𝟥. 𝘯𝘰𝘴 𝘦𝘮𝘱𝘳𝘦𝘪𝘯𝘵𝘦𝘴 𝘥𝘢𝘯𝘴 𝘭𝘦 𝘴𝘢𝘣𝘭𝘦



❛ 𝘵𝘩𝘦 𝘴𝘦𝘢,
𝘰𝘯𝘤𝘦 𝘪𝘵 𝘤𝘢𝘴𝘵𝘴 𝘪𝘵𝘴 𝑠𝑝𝑒𝑙𝑙,
𝘩𝘰𝘭𝘥𝘴 𝘰𝘯𝘦 𝘪𝘯 𝘪𝘵𝘴 𝘯𝘦𝘵 𝘰𝘧 𝘸𝘰𝘯𝘥𝘦𝘳
𝑓𝑜𝑟𝑒𝑣𝑒𝑟, ❜

𝐉𝐚𝐜𝐪𝐮𝐞𝐬 𝐂𝐨𝐮𝐬𝐭𝐞𝐚𝐮





Taehyung se tenait debout, là, droit face au vent, les pieds s'enfonçant de plus en plus dans le sable, et il souriait, comme jamais il n'avait souri. Comme il n'avait pas souri depuis très longtemps, ses dents apparentes entre les deux bouts de chair rose, les joues presque douloureuses à s'étirer de cette façon. Tant elles n'étaient plus habituées à ce genre d'exercice et à être sollicitées ainsi. Tant elles n'étaient plus habituées à la joie dans son plus simple appareil. Il ne se souvenait pas de la dernière fois que cet élan l'avait traversé, son visage détendu, heureux, se fendant en deux simplement, un soupçon d'allégresse fourmillant sous sa peau, faisant vibrer sa mâchoire et briller ses yeux, ce sentiment gonflant et soulevant sa poitrine. Ses lèvres autrefois muettes et figées, à présent humides et salées, étaient au bord du rire alors qu'il se tenait au bord de l'eau, juste à quelques mètres, et que la pluie tombait sur ses épaules, mouillant sa chemise ainsi que le coton épais de sa veste et de son pantalon. Le tissu s'imbibait et lui collait de plus en plus à la peau au fur et à mesure que les minutes s'écoulaient, bientôt il se fondrait en elle, son épiderme et le tissu ne faisant qu'un, l'eau les soudant, les liant l'un à l'autre. Il dégoulinait de la tête aux pieds, mais il n'avait pas la moindre envie de bouger ou de se protéger des gouttes. Ça n'avait rien de désagréable.

Ses mirettes étaient fixées devant lui, avalant, retenant tout ce qui s'offrait à lui, désireux d'en voir, d'en redécouvrir le plus possible, et au fond de lui, il se faisait la réflexion, plutôt attendue, espérée même, que rien n'avait changé. L'écume blanchâtre, le même bleu céruléen parsemé de touches de gris poudré, les mêmes rochers, tranchants, mais si joliment taillés, pressés les uns contre les autres, comme des amis réunis pour célébrer son retour. Ces rochers sur lesquels il venait parfois s'asseoir, au calme, pour penser ou au contraire pour se vider la tête, pour écrire, pour s'enfuir de la maison, pour oublier les regards et les remarques de sa grand-mère, pour oublier les mots que ses parents ne disaient pas, la tête pleine d'imagination, des mots au bout des doigts et sa main écrivant le plus vite possible, alors que le vent essayait de lui voler ses idées, les bourrasques frappant les pages de ses carnets. L'air était chargé d'un souffle marin, ses narines se remplissaient de cette odeur cristallisée et saline, aucun autre parfum ne venait déranger ou se rajouter, c'était brut, pur. Il prit une grande inspiration, puis expira jusqu'à se vider totalement, avant de recommencer encore et encore, s'en nourrissant, se purifiant, se sentant si vivant tout d'un coup.

Littéralement plein de vie.
Gonflé par l'air qu'il respirait et par une foule d'émotions qui se succédaient et l'animaient, le réveillaient de l'intérieur, l'invitant à respirer toujours plus, à ne surtout pas arrêter.

Son visage était caressé, fouetté par le vent, mais aussi par la réalisation qu'il avait sans doute fait le bon choix de s'éloigner de Los Angeles.

Pour un temps.

Ou pour toujours.


Il s'était dépêché d'éteindre et de ranger son casque audio dans son sac en bandoulière, ne voulant pas risquer de le mouiller, que ce soit à cause de la pluie ou de l'océan. Les deux étaient si proches, à bout de bras l'un de l'autre, leurs mains se frôlant, mourant d'envie de se retrouver, de s'accrocher, et il se trouvait en plein milieu, tel un petit pont un peu bancal, un petit pont qui dansait d'un pied sur l'autre.

Les roulettes de sa valise étaient pleines de sable mouillé et collant, ce n'était pas aisé de la diriger, mais ça ne l'avait pas tant dérangé. Il avait baillé, une fois, deux fois, le voyage, les heures d'avion et le décalage horaire commençaient à se faire ressentir, il se sentait aussi un peu las des derniers évènements, tout ce qui s'était ajouté à ce qui le pesait déjà, mais il ne s'avait pas accéléré le pas pour autant. Il n'était pas pressé. Il n'avait jamais autant pris son temps. Il n'était plus en Californie, les gens ici ne se pressaient pas, ne couraient pas, ils prenaient le temps pour tout, pour chaque tâche du quotidien, ils prenaient le temps de regarder autour d'eux, ils se souciaient de ce qui les entourait, et c'était ce qu'il était précisément en train de faire. Il renouait doucement avec cette pratique. Il prenait le temps. Il prenait son temps, pas de pression, pas de deadline. Et la première chose qu'il avait eu envie de faire en arrivant, enfin, à Ogunquit c'était d'aller marcher le long de la plage. Bien sûr, il aurait tout le temps de le faire plus tard, bien sûr, il reviendrait tous les jours ou presque, il reviendrait aussi souvent qu'il le pourrait, le jour, la nuit, pour épancher ses rêves et ses cauchemars, mais c'était la première vision qu'il désirait, qu'il tenait à avoir de sa terre natale. C'était ainsi qu'il voulait marquer, célébrer son retour, qu'il soit définitif ou non.

Il avait passé ces derniers jours à penser et à rêver des plages de cette ville du Maine, à en redessiner les contours, à barboter ou se noyer dans des souvenirs, il l'avait enfin devant les yeux et il se sentait rassasié, réconforté, un peu moins seul aussi sans doute. Alors qu'il n'y avait personne autour de lui, juste les vagues qui ondulaient calmement et des mouettes qui venaient se percher de temps en temps sur un rocher. Elles semblaient rire à gorge déployée, ou peut-être lui disaient-elles bonjour, ravies de le revoir.

Il se demandait si ce serait la même chose avec ses proches, s'ils lui réserveraient le même accueil.



De ses doigts humides, il dégagea son téléphone de la poche intérieure de sa veste et le déverrouilla d'une simple pression, juste pour afficher l'écran d'accueil. Il était 16h13 et l'écran était totalement vierge, aucune notification ne s'imposait à son oeil, pour le réconforter ou le déranger. Il n'aurait su dire s'il était content, soulagé ou un peu déçu de ce silence. Sans doute rien de tout cela ou tout à la fois, c'était confus. Il avait encore la tête dans les nuages, il planait en altitude. Il se sentait fatigué, physiquement, bien sûr, mais psychologiquement aussi, et il peinait à faire le tri dans ce qui le traversait émotionnellement à ce moment précis. Il avait l'impression que ses ressentis lui collaient à peau, qu'il les portait sur lui, et ils étaient lourds. Ils étaient également si intimes et si étonnants à la fois. Il les connaissait par coeur et pourtant, il les reconnaissait à peine. Il avait cette impression de s'être retrouvé et d'être pourtant encore un peu perdu. Il devait tout rapprivoiser.

Il rangea à nouveau son téléphone dans sa veste, ne faisant rien de plus avec. Il n'y avait rien de plus à faire. Il s'était déconnecté de tous ses réseaux sociaux depuis des mois, cela faisait longtemps qu'il avait eu la moindre notification, il ne savait même pas ce qui se disait sur son compte, il avait peur de savoir. Il avait quitté Khai quelques heures plus tôt, son agent lui laisserait le temps d'arriver, de se reconnecter à cette ville et à ses habitants, de retrouver ses parents et ses marques, de ranger ses affaires et de mettre de l'ordre dans sa tête par la même occasion. Il le recontacterait plus tard, sans doute d'ici quelques jours. Khai aurait certainement une bonne série de questions à lui poser d'ici là. De ses « amis » restés à Los Angeles, rien, ce n'était pas vraiment surprenant car il ne les avait pas encore prévenus et aucun n'avait visiblement quelque chose à lui dire ou à lui demander pour le moment. Ils étaient probablement en train de se remettre de leur dernière soirée. Il avait hésité, mais n'avait pas trouvé de bonnes raisons de leur parler de sa grand-mère et de son départ, donc il n'avait rien dit. Il ne leur avait jamais réellement confié quoi que ce soit de personnel, il n'avait jamais ressenti suffisamment de confiance à leur égard pour le faire, et ce n'était pas maintenant que ça allait changer. Il n'attendait pas grand-chose, il n'espérait rien de leur part. Et de ses parents, rien que plus que leur dernière réponse à leur échange, pas de souhait de bon voyage, ce n'était pas vraiment étrange non plus, et il préférait que ce soit ainsi.

Après réflexion, il avait envoyé un message rapide à ses parents alors qu'il faisait la queue pour se faire enregistrer à l'aéroport, juste quelques lignes pour leur dire qu'il avait bien reçu le faire-part et qu'il arrivait dans la journée. Il avait juste précisé l'heure de son vol et vers quelle heure il devrait arriver, et il avait conclus en disant qu'il n'avaient pas besoin de venir le chercher à Portland, il se débrouillerait. La réponse avait été tout aussi rapide, rien qui suggérait la surprise ou une quelconque autre émotion, et aucune question complémentaire. Ses parents n'avaient jamais trop aimé correspondre par message, son père surtout, et pourtant c'était souvent lui qui répondait, cette fois-ci encore. Il ne savait jamais trop quoi dire, il n'aimait pas perdre son temps, il allait droit au but sans s'encombrer de mots non nécessaires et ses réponses étaient toujours très succinctes, concises. Taehyung trouvait que ça lui ressemblait bien. Ses parents avaient une façon de s'exprimer bien distincte et ceci se ressentait jusque dans leur manière d'écrire. Et il n'avait pas attendu autre chose de leur part cette fois-ci, il en était même plutôt ravi. Un quelconque changement n'aurait réussi qu'à l'angoisser davantage. Il n'avait aucune envie de débattre avec eux par message ou de s'expliquer à l'aide de mots maladroits. Ils auraient tout le temps de le faire face à face.

Tout comme il ne s'attendait pas vraiment à ce qu'ils l'attendent de pied ferme sur le perron de la maison, guettant les environs, s'impatientant de ne pas le voir arriver, et même s'ils lui posaient la question, il n'aurait qu'à dire qu'il avait eu envie de faire un petit tour avant. Ce qui n'était que la plus honnête vérité. Peut-être cherchait-il à repousser le moment où il devrait se présenter devant eux. Il avait surtout besoin de se dégourdir les jambes après être resté assis pendant plus de sept heures dans l'avion, après être resté assis pendant quatre ans à écrire des livres qu'il n'était pas tout à fait certain d'aimer.

Cette dernière partie, il la garderait pour lui. Il n'était pas certain d'avoir envie ou d'être prêt à en parler à ses parents, de se livrer à eux par rapport à tout ça, cet aspect de sa vie, les hauts et les bas, tout ce qu'il avait traversé dans son coin depuis qu'il était parti. La vérité sous les paillettes, les sacrifices derrière les apparences, l'euphorie et les désillusions. Il avait peur de connaître leur avis sur ses histoires, sur sa façon de les écrire, tout comme il avait peur de connaître leur avis sur cette vie, sur la réalité de cette vie, ce dont il n'avait jamais parlé en interview, celle qu'il avait choisie au détriment de ce qu'ils avaient prévu, celle qu'ils auraient préférée pour lui.

Il avait peur de reconnaître ses erreurs, ses fautes, ses échecs devant eux.

Il avait peur qu'ils lui disent que c'était bien fait pour lui, qu'il aurait dû rester à Ogunquit et se contenter de travailler avec eux à la boutique.
Car c'était là qu'était sa place avant qu'il ne se mette des idées dans la tête, avant qu'il ne s'encombre de rêves trop grands pour lui.

Tout aurait été plus simple s'il s'en était contenté.


La vérité était qu'il avait tout simplement peur de se confronter à ses parents et qu'il essayait de retarder cet instant comme il pouvait, et autant qu'il le pouvait. Quitte à déambuler à travers la ville, trouvant toujours quelque chose à voir, à faire, pour ne pas rentrer chez ses parents. Pour ne pas rentrer tout de suite.

Il n'avait rien prévu, pas de discours ou de mensonge.
Il ne savait pas ce qu'il leur dirait.

Ce serait la première fois qu'ils se reverraient en quatre ans et l'appréhension menaçait de faire disparaître son sourire pour de bon.



Il avait envie de sourire encore un peu, peu de choses pouvaient le faire sourire ainsi. Le bord de mer était l'une d'entre elle. Pour le reste il verrait plus tard.
Il improviserait.





Alors en attendant, il restait un petit peu plus longtemps sur cette plage, ses chaussures s'enfonçant toujours un peu plus dans le sable humide, le cuir clair risquait d'être taché et de s'abîmer, mais il ne parvenait pas à s'en soucier. Il était déjà parti trop loin, il se laissait emporter. Et le bruit des vagues chassait tout le reste. Il avait du vent dans la tête et il aurait pu s'endormir debout tant cette mélodie si douce le berçait. Il avait du sel plein le nez, mais ça n'avait jamais été aussi agréable. Son sourire s'était un peu flétri alors que ses pensées s'étaient dirigées vers ses parents, inquiet de la suite de la journée, de son séjour, des obsèques qui auraient lieu le lendemain, et de tout le reste. Mais il avait bourgeonné à nouveau lorsque la pluie avait commencé à dégringoler avec un peu plus de ferveur sur son corps, sa chemise épousant la forme de son buste et de son ventre, sa veste le protégeant d'absolument rien, trempée elle aussi. Il leva le nez vers le ciel capricieux et laissa les gouttes tomber sur lui à leur guise, sur son nez, sur sa bouche, sur ses paupières closes. La pluie ne le dérangeait pas, au contraire, elle ne pouvait pas lui faire plus plaisir.

Il avait cru suffoquer jour après jour en Californie, pays qui connaissait peu d'averse et qui ignorait tout de la neige. Lui qui était un enfant de l'hiver, qui vénérait la tempête et l'orage, il avait connu quelques malheurs, crevant de chaud jour après jour, abusant parfois un peu trop de l'air climatisé de son appartement pour avoir l'impression de respirer. Ses cheveux trempés lui tombant devant les yeux, il les repoussa en arrière, ses doigts tout aussi mouillés essayant de redonner une certaine forme à ses épaisses mèches brunes, mais le résultat se rapprochait sans doute plus du chien mouillé ou du scientifique fou. Sa mère allait être dingue si elle le voyait se présenter ainsi devant sa porte. Il pouvait déjà imaginer l'expression de son visage se décomposer devant son allure échevelée. Et cette idée le fit éclater de rire, ce joli son pénétrant le rideau ininterrompu qui s'abattait sur lui en cascade de cristal. Un rideau si délicat, aussi fragile que ses larmes d'extase, celles qui semblaient briller comme des paillettes sous les rayons timides du soleil, cette grosse bille jaune qui jouait à cache-cache derrière un épais nuage peint en nuances de gris.

Son sourire ne voulait pas quitter son visage, et ce même si des perles translucides coulaient de son front jusqu'à son menton, s'accrochant le temps d'une seconde à la peau de pêche de ses joues ou au rideau sombre de ses cils, faisant naître une chair de poule qui couvrait tout son corps. Sa main s'agrippant à la poignée de sa valise, il suivit la longueur de la plage principale, ses pieds laissant des empreintes marquées et régulières derrière lui, comme pour signaler qu'il était passé par là, mais aussi qu'il revenait sur ses pas. Il retraçait ce parcours qu'une plus jeune version de lui-même avait pris bon nombre de fois au cours de son enfance, de son adolescence jusqu'au début de l'âge adulte. C'était étrange de se dire qu'il était revenu ici, au point de départ. Mais ce n'était pas pesant comme réalisation, c'était même plus confortable, apaisant, ça avait un côté rassurant. Il était en terrain familier. Il connaissait chaque centimètre carré de cette plage, de ses jumelles tout le long du littoral, de cette ville, rien ne pourrait réellement le surprendre ou le chambouler. Du moins c'était ce qu'il pensait, car il avait encore tant à redécouvrir, à réapprendre. Des détails qui lui sauteraient aux yeux petit à petit.

Il devait rapprivoiser ce monde qui avait continué à tourner durant son absence, tout ce qui avait changé sans lui, sans l'attendre.

Et il était certain qu'il ne manquerait pas d'être surpris.


Le sable ralentissait, alourdissait un peu sa valise, elle roulait de manière un peu moins droite aussi et ça rendait les manœuvres difficiles, mais cela ne le freina pas. Il voulait en voir le plus possible, ne nourrir, se guérir à force de paysages du Maine, de plus, la pluie commençait à se calmer, il aurait eu tort de s'arrêter en si bon chemin. Il marcha un peu plus, quelques centaines de mètres sans doute, le vent et la pluie pour seule compagnie, et arriva à un petite renfoncement, très escarpé, dangereux en temps de pluie, mais il ne comptait pas grimper. Il se contenta de regarder, de toucher. Il laissa sa valise dans un coin et autorisa sa main à caresser les roches froides, le bout de ses doigts s'engourdissant à ce contact. Il frissonna, ça le prenait au corps, mais ne s'arrêta pas, car son corps un peu crispé, tendu, inquiet, trop nerveux en avait besoin. Les vagues continuaient de chanter non loin et il tendait l'oreille, charmé, un peu soulagé aussi. C'était presque aussi enchanteur que la mélopée qui sortait de la bouche des sirènes dans les contes, et il se laissait envoûter de bon gré.

Il ne serait pas difficile de le convaincre de rester et de se donner corps et âme à l'océan.
Son coeur lui appartenait déjà.
Et il était venu réitérer ses voeux.

Il était plus mélancolique que jamais.
Le rire mêlé à des larmes qui n'étaient ni tout à fait joyeuses ni tout à fait tristes.
Juste des gouttes parmi d'autres, le sel et le sel.

Il était en équilibre.
Les pieds dans le sable et les yeux dans l'eau.

Il était partagé entre passé et présent, la tête pleine d'images, de souvenirs et de rêves peut-être pas tout à fait brisés, peut-être pas tout à fait morts, cherchant encore à apercevoir, à comprendre de quoi son avenir serait fait. Ce qui lui restait.
Ce qu'il pouvait faire à présent.
Il cherchait des réponses dans la pierre, si rude mais si douce, si froide sous la pulpe de ses doigts, dans l'écume nuageuse, pleine de mystères et de secrets scintillants. Il tentait de lire en elles, alors qu'il tentait surtout de lire dans son propre coeur, de se comprendre lui-même.

Il était mort de peur, figé sur place, ses talons s'enterrant dans le sable, comme s'ils cherchaient retrouver leur équilibre, à prendre racine, à renouer avec des liens étroits, bien que distendus, fragilisés, avec cette partie du monde, de son monde. Et la curiosité, l'envie se créaient un passage en lui, réchauffant le sang dans ses veines, son coeur palpitant plus vivement d'un coup. La vie renaissait, ses organes réagissaient, réanimés les uns après les autres, amadoués par la familiarité qui se dégageait de ces lieux.

Il était chez lui, rien de mal ne pouvait lui arriver ici.

Et qui sait, peut-être serait-il même amené à tisser de nouveau liens, créer de nouveaux souvenirs et bâtir un nouveau rêve.

Une ébauche de plan pour le futur.
Son futur.





Ce n'était pas tant par envie qu'il s'était finalement décollé du mur de roche, mais surtout parce que ses vêtements étaient trempés jusqu'à la moindre fibre, que des gouttes dégoulinaient de partout, dans son cou, le long de son dos et que son corps était glacé, ses genoux tremblaient un peu et ses dents s'entrechoquaient dès qu'il expirait, une fine pellicule mouillée couchée sur sa bouche. Le froid commençait à le mordre. Il pourrait toujours revenir, il avait envie de revenir. Il se fit la promesse solennelle de le faire dès qu'il en aurait l'occasion, déjà impatient.

Car il n'y avait pas meilleur endroit que la plage pour penser ou au contraire pour se vider la tête.
C'était le lieu idéal pour toutes les quêtes, qu'elles soient de l'âme, du corps ou de l'esprit. Ou du cœur.

Ce n'était pas la crique, là-bas de l'autre côté de la plage, ça n'avait rien à voir avec ce lieu où Jungkook et lui s'étaient retrouvés si souvent, où ils avaient appris à s'attendre, mais c'était tout aussi beau. D'une simplicité et d'une pureté sans égal. Et c'était tranquille, solitaire, dénué de souvenirs, ou de regrets. Ici, il n'aurait pas l'impression de venir dans l'intention ou l'espoir d'y retrouver quelqu'un, de croiser ses yeux gris. Ici, il ne viendrait pas, guettant plus qu'écrivant, le corps et le cœur suspendus, le regard scrutant l'horizon, scrutant la plage et les alentours, attendant de peut-être le voir, la tête ailleurs, se demandant s'il venait encore. S'il avait continué à venir après son départ. Son coeur se serait brisé que la réponse soit positive ou négative. Ici, ce serait peut-être un peu moins bien, ce serait juste lui, échoué en solitaire, seul face au vent et au ras-de-marée dans sa tête. Mais il s'imaginait déjà assis dans un coin, adossé à un rocher, avec ses carnets et son stylo plume, son casque audio sur les oreilles, le jazz faisant vibrer son âme au même rythme que les vagues, et ses mains bravant la météo capricieuse, écrivant des mots par-ci par-là, des bribes de phrases qui ne donneraient probablement vie à rien. Rien d'assez bon à ses yeux.

Arriverait-il seulement à écrire quoi que ce soit ? Il ne voulait se faire ni illusions ni promesses. Il n'était arrivé à rien depuis des mois, il ne se satisfaisait de rien, il ne pensait pas avoir un déclic immédiat juste parce qu'il était revenu. Cette ville avait un charme indéniable, elle avait une emprise sur lui toute particulière, mais elle ne pouvait pas tout résoudre. Il ne pouvait pas compter que sur elle et se contenter d'attendre. Khai avait raison, il fallait que ça vienne de lui, qu'importe le temps que ça prendrait. Le blocage venait de lui, la solution aussi. Il s'était mis tout seul dans cette situation, dans cet état, il s'y était enfoncé sans l'aide de personne, creusant toujours plus là où c'était sombre. S'en sortir était également en lui, c'était à sa portée. Il fallait juste qu'il se donne les moyens d'essayer et de trouver une bonne raison de se donner une nouvelle chance.

Il irait progressivement, petit pas par petit pas, une empreinte dans le sable à la fois.
Ce n'était pas grave si parfois il revenait en arrière, s'il marchait dans une trace précédente ou s'il trébuchait.

Un pas en avant, deux pas en arrière, ce n'était pas une question d'avancer vite.
Ça n'avait jamais été une question de rapidité.
Ce n'était pas une course, il devait se rentrer ça dans la tête ou il se perdrait pour toujours. Ou il n'avancerait jamais.

Il devait juste apprendre à accepter le fait que ce n'était pas grave d'échouer, que ce était pas une fin en soi. Qu'il pouvait se tromper et qu'une erreur n'était pas forcément fatale, pour lui ou pour sa carrière.

Tout le monde se trompait et il n'était ni mieux ni pire que quiconque. Il n'avait pas à l'être.

Il méritait une seconde chance, il méritait de se laisser une seconde chance.
Il devait juste s'en convaincre.
Et l'accepter.





La pluie s'était un peu calmée lorsqu'il tourna les talons pour repartir de là où il était venu, piétinant ses propres empreintes, le sable collant partout sous et sur ses chaussures, créant comme une seconde peau. Il rejeta ses cheveux en arrière pour ce qui devait être la troisième fois en quelques minutes, ses mains plaquant les mèches rebelles comme il pouvait, bien que cela ne serve à rien car le vent le décoiffait presque aussitôt. Il réajusta son sac sur son épaule avant de saisir la poignée de sa valise et de la traîner à nouveau à sa suite. Il retraça la longueur de la plage dans l'autre sens, ne pressant pas plus que ça l'allure, son coeur s'accélérant pourtant de lui-même lorsque le sable laissa place au goudron dur, les roulettes de sa valise crissant plus que jamais, dérivant un peu d'un côté puis de l'autre, son équilibre perturbé par ces minuscules corps étrangers. Il traversa Beach Street et avisa sur sa droite des enseignes connues, certaines qui étaient déjà présentes lors de son enfance, notamment le grand panneau indiquant Marginal Way dressé fièrement, ce charmant sentier pédestre qui longeait une bonne partie de la côte, offrant un panorama inégalable sur toute cette partie de la ville, un peu plus naturelle, sauvage, entre océan et fleurs des champs.

Ses parents adoraient l'entraîner à leur suite tous les dimanches après-midi ou presque, leurs grandes poignes d'adultes tenant ses petites mains d'enfant. En grandissant il les avait accompagnés avec un peu moins d'entrain, traînant un peu plus des pieds car plus intéressé par l'idée de sortir avec ses copains et de s'amuser que de faire encore une fois le même chemin accompagné de ses parents, le silence les enveloppant tous les trois, les couvant comme un nuage au-dessus de leurs têtes. Ce rituel lui manquait un peu aujourd'hui. C'était un souvenir tendre à ses yeux désormais, et un sourire caressa son visage alors qu'il regardait le panneau mouillé de gouttes de pluie, des images plein la tête et les yeux dans le vague, pensant qu'il aurait donné n'importe quoi pour refaire cette promenade avec eux, sentir leurs mains serrer les siennes et leurs pas résonnant dans un seul et unique écho. Il laissa un soupir mourir sur ses lèvres, puis reprit sa route, retrouvant ses marques, ses pieds avançant avec une assurance et une confiance qu'il pensait avoir perdues. Il renouait avec de plus en plus de souvenirs, des choses auxquelles il n'avait pas pensé depuis quatre ans. Des choses qui ne l'avaient pourtant jamais quitté tant elles faisaient partie de lui.

Sa valise roulant avec un peu plus d'aisance à chaque mètre parcouru, semant des grains couleur ocre derrière elle, Taehyung foulait ces rues qui avaient été son quotidien durant vingt-trois ans de sa vie. Il dévorait le paysage des yeux, ses pupilles rondes et curieuses, dévoreuses, le coeur battant tranquillement, serein, son odorat stimulé dès qu'une fragrance connue venait frôler ses narines. L'océan, la rue, les fruits de mer, le goudron humide. Il détaillait les maisons, la végétation, les jardins qu'il apercevait ici et là, tout ce qui lui était possible de voir, se hissant parfois sur la pointe des pieds pour en voir plus, et plus que jamais, il se faisait la réflexion à quel point cette vision était différente de ce qu'il voyait jours après jour depuis la large baie vitrée de son appartement californien. À quel point ça lui avait réellement manqué.

À quel point tout ce qu'il observait actuellement lui plaisait, résonnait en lui. À quel ça lui correspondait davantage.

Tout était épuré, simple, mais parfaitement harmonieux, des maisons de planches blanches ou de couleur claire, quelques couleurs ici et là, mais rien d'extravagant, chaque lotissement formait un tout, c'était homogène. C'était si agréable à contempler et il perdit plusieurs minutes à détailler tout ce qu'il voyait. C'était d'un calme, bien loin de l'effervescence continue de Los Angeles. Il n'entendait que les aboiements des chiens et le rire des mouettes, le bruit du vent dans les arbres et le couinement d'un portail mal fermé. L'odeur du sel s'était un peu évanouie, portée plus loin par les bourrasques qui fouettaient la ville, mais elle restait présente, elle planait dans l'air, tout comme le bruit des vagues, un peu atténué, mais présent en arrière-plan, présent partout. Le tout créait une atmosphère particulière et si tendre, confortable, ce sentiment incroyable et inimitable de plénitude. La conscience d'être au bon endroit et de n'avoir nulle part d'autre où aller. Parce qu'aucun endroit n'égalait celui-ci.

Taehyung savait pourquoi il était parti, pourquoi et comment ce choix s'était imposé à lui, ce besoin qui avait été presque vital à ce moment de sa vie, et il ne le regrettait pas, pas vraiment. Il regrettait peut-être d'autres choix, mais pas celui-là. Il regrettait comment ça s'était présenté à lui, il regrettait la façon de faire, mais pas l'idée ou la finalité. C'était un parcours qu'il devait faire.

Et pour revenir il fallait d'abord partir.

Tout ce qui s'était passé depuis son départ renforçait ce sentiment qui le frôlait à cet instant, alors qu'il avançait dans les rues de son enfance, soudain si proche de la maison de ses parents.

Encore quelques minutes de marche et il y serait.
Mais son pas restait mesuré, calme, bien qu'un peu hésitant.











Une heure avait passé depuis que le taxi l'avait déposé à l'entrée d'Ogunquit, ses parents devaient l'attendre, ou au moins se demander ce qu'il faisait, s'il viendrait bientôt ou s'ils devraient l'attendre encore pendant quatre ans. Ils n'avaient pas essayé de le joindre donc il supposait qu'ils n'étaient pas si pressés ou inquiets. Ou son père avait vraisemblablement freiné sa mère dans ses envies de l'appeler tous les dix minutes pour savoir où il était, ce qu'il faisait, pourquoi ça lui prenait autant de temps. La pluie était moins violente, moins drue, les gouttes étaient moins froides, il pouvait continuer encore un peu. Il avait envie de continuer encore un peu. De temps en temps, il voyait une main pousser un rideau dans une maison voisine et un visage regarder le ciel, visiblement impatient de sortir, mais pas désireux de se mouiller. Il regarda autour de lui, les rues étaient presque désertes, seuls quelques courageux s'agrippaient à leur parapluie, mais il se sentait bien à marcher ainsi, ses chaussures murmurant un chant mouillé sur les trottoirs brillants.

Il ne savait pas vraiment où il allait, où il voulait aller, n'importe quel endroit semblait parfait. Il n'avait pas d'itinéraire précis en tête, il tournait parfois à gauche, parfois à droite. Il allait où le vent le poussait.

Aucune destination ne semblait mauvaise et il serait bien incapable de se perdre. Il avait cette ville dans la peau.

La fatigue commençait à se faire sentir dans son corps tout entier. Sa nuque était raide et ses jambes étaient lourdes, il avait un peu moins d'entrain qu'au début, la lassitude le touchait du doigt, mais la bruine nettoyait l'odeur de l'avion de ses vêtements, de sa peau, bien que cela n'empêchait pas qu'il eût hâte de prendre une douche bien chaude et d'enfiler des vêtements secs. Bientôt. Il y était presque. Il n'avait jamais été aussi près. Il s'engagea dans Shore Road et son odorat fut frappé par une odeur un peu plus prononcée de fruits de mer. Cette rue était pleine de boutiques et de restaurants, de crustacés pour la plupart, directement ravitaillés par les bateaux de pêche locaux, ceux qui étaient amarrés dans le port qui ne se trouvait pas très loin. Son estomac se mit à gargouiller face à ces effluves délicieux et familiers. Il n'avait rien avalé depuis la veille, il peinait à avaler des plats consistants depuis plusieurs mois, l'angoisse, le manque de temps, le manque d'envie, et son ventre tordu lui faisait comprendre qu'il ne serait pas contre l'idée d'avaler quelque chose. Mais il devait garder le peu d'appétit qu'il avait pour plus tard, il était certain que sa mère avait l'intention de mettre les petits plats dans les grands et il ne voudrait pas lui faire de la peine à picorer dans son assiette. Il savait qu'elle serait triste, fâchée, qu'elle le considérait comme un affront direct.

Bientôt, il passa devant une vitrine illuminée de jolies guirlandes lumineuses et dont l'intérieur avait l'air chaleureux, plaisant, décoré avec goût, sans être trop chargé. Des feuilles et des fleurs ici et là, des touches de vert, de blanc et de rose poudré, une toile pastorale qui annonçait la venue très prochaine du printemps. Les petites ampoules blanches luisaient à travers les gouttes de pluie qui s'agglutinaient sur la vitre, les coiffant de ce qui ressemblait à des auréoles et son regard fut automatiquement attiré. Il s'arrêta une seconde pour observer plus en détail la devanture, l'association de la peinture blanche qui semblait récente, intacte, et les notes boisées, un peu rustre de la majorité de l'ameublement. L'ensemble créait un charme indéniable, c'était équilibré, tout en étant dépareillé, accueillant, et ce qui en ressortait correspondait parfaitement au nom de l'établissement. Doves Cove était écrit en jolies lettres dorées au-dessus de sa tête, bien en évidence. Tout semblait effectivement aussi doux et soyeux que les ailes d'une colombe.

Il regarda un instant autour de lui, juste un regard circulaire aux boutiques alentours, ses sourcils se fronçant légèrement, créant un pli au milieu de son front, alors qu'il essayait de se repérer, dans l'espace, dans ses souvenirs. Il était proche de Perkins Cove, une pointe sur la côte réputée pour ses boutiques touristiques, là-même où se trouvait la boutique de souvenirs de ses parents. Ça grouillait de monde l'été et il y avait lui-même passé des heures, à travailler avec ses parents ou à se balader avec ses amis, pourtant il n'avait pas souvenir de ce café au nom et à l'allure si délicats. Il était presque certain qu'il n'était pas là avait qu'il parte, ou du moins pas avec cette apparence là. L'endroit avait probablement été racheté et remis au goût de son nouveau propriétaire. Ca n'aurait pas été étrange, cette ville était encore jeune, en constante évolution, on rachetait, on revendait, on faisait des travaux, on rouvrait et les affaires reprenaient. Ogunquit n'était pas la ville la plus riche ou la plus visitée de l'Etat du Maine, mais plusieurs domaines la rendaient intéressante, florissante, attractive. Les tranches d'âge qui y cohabitaient allaient du très vieux au très jeune, beaucoup venaient y passer leur retraite, tout comme beaucoup de jeunes couples venaient s'y installer pour y fonder leur famille, les enfants se mélangeant aux personnes âgées.

Elle convenait à tout le monde, elle avait quelque chose à apporter à chacun, pour une durée plus ou moins longue, pour un été ou toute une vie, l'offre d'une seconde chance. Des milliers de touristes par an venaient la visiter, la plupart revenaient d'une année sur l'autre, totalement charmés.

Taehyung ne pouvait que comprendre.
Il avait lui-même fait le choix de revenir.

Il laissa son regard se balader en long et en large de la vitrine, passant outre les gouttes, appréciant la discrète décoration, les ampoules qui se balançaient au plafond et se réverbéraient sur le bois des petites tables et du large comptoir, et les bouquets de fleurs qu'il avisait sur chacune des tables à l'intérieur, qui ajoutaient de la couleur et encore plus de charme au lieu, observant au passage les gens qui étaient attablés. Puis, ses yeux tombèrent sur une silhouette qui slalomait entre les tables, une cafetière pleine de liquide fumant à la main, souriant à tel ou tel client, échangeant un mot ou deux avec un autre, plaisantant avec un couple de personnes âgées. Elle avait un regard et un mot pour tout le monde, et vu comment les personnes autour d'elle la regardaient, ses petites attentions étaient fortement appréciées. L'endroit était presque complet et Taehyung se fit la réflexion que la pluie n'y était peut-être pas pour grand-chose tout compte fait. Ils venaient pour elle.

Elle n'avait pas tant changé, elle n'avait pas du tout changé en vérité, elle était toujours aussi belle, vive, proche des gens. Elle avait pris quatre années de plus, tout comme lui, mais il aurait reconnu son visage n'importe où. Ce visage solaire, bienveillant, si plein de vie et de sourires. Ce visage qui était resté le même que dans ses souvenirs, un morceau de sa jeunesse, de ses bêtises, celles qu'ils avaient faites ensemble, eux deux et Jamie et quelques autres gamins de leur âge, leur trio toujours en tête, inséparable. Ses cheveux avaient poussé, elle les avait attachés en queue de cheval haute et leurs ondulations frôlaient le milieu de son dos dès qu'elle bougeait ou tournait la tête pour servir un autre client, offrant un dernier sourire avant de se détourner. Ses yeux étaient toujours si pétillants, plein de vivacité et de détermination, Taehyung le voyait très bien de là où il se tenait, et ce même s'il y avait une vitre entre eux.

Soit par pur hasard, soit parce qu'elle avait senti qu'on la regardait, elle tourna la tête vers la fenêtre et ses yeux noisette croisèrent ceux de Taehyung. Sa bouche forma immédiatement un rond qui exprimait la surprise et ses yeux s'agrandirent. Elle posa la cafetière à présent presque vide sur une table à proximité, s'essuya les mains sur son tablier blanc et se précipita vers la porte sous le regard étonné des clients. Elle ouvrit la porte à la volée, ne craignant nullement de se mouiller ou d'être emportée par une bourrasque.

— Taehyung ?! s'exclama t-elle alors qu'elle se trouvait sur la dernière marche et lui à quelques mètres, ses pupilles le toisant, s'attardant sur son visage puis sur le reste de son corps comme si elle ne réalisait pas tout à fait qu'il était bel et bien là, en chair et en os.
— Salut Rachel, dit-il simplement, un peu gêné, un demi-sourire crispé frôlant ses lèvres dénuées de couleurs, un frisson de tendre nostalgie caressant son échine.
— Mon dieu, souffla t-elle en s'élançant vers lui, nouant ses bras autour de son cou d'un geste naturel, amical, et il lâcha la poignée de sa valise pour lui rendre son étreinte, ses bras s'enroulant autour de sa taille, surpris, mais heureux, rempli de gratitude, son coeur se gonflant de joie, alors que son corps se relaxait à son contact, le parfum de Rachel le ramenant des années en arrière. Je me doutais que... Avec ce qui s'était passé, j'ai pensé que tu viendrais, articula t-elle, ses bras se desserrant juste un peu, juste de quoi le regarder avec un peu plus de recul, tout en le gardant un peu contre elle, comme si elle avait peur qu'il disparaisse à nouveau. Je suis désolée pour ta grand-mère.
— Merci.
— Tu es complètement trempé, viens à l'intérieur, je vais te donner de quoi te sécher.

Taehyung se doutait bien qu'il devait avoir une allure particulièrement débraillée, l'eau dégoulinant de tous les côtés, ses cheveux rebiquant sur sa nuque. La pluie y était pour beaucoup, certes, mais c'était sans parler des cernes violacés qui soulignaient ses yeux, sa mâchoire plus définie, presque anguleuse, et ses pommettes un peu plus dessinée qu'avant, manquant de rondeur. Toute cette fatigue physique et mentale qui s'accumulait depuis un petit bout de temps maintenant et qui vivait de manière permanente sur sa personne. Il la portait à bout de bras, il la portait partout sur lui. Si Rachel avait remarqué quoi que ce soit, et il aurait fallu être aveugle pour ne pas le voir, elle avait eu la politesse, ou l'amitié, de ne rien dire, de garder ça pour elle, mais à la manière qu'elle avait de le regarder, il avait bien compris qu'elle s'était fait la réflexion dans l'intimité de son esprit. Peut-être s'inquiétait-elle un peu. Et il ne pouvait pas lui en vouloir pour le petit pli qui barrait son front. Il savait à quoi ressemblait son reflet, il l'avait lui-même contemplé, jugé, se rendant compte jour après jour à quel point il était terne, à quel point il s'effaçait, jusqu'à finalement ne plus oser affronter son image dans la glace, jusqu'à ne plus pouvoir se regarder en face.

Elle ne serait certainement pas la seule à l'observer de cette manière, entre surprise et confusion, à être étonné de le voir briller si peu, à chercher ce qui avait changé en lui et à se demander pourquoi. Elle mettrait tout cela sur le compte des évènements récents, elle le croirait sans doute perturbé par le décès de sa grand-mère, peut-être pas touché, mais au moins un peu chamboulé. Elle penserait que sa fatigue était dû au voyage, au décalage horaire, qu'il aurait certainement meilleure mine plus tard.

Elle ne pourrait pas imaginer tout ce qui s'était passé en quatre ans. Personne ne le savait vraiment, personne, à part Khai, ne savait ce qu'il avait réellement traversé.

Il avait pris soin de n'inquièter personne.


Elle ouvrit la porte du café et le précéda à l'intérieur. Il rougit, un peu gêné, lorsqu'il fit rouler sa valise à sa suite, laissant quelques traces mouillées sur le sol. Il s'excusa de tout salir, mais elle envoya paître ses excuses d'un geste de la main, ça importait peu à ses yeux, ce n'était qu'un peu de pluie et de sable, rien de grave. Il rougit un peu plus lorsqu'il avisa quelques paires d'yeux se tourner vers lui et le suivre du regard alors que Rachel l'entraînait vers une table libre dans le fond de la salle. Il regrettait de ne pas avoir remis son masque, il se sentait exposé tout à coup, dévoilé. Par réflexe, il baissa les yeux.

Il n'était pas habitué à être regardé, reconnu, vu, dans sa ville natale. Il n'était pas habitué à ce qu'on se retourne sur son passage, c'était quelque chose qui appartenait au fantasme californien.

Il n'était personne avant de partir, juste Taehyung, le fils de Hyesok et Sunhi Kim. Désormais, il était Taehyung Kim, l'écrivain, le petit prodige du Maine.

Il était revenu pour s'éloigner, se ressourcer, reprendre le fil de sa vie, le solidifier un peu sans doute, trouver des réponses, ou formuler les questions nécessaires pour pouvoir avancer. Il était revenu pour profiter de ses proches, renouer avec eux. Il n'était pas certain de pouvoir le faire si des informations venaient à circuler à son sujet, si on commençait à parler sur sa présence ici, sur ce départ, cette fuite soudaine, à se demander s'il était ici pour écrire ou pour une autre raison, s'il allait publier quelque chose prochainement.

Mentirait-il si on venait à l'aborder et le questionner ?


Il ne voulait pas que les pensées un peu noires et tous les doutes qu'il avait pu avoir le suivent jusqu'ici et s'installent dans ses bagages, prenant un peu trop leurs aises.

C'était le lieu où il se sentait le plus en paix, où il s'était toujours senti le plus en paix, et il ne voulait pas qu'il soit pollué par tout ça.


Il sentait des paires d'yeux sur lui, mais personne ne fit la moindre remarque ou le moindre mouvements, les conversations reprirent presque aussitôt et il s'en sentit soulagé. L'anxiété l'avait rendu tendu, un peu paranoïaque, les nerfs constamment à vif, les émotions à fleur de peau. Il marcha avec un peu plus d'aisance, le pas un peu plus rapide malgré tout, empressé de se libérer de leur curiosité à son égard, cette attention un peu collante, mais pas vraiment déplacée, rien qui le mettait franchement mal à l'aise, mais il espérait ne pas la voir se répéter durant son séjour et avoir à s'y habituer. À devoir mentir aussi, s'imaginer plus doué, plus heureux qu'il ne l'était réellement.

Il sortait peu à Los Angeles, et lorsque c'était le cas, on le reconnaissait quelques fois, on le regardait longuement, et quand on l'abordait, il répondait, parfois avec plaisir, parfois avec un peu plus de retenue, quelques fois il ne se sentait pas du tout à sa place et les mots, les sourires, peinaient à glisser sur sa bouche. Il s'efforçait toujours d'être poli et accessible, de peur qu'on dise de lui qu'il était hautain, de peur qu'on le pointe du doigt ou qu'on l'aime un peu moins. Et que par défaut on aime moins ses livres. Mais il cherchait toujours quelque chose à tirer de ces interactions, la preuve qu'on ne l'avait pas encore totalement oublié, qu'on l'attendait, qu'on espérait encore quelque chose de sa part. Qu'on l'aimait encore. Il était toujours un peu piqué au coeur lorsqu'on lui disait que son troisième livre avait un peu déçu, qu'il était si différent du précédent, ou quand untel ou untel lui disait que son deuxième roman était le meilleur, alors que lui le détestait et n'y voyait absolument rien de génial, rien qui ne lui ressemblait un tant soit peu. Il ne disait rien, il accusait le coup dans son coin, mais ces propos finissaient par taper contre les zones les plus fragiles et à trouver le moyen de s'engouffrer dans une faille, puis ils tournaient en boucle dans sa tête et les insomnies s'enchainaient.

Il s'y était plus ou moins fait à Los Angeles, c'était sa vie là-bas, c'était le jeu qu'il avait décidé de jouer, mais il n'avait jamais été cet écrivain dans sa ville natale et il n'était pas prêt à voir ces deux mondes se percuter, fusionner. À Los Angeles, il pouvait être Taehyung l'écrivain, mais à Ogunquit, il voulait juste être Taehyung. Il voulait être connu et reconnu comme tel, rien de plus. Si certaines personnes le reconnaissaient, venaient lui parler de ses livres, il s'en accommoderait, il s'en sortirait. Il ne pouvait pas tenir ces deux mondes totalement à l'écart l'un de l'autre, ils se frôlaient déjà, ils faisaient partie de lui et cohabitaient, c'était ainsi, mais il ne voulait pas se retrouver au coeur de la même lutte mentale, tiraillé par les mêmes angoisses, les mêmes idées noires, obsédantes. Il était venu pour se sortir de tout ça, trouver un équilibre qui lui échappait et il espérait prendre assez de recul pour pouvoir y parvenir.

Il esquissa donc un faible sourire poli à l'adresse de quelques visages, leurs fronts plissés, comme s'ils se demandaient où est-ce qu'ils l'avaient vu, songeant qu'une fois on serait habitué à le voir déambuler dans les rues, seul, avec ses parents ou peut-être ses amis, plus personne ne se retournerait sur son passage.

Il ferait à nouveau partie du décor.


Rachel s'éclipsa pendant une ou deux minutes, précisant qu'elle allait lui chercher de quoi se sécher, marmonnant quelque chose à propos du fait qu'il allait attraper froid s'il restait comme ça, et elle l'invita à s'installer en attendant. Il se débarrassa de bon coeur de sa veste trempée, car elle commençait à peser lourd sur ses épaules, et il la disposa sur la chaise libre à côté de lui, l'étendant comme il put sur le dossier, il posa son sac sur l'assise, sa valise, il l'avait laissée dans un coin, là où elle ne gênerait personne et où elle ne salirait pas trop. De ses mains, à présent un peu plus sèches, il réarrangea ses cheveux, essayant comme il pouvait de dégager son front et de leur donner une forme qui fasse un peu moins négligée, même si, sans miroir à portée, il n'était pas sûr de ce qu'il faisait et si c'était beaucoup mieux. Rachel revint à ce moment-là, une serviette blanche dans les mains, elle la lui tendit et il s'en saisit avec un sourire reconnaissant. Il s'essuya longuement les mains et les avant-bras avant de s'éponger le visage, séchant sa peau, ses cils, se débarrassant du sel et du sable qui s'étaient incrustés ici et là, puis il descendit dans son cou, la serviette gorgée d'eau de pluie et de mer. Il se sentait un peu mieux, pas tout à fait sec, son pantalon lui collait aux cuisses, c'était rêche, lourd et c'était fort désagréable, ses chaussures faisaient un bruit mouillé et ses chaussettes n'étaient plus que deux bouts de chiffon imbibés, mais c'était déjà bien, il ne se plaignait pas.

Rachel récupéra la serviette qu'il lui tendait et il la remercia à nouveau. Elle lui fit signe de lui donner sa veste et les étendit sur un radiateur non loin, avant de reporter son attention sur lui, et seulement lui, la chaleur et la bienveillance de son regard finissant de le réchauffer. Rachel c'était le souvenir de son enfance et de son adolescence, de ces moments tendres et insouciants, de cette quête éternelle de la vie quand on a seize ans. C'était un refrain qu'on connaît sur le bout des doigts, au coin des lèvres et que l'on chantonne parfois. C'était le chant des beaux jours, le soleil au bout des lèvres, l'éclaircie bienvenue les jours d'orage. Ils ne s'étaient pas vus depuis si longtemps, ils ignoraient tout de la nouvelle vie de l'autre, mais il n'y avait rien dans sa présence qui pouvait le mettre mal à l'aise. Il se sentait comme à la maison dans cet endroit, à ses côtés.

Pourtant, il ne pouvait s'empêcher de se demander ce qu'elle pensait de lui, de celui qui venait d'entrer dans son établissement après quatre ans sans réellement donner de nouvelles.

À quel point elle le trouverait changé, à quel point elle serait peut-être déçue.

— Tu veux boire quelque ? Café ? C'est la maison qui offre, proposa t-elle avec un large sourire, ses dents blanches réfléchissant la lumière des jolis lustres qui tombaient du plafond.
— J'essaie d'arrêter, articula Taehyung avec un petit sourire gêné, comme s'il venait de révéler un de ses plus grands péchés. Je veux bien un chocolat chaud.
— Je te prépare ça tout de suite.

Elle tourna les talons et disparut derrière le comptoir dans une pirouette digne d'une danseuse, ses longs cheveux fouettant l'air derrière elle, et il en profita pour regarder autour de lui, ses mirettes courant sur les murs, les tableaux, les objets de décoration, se faisant une nouvelle fois la réflexion qu'il aimait beaucoup cet endroit, c'était douillet, agréable, comme un petit cocon. Ce sentiment s'installant confortablement en lui, il se laissa aller un peu plus contre le dossier de son siège, ses jambes détendues devant lui. En face de lui se tenait un joli vase en verre dans lequel s'épanouissait un bouquet de jonquilles fraîches d'un jaune radieux et pétillant qui correspondait tellement bien au lieu et à la personnalité de Rachel. Il en approcha ses doigts, frôlant les pétales sans trop oser les toucher de peur de les abîmer, de les froisser. Il les trouvait tellement belles, délicates, il ne parvenait pas à détourner les yeux, comme hypnotisé.

— Fais attention c'est chaud, dit-elle en posant devant lui une tasse de porcelaine blanche posée sur une soucoupe de la même couleur, il s'en échappait de la fumée et un arôme délicieux qui fit un peu plus gronder son ventre vide.
— Merci, dit Taehyung en s'arrachant à la contemplation du bouquet. Tu es sûre, je ne te dois rien ?
— Ce n'est pas un chocolat chaud qui va me ruiner et ce n'est pas tous les jours qu'on a la visite d'un écrivain de renom.
— Arrête, souffla t-il en roulant des yeux d'air air faussement excédé, un peu gêné tout de même malgré le sourire qu'il se forçait à esquisser, ses mains serrées autour de la tasse brûlante, il avait froid tout à coup.
— Dit celui qui a vendu des millions d'exemplaires de son premier bouquin, et des suivants, fit-elle en prenant place en face de lui après avoir jeté un coup d'oeil alentour, vérifiant que personne n'avait besoin de rien.
— Tu... Tu es au courant ? interrogea Taehyung, un peu surpris, décontenancé, heureux aussi sans doute.
— Comme à peu près tout le monde qui te connaît ici. Moi, monsieur Clarke...
— Monsieur Clarke ? Il habite toujours ici ?
— La même petite maison sur Chesnut Road.
— Il s'occupe toujours du journal ? demanda Taehyung, ses mains se tordant nerveusement, son coeur battant un peu plus vite.
— Toujours. Je me demande s'il partira à la retraite un jour, dit-elle en entortillant une mèche de cheveux autour de son index. Tu n'as pas gardé beaucoup de contacts avec les gens d'ici, n'est-ce pas ?

C'était plus une constatation qu'une question, une réflexion simple, sans arrière-pensée. Ça aurait pu être un reproche, et elle aurait eu tous les droits de le faire, mais ça ne sonnait pas comme tel dans la bouche de Rachel. Et il la connaissait assez bien pour savoir qu'elle ne se serait pas adressée à lui de cette façon si elle avait eu quelque chose à soulever ou à réprouver dans son comportement. Elle y serait allée de manière frontale. Rachel avait toujours été franche, directe, sans langue de bois, elle parlait sans faire de détour, mais sans la moindre once de méchanceté gratuite ou de malice. Elle savait reconnaître les choses comme elles étaient, bonnes ou moins bonnes, justes ou non, et y confronter les autres, même ses plus proches amis. Elle savait dire quand ils disaient ou faisaient une connerie, Jamie aurait pu en attester vu le nombre de fois où elle l'avait rappelé à l'ordre, le traitant d'idiot ou d'inconscient quand il allait trop loin, ses yeux brillant d'un feu prêt à l'incendier. Les lèvres de Taehyung frémirent à ce souvenir, agitées par l'ombre d'un souvenir, c'était si drôle de voir ce grand dadais se faire tirer les oreilles par la seule fille de leur groupe.

— Ne t'en fais pas, reprit-elle, en continuant de jouer distraitement avec ses cheveux, on a tous eu des années plus ou moins chargées, on a tous eu à faire de notre côté, des projets, des désillusions. Mais les informations circulent vite. Tes parents nous tenaient informés lorsqu'ils avaient quelques nouvelles, on savait à travers eux que ça allait bien, même plus que bien, et à travers les médias que tu t'en sortais vraiment pas mal.
— Je suis désolé de... De ne pas avoir entretenu un lien plus étroit, d'avoir parfois oublié de rappeler.

De ne pas avoir été capable de rappeler, figé par des pensées, des idées, des peurs plus fortes que le reste. Des peurs qui prenaient trop souvent le dessus, et la honte qui venait toujours à la suite.

— Comme je te l'ai dit, on a tous été occupés chacun de notre côté, on est tous un peu fautifs.
— Donc euh, cet endroit est à toi? demanda Taehyung avant de poser ses lèvres sur le rebord de sa tasse, prenant une petite gorgée de sa boisson, un peu désireux de changer de sujet ; il venait d'arriver et il n'avait pas envie de commencer par éplucher ses erreurs et à s'expliquer, tenter de le faire, ça pouvait bien attendre quelques heures ou quelques jours.
— À moi et à mon futur ex-mari.
— Ton ex-mari ?! Tu t'es mariée ? s'exclama Taehyung, faisant de son mieux pour mesurer la surprise dans l'intonation de sa voix.
— Une décision pas assez mûrement réfléchie, une grosse erreur, vivement que tout cela soit derrière moi, révéla Rachel, son nez se fronçant légèrement. Ce café c'était son rêve, on y a mis toutes nos économies, je n'étais pas très emballée, j'avais quelques réserves, mais je voulais lui faire plaisir, je voulais qu'il puisse réaliser ce voeu, ça avait l'air de lui tenir tellement à coeur. Puis il s'en est désintéressé, comme il a fini par se désintéresser de tout le reste, de cette ville, de moi, de notre couple, et c'est devenu mon rêve à moi. J'ai pour projet de racheter ses parts afin qu'il soit à moi légalement parlant, je ne veux plus voir son nom sur les papiers, ni nulle part ailleurs. Donc tu tombes à point nommé, poursuivit-elle en frappa dans ses mains avec enthousiasme, son visage dénué de l'expression qui s'y était installée lorsqu'elle parlait de son ex-compagnon, un écrivain célèbre dans mon établissement, ça va me faire une sacrée publicité, ça va me ramener un monde fou.

Elle plaisantait, il le savait, il le voyait aux petits plis adorables aux coins de ses yeux et à la moue taquine sur sa bouche, mais il ne put se retenir de ressentir un pincement au coeur malgré tout. Ce n'était pas elle ou ses mots le problème, c'était lui. Lui et cette peur un peu trop collante, lui et son foutu manque de confiance en lui. Lui et tous ces doutes qui grouillaient et se développaient dans sa chair, qui le rongeaient de l'intérieur. Lui et toutes les idées pas très jolies qu'il avait dans la tête.

— Je plaisante Tae, se dépêcha de préciser Rachel, comme si elle avait remarqué son malaise soudain ou son mouvement de recul à peine perceptible, ce rictus d'inconfort au coin de sa bouche. Le premier qui l'embête je le mets dehors.
— Si tu as besoin d'aide pour...
— Je t'interdis de finir ta phrase, dit-elle en faisant les gros yeux, un doigt levé dans sa direction, et à ce moment-là, elle ressemblait trait pour trait à la Rachel qu'il avait connue toute sa vie, ce joli soleil brûlant.
— Je veux dire que je pourrais venir régulièrement, payer mes consommations, et qui sait, peut-être écrire un livre sur cette table. Ça te ferait une bonne pub. Tu pourrais même avoir un écriteau sur ta porte indiquant qu'un auteur célèbre adore y passer du temps et qu'il recommande tes chocolats chauds.
— Si c'est proposé si gentiment. Et tu verras, j'ai plein de bonnes choses manger aussi.
— Je regarderais la carte la prochaine fois, assura Taehyung d'une voix douce, comme un promesse, la promesse qu'il reviendrait. C'est un endroit charmant et agréable, tu peux être fière de toi.
— Merci Tae, dit-elle, les yeux brillants de cette lueur de fierté, ce sentiment de réussite qu'il avait lui-même connu fut un temps.
— Tu as fait la déco toi-même ? Elle te ressemble je trouve.
— Oui, quand David a commencé à s'en désintéresser, j'ai eu envie de changement, je voulais tout refaire. C'était plus mon café que le sien et j'ai eu envie de rendre ça officiel. J'ai tout repeint moi-même, j'ai chiné des meubles à droite à gauche, la seconde-main ça sauve la vie, et le porte-monnaie, et j'ai tout refait à mon goût.
— Ça me plaît bien, on s'y sent bien. Je pense effectivement revenir, dit Taehyung en souriant par-dessus sa tasse désormais à moitié vide.
— Je suis contente de le savoir.

Et il savait, il voyait qu'elle le pensait. Il le voyait dans son sourire ou dans sa façon de le regarder, dans l'attitude franchement ouverte et détendue qu'elle avait avec lui. Il n'y avait aucune rancoeur dans les mots ou dans les gestes qu'ils échangeaient, c'était empli de sympathie et de simplicité et ça lui réchauffait le coeur. Elle le faisait se sentir à sa place, bienvenu dans son établissement, bienvenu dans la ville qui l'avait vu naître et grandir, et à nouveau le bienvenu dans sa vie s'il le souhaitait. Comme s'il n'était jamais parti. Et ça faisait du bien, ça lui faisait du bien. Il n'était pas certain que ce serait le cas avec tout le monde donc il avait envie d'en profiter pendant un petit moment encore. Il avait envie de se précipiter dans les bras que Rachel lui tendait.

— Tu restes combien de temps ? s'enquit-elle, bougeant un peu sur son siège, visiblement intéressée et inquiète de la réponse.
— Je ne sais pas encore, je n'ai pas pris de billet de retour. Je suis venu pour les obsèques, mais pas que, j'ai certaines choses à faire ici, pour moi, et je suppose que je repartirais lorsque ce sera réglé, je ne sais pas. Beaucoup de choses sont floues en ce moment.





Malheureusement le travail la rappela à l'ordre, des tables à débarrasser et de nouveaux arrivants à accueillir, et elle ne put rester plus longtemps à discuter avec lui. Il s'en était senti un peu déçu, il venait à peine de la retrouver. Il avait encore plein de questions à lui poser, des choses à apprendre sur elle, sur sa vie, sur d'autres personnes de leur entourage mutuel. Il pensait notamment à Jamie et Jungkook. Bien sûr qu'il pensait à eux, il pensait toujours à eux. Il pensait aussi à Monsieur Clarke. Il était un peu soulagé, apaisé de savoir que son ancien mentor était toujours là et qu'il avait une chance de le voir, de lui parler. Rachel et lui avaient encore plein de choses à se dire, à se raconter, des anecdotes et des souvenirs a faire revivre, du temps à rattraper, un certain manque à compenser, une amitié à raviver, mais ce serait pour une prochaine fois. Il était là maintenant, il était là pour un petit moment, combien de temps exactement, il ne savait pas encore, rien n'était décidé, mais il n'avait pas prévu de partir tout de suite. Et il avait promis de revenir la voir. Ils trouveraient bien un moment, ou plusieurs, pour se remémorer le bon vieux temps, échanger et rigoler sur des souvenirs et en créer de nouveaux, pourquoi pas entre ces murs, peut-être assis là à cette même table, face à face, lui sirotant un chocolat chaud.

Avant de repartir à ses activités, Rachel s'était approchée de lui, l'avait repris dans ses bras, des effluves de citron et de sucre le percutant de plein fouet, et lui avait assuré qu'elle était vraiment contente de le voir, même si elle aurait préféré que ce soit dans d'autres circonstances, et elle lui avait aussi dit qu'elle serait présente à la cérémonie du lendemain. Elle l'avait embrassé sur la joue avant de resserrer son tablier autour de sa taille et de repartir en salle, lui offrant un dernier sourire et un petit signe de la main avant de tourner les talons, ses longs cheveux ondulants dans son dos. Il avait souri, la tête pleine du souvenir de l'adolescente qu'elle avait été. Et au souvenir du petit béguin innocent que Jamie et lui avaient eu pour elle à l'époque, rien de bien sérieux, ils n'étaient que des adolescents en plein éveil sentimental. Il ne pouvait pas parler pour Jamie, il était même persuadé que celui-ci était resté un peu amoureux durant de longues années, mais dans son cas, ce béguin était parti comme il était arrivé, sans qu'il ne se passe rien. Rachel était jolie, vive, solaire, son côté autoritaire avait également son charme, elle avait cette chaleur qui réchauffe sans jamais brûler et elle était la plus jolie fille gravitant autour d'eux. Mais ses yeux, si beaux soient-ils, ne pouvaient pas rivaliser avec les iris aux incroyables nuances de gris d'un certain garçon et Taehyung, totalement ébloui, envoûté, n'avait plus fait attention aux yeux des autres, même aux yeux de soleil de Rachel, et le petit intérêt qu'elle avait soulevé en lui était mort de lui-même, emporté par la tempête.


Il termina son chocolat chaud sans se presser, sa bouche réchauffée et son estomac un peu moins vide, le creux au fond de lui un peu comblé par l'accueil et la présence de sa vieille amie, par cet échange si chaleureux, si amical, si naturel. Il était déjà cruellement en retard, mais il se disait que quelques minutes de plus ne changeraient rien, sa mère devait déjà se trouver au comble de l'agacement. Il dirigea son attention vers la large vitre illuminée et vit que la pluie avait totalement cessé dehors, plus aucune goutte ne rebondissaient contre les vitres du café, c'était le signe pour lui de partir.

Sa tasse vide, il la reposa sur la soucoupe dans un tintement musical, s'essuya la bouche avec un coin de serviette et se leva pour rassembler ses affaires. Sa veste n'était pas totalement sèche, les épaules et les manches étaient encore un peu humides, mais c'était déjà mieux et ça ferait l'affaire. Il n'était vraiment plus très loin de la maison de ses parents, encore quelques mètres et il y serait. Il l'enfila, fit glisser la lanière de son sac sur son épaule, récupéra sa valise et se dirigea vers la sortie, toujours sous le regard de certains. Mais aucun jugement, aucun reproche n'arriva jusqu'à lui, ce n'était que des yeux un peu curieux, rien de plus. Il fit un dernier signe en direction de Rachel et captura et garda tout contre lui le sourire  large et lumineux qu'elle lui adressa en retour, puis il sortit, la porte se refermant sans bruit derrière lui. Il descendit jusqu'en bas de Shore Road, son regard s'attardant un instant sur la pointe de Perkins Cove et le port et l'écluse qu'il apercevait pas loin, avant de prendre la direction de Pine Hill Road, où ses parents habitaient. La maison où il avait passé la majeure partie de sa vie, la maison qu'il avait finie par quitter sans se retourner, la bouche hurlante de mots non articulés mais le cœur en quête d'indépendance, de liberté.

Il marchait, se rapprochait et il y avait ce sentiment qui s'affermissait dans son ventre, cette lourdeur, et cette boule qui grossissait dans sa gorge, l'empêchant d'avaler sa salive correctement. L'angoisse était restée tenue, discrète, présente, mais en second-plan jusqu'alors, car il se sentait encore loin, physiquement et émotionnellement. Il réalisait et à la fois pas du tout. À la fois présent dans l'instant et un peu ailleurs, comme s'il flottait. La plage et Rachel avaient détourné son attention, elles avaient joué le rôle de diversion et il avait laissé faire, parce qu'il avait eu envie de s'attarder sur elles, et sur ce qu'elles le faisaient ressentir. Il avait eu envie de prendre ce qu'elles avaient à lui donner, et s'en nourrir pour reprendre des forces. Et pour dériver encore un peu, toutes voiles dehors. Gagner encore un peu de temps. Se donner le temps de chercher ses mots, ou de les perdre un peu plus, la gorge de plus en plus sèche. Il avait encore cette impression d'avoir le temps de s'y préparer, qu'il arriverait éventuellement, ses pas ne le menaient que dans une seule direction, mais que c'était encore loin de lui, un mirage dont il avait rêvé, qu'il avait fantasmé autant dans ses rêves que dans ses cauchemars, qu'il désirait et redoutait tout autant. Il n'avait cessé d'y penser, toute la journée de la veille, les nuits précédentes, depuis qu'il avait reçu le faire-part, depuis bien longtemps avant, la tête ailleurs, mais tournée vers cette maison sur Pine Hill Road. Vers tout ce qu'elle représentait pour lui. Il avait imaginé des centaines de scénario et s'était fait des centaines de films, mais il n'avait toujours aucune idée de ce qu'il dirait à ses parents, la première phrase, le premier mot qui sortirait de sa bouche.

Il avait peur de ne rien trouver de bien à dire, de rester muet, la bouche pudique, ne sachant à nouveau pas comment s'exprimer devant ses parents.
D'avoir peur de dire ce qui ne fallait pas, de dire ce qu'il avait sur le cœur, de les blesser encore plus que par son silence.

Il supposait qu'il se laisserait porter sur le moment, qu'il dirait la première chose qui lui viendrait.





Quelques minutes, quelques mètres et quelques inspirations saccadées plus loin, la maison de son enfance se tenait enfin devant lui, exactement comme dans son souvenir. La rue entière ne semblait pas avoir beaucoup changé, contrairement aux rues commerçantes qu'il venait de quitter, des voisins avaient peut-être déménagé ou emménagés, mais tout était plus ou moins comme dans son souvenir.

Il était le seul qui avait réellement changé.

Il avait appris à faire du vélo sur ce trottoir, les chutes s'enchaînant avant qu'il file enfin comme le vent. Ils avaient fait la course, Jamie et lui, le long de cette route. Jamie courrait trop vite pour lui, il s'était égratigné le menton et s'était fait une vilaine entorse à la cheville un peu plus loin sur ce même trottoir en essayant de le rattraper, Jamie avait dû l'aider pour rentrer chez lui, son poids reparti sur son pied valide et sur l'épaule de son ami. Tout était gravé dans le ciment et dans sa mémoire, dans sa chair aussi. Cette ville bougeait, toujours un peu au ralenti, un peu en retard, on était tellement loin de l'effervescence californienne. C'était un rythme auquel il devrait se réhabituer, mais ce serait certainement plus simple dans ce sens-là que dans l'autre. Car c'était un rythme qui lui correspondait mieux. C'était son allure. Et il avait besoin de retrouver une certaine constance, une certaine constante, un meilleur rythme de vie, les heures dans un ordre correct, la tête et le corps dans le bons sens des aiguilles. La maison de ses parents était elle aussi comme dans ses souvenirs, totem immuable de ses jeunes années, la nostalgie bourgeonnant dans sa poitrine. Cette nostalgie dans laquelle il se réfugiait et se complaisait pour le moment car le présent était amer et douloureux, le goût de l'incertain, ce présent incapable de le satisfaire totalement.

Le numéro 433 Pine Hill Road était une bâtisse construite sur deux étages, faites de planches étroites et parallèles et de peinture blanche, le toit en tuiles grises, des nuances douces, tout sauf remarquables, elles se fondaient avec celles des autres maisons, créant un ensemble, une harmonie. Un quartier à l'image de tous ceux qui peuplaient à majorité Ogunquit. C'était monotone, répétitif, mais si joli, à l'ombre des grands arbres. La façade était propre et bien entretenue, son père avait toujours pris grand soin de l'extérieur, faisant des petits travaux ici et là régulièrement, en suivant les saisons ; d'ailleurs, vu l'état impeccable des volets, Taehyung se doutait que son père avait redonné quelques coups de pinceau quelques jours plus tôt, se tenant prêt pour l'arrivée des beaux jours. Le gris foncé contrastant avec le reste, donnant un peu plus de profondeur, de caractère aussi. Il observait la maison sous tous les angles, comme si c'était la première fois, c'était la première fois depuis longtemps. Le bout de pelouse devant, parfaitement bien taillé, le chemin en pierre propre et bien dégagé, les jolies colonnes qui décoraient le porche. Ses chaussures plantées dans le trottoir d'en face, les pieds gelés dans ses chaussettes, les genoux bloqués, il n'avait jamais été aussi près, il n'avait jamais été aussi proche depuis plus de quatre ans. Il ne savait pas comment faire les derniers pas. Il ne parvenait pas à se donner l'ordre de lever une jambe, puis l'autre et de traverser la rue pour aller toquer à la porte.

Il avait fait tout ce chemin jusqu'ici, pour revenir ici, à cet endroit précis, son but était juste devant son nez. Pourtant, il était mort de peur, ça le secouait à l'intérieur et à l'extérieur. l'appréhension était terrible, à la fois glaciale et bouillante, il la sentait fourmiller dans son corps tout entier, plus angoissé que jamais.

Et si c'était une mauvaise idée ?

Ses parents l'accueilleraient, bien entendu, ils ne le laisseraient pas sur le pas de la porte, ils ne le renverraient pas non plus à Los Angeles, mais, et si ça se passait mal ?
Ils auraient des raisons de lui faire des reproches, de lui en vouloir d'être parti comme il l'avait fait, de s'être maintenu à distance. Ils auraient tous les droits d'avoir éprouvé, d'éprouver encore, ce sentiment de lâche abandon et de se montrer rancuniers envers lui.

Il ne pouvait qu'espérer, de manière raisonnée et raisonnable, qu'ils parviendraient tous les trois à se parler, à s'ouvrir peut-être un peu plus, à essayer de se comprendre.

À se parler comme ils ne l'avaient jamais fait par le passé.



Il compta dans sa tête tout en inspirant et expirant plusieurs fois d'affilée, prenant et relâchant de grosses bouffées d'oxygène, jusqu'à ce que son torse se soulève de plus en plus lentement, retrouvant un rythme régulier, presque calme. Alors qu'il se sentait bien loin d'être calme, quelque part entre confort et chaos. Finalement, la fuite prenant enfin fin, il s'élança, son corps tout entier propulsé vers ce qui était tout sauf l'inconnu, même s'il se sentait un peu comme un étranger, un touriste, quelqu'un de passage, quelqu'un d'un peu perdu. Chez lui sans l'être tout à fait. Mais il voulait à nouveau s'y sentir chez lui, faire partie de ce joli monde, voir la bulle se reconstruire autour de lui et se sentir en sécurité. Se sentir un peu plus à sa place. Se sentir à nouveau intégré quelque part et que sa présence soit désirée, approuvée. Au moins qu'elle ne gêne pas trop. Il n'avait jamais rien souhaité avec autant de force, sans être certain de le mériter. Quelque part dans sa tête, là où c'était le plus noir, il ne cessait de se répéter qu'il était affreusement égoïste et opportuniste de revenir à ce moment précis, que ses raisons n'étaient pas des excuses, qu'elles ne justifiaient rien et qu'elles n'étaient pas valables. Que personne ne serait dupé par la supercherie.

Qu'on le verrait exactement tel qu'il était.
Un menteur. Un imposteur. Un écrivain raté.

Les roulettes de sa valise s'étaient finalement débarrassées du reste du sable qu'il avait ramené avec lui de la plage, elles roulaient un peu plus dans l'axe, moins réfractaires à le suivre, tournées dans une seule direction. Une destination sur laquelle il était lui-même fixé, les yeux regardant droit devant. Une destination qu'il voyait se rapprocher de plus en plus, ses phalanges serrant un peu plus fort la poignée de sa valise, cherchant un appui, une source de stabilité. Une aide quelconque, une béquille. Il souffla et traversa la rue sans se retourner, il n'y avait rien derrière lui, ce qui l'attendait se trouvait devant, les yeux louchant sur le numéro collé sur le muret avant de glisser sur la boîte aux lettres. En se rapprochant, il n'osa pas regarder si son nom figurait toujours dessus ou si ses parents avaient fini par l'enlever. C'était idiot, il avait lui-même quitté cette maison, il avait le choix de partir, et quel courrier serait venu l'attendre ici, mais il savait qu'il se sentirait un peu rejeté. Trop d'émotions conflictuelles s'enchaînaient en lui et le stress, la fatigue, n'arrangeaient rien. Il mélangeait tout. Il porta son attention sur les marches qui lui restaient à monter, sur les compositions florales disposées sur le perron, la petite niche à oiseaux qui se balançait au gré du vent, la petite table posée dans le coin où son père avait l'habitude de poser ses outils lorsqu'il faisait des travaux extérieurs, le paillasson, le même depuis des années, la porte blanche dressée devant lui et la sonnettes encore muette sous la pulpe de son index.

Il y était.
Il ne pouvait plus faire demi-tour, il ne pouvait plus fuir.

Et il n'en avait pas envie.
Il était temps que cette cavale prenne fin.

Il était envahi par ce sentiment de sérénité indescriptible, bien qu'encore un peu influencé par toutes les incertitudes et les peurs qu'il avait emmenées avec lui.
Mais il n'avait jamais été plus chez lui que dans cette maison, dans cette rue, dans ce quartier, dans cette ville, et il rêvait d'en passer à nouveau la porte.

Et de la refermer derrière lui.



— Bonjour maman.











Il faisait bon à cette heure, lorsque le vent était calme, son souffle suspendu, les températures étaient un peu plus fraîches la nuit, comme si elle lâchait enfin les soupirs qu'elle retenait toute la journée, mais c'était supportable. C'était vivifiant. Ça donnait un second souffle à ceux qui peinaient à respirer. Il suffisait de resserrer un peu sa veste autour de soi et de mettre ses mains dans ses poches. Les bourrasques fendaient l'air, mais sans aucune violence, ébouriffant les cheveux noirs du garçon et la fourrure immaculée du chien qui l'accompagnait. Ils marchaient côte à côte dans le silence généreux, impénétrable de la nuit, leur rythme lent, un peu bancal, une silhouette encapuchonnée, tout de noir vêtue, et un nuage blanc. Les nuages gorgés de pluie qui avaient couvé le ciel tout au long de la journée s'étaient finalement éloignés, seule une odeur de terre mouillée flottait dans l'air, c'était plaisant, ça ajoutait une saveur supplémentaire à cette nuit. Un soupçon de magie ajouté à un spectacle déjà fantastique.

La plage était déserte, il n'y avait pas âme qui vive, juste eux deux, comme bien souvent le soir à cette heure, et ils étaient livrés à eux-mêmes jusqu'à tard dans la nuit. Les mouettes étaient moins bavardes lorsque le soleil était endormi, elles étaient couchées sur les rochers, le bec dans les plumes, leur cou blanc, presque phosphorescent, se reflétant sous le clair de lune. C'était ravissant comme tableau, la représentation même de la quiétude qui régnait sur la plage lors des premières heures, mais ce n'était pas intéressant aux yeux du chien qui passait en trottinant devant elles sans leur accorder trop d'intérêt. Ainsi silencieuses et immobiles, elles n'étaient ni agaçantes ni tentantes. C'était plus amusant lorsqu'elles battaient des ailes en dessinant des cercles, riant à gorge déployée, quand elles le narguaient et qu'il leur courait après la gueule ouverte, ses griffes crissant sur les graviers de l'allée des genévriers, sans jamais parvenir à les toucher et encore moins à les attraper. Mais il les voyait souvent la nuit ces derniers temps, c'était un nouveau rituel qui s'était progressivement installé depuis plusieurs mois maintenant.

Toujours à peu près à la même heure, tout dépendait de la période de l'année, de la saison, le garçon attendait que la nuit soit tombée, ce voile de pénombre qui enveloppait la ville, le monde et lui, et que la lune soit levée, il enfilait son épaisse doudoune noire, enfonçait une casquette ou autre chose sur sa tête, et il attrapait la laisse, signe que c'était l'heure pour eux de sortir de leur cachette et renouer avec la vie à l'extérieur pour quelques instants. Le temps de promenade dépendait de la condition physique du garçon, de sa jambe et de la douleur, de sa capacité à endurer, et le chien s'adaptait, sa queue remuant de gauche à droite quoi qu'il en soit, la truffe en l'air, heureux. Peu lui importait qu'ils marchent pendant une heure et qu'ils s'assoient sur le sable durant le reste de la nuit. Il reniflait tantôt le sable, tantôt l'air, se rapprochait de l'océan ou de des mouettes. mais ne restait jamais loin de son humain, calant son pas sur le sien, ralentissant quand le garçon ralentissait, patientant lorsqu'il sentait qu'il commençait à fatiguer, le souffle court et le pas de plus en plus irrégulier, instable.

Le samoyède ressentait tout ça, il le flairait. Tout comme il savait flairer la douleur lorsqu'elle se réveillait, la démarche bouleversée, presque incohérente, l'os de la mâchoire qui se contracte sous le masque en tissu et les doigts qui se crispe autour de ce bâton étrange, celui qui les accompagnait dans chacune de leur balade, celui que le garçon gardait près de lui constamment. Cette aide sans laquelle le garçon ne semblait plus pouvoir se déplacer.

Il avait observé, curieux, déstabilisé, puis avait appris avec patience à reconnaître toutes ces choses qui seraient différentes désormais et il s'était acclimaté à ces changements.

Parfois, le chien ne parvenait pas à résister à l'urgence dans ses pattes, celle qui le pressait de courir, de se défouler, et le jeune homme le laissait faire. Il le regardait en souriant, confiant, car il savait qu'il reviendrait toujours à ses côtés.


Le sable était frais, meuble, il s'effritait, s'écrasait sous leurs pieds, c'était typique du mois de mars, de ce temps entre-deux, et leurs semelles, humaines et animales, s'enfonçaient sans effort, laissant des traces profondes, visibles derrière eux. Des empreintes bien distinctes, des empreintes qui ne perdureraient malheureusement pas dans le temps. L'océan s'était reculé, c'était l'heure où la marée était plus basse, mais il ne tarderait pas à revenir lécher le bord de la plage, gourmand, effaçant les traces de leur passage. Comme s'ils n'étaient jamais venus, comme s'ils n'avaient jamais été là, ombres parmi les ombres, se glissant dans la pénombre, juste comme le garçon le désirait, car ombre il était. Jusqu'à la prochaine fois. Jusqu'à la prochaine nuit, au prochain clair de lune. Jusqu'à ce qu'ils recommencent, se fondant encore et encore dans la nuit et dans le bord de mer, jamais lassés de marcher sur le sable de cette manière, qu'importe si le garçon vacillait parfois, qu'importe s'il cherchait de temps en temps son équilibre, qu'importe si ces balades étaient parfois écourtées, jamais lassés de voir les petites traces de pattes et de chaussures se prolonger dans leur dos en ligne plus ou moins droite.

Jour après jour, ou plutôt, nuit après nuit, ils traçaient les mêmes dessins dans le sable, leurs empreintes rencontrant, piétinant, se mélangeant parfois à celles des quelques promeneurs qui avaient pris le même chemin qu'eux plus tôt dans la journée. La plage était leur canevas, leur cahier de brouillon, où chacun écrivait un bout de phrase et où quelqu'un d'autre venait compléter ou effacer ce que le précédent avait inventé, une histoire se construisant, se réinventant sous leurs yeux. Chapitre par chapitre. C'était une oeuvre à plusieurs mains, ou à plusieurs pieds, et ils incarnaient chacun leur propre personnage.

Le jeune homme repoussa les mèches rebelles qui obstruaient sa vue, s'accrochaient à ses cils, les mèches qu'il avait laissées pousser pour cacher ce qu'il trouvait si laid, ce qu'il peinait encore à affronter dans le miroir. Il réajusta la casquette sur sa tête et la capuche qui tombait par-dessus celle-ci et remit droit le masque en tissu noir sur son visage. Du noir, des douleurs, des cicatrices. C'était ça son histoire maintenant, celle qu'il devait continuer à écrire, malgré le fait qu'elle soit abîmée, encore en cours de cicatrisation, les pages pleines de ratures, décorées de larmes séchées. Il essayait de s'en accommoder, pas à pas, il allait à son rythme, ne pouvant pas aller plus vite.

Cette histoire n'était pas des plus belles, mais comme toutes les autres, elle valait le coup d'être racontée.

Et faute de mots, faute de parler, de se confier, faute de se découvrir aux autres, il continuait de marcher dans le sable et de laisser la trace de son passage, aussi minime soit-elle.

De temps en temps, il levait le nez vers le ciel, son visage caressé par la face de la lune, ses pupilles caressant les petits points brillants, cherchant une étoile filante auprès de laquelle former un voeu.

Parfois, le soleil lui manquait. Le sentir réchauffer sa peau froide, réchauffer son coeur, sortir sans peur, sans appréhension et sans honte, ne pas être gêné du regard des autres, ne pas avoir peur d'y lire de la pitié ou du dégoût, tout cela lui manquait. Cette sensation de confiance aussi, en lui, envers les autres. Cette tranquillité de corps et d'esprit.
Mais les nuits étaient de velours, si douces envers lui, lui qui l'était si peu envers sa propre personne, et c'était confortable comme cachette.


Libéré de sa laisse, son chien s'était un peu éloigné, curieux des petits crabes qui couraient dans tous les sens, paniqués, s'échappant des cratères crées par leurs empreintes dans le sable, mais voyant que le garçon était un peu la traîne, sa jambe gauche raide et visiblement très douloureuse, il se reposa sur ses pattes arrières, sa queue touffue enroulée autour de lui, la langue pendante, attendant patiemment qu'il le rejoigne, ses petits yeux noirs rivés sur lui, ne formant aucun jugement. Lui ça lui importait peu que le garçon soit blessé, que sa démarche soit déséquilibrée et que son visage ait changé, il le regardait toujours de la même manière. Il ne le regarderait jamais autrement. Lorsqu'il arriva finalement à son niveau, le jeune homme se baissa un peu, son genou droit fléchissant sans problème tandis que le gauche frémit mais plia avec un peu plus de difficulté, le corps entier secoué de cet effort, et il le gratta longuement entre les oreilles, pour le féliciter ou le remercier, les doigts de perdant dans les épais poils blancs. Ses iris, d'un gris remarquable, encore plus saisissant dans la pénombre, la lune soulignant chaque nuance, brillaient avec fièvre, autant d'étoiles au bord de ses cils que dans le rideau de taffetas noir qui le surplombait.

Et dans ce tableau, ses yeux semblaient sourire, heureux d'avoir un compagnon si loyal à ses côtés. Heureux de ne pas être totalement seul lors de ces promenades nocturnes.

Comme à chaque fois, cette nuit étant finalement comme toutes les autres, l'homme et l'animal se retrouvèrent à contempler les vagues qui allaient et venaient dans un clapotis réconfortant.
Pas un bruit, pas une âme ne vint troubler ce moment de paix.



Pour le moment.
Car il y aurait d'autres nuits, d'autres empreintes.
Une nouvelle histoire à écrire.















— 𝐍𝐃𝐀

on avance, doucement, en prenant notre temps, Taehyung est enfin arrivé à bon port, peut-être pour le meilleur, peut-être pour vivre les plus beaux moments de sa vie.
le truc génial c'est que plus ça va, plus j'aime mes chapitres et je prends plaisir à les écrire, vraiment une bouffée d'air frais cette histoire à mes yeux, et c'est vraiment incroyable comme sentiment.
j'ai passé beaucoup de temps à écrire ce chapitre et j'ai adoré chaque instant passé dessus. j'ai d'autant plus adoré écrire en écoutant une playlist de bruits de vague afin de me transposer un peu plus étroitement dans cet univers et retranscrire au mieux les émotions de Tae, décrire un peu mieux les lieux aussi, l'atmosphère etc. et j'espère que vous avez passé un bon moment à lire ces mots.

après monsieur Clarke et Khai, je vous présente Rachel, un nouveau personnage secondaire que j'adore et que vous reverrez souvent par la suite. je l'aime beaucoup, j'adore son côté solaire et pétillant, un peu autoritaire et rentre dedans, et j'ai hâte d'écrire plus de scènes entre elle et Taehyung. j'espère que vous l'aimerez ma jolie Rachel ♡
et sinon la petite scène de la fin... j'ai trépigné d'impatience jusqu'à finalement pouvoir l'écrire et j'aime beaucoup le rendu final. une idée de qui il s'agit ? 👀 vous avez relevé certaines informations au sujet de cette personne ? j'ai essayé de vous donner des indices sans trop en dire pour l'instant, mais vous en saurez plus très vite.

le titre de ce chapitre s'est tout de suite imposé à moi, j'adore cette image avec les empreintes, celles de Tae qui se mêlent à celles du personnage mystère et de son chien.

disclaimer : les noms des rues sont réels, je me suis basée sur des plans d'Ogunquit, mais pour ce qui est des distances j'en ai aucune idée donc désolée si je me suis un peu foirée. mais comme dit dans l'avant-propos, l'exactitude n'est pas ma priorité.

merci d'avoir lu
à bientôt pour la suite
𝓸𝓭𝔂𝓼𝓼𝒆𝓾𝓼

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top