𝟤. 𝘭𝘦 𝘱𝘰𝘪𝘯𝘵 𝘥𝘦 𝘥𝘦́𝘱𝘢𝘳𝘵



❛ 𝘦𝘷𝘦𝘳𝘺 𝘤𝘩𝘪𝘭𝘥 𝘪𝘴 𝘢𝘯 𝑎𝑟𝑡𝑖𝑠𝑡
𝘵𝘩𝘦 𝘱𝘳𝘰𝘣𝘭𝘦𝘮 𝘪𝘴
𝘩𝘰𝘸 𝘵𝘰 𝑟𝑒𝑚𝑎𝑖𝑛 𝘢𝘯 𝘢𝘳𝘵𝘪𝘴𝘵
𝘰𝘯𝘤𝘦 𝘸𝘦 𝑔𝑟𝑜𝑤 𝑢𝑝, ❜

𝐏𝐚𝐛𝐥𝐨 𝐏𝐢𝐜𝐚𝐬𝐬𝐨





Sur le chemin pour rentrer à son appartement, les yeux dirigés vers l'horizon, on apercevait au loin les contours de la Pacific Wheel, la grande roue de Santa Monica, il avait pensé à sa toute première histoire publiée. Pas son premier article paru dans le journal local d'Ogunquit, ces quelques colonnes sur le homard, la pêche et l'impact économique et touristique sur la région, qui avait beaucoup plu à Monsieur Clarke, le rédacteur en chef, et dont il s'était senti très fier sur le moment. Non, la première vraie histoire, inventée de toute pièce, qu'il avait vu publiée dans un vrai magazine, sur du papier de qualité, à son nom. Un premier bout de lui, de son monde, de son âme, exposé au regard des autres, à leur avis, à leur jugement, ses mots lus par d'autres yeux que les siens.

Ce n'était pas grand-chose, il était même persuadé que peu de personnes l'avait lu ou l'avait lu à leurs enfants, car c'étaient eux le public visé, et c'était ce qui lui avait plu dans ce magazine, ça lui avait plu de participer à ce projet et de proposer une histoire différente pour chaque nouvelle parution, d'écrire ce genre de petites fables, de flotter sans pression sur les vagues de son imagination. Ça restait quand même quelque chose d'important à ses yeux. Pas vraiment une réussite en terme de popularité ou de chiffres, rien à voir avec le succès qui se déclarerait plus tard, ce succès qui l'avait percuté de plein fouet, et tous ces chiffres qui avaient fini par l'obséder. Il n'avait pas encore de grands rêves à cette époque, il effleurait à peine le sien. Il ne pensait pas qu'il avait ça en lui, que c'était à sa portée, qu'il avait seulement la capacité d'y parvenir. Que c'était quelque chose qu'il voulait pour lui-même, un idéal, un avenir qui pourrait lui convenir. Seulement une possibilité. Il osait à peine y croire. Il ne s'attendait à rien, c'était sans doute pour cette raison que ce souvenir était aussi doux dans sa mémoire, sans arrière goût amer, dénué de ce sentiment de déception omniprésent. Cela restait significatif malgré tout, un accomplissement de maigre envergure, certes, le magazine n'était édité qu'à un certain nombre d'exemplaires, mais il avait écrit chaque histoire de bout en bout, avec amour, cette passion pure et non corrompue, bien vivante, avec cette petite étincelle qui animait ses doigts, et ses mots avaient paru dans un magazine, un réel magazine.

Il avait créé cette petite histoire, ce minuscule univers, à partir de rien, juste de son imagination qui s'était emballée, qui s'était approprié ses vieux rêves d'enfants. De vieux rêves auxquels il n'avait pas pensé depuis des années, mais dans lesquels il avait eu envie de replonger la tête la première afin de les partager avec d'autres enfants. De les faire rêver, s'évader à leur tour. Elle était bien moins complète, bien moins aboutie que ce roman qu'il avait écrit, repris, soigné et corrigé inlassablement, travaillé avec patience durant des années, ou que les deux suivants sur lesquels il avait sué et pleuré, les doigts abîmés par les affres de l'angoisse, une peur bleue lui retournant le ventre, le cerveau et la confiance chamboulés par cette torture mentale. Mais par cette simplicité, cette authenticité qui s'en dégageait, celle de la jeunesse, de l'insouciance, elle resterait toujours chère à son coeur. Elle l'apaiserait toujours.

Elle avait ce petit truc en plus, cette étreinte au cœur des pages, cette sincérité qui avait toujours été sienne, qu'il avait toujours mise en avant, et elle resterait pour toujours sa préférée.

Et elle n'appartenait à aucun éditeur, il en détenait tous les droits. Elle appartenait un peu aux pages du magazine et au rédacteur en chef qui l'avait validée, elle lui appartenait surtout à lui, au rêveur qui avait posé ses idées sur un bout de ticket de caisse après une journée à servir bière et café dans un petit bar proche de la plage, et à l'enfant qu'il avait un jour été. Elle appartenait aussi à tous les enfants à qui ont l'avait lue le soir pour qu'ils s'endorment, leurs propres rêves encouragés par ses mots.

Il avait gardé un exemplaire de chaque magazine paru, de chaque petite histoire qu'il avait écrite, des mondes qu'il collectionnait, et il les avait relues quelques fois. Lorsque les angoisses étaient trop mordantes, dévorantes et les insomnies trop violentes, trop cruelles, les cauchemars assassinant les rêves. Lorsqu'il s'était senti dériver sans trouver à quoi se retenir, lorsqu'il s'était senti s'éloigner et peiner à trouver la force de revenir. Lorsqu'il avait eu envie de toute laisser tomber. Relire son premier roman aurait alimenté la source de son malaise, de ce mal être, il aurait sans doute touché le fond un peu plus vite, il s'y serait précipité, mais ces histoires, la toute première en particulier, lui faisaient toujours un bien fou, elles le réconfortaient. Elles le ramenaient à la surface.

Il s'était affermi, refermé au fil des années, le visage terne, le regarde triste, mais il demeurait un sourire qui fleurissait à l'intérieur de lui, des papillons volant maladroitement dans son ventre.


Cette histoire, elle parlait de mer, de fleurs, d'un petit enfant qui aurait pu être n'importe lequel, mais qui ne pouvait le faire penser qu'à lui-même, un enfant qui essayait de cueillir les vagues et de nager dans les champs. Elle avait surtout la saveur de l'enfance, des moments tendres qui lui manquaient aujourd'hui, une innocence, un esprit de liberté qui lui faisaient défaut depuis qu'il était adulte, depuis qu'il avait toutes sortes de responsabilités.

Depuis qu'il savait ce que c'était de réussir, d'être au sommet, et ce que cela signifiait d'échouer.
De décevoir.

Et de se décevoir.


Parfois, il pensait qu'il aurait préféré que son premier roman soit resté dans le secret de son tiroir, qu'il soit resté à lui.
Parfois, il se disait qu'il n'aurait peut-être pas dû signer ce contrat, qu'il aurait dû garder pour lui, en lui, ce qui lui était si précieux, préserver son jardin secret, car rien n'était plus précieux que ses mots.

Il s'en rendait compte à présent.

Il aurait bien trouvé quelque chose à faire de sa vie, quelque chose à raconter autrement. Il aurait pu continuer à travailler dans ce bar, il s'y était plu, ses collègues et les clients étaient plutôt sympathiques, ça avait été fatiguant mais pas une corvée. L'océan en arrière-plan, l'odeur saline mêlée à celle de l'alcool, et les taches d'encre, persistantes sur ses doigts. Car il aurait continué à écrire durant son temps libre.
Il n'aurait pas cherché à être publié, mais il n'aurait jamais arrêté d'écrire.

Il ne regrettait pas ce choix, pas totalement, pas vraiment. Et il savait que si la chance se représentait, il la saisirait à nouveau, décontenancé, bouleversé par l'opportunité qui s'offrait à lui, le cœur soulevé par la confiance placée en lui, par l'envie d'être ce qu'on attendait de lui, en faisant peut-être les choses différemment cette fois-ci. Se retenir un peu plus, se ménager davantage, se protéger un peu plus aussi. Il tenterait encore. Parce qu'entre temps, il avait appris à rêver plus grand et à désirer que ce rêve devienne réalité. Il avait osé se dire pourquoi pas moi. Il avait appris à courir après autre chose que des vagues insaisissables et des fleurs qui volent au vent.

Il regrettait surtout de ne pas avoir été à la hauteur, de ce que son éditeur ou le public attendait de lui, de ce qu'il attendait de lui-même, d'avoir cette impression d'avoir touché, effleuré le sommet du bout des doigts, d'avoir juste eu le temps d'y goûter, d'avoir envie de plus, et d'être retombé aussitôt.



Mais il lui resterait pour toujours l'histoire du petit garçon, des fleurs et de la mer.

Ce petit garçon avait peut-être disparu, c'était à ça que servait le fait de grandir, mais il ne disparaitrait jamais tout à fait. Il vivrait toujours dans cette histoire, bien au chaud au creux des pages de ce magazine. Bien au chaud dans la tête des enfants qui l'auront entendue avant de s'endormir et de commencer à rêver eux-mêmes. Bien au chaud dans un coin de sa mémoire.





Il s'était demandé plusieurs fois ce qu'était devenu Monsieur Clarke, s'il travaillait toujours au journal d'Ogunquit, s'il y était encore rédacteur en chef. Taehyung se doutait que oui, il ne l'imaginait pas faire autre chose, il ne l'imaginait pas autrement qu'avec ses lunettes rondes sur le nez, et ce même nez plongé dans les pages d'un journal, assis dans ce fauteuil en cuir usé sans son petit bureau. Taehyung regrettait de ne pas avoir donné et pris plus de nouvelles, de s'être enlisé dans le silence, volontairement ou non, et d'avoir décidément perdu de vue tous ceux qui avaient un jour tant compté, qui lui avaient tant apporté, qui avaient façonné son quotidien et son existence. Ceux qu'il n'avait pourtant pas cherché à fuir, qui n'avaient jamais motivé aucune fuite de sa part, mais desquels il s'était éloigné malgré tout.

Il écrivait déjà depuis des années lorsqu'il fit la connaissance d'Augustus Clarke. Il écrivait dans le silence de sa chambre ou à l'ombre de rochers, ses idées gardées dans l'intimité de son cerveau, mais il avait été le premier à le lire, celui qui avait fait éclater son talent au grand jour et qui lui avait donné envie de poursuivre dans cette direction, d'en faire quelque chose de plus concret. Il l'avait invité à croire en ses capacité et lui avait donné confiance en lui. Il avait relevé quelque chose en lui, un potentiel difficile à ignorer. Il avait été le premier à lui dire qu'il y avait quelque chose, une beauté dans ses doigts, dans ses mots, et qu'il avait raison d'écrire. Qu'il était fait pour ça, ça ne faisait pas de doute. Ce n'était pas grave si c'était juste par plaisir, par loisir ou pour des raisons qui ne regardaient que lui. Ce n'était pas grave s'il n'était pas encore prêt pour quelque chose de plus sérieux, de plus engageant, s'il ne se sentait pas encore prêt à laisser quelqu'un d'autre le lire. Il était doué d'une manière peu commune et il devait continuer à écrire.

Taehyung n'avait pas su lui dire à ce moment-là qu'il n'aurait pas su comment arrêter, qu'il aurait peur de mourir s'il arrêtait d'écrire.

Monsieur Clarke lui avait dit une fois que ce qu'il y avait de plus saisissant dans son travail, dans sa plume, ce qui l'avait frappé dès les premières lignes, outre la maturité qui ressortait, qui transperçait les pages, c'était qu'il était capable de toucher, d'émouvoir, même en écrivant à propos de choses qui n'étaient pas émouvantes, des choses banales du quotidien. Il pouvait prendre n'importe quoi et en faire quelque chose de beau, poétique, mélancolique. Taehyung s'était toujours senti l'âme un peu mélancolique, ainsi, ce commentaire ne l'avait pas vraiment surpris, mais il l'avait fait sourire, et ça lui avait fait plaisir d'être ainsi cerné, compris. Son univers mis à nu et embrassé tel qu'il était. Et il s'était appliqué un peu plus, dans le livre qu'il écrivait dans son coin, retenant les remarques, les critiques, travaillant et retravaillant jusqu'à ce que ce soit vraiment bon, ainsi que dans chacun des articles qu'Augustus Clarke lui confiait, écrivant chaque heure de la journée, écrivant à n'en plus pouvoir. Plus passionné, plus amoureux des mots que jamais.

Il n'était pas mort de ne plus écrire, mais quelque chose en lui était mort, incontestablement.


Il lui était aussi, et surtout, arrivé de se demander ce que Monsieur Clarke pensait de l'écrivain qu'il était devenu. S'il l'avait trouvé bon ou mauvais, s'il était fier ou affreusement déçu. Il l'avait vu si fier, plein d'encouragements, une confiance inébranlable en son potentiel, en son talent, il n'aurait supporté de le savoir déçu. Il se demandait s'il avait bien fait, s'il avait fait ce qu'il fallait, s'il avait bien appliqué les conseils qu'il lui avait prodigué durant des années. Si Monsieur Clarke avait continué à suivre son parcours, s'il s'était intéressé à ce qui avait été publié à son nom, s'il avait continué de s'y intéresser, s'il l'avait lu ou s'il s'était éloigné de son côté. Tout comme Taehyung s'était éloigné au fil des années et du succès, le temps lui manquant de plus en plus, tout filant devant ses yeux sans qu'il ne puisse rien faire. Au fil de l'anxiété aussi, de toutes ces choses qui s'étaient greffées avec le temps, l'empoisonnant et le rendant malade, malade de honte, salissant ce monde fait de paillettes et de poudre aux yeux. Cette sorte de cauchemar éveillé, ce rêve trop beau pour être vrai, trop éblouissant pour être honnête. En vérité, il s'était souvent posé la question, c'était peut-être très égoïste de sa part, très égocentrique aussi, le besoin de savoir.

Il se la posait d'autant plus maintenant, alors que sa carrière était beaucoup moins brillante, qu'il se sentait lui-même beaucoup moins brillant, et que son coeur était plus mélancolique que jamais, ses doigts ne produisant plus grand-chose de beau. Pas assez beau à son goût. Plus rien ne trouvait grâce à ses yeux, surtout pas ses propres mots. L'avis de son ancien patron et mentor avait toujours beaucoup compté pour lui, il avait toujours su trouver les mots pour le rassurer, le conseiller, l'orienter ou lui dire que ce qu'il avait écrit n'était pas assez pertinent, bon, oui, minutieux dans les détails, dans l'intention, mais pas assez précis. Taehyung était un auteur descriptif, il aimait les mots, il aimait se les approprier, les modeler par en faire ce qu'il voulait, et sa lacune principale résidait dans le fait qu'il avait du mal à aller directement au but, à percuter le lecteur, remuer, émouvoir, faire réfléchir à travers des idées, des phrases courtes. Il avait constamment peur de ne pas se faire comprendre ou de ne pas réussir à communiquer les émotions parfaites, de passer à côté, de perdre le fil de l'histoire. Il ressentait trop, il écrivait trop, il s'épanchait avec de l'encre. Monsieur Clarke avait essayé de le faire travailler là-dessus, de le faire sortir de ses plates bandes, et Taehyung avait toujours écouté ses conseils, il avait fait de son mieux pour les appliquer. Même après son départ.

Surtout après son départ.

Lorsque les doutes et les incertitudes avaient commencé à grimper en ligne droite et qu'il s'était senti à la traîne derrière, pas du tout maître ce qui lui arrivait, de ce qu'il était en train de construire avec ses mots, rien qu'avec ses mots.


Appeler Monsieur Clarke, discuter durant des minutes, des heures avec lui, échanger des mails au beau milieu de la nuit c'était comme un repère pour lui, une habitude qu'il avait prise et dont il n'avait pas su se défaire. Jusqu'à il y a quelques années, par la force des choses. Jusqu'à ce qu'il se détache finalement, trop pris par son travail et par tout ce qu'il y avait à côté, les invitations, les promotions, la publicité, les cocktails et les poignées de main, les sorties jusqu'à six heures du matin et les relations plus superficielles les unes que les autres. Tout ce à quoi il aspirait et tout ce qu'il n'avait pas prévu. Tout ce qui l'avait pris par surprise, ce qu'il avait aimé et détesté. Et la honte, la culpabilité qui s'étaient ajoutées à tout ça. L'angoisse qui bloque le geste, le temps qui passe et lui qui ne rappelle pas, la bouche trop sèche, la gorge trop serrée pour pouvoir parler, les doigts trop figés pour taper un message. Le poids qui s'intensifie, qui fait courber. À ses yeux, personne ne connaissait sa plume, ses capacités et ses lacunes, ses points forts et ses faiblesses mieux que le rédacteur en chef du petit journal d'Ogunquit. Il l'avait vu grandir, humainement et professionnellement, il avait vu ses mots se développer, changer avec lui, il l'avait vu écrire, écrire, écrire encore, jamais rassasié, jamais satisfait. Qui de mieux pour lui dire si oui ou non il devait accepter l'offre de cette maison d'édition et signer ce contrat ?

Augustus Clarke avait répondu à tous ses appels, ses mails, ou presque, les plus matinaux et les plus tardifs, ne manquant jamais de rappeler s'il n'avait pas pu répondre, faisant toujours preuve de la plus grande patience et de la plus grand écoute avec lui, toujours honnête, toujours transparent. Il prenait en compte ce que Taehyung lui disait, il appréciait son esprit, sa façon de voir les choses, mais n'hésitait jamais à le reprendre ou à lui dire s'il se méprenait, s'il s'y prenait mal, s'il s'égarait. Se tenant prêt à le rattraper, à le remettre sur le droit chemin si nécessaire. Il était franc sans être brutal, sincère sans aucune cruauté, et quand il le tapait dans le dos, c'était par pure affection, jamais par condescendance, jamais pour essayer de se faire bien voir ou obtenir quelque chose de lui. Parfois, Taehyung se disait que sa relation avec Monsieur Clarke était rapidement passée au-delà de la relation professionnelle. Ils n'avait jamais tout à fait agi l'un envers l'autre comme auraient dû agir un responsable et un employé, leur entente était trop bonne enfant, trop détendue, trop tendre. C'était sans doute dû à leur grande différence d'âge, au fait qu'Augustus l'avait pris sous son aile dès le début, persuadé que ce gamin irait loin, que ce soit à ses côtés au journal ou ailleurs, et qu'il voulait l'aider, l'accompagner.

Et cette réalisation ne faisait qu'approfondir le ressentiment que Taehyung éprouvait pour sa propre personne. Ce dégoût quant à ce qu'il était devenu, ce que le succès, la solitude, l'anxiété avaient fait de lui, le reflet déformé auquel il devait désormais faire face dans le miroir. Ce qu'il avait fait de lui-même. Ce qu'il avait laissé faire. Cette dérive totale.

Son talent, sa personne, y avait-il seulement encore quelque chose de bien à faire, à rattraper ?

Il avait l'impression si désagréable, si réelle, qu'il s'était servi d'Augustus Clarke. Il avait écouté ses conseils avec attention lorsqu'il en avait eu besoin, il les avait cherchés, réclamés, il s'en était nourri pour se construire, pour façonner l'écrivain qu'il voulait devenir. Il avait pris tout ce que le journaliste avait à lui donner, à lui enseigner. Il avait partagé ses doutes avec lui, il s'était plaint, lamenté, félicité, il avait monopolisé beaucoup de son temps, sans chercher à savoir s'il le méritait, s'il en demandait peut-être trop, et une fois le succès sien, une fois sa vie devenue trop compliquée, trop mouvementée, trop noyée sous la gloire, ses avantages et ses inconvénients, il l'avait totalement mis de côté. Il n'avait plu eu besoin de conseils, il n'avait plus rien à apprendre, alors il l'avait oublié ; sans se douter à quel point il se trompait. Et Monsieur Clarke n'avait rien dit, il ne lui avait pas fait la morale. Taehyung ne méritait sans doute rien de ce que Monsieur Clarke avait fait pour lui, rien de ce qu'il lui avait si gentiment donné, cette patience, cette générosité offertes, sans rien demander en retour.

Un peu plus de quatre ans s'était écoulé, mais c'était durant ces derniers mois qu'il avait vraiment réalisé à quel point certaines choses étaient passées devant ses yeux sans qu'il ne voit rien, sans qu'il ne réagisse, trop obnubilé par le reste, rongé, dévoré, l'attention détournée. Le temps était folâtre, les minutes glissaient comme du sable entre ses doigts. Maintenant qu'il en avait trop, du temps, maintenant qu'il passait ses journées à regarder l'heure, sa bibliothèque penchée, son plafond ou l'océan, il se rendait pleinement compte de ce qui avait été accompli et qu'il avait raté, et à quel point tout lui avait échappé, à quel point il s'était laissé dépasser. À quel point il n'avait rien géré, rien contrôlé. À quel point tout lui avait semblé court, hâtif sur le moment, la course effrénée pour respecter chaque contrat, chaque deadline, le besoin de travailler toujours plus, écrire toujours plus vite, la solitude forcée, l'isolement qui lui faisait perdre le fil. Et à quel point le temps lui semblait si long, les heures, les journées, interminables, maintenant qu'il luttait pour ne taper ne serait-ce qu'une phrase. Il avait trop de temps et rien à écrire.

C'était une moquerie qui n'en finissait pas.
Il aurait pu rire jusqu'à en pleurer.

Il prenait enfin du recul, et ce n'était pas beau.
Il n'avait qu'une seule envie, fermer les yeux à nouveau.

Peut-être que lorsqu'il les rouvrirait, il verrait quelque chose de moins terrible à contempler, loin de cette laideur de l'âme, noire d'encre et striée de ratures.
Peut-être aurait-il une chance de refaire le tour de l'horloge et de retrouver le temps perdu, une chance de corriger des erreurs, de formuler les mots qu'il aurait dû dire.

Une chance de se rattraper s'il pouvait, et de s'excuser. Surtout s'excuser.











En rentrant chez lui, il retira ses chaussures pleines de sable, son nez se fronçant devant la saleté qu'il était en train de laisser derrière lui. Il avait ramené un peu de la plage avec lui. Il les secoua sans ménagement sur le sol avant de les ranger et d'allumer l'aspirateur robot qui se chargea de faire disparaître les preuves, les avalant avec appétit. Ses mouvements rythmés par le ronronnement à peine perceptible de l'outil électroménager, il déposa son trousseau de clés dans la coupelle posée sur le meuble dans l'entrée. Ses yeux évitèrent soigneusement le large miroir qui le surplombait, fuyant le reflet qu'il lui aurait renvoyé, mais furent irrémédiablement attirés par le bout de carton blanc qui n'avait pas bougé. Toujours les mêmes mots, les mêmes dates, cette vérité persistante, et toujours la même implacable attente, cette réponse en suspens. Ils avaient patiemment attendu qu'il rentre pour de nouveau lui sauter à la gorge, le malaise reprenant sa place dans son ventre. Mais il était un peu plus certain à présent. Il avait mis un peu d'ordre.

Il fixait ce courrier et au fond de lui, il savait que cette balade sur la plage était ce qui lui fallait pour prendre une décision, pour le conforter dans ce choix qui avait déjà des allures d'évidence.

Il n'était pas proche de sa grand-mère, de sa famille en général. Il n'était pas proche d'eux comme il aurait tant voulu l'être, sans doute un manquement, une erreur de sa part, un défaut inné ou un dysfonctionnement entretenu par les uns et les autres. Mais ce n'était pas pour autant qu'ils ne lui manquaient pas, qu'il n'avait pas besoin de les retrouver, de les voir, d'être auprès d'eux.

Enfin. Après quatre ans. Après cette fugue.

Il le regretterait certainement plus tard. Il le regretterait lorsque sa mère s'immiscerait à nouveau dans sa vie, lui poserait tout un tas de questions, lorsqu'elle voudrait absolument tout savoir de sa vie, s'il voyait quelqu'un, s'il avait des projets de mariage, il allait sur la trentaine après tout, il devait bien y penser, c'était dans l'ordre des choses. Lorsqu'elle se débarrasserait finalement de son mutisme poli, lorsqu'elle abandonnerait ses reproches muets pour faire toutes sortes de remarques sur Los Angeles, sur la Californie, les gens là-bas, sur l'effet que ça avait dû avoir sur lui, son incompréhension persistante sur ce choix qu'il avait fait plusieurs années de cela, cette rancune entretenue. Lorsque son père préférerait se cacher derrière son journal plutôt que de l'affronter et admettre qu'il ne lui pardonnait pas tout à fait la manière dont il était parti, cette désertion et le silence qui avait suivi, ce chamboulement qu'il avait provoqué autour de lui. Oui, il aurait sans doute des raisons de regretter cette décision, il aurait peut-être envie de repartir dès l'instant où il poserait le pied sur le sol du Maine, la peur d'affronter ce qu'il avait laissé derrière lui, la peur de sentir ses poumons se comprimer, le souffle qui lui manquait à nouveau. Mais il sentait aussi qu'il avait besoin de renouer avec sa ville natale, de renouer avec cette partie de sa vie. De lui-même.

Il veillerait à ne pas se laisser suffoquer.
Cet air, il en avait besoin.

Il n'espérait pas tout retrouver comme il l'avait laissé, il n'en avait pas le droit. Le temps avait suivi son cours et il se doutait que chacun avait suivi sa route, avait pris ses propres décisions, fait des choix, sans lui, que certaines choses avaient changé en son absence, qu'on ne l'avait pas attendu.

Mais il espérait ne pas se retrouver totalement seul. Il espérait ne pas être mis à l'écart.

Il ne voulait plus se sentir seul.
Il se sentait suffisamment seul ici à Los Angeles, seul au milieu de toute cette foule, de cette chaleur, de tout ce bruit. S'il avait su l'apprécier, s'il en avait eu besoin, il ne tolérait plus tout à fait cette solitude, elle prenait plus de place que la vie.

Et ça aussi, ça devait changer.


Cette décision plus claire dans son esprit, sans être définie ou définitive, ce choix et l'acceptation qui l'accompagnait. Le départ qui devenait de plus en plus certain. La migraine s'était un peu atténuée, ses méninges finalement un peu plus au repos, délestées d'un poids, soit à cause de cette ébauche de solution et le soulagement qu'elle provoquait, le soulagement qu'elle apportait malgré tout, la perspective de la résolution d'un problème qui durait depuis bien trop longtemps, soit à cause de l'air marin qui avait rempli ses poumons et l'avait aidé à se vider la tête, Taehyung chiffonna le faire-part dans sa main et le jeta dans la poubelle de la cuisine sans y réfléchir à deux fois, prenant à peine le temps de contempler ce geste, d'en prendre la mesure. Le bout de carton blanc s'échouant au fond sans rien pour le retenir. Il souffla, se sentant comme déchargé d'un fardeau, sans réellement connaître la nature de celui-ci, sans avoir la certitude d'en être libéré pour toujours. Dernièrement, c'était si facile de se sentir écrasé. Il avait un peu honte aussi. Honte d'avoir trouvé une solution à sa migraine, à ces crampes d'estomac qui ressemblaient au mal du pays, à ses obsessions et ses douleurs, et ce malgré le décès de sa grand-mère. Honte que ce décès lui ait apporté l'éclaircie qu'il recherchait, un début de réponse, une solution.

Qu'il lui ait donné l'excuse qu'il attendait.

Il n'avait plus besoin du faire-part, il n'était plus nécessaire de le lire et le relire, de s'abîmer les yeux sur les lettres noires. La nouvelle qu'il annonçait était bien encrée dans sa tête, elle était comme gravée au fer blanc, encore brûlante, et il ne voyait pas d'intérêt à le garder, il n'avait plus rien à en faire.

Il ne voulait plus y penser pour le moment. Il ne voulait pas non plus se donner de raisons de douter à nouveau, de risquer de changer d'avis et de faire demi-tour. Il savait que ça ne manquerait pas d'arriver pourtant. Le repos ne serait que de courte durée, car il y penserait encore, douterait un peu plus et se torturerait comme il savait bien le faire.

Il avait toujours eu des difficultés à prendre des décisions, à se lancer, à oser le faire. Ne pas revenir dessus, ne pas regretter. Il avait cette peur répétitive, insistante de faire une erreur, de se tromper, d'avoir tort, de faire quelque chose de mal ou de trop s'éloigner de la route qui était faite pour lui, de se perdre. Alors il pensait, réfléchissait, hypothétisait, jusqu'à finalement ne rien décider et laisser passer l'opportunité. Et même lorsqu'il y parvenait, lorsqu'il prenait la fin une décision, il trouvait toujours le moyen de douter encore, de se flageller mentalement et se demander s'il avait fait le bon choix, si vraiment il pouvait faire ci ou ça, s'il en était seulement capable, s'il en avait le droit. Si ça n'allait pas se retourner contre lui. Une faille finissait toujours par se créer quelque part, il en était bariolé. Ses angoisses étaient tenaces et elles ne concernaient pas que l'écriture et ses livres, avec les années, elles s'étaient étendues à d'autres domaines, contaminant le reste, le paralysant un peu plus.

Il doutait de tout, mais surtout de lui, dans tous les aspects de sa vie, de son futur.

Ainsi, plus vite il commencerait à prendre ses dispositions et à s'organiser, plus vite il entrerait dans le concret et moins il aurait de temps pour douter encore et d'occasions de se dégonfler.



Déboutonnant et remontant les manches de sa chemise, il se dirigea vers son canapé, grande pièce de cuir beige, prévue pour accueillir six à huit personnes, beaucoup trop grand pour lui seul, trop neuf, trop immaculé aussi, comme s'il n'avait rien vécu, et c'était un peu le cas. Il sentait fort le produit nettoyant, comme s'il venait tout juste d'être déballé et installé, et Taehyung fronça le nez en s'asseyant, son corps disparaissant à moitié, dévoré, englouti. Taehyung n'aimait pas particulièrement s'asseoir dessus, il le trouvait trop froid, trop raide, sans personnalité, de ce fait, il collait bien avec le reste de l'appartement. Il lui préférait les fauteuils disposés à côté de la bibliothèque, un peu plus confortable, l'assise un peu déséquilibrée à force de supporter le poids de son corps mais aussi de sa tête trop lourde, toujours pensive, bouillonnante. Et d'aussi loin qu'il s'en souvienne, toutes les places du canapé n'avaient jamais été occupées d'un seul coup, il n'avait personne pour venir l'y rejoindre. La plupart du temps, le canapé n'accueillait que Khai et lui, lorsque son agent littéraire venait lui rendre visite, avec des papiers à lui faire signer ou un sujet dont ils devaient discuter au coin de la bouche. Ça ne le dérangeait pas d'avoir son agent chez lui, Taehyung s'y sentait bien plus à l'aise, ça lui évitait également de sortir, ce qu'il faisait de plus en plus rarement, et il appréciait chacune de ces visites, de ces rendez-vous professionnels, même lorsque Khai avait des choses peu sympathiques à lui apprendre, comme le classement de son livre, montée en flèche ou en totale dégringolade, ou certaines critiques, celles écrites par des professionnels ou venant de Twitter.

Khai se trouvait en première ligne sur tous les fronts, pour tous les sujets, c'était son rôle. Il absorbait tout et il trouvait toujours les bons mots pour restituer les informations ou aborder les sujets moins plaisants, pour dédramatiser et faire en sorte que ce soit moins douloureux. Pour le rassurer aussi, lui prêtant son épaule afin qu'il s'appuie dessus si nécessaire, s'il se lançait couler. Taehyung appréciait cela chez lui, ce tact, cette bienveillance, cette sorte d'élégance que possédait son agent. C'était rare pour quelqu'un d'aussi jeune, de nouveau dans le milieu, mais ça lui venait naturellement. Ça faisait partie de lui, de sa mentalité. Ils ne se connaissaient pas depuis très longtemps, Khai était devenu son agent au moment où il commençait l'écriture de son troisième roman, la maison d'édition pensait, et sans doute à juste titre, pour son propre intérêt également, elle n'avait rien à gagner à perdre son auteur vedette, qu'il avait besoin d'un intermédiaire entre eux et lui, une nouvelle voix à la discussion, mais aussi d'un soutien professionnel et moral, une épaule. Quelqu'un qui l'empêche de se perdre davantage, qui le remette sur les rails du succès, qui le motive à signer un contrat prochain, pour le bien de tout le monde. Quelqu'un qui l'aide à garder la tête en dehors de l'eau.

Et l'on pouvait dire que Khai était tombé à pic.

Taehyung s'en était pas trop mal sorti durant la préparation et l'écriture de son troisième livre. Il avait mis du temps au début, il avait eu quelques difficultés à se lancer, à taper les premiers mots, retenu par la peur de se tromper, de ne pas être à la hauteur, manipulé par cette idée terrifiante que ses idées n'étaient pas assez bonnes pour les autres, qu'il se croyait meilleur qu'il ne l'était réellement, qu'il avait tout faux et qu'il perdait son temps. Puis, éventuellement, il avait réussi à vaincre cette peur et le reste s'était enchaîné tout seul, ses idées se déliant enfin, et il n'avait pas su s'arrêter d'écrire. Il revivait un peu. L'encre coulant dans ses veines en un flot ininterrompu, son cœur qui pulsait dans sa poitrine. Il s'était battu pour ses mots, il s'était battu contre les corrections outrancières de son éditeur, afin de garder l'histoire intacte, telle qu'il la voulait. Puis il y avait eu le après, le livre qui n'appartient plus à lui-même, mais aux autres, les premiers retours qui arrivent jusqu'à lui, la fièvre qui retombe, l'angoisse qui reprend ses aises. Et il avait eu besoin de soutien. Il avait eu besoin qu'on lui dise qu'il avait bien fait, qu'il n'avait rien fait de mal. Que certains lecteurs n'avaient probablement pas la même sensibilité que lui, qu'ils avaient eu du mal à se reconnaître entre ces lignes, que ce n'était peut-être pas ce qu'ils souhaitaient lire en ce moment ou que ce livre était trop différent du précédent, d'où une certaine surprise, une déception pour quelques uns, mais que ça ne changeait rien. Ça ne gâchait rien de la qualité de son travail, de la beauté de ce qu'il avait écrit, de ce qu'il était encore capable d'écrire, ça ne remettait pas non plus en question son talent.

Khai avait essayé d'amortir la chute comme il avait pu, tissant un filet de sécurité pour ne pas que Taehyung tombe plus bas et qu'il se fasse vraiment mal.



Écrire lui manquait. L'acte en lui-même d'écrire lui manquait. La connexion simple, naturelle, non forcée, entre son cerveau et ses mains, les deux qui s'allient pour créer et faire grandir une histoire, son cœur qui bat de plus en plus fort, qui retombe sous le charme des mots, l'excitation dans ses veines et la tranquillité dans sa tête. Cette forme de soulagement. Juste les mots qui défilent sur l'écran et le sens qu'il leur donne, ses doigts qui tapent fiévreusement sur le clavier et ce qu'il a envie de leur faire raconter, qui tapent de plus en plus vite, tentant de rattraper son cerveau qui va trop vite, qui va toujours trop vite, les idées fusant sous ses yeux, n'attendant pas toujours qu'il les rattrape. Ça le mordait violemment parfois tant c'était intense comme exercice, ça l'empêchait parfois de dormir, l'euphorie ne se calmant jamais tout à fait, les méninges jamais au repos.

Il avait désormais cette sensation de vide au fond de lui et la tête trop pleine, il était pris dans un tourbillon et il avait ces fourmillements au bout des doigts, ça allait et venait, comme des vagues.

Ce qui lui manquait le plus, outre le côté cathartique de l'écriture, cet épanchement parfois nécessaire, ce pansement de l'âme, c'était de créer un univers, des personnages, de juste créer, bâtir un nouveau monde, voir quelque chose naître sous ses doigts et laisser cours à ses idées. Une histoire qu'il avait envie de conter parce que c'était son souhait, parce qu'il le ressentait ainsi et qu'il brûlait de l'écrire, et non parce qu'il était payé pour le faire, parce qu'il avait signé un contrat qui exigeait de lui qu'il écrive, qu'il écrive tant de pages en tant de temps, un contrat qui le reliait à un bon nombre d'exigence monétaires, légales, un tas de choses effrayantes.

Ce qui ne lui manquait pas, ce qu'il fuyait, c'était tout ce qu'il y avait à côté, ce sentiment de pression immense, la sensation de devoir quelque chose à quelqu'un et de ne jamais tout à fait régler cette dette, envers son éditeur, envers les lecteurs, de devoir écrire ce qu'ils voulaient lire, ce qui se vendait le mieux à ce moment-là, devoir coller à une ligne éditoriale. Ce sentiment d'incomplétude, d'échec, qui gravitait autour de lui. Le fait de dépendre de tant d'éléments extérieurs, tant de choses qu'il ne contrôlait pas. Le fait que ce ne soit plus juste lui et son clavier d'ordinateur, juste lui et ce jardin imaginaire qu'il cultivait comme il le souhaitait, les fleurs qu'il y voyait pousser. Que désormais le jardin était plein de mauvaises herbes et de fleurs fanées. Le fait que la connexion était comme perdue. Et qu'il n'était pas certain de la retrouver s'il s'enfonçait un peu plus dans ce jeu auquel il avait accepté de jouer. Il n'avait plus cette fougue du jeune auteur, cette envie de faire ses preuves, de se faire un nom, d'essayer, d'exister et de plaire. Il avait regardé la gloire et la réussite dans les yeux, il était reconnaissant pour tout ce qu'on lui avait donné, tout ce qu'on lui avait permis d'accomplir, mais il ne se sentait pas prêt à tout recommencer.

À s'enfoncer un peu plus dans la tempête.
Et repartir pour des années de labeur, d'insomnies, de souffrances, d'espoir et de désillusions.

Il ne savait pas s'il avait assez de force, assez d'envie en lui.
Il ne savait pas s'il était prêt, s'il méritait seulement ce deuxième essai, cette seconde chance, et s'il souhaitait se l'accorder.

Il n'était plus sûr de rien, et certainement pas de lui-même.

Il n'avait jamais eu autant de doutes.
Ses mains s'agitaient, tremblaient, mais ce n'était pas de l'envie d'écrire.





Pris dans ses pensées, et mine de rien, sans même s'en rendre compte, il était parti loin, voguant sur des flots connus et inconnus, caressant une écume familière, vaporeuse sous son épiderme, bien qu'un peu inquiétante. La peur de la tempête qui s'annonçait. Il sursauta, son corps s'élançant d'un coup vers le haut, les épaules tendues et son coeur s'affolant, lorsque son téléphone se mit à vibrer sur la table basse, là où il l'avait laissé après l'avoir consulté rapidement. Plusieurs notifications de Khai, des appels, des messages, il n'avait pas fait attention, pour le reste il avait déjà tout désactivé, il n'était plus sur les réseaux sociaux depuis plusieurs mois. Il soupira, de résignation, de soulagement, il ne savait pas vraiment, sans doute un mélange des deux, mais il ne fut pas étonné en voyant le nom et la photo de Khai Jones sur l'écran. Bien sûr qu'il l'appellerait, bien sûr qu'il essaierait à nouveau. Il s'y attendait. Une part de lui en était soulagée. Khai ne le laissait pas tomber. Khai ne le laisserait pas couler si facilement, pas s'il pouvait faire quelque chose, pas s'il pouvait encore venir le chercher et le tirer avec lui jusqu'à la surface. Il devait répondre, il savait qu'il devait répondre. Quel autre choix avait-il ?

Il avait laissé tout cela trainer pendant trop longtemps, il avait évité Khai pendant trop longtemps, ça ne ressemblait plus à rien. Enterrer sa tête dans le sable n'était pas une solution. Et il n'aimait pas l'éviter ainsi, c'était injuste de le repousser alors qu'il n'y était pour rien, Khai n'avait jamais rien fait d'autre que l'épauler, le conseiller du mieux possible, et alors qu'ils étaient en pourparler concernant la signature d'un nouveau contrat et qu'une réponse de sa part était attendue. Il avait laissé Khai gérer sans s'impliquer plus que ce qui était nécessaire, se tenant à l'écart, sans rien dire, participant à peine, comme si ça ne le concernait pas, et ça devenait ridicule de se taire et de se cacher de cette manière. Était-ce si compliqué de donner une réponse ? De juste prendre une décision ? Certains jours, ça lui semblait impossible, inenvisageable, aucun choix de lui semblait satisfaisant, et c'était trop sans dessus dessous dans sa tête. Il ne parvenait pas à formuler le moindre mot, aucune réponse ne semblait satisfaisante, il ne s'y retrouvait pas.

Il prit une grande inspiration et accepta l'appel, l'appareil froid collé contre son oreille, la voix de Khai brisant le silence pesant de son appartement, brisant aussi cette bulle épaisse de solitude dans laquelle il était enfermé depuis ces dernières semaines. Cette bulle épaisse qui lui faisait tant de bien certains jours, dans laquelle il s'enroulait comme dans une couverture et dans laquelle il se complaisait jour après jour, frigorifié, mais qu'il avait aussi envie de voir éclater, car trop présente, trop constante.

Trop bien installée dans sa vie.

— Il est vivant, s'exclama Khai à l'instant même où le téléphone effleura l'oreille de Taehyung, sa voix chaude, chantante comme à son habitude, une voix que Taehyung aurait pu être content d'entendre, une voix qu'il était peut-être effectivement content d'entendre en vérité, et qu'il regrettait de ne pas avoir entendu plus tôt.
— Salut Khai, répondit Taehyung, d'une voix la plus neutre possible, ni lasse, ni exténuée, essayant de ne pas trop faire transparaître ses émotions, celles qui se succédaient brutalement en lui depuis la veille, depuis des mois, s'il devait être tout à fait honnête.
— Je suis content de voir que tu n'as pas bloqué mon numéro, ni ma personne, plaisanta Khai d'un ton pince sans rire. Tu m'as ignoré pendant si longtemps que je commençais vraiment à croire à cette possibilité.
— Je t'évitais, reconnu Taehyung, la honte lui piquait la langue et il se recroquevilla un peu dans son canapé trop grand, ses genoux remontés contre sa poitrine, ses phalanges agrippant le téléphone avec un peu plus de force, comme s'il avait physiquement besoin de s'accrocher à quelque chose, alors que de son autre main il grattait le cuir impeccable.
— J'avais bien compris, et je ne t'en veux pas. Je sais que ce n'est pas vraiment moi que tu évites, mais plutôt ce dont on doit parler. Ma présence est trop agréable pour qu'on puisse s'en passer.

À ces mots, Taehyung ne put s'empêcher d'esquisser un sourire, un sourire sincère, un sourire qui fendit son visage terne et ses joues froides, son corps se relâchant un peu, les muscles tout d'un coup moins crispés, réchauffé par l'intonation et tout ce que Khai faisait toujours passer dans sa voix, cette franche camaraderie teintée d'un professionnalisme hors pair, cet équilibre parfait entre les deux. Bien sûr que la présence de Khai était agréable, il n'avait jamais ne serait-ce que pensé le contraire. Il était sans doute une des personnes, sinon la personne, qu'il préférait ici à Los Angeles, le meilleur parmi tous, le seul qui lui manquerait réellement s'il rentrait bientôt dans le Maine. Un bien meilleur ami que les membres de ce cercle qui gravitait autour de lui, qui savaient bien l'inviter ou s'inviter à tel ou tel événement, l'entraînant à leur suite et profitant de certains avantages à travers lui. Eux qui l'ancraient surtout un peu plus dans ce monde où il n'était plus tout à fait certain d'avoir sa place. Où il n'était plus tout à fait certain d'avoir envie d'avoir une place. Khai était doute le seul duquel il se sentait proche, le seul auquel il faisait confiance. Le seul auquel il racontait ses réelles peurs et confiait ses véritables angoisses. Le seul qui connaissait une facette bien moins brillante de sa personne, et qui ne l'avait jamais jugé ou fait se sentir médiocre. Le seul qui l'avait soutenu coûte que coûte.

— Tu as reçu mon message ? reprit Khai après une seconde ou deux de silence.
— Non, désolé. J'étais sorti ce matin, une soudaine envie de prendre l'air, d'aller marcher le long de la plage, et je viens juste de rentrer. J'ai vu que tu avais appelé, mais je n'ai pas fait attention à toutes les notifications.
— Tu as une voix bizarre, encore plus détachée que d'habitude. Tout va bien ?

Bien sûr que Khai avait remarqué, il remarquait toujours tout, il ne peinait jamais à comprendre. Il était d'un naturel observateur, et la plupart du temps c'était une bonne chose, ça soulageait Taehyung, ça lui évitait d'avoir à dire certaines choses, ça lui évitait de lancer les conversations ou de chercher ses mots. Et à cet instant, Taehyung était tout aussi soulagé qu'il ait senti que quelque chose n'allait visiblement pas, ça l'épargnait de l'admettre lui-même et de mettre lui-même le sujet sur le tapis. Ça préservait cette pudeur qu'il gardait pour lui, celle qui enveloppait dans du papier bulle ce qu'il ressentait, ce qu'il avait de plus honnête, et de plus brisé sans doute.

— J'ai... j'ai reçu une nouvelle hier.
— Quel genre de nouvelle ? questionna Khai avec précaution, au ton de Taehyung, il se doutait que la nouvelle en question dût être plutôt mauvaise, et il se préparait déjà à se montrer conciliant et bienveillant, à le consoler aussi si besoin.
— Ma grand-mère est décédée lundi, articula lentement Taehyung, détachant les mots, comme pour accepter leur véridicité, se rendant compte à cet instant que c'était la première fois qu'il reconnaissait la réalité de ce fait, il avait lu le faire-part un nombre incalculable de fois, il avait pensé à sa grand-mère, à ce qu'avait été son enfance à ses côtés, à ce qui avait été fait, dit, il y avait pensé durant des heures, mais c'était la première fois qu'il se l'appropriait réellement.

La première fois qu'il posait des mots concrets dessus.

Les mots ont ce caractère de rendre les choses vraies, immuables, gravées quelque part, dans la tête, sur la peau, sur le papier.
Et ces mots enfin hors de lui, propulsés à travers le téléphone, flottant sur la ligne qui le reliait à Khai, enfin partagés avec quelqu'un, il réalisa que c'était pour de vrai.
Et qu'il avait réellement pris la décision de se rendre aux funérailles.

Il allait vraiment partir, il s'apprêtait vraiment à partir.
À rentrer à Ogunquit.

— Tae, je suis désolé, vraiment, et au son de sa voix, Taehyung savait qu'il l'était, bien sûr qu'il l'était, Khai était la personne la plus humaine qu'il avait rencontrée sur le sol californien, la plus sincère, la moins superficielle aussi.
— Merci. C'est bête, on n'était pas proches du tout, on ne s'entendait pas non plus. Je peux dire qu'on ne s'aimait pas tellement, on ne partageait rien. Et je ne sais pas si ça me fait quelque chose. Je ne sais pas ce que ça me fais, je me sens bizarre, articula Taehyung, sans vraiment réfléchir, au fond il éprouvait un peu le besoin de se livrer, de s'ouvrir, d'évacuer le trop plein, et Khai avait toujours été la bonne personne pour ça.
— Mais ça reste ta famille. C'est normal que ça te travaille, que tu y penses, même si tu ne sais pas vraiment ce que tu ressens.
— Ouais. Je pense surtout à mes parents. Je devrais être avec eux.
— Tu veux rentrer dans le Maine ?

Ces mots, cette question, restèrent en suspens durant un instant, se balançant entre eux, une proposition, une solution qui allait et venait comme assise sur une balançoire. Khai avait compris de lui-même, il avait fait le chemin dans sa tête, sachant très bien dans quelle direction cette conversation se dirigeait, dans quel sens le vent les poussait. Dans quel sens le vent poussait Taehyung. Et il n'avait pas l'intention de le retenir. Au fond, il était surpris, surpris de cette conversation, désolé de cette nouvelle, on ne s'attend jamais à ce genre de choses, tout comme il ne s'attendait pas à qu'ils parlent de ça à cet instant, il l'avait appelé pour une toute autre raison, mais il n'était pas tant surpris que ça de la direction que prenait cet échange. Il savait que Taehyung n'était pas natif de la côte ouest, qu'il avait eu une vie ailleurs, et il s'était à de nombreuses reprises demandé s'il ne ressentait pas le mal du pays, s'il penserait un jour à repartir, si c'était dans ses projets. Si un jour il en ressentirait le besoin. Ça l'avait effleuré lors de la lecture du troisième roman de Taehyung, ça le frappait désormais de plein fouet. Cependant il savait que Taehyung ne prendrait pas la décision lui-même, il attendrait qu'on l'y pousse, qu'on ne lui laisse pas le choix. Taehyung était comme ça, Khai le savait, il l'avait très vite deviné.

— Je crois que je suis en train de me servir de la mort de ma grand-mère comme excuse pour partir. C'est horrible, n'est-ce pas ? Je suis horrible, et égoïste, souffla Taehyung en serrant l'os de son nez entre son pouce et son index, pressant fort, jusqu'à ce faire mal.
— Je ne vois pas exactement les choses sous cet angle, répondit Khai, parlant doucement, sans aucune brusquerie ni jugement. Je pense que tu veux partir depuis un moment et que cet évènement te donne une bonne raison de le faire. Une raison qui te semble valable. Tu ne serais jamais parti sinon, tu aurais attendu de n'avoir aucun autre choix, tu aurais attendu un autre signe, n'importe quoi, jusqu'à ce qu'il soit finalement trop tard. Cette nouvelle, aussi terrible soit-elle, c'est le déclic que tu attendais.

Taehyung médita un instant ces paroles, mais il savait, ils savaient tous les deux, que Khai avait raison, qu'il avait exactement mis le doigt sur ce dont il s'agissait véritablement. C'était déroutant comme son agent savait cerner tant de choses le concernant alors qu'ils ne se connaissaient que depuis un peu plus d'un an. Alors que lui-même cherchait encore comprendre, à se comprendre, et se débattait avec ça depuis des mois, voire des années.

Khai lui manquerait, lui et sa perspicacité toujours efficace et jamais mal dosée. Il disait les choses, il était direct, mais toujours avec tact, ses mots faisaient mouche, mais ils ne faisaient pas mal.

— On sait tous les deux que j'ai raison Tae. Ça fait des mois que tu restes reclus chez toi, que tu ne voies presque plus personne, que tu mens à tes proches. Je comprends que tu ne veuilles pas prendre ce que le médecin t'a prescrit, que tu ne veuilles pas prendre le risque. Mais ça fait des mois que tu n'as rien écrit, que tu te morfonds sur tout et n'importe quoi, que tu critiques la moindre chose que tu as pu écrire et que tu refuses d'avoir seulement une discussion concernant le contrat qui t'attend sur le bureau de Marcus. Je ne suis pas dans ta tête pour savoir ce que tu penses réellement, ce que tu traverses, ce qui te tracasse, ce qui te bloque, ce qui t'empêche de signer ce contrat ou d'écrire, il y a certainement des choses que tu ne me dis pas et je comprends. Mais je te dirais de rentrer dans le Maine si c'est de ça dont tu as besoin. Si t'éloigner peut t'aider à faire le point, à faire un choix, si ça peut te permettre de retrouver l'envie d'écrire parce que c'est ce que tu aimes faire et non parce que c'est ce que tu dois faire, parce que c'est ce qu'on attend de toi, fais le, pars. Que tu le fasses pour ta grand-mère ou non, pour lui dire au revoir ou faire autre chose, pour retrouver tes parents ou te retrouver toi, cette décision tu la prends avant tout pour toi, d'accord ?
— D'accord, répondit simplement Taehyung, soudain à bout de souffle, la gorge serrée. Khai ?
— Oui ?
— Merci, pour tout. Je pense que tu es ce qui m'est arrivé de mieux l'année passée.
— Je le crois aussi.

Et à la manière avec laquelle il avait prononcé ces mots, Taehyung savait que Khai souriait, bien sûr qu'il souriait. Khai Jones était né avec le sourire aux lèvres, de belles dents blanches alignées qui contrastaient avec sa peau foncée, deux fossettes creusant ses joues, un sourire ravageur, communicatif et réconfortant à la fois. Un sourire qui l'avait accompagné, encouragé, rassuré à de nombreuses reprises. Un sourire qui lui avait assuré que malgré l'opinion publique, malgré la déception de certains, son troisième roman demeurait une très belle oeuvre, certainement le meilleur livre qu'il avait écrit, juste devant le premier, à peu de choses près, c'était le plus sensible sans doute, ouvertement à fleur de peau, et qu'il était heureux et honoré d'avoir été à ses côtés, au premier rang durant sa conception. Un sourire qui confirmait qu'il avait été heureux de l'avoir soutenu, d'avoir fait son possible pour l'aider, pour le conseiller, se rangeant de son côté lorsque l'éditeur émettait certaines réserves, lorsqu'il demandait à ce que soit retiré des passages ou fait des changements qui auraient trop changé l'âme de l'oeuvre. Khai n'avait pas le même oeil critique, la même exigence, il avait lu avec son coeur, sans se soucier des obligations présentes dans le métier, et il avait compris ce qu'il fallait comprendre, il avait su lire entre les lignes et apprécier.

Oui, Khai lui manquerait beaucoup.

— Tu veux que je m'occupe de la réservation pour le vol ?
— Je vais le faire, tu n'es pas ma secrétaire Khai.
— Non, juste ta mère quelques fois.
— Tu n'as pas si souvent cuisiné pour moi, rétorqua Taehyung, ses lèvres se tordant dans une expression amusée.
— Je t'ai juste empêché de mourir de faim quand tu oubliais de te nourrir. Je t'ai forcé à sortir du lit et à prendre l'air, je t'ai incité à aller consulter un médecin pour tes crises d'angoisse, tes sautes d'humeur et tes insomnies.
— Je vais bien.
— Permets-moi d'en douter.

Il y eut un blanc, un silence pas tout à fait désagréable, aucun silence n'était réellement désagréable entre eux. Il leur était arrivé plusieurs fois de travailler chacun de leur côté sans parler pendant plusieurs heures, ni l'un ni l'autre ne s'était jamais plaint, ni l'un ni l'autre ne s'était jamais senti mal ou obligé de combler cette absence soudaine mots. Ils s'en étaient facilement accommodé. Ils n'avaient juste plus rien à ajouter, ils savaient tous les deux que Khai avait raison, comme bien souvent, comme c'était le cas depuis le début de cet échange téléphonique. Comme c'était le cas depuis le début de cette entente, de cette amitié.

Taehyung n'allait pas si bien que ça, il n'allait pas si bien depuis un moment déjà. Khai l'avait remarqué, il avait fait ce qu'il avait pu, ce qu'il était en mesure de faire, le reste c'était à Taehyung de s'en occuper. Lui seul pouvait, devait, se tirer de ce qui le hantait actuellement, de cette pression qu'il laissait peser sur ses épaules et qui l'écrasait, celle qui prenait trop de place parce qu'il la laissait faire, parce qu'il l'alimentait un peu lui-même.

— Taehyung ?
— Mhm ?
— Promets-moi de ne pas te prendre la tête et de profiter de ton séjour dans le Maine pour prendre soin de toi, pour faire des choses qui te plaisent, dont tu as envie et qui te feront du bien. Des choses que tu n'as pas fait depuis longtemps. Que tu écrives ou non, on s'en fiche, je m'en fiche, ça prendra le temps que ça prendra. Ce n'est pas une course, ça n'a jamais été une course, quoi que tu en penses. Ça n'a jamais été une compétition non plus, personne n'est meilleur que personne, personne ne doit être meilleur. Écrire ça va au-delà, ça doit aller au-delà. C'est du partage, un échange, c'est de l'art, l'expression du coeur et de l'âme, une incroyable façon de parler, de créer, de s'évader et de faire s'évader ceux qui nous entourent, qui ont besoin eux aussi de cette évasion. On lit pour ressentir, rire ou pleurer, pour vibrer, pour sortir du quotidien. On lit pour sortir d'une cage. Tu offres tout cela et bien plus encore, et tu le fais magnifiquement bien. Ce n'est pas juste une question de chiffres ou de notoriété, ne l'oublie pas. Profite de ce moment loin de Los Angeles pour te rappeler les choses essentielles, ce qui te fait vraiment vibrer, exister. J'insiste Tae, profite de tes proches, aère-toi la tête, respire un bon coup, c'est le plus important. Ta santé importe plus à mes yeux que n'importe quel bouquin.
— Et pour le contrat ?
— Le pire serait de prendre une décision maintenant. Tu n'es clairement pas dans une bonne position pour le faire. Je me charge de parler à Marcus ne t'en fais pas pour ça, c'est mon job après tout, je te fais la popote et je négocie tes contrats. Je lui dirais que tu es parti dans ta famille suite à un deuil, que tu as besoin de temps pour toi, loin de Los Angeles, et que tu donneras ta réponse quand tu le jugeras bon. S'ils veulent continuer à travailler avec toi ils feront preuve de patience.
— Et s'ils ne veulent plus ? Et si moi je ne veux plus ? Qu'est-ce qui se passera ? Ça fait des mois que mon dernier livre est sorti, plein de nouveaux auteurs ont émergé, des auteurs bien plus talentueux que moi. Je ne sais pas si j'ai encore ma place, si j'ai encore quelque chose à apporter. Si on se souviendra encore de moi, si on se souciera seulement que j'écrive encore ou non, si je mérite qu'on m'attende. Si je veux qu'on m'attende.

Il avait enchainé ces mots d'un coup, sans respirer, par peur de les regretter s'il prenait le temps d'y réfléchir, par peur de s'étrangler avec s'il les gardait trop longtemps en bouche. Il peina à reprendre son souffle, son torse se levant et s'abaissant rapidement.

— Tu es doué, Taehyung, rentre ça dans ton crâne épais, tu n'as plus rien à prouver à personne. Combien de fois je dois te le dire ? La seule personne qui te reste à convaincre c'est toi. Le succès c'est quelque chose qu'on ne maîtrise jamais totalement, et qu'on ne maîtrisera jamais. Ce n'est pas une science exacte, parfois ça arrive d'un coup, parfois on trime pendant des années, certains auteurs n'ont eu du succès qu'après leur mort. Certains n'en auront jamais. Les goûts des lecteurs varient en fonction des saisons, des évènements de leur vie, des choses qui vont éveiller leur curiosité et leur intérêt pour un instant. Ils sont sensibles aux effet de mode, à la publicité et à tellement d'autres facteurs sur lesquels ni toi ni moi n'avons le moindre pouvoir, le moindre impact. C'est comme ça, ça a toujours été comme ça. On a beau essayer de réfléchir à tout, il y aura toujours des surprises, des imprévus, des choses qui ne dépendent pas de nous. Et si tu veux mon avis, c'est justement ce genre d'idée qui t'empêche d'avancer. Tu veux réfléchir à tout, tout prévoir, et tu te compares trop, tu regardes trop à gauche et à droite, tu cherches trop à voir ce que font les autres, si c'est mieux, s'ils écrivent plus vite, s'ils sont davantage applaudis, aimés. Tu perds trop de temps à observer ce que font les autres et tu te dévalorises. Je ne sais pas si tu réalises à quel point tu te dévalorises. C'est pour ça que je te dis que c'est bien que tu partes, que tu mettes tout ça de côté, que tu te recentres sur toi-même. Que tu te retrouves et que tu retrouves l'envie d'imaginer, d'écrire pour écrire, te laisser porter sans penser à tout le reste, sans penser aux autres. Peu importe le temps que ça prendra, peut importe si tu dois rester dans le Maine pendant des mois. Je ferai ce qu'il faut pour te soutenir.

Taehyung se roula en boule dans son canapé et ferma les yeux, l'air entrant dans ses poumons avant de s'échouer sur ses lèvres, là où étaient morts bon nombre de mots. Il entendait Khai, sa voix percutait son oreille, son tympan et se faisait un chemin jusqu'à son cœur, seulement, c'était sa tête qu'elle devait toucher, c'était sa tête qui devait comprendre, qui devait avoir le déclic.

— J'ai tout loupé hein ? Ça partait bien pourtant.
— Non, tu n'as rien loupé du tout. Ça arrive à tout le monde de perdre un peu pied, de s'éloigner en route, d'avoir peur, de prendre un autre chemin et de se tromper. Ça nous arrive à tous de nous retrouver sur la route, démuni, sans savoir où aller. Tous les chemins sont susceptibles d'être semés d'embûches, mais ça vaut toujours le coup de se relever et de persévérer. J'ai confiance en toi, je n'ai jamais douté une seule fois de toi ou remis en question ma foi en toi, et tu devrais en faire de même.
— J'ai confiance en toi, c'est le principal non ?
— Alors continue à avoir confiance en moi et écoute moi pour une fois. Tu es un des meilleurs écrivains de ta génération Tae. Tu as un don évident et tu es fait pour écrire. Tu as cette sensibilité mêlée de sincérité, cette facilité avec les mots et cette façon unique de créer et de raconter, personne ne pourrait écrire comme tu le fais. Tu mérites ce qui t'es arrivé, cette chance qui t'a été accordée et tout ce qui a suivi, tu n'as rien volé. Tu le mérites. Tu as fait tes preuves, tu sais ce que tu vaux, je sais ce que tu vaux. Tu auras toujours l'impression qu'on t'en demande toujours plus, que personne n'est jamais satisfait, plus tu donnes et plus on t'en demandera, on parlera de tes échecs plus longtemps que de tes réussites, le monde est fait ainsi. Mais tu es capable et tu vaux tellement plus que ce que tu penses. Tu as juste besoin d'une nouvelle inspiration. Et de croire un peu plus en toi.

Khai était le seul à lui dire qu'il méritait ce qui lui arrivait, à lui dire ouvertement sans mâcher ses mots.
Il me manquait jamais de lui dire, comme s'il avait compris que Taehyung avait besoin de l'entendre, qu'on lui confirme, parce qu'il en doutait encore trop lui-même, parce qu'il ne se sentait pas méritant.

Khai ne manquait jamais de glisser ces quelques mots dès qu'il pouvait, pensant qu'un jour, Taehyung finirait par le croire.


Et encore une fois, Taehyung pensait aux plages du Maine, aux chemins de promenade qui soulignaient le périmètre d'Ogunquit, les rochers escarpés, les galets glissants sur lesquels se reflétait le soleil.

Il pensait au gris du ciel et au gris qui encerclait les pupilles de Jungkook.

Il pensait aux cabanes colorées au bord de la plage que l'on réservait pour les vacances, aux bateaux de pêche, à Perkins Cove, à ses nombreux restaurants de fruits de mer et à ses jolies boutiques. Il pensait à la boutique de souvenirs de ses parents, il se demandait si les affaires étaient toujours florissantes, si ses parents s'en sortaient financièrement, et si sa mère insisterait pour qu'il leur donne un coup de main, comme au bon vieux temps, s'il se sentirait au piège à nouveau ou si au contraire ça lui ferait du bien.


Il pensait aussi au fait qu'il n'avait prévenu personne de sa décision et de son retour qui se faisait pourtant de plus en plus certain, l'élan grimpant dans ses jambes, l'envie de s'élancer. Pas un coup de fil, pas un message, rien. Le silence qui grésillait sur la ligne. Lui seul qui faisait son choix de son côté, se préservant des avis des uns et des autres, ce qui aurait pu l'influencer. Sa décision était réfléchie et précipitée à la fois, des heures, des jours de réflexion, et une impulsion de dernière minute. Peut-être aurait-il dû appeler ses parents, leur dire qu'il était désolé, pour sa grand-mère, et pour tout le reste, leur dire qu'il comprenait leur choix de lui envoyer un faire-part, que ce n'était pas grave. Leur dire qu'il serait présent, qu'il revenait. Il avait révélé à Khai sa décision de partir, ça lui avait semblé plutôt simple, il n'avait pas trop réfléchi à ses mots, c'était sorti tout seul, le besoin de se confier enfin, mais il hésitait sur quoi dire à ses parents, comment aborder le sujet. Il ne savait pas comment s'y prendre, il avait la bouche sèche rien que d'y penser. Il n'avait jamais su comment leur parler.

Et il ne savait pas encore pour combien de temps il serait parti, il n'avait pas encore réfléchi à ce point. Il se retenait. Il avait évité de penser à certains aspects de ce voyage, de creuser trop loin. Il avait évité de penser à plusieurs choses à la fois, il ne voulait pas se donner de possibilités de faire marche arrière juste pour éviter un obstacle, quelque chose qui l'angoissait ou lui faisait peur. Il ne savait pas combien de temps il lui faudrait, c'était difficile à estimer. Il pensait rentrer pour les funérailles, pour revoir ses parents, mais Khai l'avait encouragé à rester plus longtemps et il avait l'impression que ça lui conviendrait.

Peut-être son retour se calculerait-il en jours, en semaines ou en mois.
Il se laissait la porte ouverte.

Il avait en vérité peur d'y réfléchir et de se rendre compte qu'il n'aurait pas envie de rentrer à Los Angeles, de revenir dans cet appartement trop vide, de s'asseoir à nouveau dans ce canapé beaucoup trop grand pour lui tout seul. Prendre un billet sans date de retour était peut-être la meilleure chose à faire pour le moment. Il serait libre de rentrer quand il le voudrait, quand il serait prêt. Lorsqu'il aurait plus de réponses que de questions. Lorsqu'il se serait suffisamment aérer l'esprit et qu'il sentirait des courants d'air passer d'une oreille à l'autre. Lorsqu'il aurait retrouvé ses mots et l'envie de les partager à nouveau, de ne plus les laisser couler, s'agglutiner en lui, les lèvres pincées et la gorge serrée, comme s'il était en train de s'étrangler avec tout ce qu'il n'écrivait pas. Avec tout ce qu'il gardait en lui. Par peur de se livrer à nouveau au public, de se mettre à nu et de décevoir, de ne plus plaire du tout, ou de plaire à nouveau, de plaire un peu trop et d'avoir à nouveau la sensation de ne rien contrôler. Par peur de se faire avaler tout cru par la bouche dévoreuse de son besoin, de son désir de plaire, d'être validé, accepté, aimé, de se sentir inclus dans ce monde à la fois si petit et trop immense.

Le désir de faire un peu partie de ce monde, d'y avoir sa place malgré tout.

Qu'importe le temps que cela prendrait.



Il espérait un peu qu'Augustus Clarke vivait toujours à Ogunquit. Il avait cette sensation au fond de lui qu'il avait encore de nombreux conseils à recueillir de sa part et qu'il avait encore un bon nombre de choses à apprendre de lui. À apprendre sur lui-même, sur sa vie d'écrivain, sur le futur de ses mots. Et il n'y avait que lui qui pouvait lui donner ces conseils.

Il avait cette sensation qu'il était peut-être parti trop vite, avec trop de précipitation, alors qu'il n'était pas prêt, pas assez préparé pour ce qui l'attendait, pour ce monde fait de sourires trop larges et de tapes dans le dos, qui n'avaient parfois rien de réellement amical, de belles paroles, mais surtout de fausses promesses.





— Je pense partir demain, avait dit Taehyung en se redressant, et la discussion, celle avec Khai, mais surtout avec lui-même, était à présent close.

C'était plus qu'une certitude, c'était une promesse.
Pas de détour ou de retour possible.











Khai l'avait conduit à l'aéroport le lendemain très tôt dans la matinée, il avait insisté, ça lui faisait plaisir de l'emmener, et ça faisait longtemps qu'ils s'étaient vus. Ils avaient discuté de tout et de rien durant le trajet, n'évoquant pas une seule fois l'écriture, le contrat, ce départ, tous les changements que ça risquait d'apporter. Ils n'évoquèrent pas non plus le fait que Taehyung avait encore perdu du poids et des couleurs et qu'il semblait si effacé. Juste eux deux qui échangeaient sur les choses de la vie, de leur vie. Taehyung parla un peu du Maine et d'Ogunquit, de la vie là-bas, la beauté simple, dans les tons de bleu et de gris, le vert qui venait saupoudrer le ciel et l'océan, cette vie un peu ennuyeuse, mais réconfortante à sa manière. Le regard tourné vers la vitre de la voiture, il avait décrit la maison de son enfance, les planches en bois blanc et les tuiles grises, la pelouse parfaitement taillée, l'extérieur dont son père prenait toujours le plus grand soin, l'odeur des fleurs dans la rue, l'odeur de l'océan et de la pêche aussi. Et plus sa bouche s'activait, plus les mots se déliaient, s'enchaînaient sans qu'il n'ai besoin de réfléchir, plus il réalisait à quel point il existait véritablement tout un monde entre sa ville natale et celle dans laquelle il avait refait sa vie, ce semblant de vie.

D'une côte à l'autre il y avait un océan de mots, ceux qu'il avait posés sur des pages, des pages éditées ou des pages déchirées, ceux qui avaient été lus, applaudis ou critiqués, et ceux qu'il avait gardés pour lui, par peur, par pudeur, ceux qu'il n'avait jamais dit à ses parents, à sa grand-mère, à Jungkook. Mais c'était plaisant de parler de tout ça avec Khai, de partager cette facette de lui, de ne plus seulement mettre en lumière l'écrivain, mais l'homme aussi, l'anonyme, de se remémorer tous ces moments, ces petits détails parfois futiles, des détails qui avaient fait partie de son quotidien pendant si longtemps, qui l'avait nourri, qui avait également nourri sa plume, ses histoires, cet univers qu'il avait partagé. Ça le rendait nostalgique tout à coup. Et Khai écoutait avec attention, il posait des questions de temps en temps, curieux de cette ville, de cette vie, de ce qu'avait vécu Taehyung avant de venir en Californie, quelle personne il était avant de vivre la vie d'écrivain de best-sellers.

Et ça ne faisait plus tant mal au coeur d'en parler, de se remémorer, de revivre tout ça.


Sans doute parce qu'il savait qu'il était en route pour les retrouver.
Qu'il s'apprêtait à renouer avec très vite.

C'était stressant, il angoissait de revoir ses parents, de revoir la maison dans laquelle il avait grandi, de revivre avec eux, et retrouver tout ce qu'il avait laissé derrière lui, ce qu'il avait fui.
Il avait un peu hâte aussi.



Khai et lui s'étaient séparés dans une accolade amicale, juste leurs deux corps pressés rapidement l'un contre l'autre sur une place de parking devant l'aéroport, le bras de Khai autour de ses épaules, sa chaleur l'enveloppant une dernière fois avant un moment. La bénédiction qu'il adressait à ce voyage, son souhait que tout se passe au mieux pour lui. C'était étrange pour Taehyung de se dire qu'il ne verrait plus le visage jovial de son agent littéraire avant plusieurs jours, ou peut-être serait-ce des semaines. Il avait vécu sans Khai Jones pendant près de vingt-cinq ans, mais il s'était fait une telle place dans sa vie, il s'était imposé d'une manière si naturelle que parfois il pensait, il était persuadé, qu'il était à ses côtés depuis bien plus longtemps. Qu'il était en réalité là depuis le premier jour de son aventure californienne, qu'ils avaient tout vécu ensemble, qu'il l'avait suivi, épaulé depuis le début. Qu'ils se connaissaient depuis toujours, ou presque.

Parfois, il avait l'impression qu'il était bien plus proche de Khai que de ses amis d'autrefois, que Jamie, avec qui il avait pourtant tout fait, tout partagé, qui connaissait tout de lui, ou presque, mais c'était sans doute dû au fait que Khai connaissait la personne qu'il était actuellement, l'homme qu'il était devenu. Khai connaissait l'écrivain à succès et l'écrivain paumé, il connaissait l'homme angoissé et terrifié, l'homme plein d'intensité et de silence, et non l'enfant et l'adolescent plein d'entrain, toujours prêt à faire des bêtises, le doux rêveur qu'il était alors.

Il ne savait pas exactement dans quelle mesure il avait changé, mais il était certain qu'il n'était plus tout à fait le même. Tant de gens à Ogunquit allaient le trouver changé, physiquement bien sûr, mentalement aussi. Et ça aussi c'était une source d'angoisse. Juste une de plus. Il avait peur qu'ils ne le reconnaissent pas, qu'ils ne le reconnaissent plus, qu'ils le rejettent, qu'ils le détestent, qu'ils détestent la personne qu'il était maintenant, qu'ils se méprennent, qu'ils le jugent, qu'ils se basent sur ce qu'ils avaient peut-être lu sur lui dans les journaux ou sur internet et qu'ils le pensent ingrat, hautain, imbu de lui-même, dans un monde à part, bien loin de leur petite ville côtière et que la simplicité du Maine n'était pas assez bien pour lui. Qu'il n'avait plus rien à y faire. Il avait peur qu'on le trouve culotté de revenir après plus de quatre ans d'absence, qu'on le montre du doigt pour avoir utilisé les funérailles de sa grand-mère pour s'évader d'une prison qu'il avait lui-même choisie. Il avait peur qu'on le prenne pour ce qu'il était exactement. Que ses failles soient trop visibles, trop évidentes, qu'il ne parvienne pas à sauver les apparences et qu'on se rende compte qu'il n'était pas aussi brillant, aussi doué, qu'il n'était pas ce fils prodigue du Maine, la réussite d'Ogunquit, mais une totale imposture.



Il avait une sainte horreur de l'avion. Cette affliction venait principalement du fait qu'il devait rester assis sans bouger durant des heures et des heures, alors qu'il était angoissé par la hauteur et la vitesse de l'engin, et qu'il tombait toujours à côté de quelqu'un qui ronflait ou qui parlait beaucoup trop. Ce voyage ne fût pas différent. Il était coincé sur le siège du milieu, pressé entre deux corps étrangers, absolument mal à l'aise, mais il avait heureusement pensé à prendre son casque audio avec lui dans la cabine, de quoi passer les sept heures de vol dans un autre monde, effaçant ce qui se passait autour de lui, la musique transformant la réalité. Il passa ainsi la durée du voyage les yeux fermés, à écouter ses morceaux de jazz favoris. Il n'y avait rien de mieux à ses yeux pour apaiser l'âme et éveiller le coeur, et ses doigts s'agitaient sur son genou, lui-même tressautant, battant le rythme. Il dut s'endormir aussi durant un instant, peut-être quelques heures, car lorsqu'il tendit le cou pour regarder par le hublot, tentant d'apercevoir quelque chose qui puisse le renseigner sur leur position actuelle, ils survolaient ce qui ressemblait fort au Texas.

Le reste du voyage se passa sans encombre, sans bruit inquiétant, à son plus grand soulagement. Sa voisine semblait avoir envie d'engager la conversation à chaque fois qu'il tournait la tête, mais avec son casque sur les oreilles et le masque qui cachait la moitié de son visage, il ne dégageait rien de très avenant. Il avait l'air au contraire très reclus, totalement pris dans son petit monde. Il voulait juste être tranquille, il ne voulait ni parler, ni penser. Son cerveau reprendrait sa course une fois qu'ils auraient atterri, pour le moment il faisait une pause. Le ciel californien et ses teintes d'ocre semblait bien loin à présent, les nuages étaient plus nombreux, on dirait dit qu'ils traversaient un océan de coton, et il semblerait qu'un orage avait éclaté un peu plus loin, pas de doute, ils se rapprochaient de la côte Est. Et Taehyung sentait son coeur qui commençait à battre un peu plus vite, un peu plus fort, dans un mélange d'excitation et d'appréhension. Une fièvre qui montait à la tête, qui lui brûlait tout le corps. Ses mains commencèrent à trembler, alors il les coinça entre ses cuisses, certainement avec plus de force que nécessaire, les écrasant presque. Il referma les yeux et se concentra sur la musique, fasciné par les notes autant qu'il l'était par les mots.

La météo s'était considérablement gâtée lorsque l'avion se posa finalement sur la piste d'atterrissage de Portland. Changement radical après la chaleur étouffante et humide de Los Angeles. Le vent soufflait fort et il crut s'envoler à l'instant où il franchit les portes automatiques de l'aéroport, traînant avec difficulté sa lourde valise derrière lui. L'heure n'était pas la même non plus, il allait devoir se réhabituer aux trois heures qui venaient de s'ajouter sur l'horloge. Il monta dans le premier taxi libre qu'il trouva et lui donna l'itinéraire pour Ogunquit, il y en avait pour approximativement une quarantaine de minutes et il avait déjà hâte d'arriver.

Il était fatigué, ses membres las et ses muscles crispés par le changement de température, mais surtout par l'appréhension, il avait l'impression de sentir toute sorte d'odeurs différentes à part la sienne et il avait le sentiment que le chauffeur de taxi l'avait reconnu. Celui-ci lui avait jeté un bref regard en mettant sa valise dans le coffre avant de le toiser avec un peu plus d'insistance, et son regard cherchait souvent le sien à travers le rétroviseur intérieur, comme s'il cherchait à poser un nom sur ce visage à moitié couvert, sur ces yeux qui lui semblaient sans doute familiers, leur forme, l'asymétrie des paupières et la constellation de grains de beauté qui les habillait, les rendaient pour le moins uniques et reconnaissables. Ou bien était-il trop paranoïaque. Non pas que c'était désagréable ou inconfortable pour lui d'être reconnu en temps normal, il avait toujours apprécié le contact avec ses lecteurs, mais il ne savait jamais trop quel comportement adopter, il n'avait jamais trop non plus su faire le premier pas. Il le savait encore moins à présent. Il ne savait plus comment agir, comment il devait être avec les autres, s'il devait être fier ou affligé. Devait-il faire celui qui avait compris qu'il avait été démasqué et le signaler à l'autre, engager la conversation, proposer un autographe, quelque chose ? Ou devait-il faire comme si de rien n'était et risquer de passer pour la célébrité malpolie qui joue les inaccessibles ?

Mal à l'aise, hésitant, il resta assis dans son coin, et n'osa rien faire, prétendant être trop absorbé par les décors qui défilaient, fasciné, et en vérité, il l'était vraiment. Il se reconnectait aux lieux, aux paysages, à cette partie de lui-même. Ce ne fût que lorsque la voiture s'arrêta devant le panneau si familier à l'entrée d'Ogunquit et qu'il sortit pour récupérer sa valise, que le chauffeur révéla, qu'en effet, il l'avait reconnu et qu'il lui exprima avec la plus grande gentillesse son respect et son admiration, déclarant qu'il avait lu tous ses livres hâte de lire le prochain. Taehyung n'eut pas le courage de lui dire qu'il ignorait quand sortirait le prochain livre, s'il y aurait seulement un prochain livre. Il n'eut pas non plus la force de mentir, de prétendre que tout allait bien, qu'il écrivait en ce moment même et qu'il espérait que le livre sortirait rapidement. Il préféra ne rien dire. Il s'inclina et le remercia poliment avant de partir de son côté, les roulettes de sa valise crissant sur le goudron.

Il s'arrêta une seconde et regarda le taxi s'éloigner.
Il leva ensuite le nez vers le ciel et il se senti envahi par une bouffée de calme, ses problèmes, ses inquiétudes, ce trou au fond de lui, n'avaient pas disparus, mais le vent les avait poussés plus loin.

Il pleuvait à Ogunquit, le ciel était chargé de nuages taillés dans du coton épais, du coton de toutes les tailles, de toutes les formes, et les gouttes ricochaient partout sur lui.
Et cela le fit sourire.

Un sourire mélancolique qui lui collait aux lèvres.

Il retira son masque et le rangea dans la poche de son pantalon, les gouttes fraîches s'échouaient sur sa peau, son front, ses joues, son nez, et son sourire ne cessait de s'agrandir.















— 𝐍𝐃𝐀

j'aimais déjà beaucoup le chapitre précédent, mais je crois que j'aime encore plus celui-là. je trouve que la personne et la personnalité de Taehyung ressortent un peu plus, qu'on le cerne peut-être un peu mieux, du moins j'espère que c'est le cas, et que vous avez apprécié votre lecture.
pour être honnête, ce que j'aime le plus dans le personnage de Taehyung c'est qu'il est un bon moyen pour moi pour parler de certaines choses par rapport à l'écriture ; sa plume, son ressenti, ses angoisses, ce sont les miennes, je me livre beaucoup à travers lui et son parcours, et ça me fait un bien fou de pouvoir parler de ça, d'aborder les sentiments qui me traversent par rapport à l'écriture, tout ça.

de plus, dans ce chapitre je vous parle de deux personnages secondaires très importants pour mon Taehyung. Khai est un vrai soleil, je l'aime beaucoup, un de mes personnages secondaires favoris je pense, j'aime tout particulièrement sa relation avec Taehyung, le fait qu'il était là pour lui à un moment difficile de sa vie et de sa carrière, le fait qu'il soit un pilier dans son quotidien. monsieur Clarke n'est que mentionné ici, mais il apparaîtra plus tard dans l'histoire, j'ai hâte.

ps : le titre du chapitre fait référence à la décision de Taehyung de rentrer dans le Maine, donc de partir, mais c'est aussi par rapport au retour fait sur comment il a commencé à écrire etc, quel a été le point de départ de son voyage en tant qu'auteur.

merci d'avoir lu
à bientôt pour la suite.
𝓸𝓭𝔂𝓼𝓼𝒆𝓾𝓼

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