souvent, excessive il était vrai. Il était trop mesuré, prudent, raisonnable, elle ne l'avait jamais été, surtout pas avec lui.

Il se demandait de qui il tenait ce trait de caractère, de son père sans doute.

Taehyung se prêtait à penser que la façon qu'avait sa mère d'être après, avec lui, toujours plus proche, comme une ombre, son ombre, c'était sa manière à elle de lui montrait qu'elle l'aimait, qu'elle se souciait de lui, aussi étouffante soit-elle.
Et c'était tout ce qu'il connaissait, tout ce qu'il avait jamais connu. Pas les mots, mais les gestes.

C'était familier, presque confortable.

Son père ne montrait rien, sa mère le montrait peut-être un peu trop.
Et il oscillait entre les deux.





Il y avait une odeur fraîche dans la maison, un mélange de produits d'entretien, de menthe et de pomme, c'était doux, frais et délicieux, ça sentait le propre et le sucré, mais ce parfum n'avait rien d'entêtant et il reniflait avec plaisir, les narines frémissantes. C'était une odeur qui avait embaumée une grande partie de sa vie. Une bouffée de nostalgie lui étreignait le coeur, mais sans aucune violence. Et il se laissait faire. C'était aussi doux et moelleux qu'un plaid posé sur son corps un soir d'hiver, un cocon dans lequel il avait envie de s'enrouler et de ne plus quitter. Une sensation de profonde familiarité. C'étaient des morceaux de lui qui ressortaient, s'assemblaient comme un puzzle et revivaient. C'étaient des bons souvenirs comme des moins bons. C'était bien plus chaleureux et vivant que son appartement à Los Angeles, des personnes vivaient réellement entre ces quatre murs, c'était un véritable lieu de vie. Et pourtant, il avait fui les deux, comme si aucun des deux ne lui convenait réellement, comme s'il y avait encore mieux ailleurs, un lieu inexploré, un trésor caché. Un lieu qui lui correspondrait en tout point et qui lui apporterait ce qui lui manquait. Sans savoir où ce lieux en question se situait et s'il l'atteindrait un jour. S'il saurait seulement le reconnaître et se dire que c'était là qu'il devait aller, qu'il y serait bien.

Mais il était bien plus chez lui dans cette jolie maison que dans son appartement trop grand et tout à fait incolore, fade, impersonnel où il avait survécu bien plus que réellement vécu.

Où il était mort un peu plus chaque jour avant de finalement oser mettre fin à ses souffrances.

Cette maison respirait la vie à sa façon, sa vie, la vie paisible, qui suit son cours sans trop de remous, avec ses boiseries et ses tapisseries claires, rien d'agressif, rien qui perturbe les apparences tranquilles, les photos disposées un peu partout comme des trophées, une si jolie famille couchée sur le papier glacé, leurs sourires figés, tantôt sincères, tantôt forcés. Des clichés de lui à tous les âges habitaient la plupart des cadres, lui bébé, lui enfant, puis sur le seuil de l'adolescence, le visage de moins en moins ingénu, candide, de moins en moins expressif, les yeux brillant tout de même, brûlant presque le papier. Mais les photos s'étaient raréfiées avec le temps. Il y avait tous ses souvenirs entre ces murs, des moments de sa vie qu'il tenait à conserver précieusement et d'autres auxquels il préférait ne pas penser, des disputes, des déceptions qui semblaient encore traîner dans les pièces. Il avait parfois l'impression de voir l'ombre de sa grand-mère frôler les cadres, s'attarder sur l'un puis sur l'autre, réanimant ce sentiment de culpabilité qui ne s'était pas tout à fait calmé, qui vivait dans un coin de sa poitrine en attendant d'être ressuscité. Il en avait vécu des choses dans cette maison et à chaque pas, il avait l'impression de reprendre son souffle et d'étouffer à la fois, sa poitrine soudain étroite, oppressée. Le souffle si court.

Il avait du mal à faire un pas de plus, mais il devait avancer, il avait tellement de choses, de pièces à redécouvrir, des habitudes à rapprivoiser.

Et il y avait sa chambre là-haut.

Il se demandait si elle était restée telle qu'il l'avait laissée ou si ses parents avaient bougé quelque chose, s'ils l'avaient transformée, s'ils avaient jeté toutes ses affaires pour libérer la place et faire un débarras ou un bureau, un atelier quelconque. Juste meubler l'espace vide, celui qu'il avait creusé en partant. Après tout, ils ne s'attendaient plus à ce qu'il revienne.


Il avait envie de s'aventurer plus loin, il avait envie de poser les yeux dans le salon qui se trouvait juste en face de lui, de retracer les contours de la bibliothèque encastrée, de s'asseoir dans le canapé moelleux, se laisser aller et reposer ses membres las. De se reposer, enfin. La bibliothèque chez ses parents ne penchait pas, ici les livres semblaient peser moins lourds, et le canapé était d'une taille raisonnable, en tissu côtelé beige, un peu démodé mais charmant, confortable, un plaid plié sur un accoudoir. S'enfoncer dedans c'était comme se jeter dans les bras d'un être aimé. Occupant une grande partie de la pièce, il attirait l'oeil dès que l'on passait la porte. C'était un héritage de famille, un des premiers meubles que sa famille avait possédé et Taehyung l'aimait beaucoup. Le nombre de sieste qu'il avait fait dans ce canapé, le corps engourdis par des positions parfois absurdes, combien de film il avait regardés, assis là, seul ou avec Jamie et Rachel, la nuque reposant sur les épais coussins, avant qu'ils ne commencent à se battre avec, combien de baisers échangés aussi, pendant que ses parents étaient absents, des tentatives innocentes, qui n'avaient mené à rien de concret. Tant de souvenirs apparentés à un objet du quotidien, pourtant si banal. Mais il ne se dirigea pas vers le salon, il continua tout droit, vers l'escalier, sa mère lui emboîtant le pas, son ombre dans la sienne.

Elle avait soigneusement nettoyé ses chaussures et les avait rangées dans le large placard dans l'entrée, leur faisant une petite place au milieu des autres paires, les siennes et celles de son mari, l'incluant à nouveau dans cet espace de vie. Dans cette vie de famille. Elle lui avait expliqué qu'il y avait quelques cintres de libre dans le côté penderie et qu'il pourrait y accrocher ses vestes et manteaux afin qu'ils ne soit pas froissés. Ça non plus ça n'avait pas changé, sa mère avait conservé les mêmes habitudes un peu rigides et les mêmes méthodes de rangement, chaque chose à sa place. Le monde avait continué de tourner après son départ, toujours dans le même sens, calmement. Rien n'avait bousculé la vie à Ogunquit. Rien n'avait bousculé la vie chez les Kim, en apparence. Tout était resté tel qu'il l'avait laissé quatre ans plus tôt, sa valise faite, son billet d'avion niché dans le secret de sa table de chevet, une idée, une envie d'aventure bien ancrée dans sa tête, les doigts tremblant de peur, mais les jambes prêtes à courir et à s'élancer vers l'inconnu. Le besoin de faire sa vie ailleurs, de s'émanciper, de tracer sa propre route, d'oser tenter. S'en aller loin des trop nombreuses questions de sa mère et du silence de son père, de leurs attentes tantôt trop muettes ou trop bruyantes, et du cœur glacé de sa grand-mère. De ce tout, assourdissant et écrasant, de cette probabilité d'avenir qui ne lui plaisait ni lui convenait. Juste avoir l'opportunité de faire des tentatives, d'essayer, même si c'était une erreur, même si ça ne se passait pas comme il le souhaitait, mais faire ses propres choix, se prendre les pieds dans le sol, tomber, se faire mal, puis se relever.

Eventuellement.
Seul, ou avec un peu d'aide.


Il était peut-être parti un peu trop brusquement, la tête convaincue, guidée par une raison qui lui était propre, un espoir qui l'avait pris aux tripes, et le coeur un peu moins certain, un peu peiné, bousculé par des échanges de regards qui ne le concernaient plus, qui voyaient au-delà de lui, les yeux gris qui en cherchaient d'autres. Il revenait tout aussi brusquement, mais tout cet environnement autour de lui, ses racines profondément enfoncées dans le sol, dans les coeurs des autres, rendaient le tout moins difficile.

C'était comme revenir à la maison.

Sans savoir si celle-ci était constituée des quatre murs qui l'entouraient, ceux au creux desquels sa famille avait vécu et où il avait grandi, ou s'il s'agissait d'une demeure plus vaste, moins définie, un état d'esprit au quotidien, un sentiment qui fleurit dans sa poitrine. L'odeur de la mer et le chant des mouettes comme piliers fondamentaux, ses proches comme adresse postale.

Il y avait ce côté immobile, figé, répétitif, cette sûreté qui étaient si réconfortants à ses yeux. Les peurs qui le saisissaient, vivaient en lui, n'avaient pas disparu, elles ne mourraient pas aussi facilement. Il faudrait du temps pour qu'elles gravitent ailleurs, loin de lui, pour qu'elles se désintéressent, mais elles parlaient un peu moins fort, comme mises en sourdine. Leurs voix criardes atténuées par les bruits environnants, les oiseaux, les vagues, les voix familières et amicales, une barrière entre lui et le monde anxiogène dans sa tête.

Il espérait que cela resterait ainsi.
Il ne pouvait que l'espérer.

Il n'y avait rien qu'il espérait plus.

Ou peut-être que si, il y avait bien quelque chose.

Écrire, retrouver l'inspiration, l'envie, cet élan d'aller vers les autres grâce à ses mots et les offrir sans retenue, sans peur. Raconter sans se prendre la tête, sans la perdre non plus. Noircir à nouveau des pages et des pages sans se poser la moindre question, sans avoir de raison de retenir les mots ou de douter de leur sens, de leur beauté, de leur impact. Juste sa main qui s'articule sans peine et sans douleur, qui bouge à un rythme régulier, langoureux ou frénétique, inarrêtable. Juste se laisser porter sans se laisser emprisonner, empoisonner par ses angoisses. Rétablir un certain équilibre.

C'était une chose importante à ses yeux.

Renouer avec ses proches, s'excuser, se confier, ouvrir un peu plus son coeur et leur parler enfin avec sincérité, se débarrasser de certains regrets, c'était une autre de ces choses. Et elle était tout aussi primordiale.

Il prendrait sur lui avec sa mère, il se montrerait plus patient, plus compréhensif et tenterait de moins fuir peut-être. Il tenterait aussi de faire un pas vers son père, s'il le laissait faire. En espérant qu'il en ferait un à son tour, et qu'ils parviendraient enfin à se rejoindre. Il inviterait Monsieur Clarke à déjeuner et rattraperait toutes ces discussions perdues, par sa faute, tout ce qu'ils n'avaient pas eu l'occasion de se dire, puis il ne cesserait jamais plus d'échanger avec lui, quoi qu'il se passe dans sa vie à l'avenir. Il s'en faisait la promesse. Il cesserait d'être égoïste et de prendre son mentor comme acquis.

Il ferait un pas vers Jungkook, s'il l'y autorisait. Il tenterait de réparer ce qu'il avait contribué à casser en partant comme il l'avait fait. Et s'il trouvait le bon moment ou le courage, il essaierait de lui raconter ce qui leur avait échappé à couvert de la crique, ce qui s'était logé dans un coin de son coeur et ce qu'il avait réalisé peut-être un peu tard. Ce qu'il avait eu du mal à se laisser éprouver. Ce qui était devenu douloureux lorsque ce garçon était arrivé cet été là et que Jungkook avait commencé à lui accorder cette attention qui lui était alors réservée, les yeux gris rivés sur cet autre et plus seulement sur lui, lorsqu'il avait peu à peu délaissé la crique et leurs entrevues secrètes.

Il ne dirait probablement rien.

Quatre ans avaient passé, il ne devait pas l'oublier.
Et beaucoup de choses peuvent se produire, survenir, changer en quatre ans.

Il n'était pas à l'abri que les fondations de sa maison soient un peu ébranlées, fragilisées, que plus rien ne soit pareil, dans la ville, dans ses relations, et entre Jungkook et lui.

Il avait lui-même beaucoup changé, il n'était plus le même Taehyung.



Mais il resterait toujours la mer et les mouettes.

Il resterait toujours la crique, qu'il y écrive ou non, que Jungkook l'y attende ou non.











Sa chambre était restée telle qu'il l'avait laissée. Elle avait été aérée, souvent, et un mélange de parfums flottait dans l'air, l'odeur de la lessive, la même depuis qu'il était tout petit, celle qui avait embaumé ses vêtements durant des années, et celle des produits ménagers, la même odeur qui flottait dans le reste de la maison, les draps avaient également été changés, sans doute au même rythme qu'avant, et il n'y avait pas un grain de poussière sur les meubles. Sa mère s'en était souciée comme si quelqu'un dormait, vivait toujours là. Comme si elle tenait à être prête dans le cas où il se déciderait à revenir. Ou par souci d'organisation, de tenue. Car ce n'était pas parce que personne ne dormait plus dans cette chambre qu'elle ne devait pas être aussi impeccable que le reste de la maison. Sa mère ne se considérait pas comme maniaque, elle s'emportait d'ailleurs à chaque fois qu'on lui faisait une remarque sur son penchant pour l'ordre et le ménage un peu excessif, mais elle aimait que tout soit rangé, que chaque chose soit à sa place et que tout soit étincelant, parce qu'on ne sait jamais qui pourrait venir à l'improviste, qui pourrait se tromper de porte en cherchant les toilettes. Elle tenait à ce que tout soit impeccable en toute occasion. Pour elle, l'état d'une maison reflète les personnes qui y vivent et elle tenait à entretenir une certaine image, à polir le miroir jusqu'à ce qu'il brille, quitte à faire quelques rayures.

C'était sa chambre, il y avait dormi et rêvé, grandi et mûri, changé, il était passé de nourrisson à enfant, puis à adolescent et à jeune adulte et elle avait évolué en même temps que lui, son lit passant du berceau à un lit une personne, puis à un matelas deux personnes, la housse de couette assortie aux coussins. La tapisserie avait été refaite plusieurs fois, adieu le papier bleu avec les petits gâteaux, au fil des années il avait voulu quelque chose de plus neutre, de plus adulte, un peu impersonnel aussi sans doute, juste du blanc, et un peu de gris, et il avait eu interdiction d'accrocher quoi que ce soit aux murs, pour ne pas faire de trace, ne pas faire de trou. Pas de poster, pas de photo. Rien qui ne lui permette d'afficher ses passions, ses amis, ce qui le faisait un tant soit peu vibrer. Ce qui l'animait au quotidien, dans cette chambre froide. Son caractère, sa personnalité, s'exprimaient, se reflétaient ailleurs, essentiellement dans des pages fermées, dans les tiroirs du bureau, sur les étagères. Un secret bien gardé, un jardin qu'il cultivait dans son coin. Cette seule pièce représentait tout pour lui. Pourtant, il lui manquait cet élan pour passer la porte, son pied suspendu en l'air, sa main posée sur la poignée, ses yeux courant de gauche à droite, essayant de se rappeler, de renouer avec les moments passés dans cette pièce, toutes les heures où il y était resté enfermé, assis à ce bureau à faire ses devoirs, à écrire, à rêver. À écrire et écrire encore.

Sa mère lui donna finalement congés, son ombre s'arrêtant sur le seuil de la porte, comme si, pour une fois, elle acceptait de rester en retrait et de lui laisser cette intimité. Comme si elle le laissait reprendre possession des lieux. Comme si elle l'y autorisait. Elle prétexta qu'elle avait à faire à la cuisine ; il se doutait qu'elle avait dû faire les choses en grand comme bien souvent, comme pour lui rappeler ce qu'il avait manqué durant ces dernières années. Avant de tourner les talons, elle l'informa que son père ne devrait plus tarder, il était à l'église pour régler les derniers préparatifs avant les funérailles prévus le lendemain, et qu'il ferait bien de passer à la douche et se changer avant le dîner. Une fois seul, Taehyung souffla, ses poumons se vidant de tout l'oxygène amassé durant sa promenade, le sel marin effleurant une dernière fois sa gorge avant de se dissoudre dans l'air ambiant, et il passa finalement le pas de la porte, la refermant doucement derrière lui, appréciant le silence laissé par le départ de sa mère. C'était un silence agréable, presque reposant, loin de celui si bruyant qui couvait dans son appartement californien. Une certaine mélancolie ondulait dans l'air, ça pétillait comme des bulles de savon aux reflets irisés voletant autour de lui, leur musique cristalline chatouillait ses oreilles à chaque fois que l'une d'entre elles éclatait dans un rire. Le rire d'un enfant qui avait été heureux malgré tout, qui avait aimé cette chambre. Qui y avait parfois trouvé bien plus qu'un refuge.

Cette mélancolie allait et venait, lui effleurait la peau, le prenait par la main et l'accompagnait alors qu'il observait son environnement, ses pupilles traînant sur les tables de chevet de bois peintes en blanc, le bureau, la penderie, où étaient encore rangés les vêtements qu'il portait il y a quatre ans, ceux qu'il n'avait pas pris dans sa valise lorsqu'il était parti. Ceux que sa mère avait gardés. C'était une caresse un peu froide sur son épiderme, piquante, mais pas glaciale, comme les gouttes de pluie qui étaient tombées sur lui à son arrivée à Ogunquit quelques heures plus tôt. C'était une caresse qui le faisait frissonner, qui faisait se redresser les petits cheveux sur sa nuque. Ce n'était pas désagréable, c'était même plutôt vivifiant, ça le réveillait un peu tout en ayant ce contact familier, réconfortant. C'était étrange de se retrouver dans cette chambre après tout ce temps, après s'être finalement habitué à autre chose, de plus grand, de plus riche, et pourtant bien plus vide, à un autre mode de vie, une certaine liberté, une autonomie, essentiellement forgée par la solitude. Tout était d'un coup plus étriqué, tout à portée de main. Peut-être son lit lui paraîtrait-il moins grand, moins froid, peut-être parviendrait-il à dormir la nuit. Même s'il se doutait que ses insomnies n'étaient pas dues à une question de literie. Beaucoup d'autres détails étaient en cause, beaucoup de détails relatifs à lui-même, à son mental et non seulement à son environnement.

Il allongea sa valise sur le sol, l'ouvrit et commença à sortir ce qu'elle contenait. Se retournant vers la penderie, il toucha du bout des doigts les vêtements pendus sur les cintres, ceux qu'il n'avait pas pris avec lui quatre ans plus tôt, les vestiges d'une époque pas si lointaine, son style lui-même n'avait pas tant changé. Il sortit les pantalons, les pulls, les chemises qu'il avait emportés et les suspendit sur les cintres vacants, faisant se toucher, manche contre manche, sa garde-robe actuelle et celle datant de quelques années plus tôt, deux versions de lui-même, pas si différentes si on regardait bien, s'entremêlant, se confondant. Il se recula d'un pas ou deux, les bras le long du corps, ses yeux courants sur les différents textiles, les matières douces, le coton, la laine, le lin. Des nuances allant du beige au marron, du blanc au noir. Tout en sobriété. Il s'arrêta une seconde sur une marinière qu'il portait souvent lorsqu'il avait quelques années de moins, un élan de nostalgie lui étreignant le coeur, un pincement dont il se délectait, puis il referma les portes dans un grincement et rangea la valise sur le dessus du meuble, où elle se cala à la perfection, il y avait tout juste la place. Il essuya ses paumes moites sur son pantalon, le tissu devenu rêche à cause de la pluie et du sel, frottant contre sa peau nue, ravivant certaines rougeurs qui ne s'estompaient jamais tout à fait, sa peau déjà écorchée, grignotée, arrachée par endroits.

Il était un peu remué par cet emménagement aussi soudain et précipité que raisonnable et réfléchi, un accord tacite entre le corps et la tête, tous ses organes approuvant cette décision. Un peu bouleversé par le fait de mettre à nouveau les pieds dans cette chambre, de revoir ce lit et ce bureau, de sentir ces odeurs, et de ranger ses affaires dans cette armoire, alors qu'il pensait avoir fait sa valise pour toujours quelques années plus tôt. Une foule d'émotions se précipitait en lui comme autant de nuages dans le ciel au-dehors, comme autant de vagues dans l'océan à quelques mètres de lui. Du bleu et du gris partout, plus ou moins foncé, des émotions en demi-teintes. Chamboulé, renversé, mais heureux de se trouver là. Une bulle, forte malgré sa fragilité innée, épaisse et suffisamment résistante pour contrer les doutes, les cauchemars et les pensées qui le parasitaient au quotidien, qui l'avaient souvent poussé à tout arrêter, s'était comme étirée autour de lui, le coupant un peu du reste, l'enveloppant de la tête aux pieds, comme un voile entre lui et le monde. Et alors qu'il faisait ce lieu à nouveau sien, il l'imaginait en train de glisser sur lui dans des ondulations aux couleurs de l'arc-en-ciel, soignant tout ce qu'elle pouvait, amortissant les chocs. Elle le protégerait, le préserverait aussi longtemps que nécessaire, des ecchymoses extérieures, mais surtout intérieures. Elle le protégerait aussi longtemps qu'il en aurait besoin, jusqu'à ce qu'il se sente enfin un peu plus à l'aise, un peu plus en confiance, un peu plus à sa place. Enfin un peu plus entier. Il ne savait pas encore bien où celle-ci se situait, l'évidence qu'il avait pu ressentir à l'époque ne l'était plus tellement, évidente.

Cette bulle l'accompagnerait jusqu'à ce qu'il guérisse de ses maux et des lésions qui les escortaient.

Jusqu'à ce qu'ils lui paraissent moins lourds à porter sur lui, en lui.

Sa place était-elle à Los Angeles, enfermé dans son bureau en train d'écrire un nouveau best-seller, ou plutôt trois, car c'était ce qu'exigeait le contrat qui l'attendait depuis plusieurs semaines, trois nouveaux livres sur lesquels il perdrait encore le sommeil et l'appétit, sa santé mentale sur une pente constamment glissante, le temps lui échappant à nouveau totalement. Des livres dans lesquels il se perdrait encore un peu plus, et desquels il ne se sentirait pas forcément fier ou satisfait. Les attentes jamais atteintes, la pression l'écrasant toujours un peu plus. Ou ici, sans avenir défini, sans réelle opportunité ou véritable chance à saisir pour sa carrière, mais entouré de ses proches, de tout ce qu'il aimait tant et de ces paysages qui ne pouvaient que l'inspirer, qui ne pouvaient que lui offrir le souffle qui lui manquait et les mots qu'il peinait à trouver.

Son coeur oscillait entre les deux, battait un coup pour l'un et un coup pour l'autre, entre intensité et timidité, entre tentation et refus, et sa tête ne le savait pas davantage.

Il demeurait persuadé qu'au fond de lui il savait. Bien sûr qu'il savait.

Il suffisait juste qu'il reconnaisse ce choix comme étant un bon choix, le bon choix, celui qui serait le meilleur pour lui, pour lui aujourd'hui et dans le futur, sans avoir peur de faire une erreur, de décevoir ou de se décevoir.

Il ne voulait pas avoir à refaire demi-tour dans quatre ans.



Il ne voulait pas penser à cela pour le moment.

Il était fatigué, son corps était lourd, difficile à articuler, un peu endolori par l'impact des gouttes de pluie qui avaient rebondi dessus et il espérait dormir un peu cette nuit-là, rattraper le sommeil qui le fuyait depuis des mois. Se reposer, enfin. Ce qui ne risquerait pas d'arriver s'il laissait son cerveau tergiverser à droite à gauche de cette façon, s'il s'entêtait à penser à beaucoup trop de choses à la fois, cherchant à régler trop de problèmes d'un seul coup au lieu de les prendre un par un, en leur accordant la réflexion et le temps nécessaires. En s'accordant le temps nécessaire, et en acceptant le fait qu'il pouvait se tromper, qu'il en avait le droit.

Il voulait tout mettre sur pause pour un instant.



Il passa une main dans ses cheveux, ils étaient encore un peu humides, et sous ses doigts, il sentait des perles de sel logées ici et là dans ses mèches sombres. Sa chevelure était sèche, emmêlée, bien moins soyeuse qu'à l'accoutumée. Il se remémora d'ailleurs le regard désapprobateur de sa mère lorsqu'elle l'avait vu sur le pas de la porte, certainement pas l'image de l'écrivain brillant, qui réussi, qui a ébloui tout le monde et qui a tout ce qu'il veut qu'elle s'attendait à voir. Il se doutait qu'elle avait dû être surprise, déçue, tout comme lui s'était déçu. Il devait être à mille lieux de l'image qu'elle se faisait de lui, celui qu'elle avait sans doute un peu détesté. Il était grand temps pour lui de se donner un petit coup de propre et d'enfiler des vêtements secs, qui ne sentaient ni la mer ni le sel, même si cela ne le dérangeait pas vraiment. Il aimait que ces odeurs lui collent à la peau. Il aimait leur brutale sincérité, cette absence d'artifices. Sa mère, en revanche, ne manquerait pas de lui faire une nouvelle remarque, le déplaisir déformant ses traits, et il préférait éviter que leurs retrouvailles ne commencent par des commentaires désagréables. Il ne partait pas tout de suite, il n'avait pas encore de billet de retour, et aucune intention d'en acheter un pour le moment, elle avait des semaines devant elle pour lui dire, pour lui faire comprendre, à quel point elle désapprouvait ci ou ça ou à quel point elle lui en voulait.

Le bois de la penderie grinça à nouveau lorsqu'il la rouvrit pour choisir une tenue qui serait convenable pour un dîner avec ses parents. Il opta pour quelque chose de simple, confortable, une tenue dans laquelle il se sentirait bien pour supporter les remarques ou au contraire, le plus bruyant des silences, il ne savait jamais avec ses parents, une tenue qui serait acceptable pour sa mère et sur laquelle elle n'aurait aucun commentaire à faire. Ses vêtements sur le bras, des sous-vêtements propres dans la main, il sortit de sa chambre, traversa le couloir et s'enferma dans la salle de bain. Ses narines reconnurent immédiatement le parfum familier de sa mère, il flottait dans l'air comme si elle s'était parfumée récemment. Il s'accrochait au linge de toilette suspendu sur le sèche-serviette, il avait même déjà commencé à déteindre sur la parure de toilette et le peignoir que sa mère avait laissé à son intention. Un mélange d'odeurs qui l'avaient accompagné toute sa vie, un pot-pourri subtil qui était à ses yeux la signature de cette maison. Il avait toujours beaucoup aimé le parfum de sa mère, un cadeau de son père, et d'aussi loin qu'il s'en souvienne, elle n'en avait jamais changé. Il déposa ses vêtements sur le rebord du lavabo et tourna les robinets de la baignoire. Il n'avait jamais été un grand amateur de bain, mais sa nuque était raide, ses muscles durs, tendus et douloureux, alourdis par la masse anxieuse penchée en permanence sur lui, et il savait qu'un bain chaud lui ferait le plus grand bien.

Il voulait juste s'allonger, se noyer un peu et ne plus penser à rien.

La pluie avait recommencé à tomber, elle tapait contre la fenêtre, de grosses gouttes s'écrasaient sur les vitres avant de mourir en contrebas, leurs cadavres alimentant les jardinières de fleurs, et le vent faisait frémir les volets, les faisant siffler et chanter parfois. La lumière au dehors avait considérablement faibli, le soleil baillait, il se préparait à aller se coucher et la salle de bain était baignée dans un halo orangé. La buée commençait à grimper sur le miroir rond suspendu au-dessus des vasques en porcelaine, des volutes blanchâtres s'accrochant à l'air, contraste évident entre la température qui montait à l'intérieur de cette pièce et la fraîcheur à l'extérieur.

Le tout créait une ambiance douillette, relaxante, chaleureuse, sans être étouffante.

Taehyung se déshabilla, ses vêtements sales rassemblés en un tas près de la porte, et entra dans le bain, son corps caressé par la mousse qui couvrait la surface, un souffle de bien-être bourgeonnant sur ses lèvres lorsqu'il fut totalement immergé. Il posa la nuque sur le rebord de la baignoire et resta ainsi, immobile, les bras flottant, dérivant, ses jambes baladées par le courant de ce minuscule fleuve dans lequel il reposait, et il se laissait faire, aussi mou et malléable qu'une poupée de chiffon. Il avança un peu, ses fesses frôlant la porcelaine alors qu'il rejetait la tête en arrière afin de mouiller intégralement ses cheveux. Il passa les mains dedans afin de les démêler un peu, imbibant chaque mèche, frottant un peu, le sel se diluant dans l'eau chaude. Il resta quelques secondes totalement immergé, seuls les sommets arrondis de ses genoux dépassaient, puis il refit surface, le visage ruisselant, des gouttes tombant en cascade de son nez, glissant sur l'arc de Cupidon surplombant sa bouche avant de se noyer à nouveau dans les profondeurs du bain. Ses cils pleuraient abondamment, obstruant sa vue, il se passa une main sur le visage afin de se débarrasser des dernières gouttes tandis que de l'autre il tâtonnait dans le vide.

Il se saisit du gant propre mis à sa disposition et le plongea dans l'eau, tournant la tête, il vit que deux choix s'offraient à lui, le produit à douche de sa mère ou celui de son père. Il avait toujours aimé les odeurs douces et fraîches, sans forcément être très sucrées, bien plus que les parfums décrits comme étant masculins. Le musc ne lui allait pas, ne lui correspondait pas, c'était bien trop prononcé pour lui. Il versa donc une noisette généreuse de gel douce à la lavande sur son gant et se savonna, ses cordes vocales fredonnant un air qui l'avait accompagné durant son vol, Moon river de Frank Sinatra. Il avait toujours eu un attachement particulier pour cette chanson. Elle l'avait accompagné durant sa jeunesse et lui rappelait encore aujourd'hui des moments tendres, des conversations, des rires, de la joie. Elle était la bande originale de leurs escapades à Jamie et lui. Ces nuits où ils avaient découché parce qu'ils voulaient dormir à la belle étoile, allongés sur le sable ou dans un champ, à discuter de l'avenir, à faire des plans plus farfelus les uns que les autres, des plans qu'ils auraient oubliés le lendemain matin, et à partager des rêves irréalisables. Puis les remontrances de ses parents le lendemain matin, sa mère qui se plaignait à grands cris quel irresponsable il était de n'avoir rien dit, de ne pas avoir seulement laissé un mot et de l'avoir laissé s'inquiéter de la sorte, restée éveillée toute la nuit à l'attendre. Sa mère qui s'en prenait tout autant aux parents de Jamie et leur reprochait leurs méthodes d'éducation.

C'était aussi la musique qui lui faisait le plus penser à la plage, aux reflets sur l'eau et à cette crique rocheuse escarpée, un peu cachée des regards.
Jungkook, lui et les mouettes.
Il venait y écrire, Jungkook venait y rêvasser ou dessiner tout en comptant les vagues, un peu de pain dur dans ses poches pour les volatiles rieurs.

Taehyung revoyait encore le sourire du brunet s'élargir à chaque fois qu'il pointait le bout de son nez comme une surprise, ils ne décidaient jamais rien à l'avance, et ses yeux gris qui brillaient comme un clair de lune en plein jour.


Il y avait une rivière de lune dans les yeux de Jungkook et Taehyung avait passé ces dernières années à essayer de l'apprivoiser. Il glissait sur l'écume vaporeuse qui bordait ses cils, il se laissait surtout emporter par les flots, ne cessant de ne perdre toujours un peu plus, de dériver, le coeur naufragé.





La tête pleine de nuances de gris, un champ de perles se déversant dans sa mémoire, ses lèvres esquissant de faibles sourires, il frotta ses mèches brunes avec l'énergie qui lui restait, l'odeur fraîche des plantes se diffusant dans la pièce. Il embaumait à présent la lavande de la tête aux pieds, le sel et le sable ayant finalement abandonné sa peau, jusqu'à la prochaine fois. La plage le rappelait déjà, et il n'était pas du genre à la laisser se languir de lui, ou lui d'elle. Il sortit de la baignoire et se sécha, le peignoir serré autour de son corps et la serviette épongeant l'eau dans ses cheveux, puis revêtit la chemise blanche toute simple, les seuls détails se trouvaient aux niveau des manches et du col, de délicates et discrètes broderies blanches qui apportaient juste un peu de relief, et le pantalon taille haute qu'il avait pris avec lui. Il fit passer les pans de sa chemise dans son pantalon et attacha sa ceinture, sa préférée, le cuir brun un peu usé à force de la porter tous les jours ou presque. C'était un cadeau de son père et elle avait une réelle valeur sentimentale, à ses yeux du moins, car il était persuadé que son père ne s'en souvenait plus. Il frotta énergiquement la serviette sur son crâne pour avaler les gouttes qui commençaient déjà à glisser le long de son cou vers son col de chemise ouvert, le faisant frissonner face à ces écarts de températures qui se rencontraient sur son épiderme. Du plat de la main, il essuya la buée qui recouvrait le miroir.

Sa chevelure un peu plus sèche, il s'évertua à les brosser et à leur donner un semblant de forme, mais ses mèches humides n'en faisaient qu'à sa tête, bouclant sur sa nuque. Il ne s'était pas franchement occupé, encore moins soucié, de son apparence ces derniers mois, pas de promo ou d'interview, pas de plateaux télé, personne pour qui se faire beau, personne à épater, alors il se contentait du minimum chaque matin : rasage, brossage de dents et coup de peigne vite fait, le nécessaire pour garder un visage humain et ne pas plonger davantage. Il ne se regardait pas beaucoup dans le miroir non plus, il ne se regardait plus. Il évitait soigneusement le reflet de l'échec, mais il n'avait pas besoin de se voir pour savoir que ses cheveux avaient poussés. Sa mère ne manquerait pas de lui faire une remarque sur le sujet, elle ne l'avait pas encore fait, mais il savait que ça ne saurait tarder. Si elle avait su couper les cheveux, elle l'aurait sans doute fait le soir même, juste après le dîner, afin qu'il soit présentable et irréprochable pour la cérémonie du lendemain. Mais à se regarder dans le miroir à ce moment-là, deux trois coups d'œil à la dérobée, il n'était pas encore prêt pour une collision frontale, ses yeux évitant les cernes qui les soulignaient ou les creux dans ses joues, Taehyung se surprit à bien aimer cette longueur, ils encadraient son visage, soulignaient l'angle de sa mâchoire et lui donnaient un côté un peu moins sage, plus adulte, plus mature.

Il aimait bien aussi la manière qu'avaient quelques petites mèches de faire une virgule sur son front, ça lui donnait une allure de poète romantique.
Ou d'écrivain torturé.

Il était peut-être un peu des deux.
Au fond de lui, il se sentait un peu les deux.

Il jeta un dernier coup d'oeil à son reflet, un mouvement très bref de paupière, et coinça une mèche de ses cheveux derrière son oreille avant de se détourner. Il suspendit son peignoir à un crochet libre derrière la porte, puis son linge de toilette mouillé sur le sèche-serviette. Il s'était fait une petite place entre les affaires de ses parents, se faisant le plus petit possible pour ne pas gêner, pour ne pas bousculer ces habitudes prises depuis son départ. Ce quotidien à deux qui s'était installé. Il récupéra ses affaires sales et sortit de la salle de bain dans un nuage de condensation aux saveurs de champs fleuri. En traversant le couloir dans le sens inverse, il s'arrêta cette fois-ci plus en détail sur ce qu'il voyait autour de lui, la tapisserie fleurie, de délicates fleurs bleues sur un fond blanc, leurs tiges vertes un peu effacées à présent, décolorée par le soleil. Une tapisserie plutôt charmante à sa manière, ni kitch ni trop démodée, ça avait bien plus de charme, de personnalité que des murs blancs et vierge, ceux qu'il ne connaissait que trop bien, et cela rappelait que cette maison avait une histoire. Une histoire qui se racontait aussi à travers les photos de famille accrochées au mur. Une histoire dont il faisait partie.

Il passa devant des cadres dorés, des vieux clichés de famille, de son père plus jeune, entouré de ses parents, le visage fermé des Kim, Taehyung n'était pas certain d'avoir vu un jour son père sourire. Une photo de mariage de ses parents, très solennelle, malgré cela, il la trouvait très belle. Et il y avait de nombreuses photos de lui, comme pour meubler l'espace vide, pour redonner un peu de vie à cette fresque. Sa mère le prenait très souvent en photo lorsqu'il était petit, tous les mois depuis sa naissance, et les nombreux albums photos rangés dans des cartons au grenier en témoignaient, même si au fil du temps, les photos s'étaient de plus en plus espacées. Sa mère ne l'avait pas pris en photo depuis très longtemps, et les albums au grenier prenaient la poussière. Il avait grandi si vite, comme tous les enfants sans doute, mais il avait souvent eu l'impression que sa mère lui en avait tenu rigueur, qu'elle lui en avait voulu de lui glisser entre les doigts, de partir trop vite loin d'elle. D'avoir eu envie de partir loin d'elle. C'était peut-être bête ou légitime comme rancoeur, il ne savait pas, il n'était pas un parent, il n'aurait su se mettre à la place de sa mère. Et il avait conscience qu'il ne pourrait jamais vraiment comprendre ce qu'elle avait éprouvé en le voyant partir comme il l'avait fait, fermant la porte derrière lui. Sans se retourner. Sans jamais revenir. Il ne pouvait cependant s'empêcher de souhaiter qu'elle considère son départ autrement que comme une trahison.

Un abandon.

Parfois, il se disait que peut-être il avait été trop dur envers elle, trop dans le reproche, trop dans l'attente de quelque chose qui ne viendrait pas, qui ne changerait pas, un voeu qui ne serait pas exaucé et qu'il lui en voulait.
Alors qu'elle avait sans doute fait de son mieux.

Elle avait sans doute fait des erreurs, certaines plus évidentes que d'autres, certaines plus faciles à oublier, à pardonner que d'autres, mais il ne savait pas ce que cela faisait de voir un morceau de sa propre chair chercher à s'éloigner toujours plus, chercher le bonheur, un avenir, à des milliers de kilomètres de vous.

Parfois, il se disait qu'il avait peut-être brisé le coeur de sa mère.
Et son propre organe se tordait à cette pensée.











— Taehyung, tu peux descendre si tu es prêt, s'il te plaît ? Ton père vient de rentrer, annonça la voix de sa mère au rez-de-chaussée.

Et son sang ne fit qu'un tour dans ses veines, son coeur pompant d'un coup plus vite, alimentant une soudaine panique. Un souffle mourut dans sa gorge, les mots aussi, si bien qu'il ne répondit que par le silence et par le bruit de ses chaussettes sur les marches en bois de l'escalier, la nervosité fourmillant dans son corps, ses doigts s'enfonçant un peu plus dans le petit tas de vêtements sale qu'il tenait contre lui, inquiet de se retrouver face à son père, cet homme intéressant à bien des égards, mais protégé par des couches plus impénétrables et imperméables les unes que les autres. Une carapace étanche que personne n'avait jamais réussi à transpercer. Le silence l'entourant comme une barrière, une ligne de défense.

La mère de Taehyung avait certainement dû l'apprivoiser au cours de leur relation, après tout, ils s'étaient mariés et avaient fondé une famille ensemble, sous la coupe de leurs parents respectifs, c'est vrai, mais il y avait bien dû avoir des sentiments à un moment donné. Même si ni l'un ni l'autre ne le montrait ouvertement, même si Taehyung n'avait jamais vu ses parents s'embrasser, se tenir la main ou faire preuve de la moindre affection l'un envers l'autre, comme le faisaient si ouvertement les parents de Jamie et Jungkook, il était certain qu'ils se le montraient autrement. Chez les Kim, l'amour était une notion difficile, très peu mise en avant, contrôlée plus qu'encouragée. Mais il avait envie de croire que ce mariage n'était pas à cent pour-cent arrangé et qu'il y avait eu de la tendresse entre eux, qu'il y en avait peut-être encore, malgré cette pudeur qui subsistait, qui se transmettait en héritage. Il avait envie de croire que son père avait écrit des poèmes à sa mère et qu'il lui avait offert des fleurs, qu'il lui avait offert toutes sortes de bouquets jusqu'à finalement découvrir quelle était sa fleur préférée. Il avait envie de croire qu'ils pouvaient compter l'un sur l'autre, qu'ils se comprenaient et s'épaulaient, qu'ils s'aimaient peut-être un peu. Il avait envie de croire qu'il tenait son côté fleur bleue de l'un d'entre eux.


L'escalier n'était malheureusement pas éternel et il se retrouva vite sur la dernière marche, les oreilles bourdonnantes et le ventre plein de noeuds. Pour s'octroyer un peu plus de temps et l'opportunité de trouver un peu de courage, une certaine contenance, ou quelque chose à dire, il s'arrêta d'abord dans la buanderie où il jeta ses affaires sales dans la machine à laver comme sa mère le lui avait demandé. Ses doigts tripotant maladroitement sa ceinture, il traversa l'entrée dans l'autre sens et se dirigea vers le salon, ignorant autant que possible son coeur fébrile et ses mains moites.

Son père était assis dans son fauteuil, les jambes croisées, un journal ouvert sur ses genoux, n'accordant aucun regard, aucune attention à son environnement. Il y avait une telle impression de déjà vu dans la scène qui était en train de se dérouler devant ses yeux, et pourtant, Taehyung ne pouvait dire avec certitude ce qui allait se passer, quelle serait la suite des évènements.

Il ne s'attendait à rien et tout était possible.

Son père était un cours d'eau, constant, il coulait toujours dans le même sens, il était sans doute la personne la moins imprévisible au monde, et pourtant, il était plein de surprises. Sa retenue naturelle, sa bouche pincée, cette aura froide et son regard fuyant contribuaient à cette difficulté, à cette impossibilité de véritablement le comprendre, de le cerner.

Ou à deviner ce que son silence aurait à lui dire.
Si son silence avait su parler.

Sa mère n'avait trop rien dit pour le moment. Elle n'en avait pas eu le temps, elle s'était laissée divertir par des détails superficiels, par ce qui lui avait sauté aux yeux en le voyant, ce qui dérogeait à cette image lisse qu'elle souhaitait entretenir, ou bien, elle avait été trop préoccupée par son retour et tout ce qui y touchait de près ou de loin, tout ce qu'elle avait eu à préparer à la dernière minute, mais il se doutait que ce n'était qu'une question de temps avant que sa langue ne se délie. Il se doutait qu'elle ne tarderait pas à s'exprimer davantage, à amener les sujets fâcheux sur le tapis, de manière frontale ou déguisée. Elle devait mourir de lui faire savoir son opinion sur ci ou ça, sur la vie de l'autre côté, tous les stéréotypes qu'elle avait sur Los Angeles, sur cette façon de vivre, ces moeurs qui n'étaient pas les siennes et qu'elle tant de peine à accepter, et tout ce qu'elle avait vu ou lu à son sujet, telle ou telle rumeur qu'elle avait dû lire sur lui dans les tabloïds, inquiète de savoir si c'était vrai, inquiète de savoir quelle personne il était devenu là-bas. Elle n'avait jamais rien dit au téléphone, faisant comme si tout allait bien, se contentant de rester en surface, de faire la conversation, d'enchaîner les banalités, et il avait répondu de la même façon, mais tôt ou tard, tout lui tomberait sur le coin du nez, le torrent déversé. Elle devait martyriser sa langue, meurtrir l'intérieur de ses joues, réfléchissant par quoi commencer, quel point aborder en priorité, lequel serait le plus brûlant, le plus blessant, un mot glissé au moment où il s'y attendrait le moins, le prenant de cours, lui ôtant les mots de la bouche, lui qui les aimait tant.

Mais son père, lui ne dirait rien, ses sourcils se fronceraient peut-être légèrement, mais il ne prendrait pas part au dialogue, il lèverait son journal plus haut, se cachant derrière. Et Taehyung savait qu'il passerait encore beaucoup de temps à se demander ce qui se passait dans sa tête, ce qu'il pensait de ci ou de ça, ce qu'il pensait de lui, s'il était fier ou s'il avait honte, s'il était furieux contre lui, à quel point il lui en tenait rigueur, à quel point il lui en voulait encore d'être parti. S'il s'y était seulement intéressé. Il s'inquiétait pour le soir même et les jours à venir, pour tous leurs diners en famille, pour la routine qui allait reprendre dans cette maison, cette nouvelle tentative de cohésion. Ce nouvel essai qu'il initiait.

Il s'inquiétait pour ce silence qui l'enveloppait déjà.

Le silence était logique, cohérent avec l'homme qui lui faisait face, il n'y avait rien de surprenant, mais c'était tout aussi paralysant.
C'était plus déstabilisant que toutes les peurs qu'il avait faites siennes au cours de ces quatre ans.


Taehyung regardait son père, ses yeux à moitié cachés par sa frange épaisse, l'air timide, l'air d'un gosse qui a peur de se faire gronder. Les mains dans son dos, son index recommençait à gratter la peau déjà bien abîmée de son pouce. Mais son père était concentré sur son journal.

— Bonsoir papa.
— Bonsoir Taehyung, répondit son père, son front apparaissant l'espace d'une seconde derrière son  journal, ses yeux rencontrant ceux de son fils le temps d'un battement de cils, ces deux paires d'orbes bruns qui se ressemblaient comme deux gouttes d'eau se percutant sans pourtant se rencontrer, sans s'accrocher, passant à des années lumière l'une de l'autre, avant de replonger le nez dans sa lecture.
— Ton père est occupé, viens plutôt mettre la table, intervint finalement sa mère en le précédant en direction de la cuisine, Taehyung lui emboîta le pas, la tête basse, le coeur descendu dans les chaussettes.

Mais avant de quitter la pièce, il se tourna une dernière fois vers son père.

— Papa ? Je suis désolé pour grand-mère.

Son père avait à peine réagi, le journal avait peut-être frémi entre ses doigts, un pli formé dans un coin, un souffle avait peut-être ricoché sur le papier, rien de très bruyant, rien de très vivant, des sentiments à peine osés, à peine exprimés, comme si ce n'était pas autorisé, mais Taehyung était certain que son père l'avait entendu.

Même s'il ne tenait pas sa grand-mère proche de son coeur, même s'il y avait toujours eu ce fossé entre eux, même s'il ne se sentait pas touché comme il aurait dû l'être, la douleur à peine éveillée dans sa poitrine, cette perte restait réelle, ça restait sa famille comme l'avait dit Khai. Et c'était quelque chose qu'il tenait à dire à son père.





Alors qu'il s'apprêtait à sortir, son regard fut attiré par la bibliothèque en bois blanc qui prenait une bonne partie du mur derrière son père. Il avait toujours été fasciné par cette oeuvre de menuiserie faite sur mesure par les mains de son père, tous les petits détails gravés dans les couches de bois, des animaux de la forêt, des baies sauvages et des fleurs, leurs pétales sculptés avec beaucoup de patience et de savoir-faire, les livres serrés les uns contre les autres, bien droits, étouffants presque à cause du manque de place.

Et sur l'étagère la plus haute, on avait fait de la place tout spécialement pour ses trois romans, les trois exemplaires qu'il leur avait envoyés. Ses parents n'avaient jamais rien dit, mais les livres étaient bien là, leurs pages plus vraiment blanches, plus vraiment intactes, le dos un peu cassé, comme si on les avait lus.


Les battements de son coeur s'étaient considérablement accélérés, dans un mélange incompréhensible de fierté et d'agitation.














— 𝐍𝐃𝐀

j'ai longtemps été assez mitigée concernant ce chapitre, je redoutais même d'attaquer la réécriture, mais cet exercice a été plutôt bénéfique pour moi et pour ce chapitre, je crois que je l'apprécie un peu plus.
il peut paraître long et lent, mais il amorce le chapitre suivant, ils vont de paire et je trouve qu'ils se complètent bien. l'un et l'autre permettent de mieux cerner le personnage de Taehyung, ils introduisent également ses parents et les dynamiques familiales, les difficultés relationnelles et émotionnelles notamment, et c'est un aspect de l'histoire que j'aime beaucoup, j'ai hâte de développer et de travailler davantage sur ces points.

j'espère que vous avez apprécié votre lecture malgré le fait que ce chapitre ne soit pas le meilleur, que vous avez reçu quelques réponses, ou du moins quelques précisions, et que certains aspects sont peut-être moins flous après ce chapitre.
je suis curieuse de connaître votre avis sur Taehyung et ses parents, sur cette famille en général, leur dynamique, leurs relations, est-ce qu'il y a certaines choses les concernant qui vous ont marqués ?

j'ai trouvé sur Pinterest la photo d'une maison qui ressemble un peu à ce que j'avais imaginé pour l'extérieur de la maison des Kim. je la trouve simple et mignonne et c'est typiquement le genre de rue que vous verrez dans cette ville, avec des coins de verdures, des jolies pelouses bien entretenues. j'aime trop ce qui s'en dégage.

merci d'avoir lu
à bientôt pour la suite
𝓸𝓭𝔂𝓼𝓼𝒆𝓾𝓼

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