𝟣. 𝘭𝘦𝘵𝘵𝘳𝘦 𝘮𝘰𝘶𝘪𝘭𝘭𝘦́𝘦 𝘦𝘵 𝘮𝘰𝘵𝘴 𝘪𝘯𝘢𝘤𝘩𝘦𝘷𝘦́𝘴
❛ 𝘵𝘩𝘦𝘳𝘦 𝘪𝘴 𝘯𝘰 𝘨𝘳𝘦𝘢𝘵𝘦𝘳 𝑎𝑔𝑜𝑛𝑦
𝘵𝘩𝘢𝘯 𝘣𝘦𝘢𝘳𝘪𝘯𝘨
𝘢𝘯 𝑢𝑛𝑡𝑜𝑙𝑑 𝑠𝑡𝑜𝑟𝑦
𝘪𝘯𝘴𝘪𝘥𝘦 𝘺𝘰𝘶, ❜
𝐌𝐚𝐲𝐚 𝐀𝐧𝐠𝐞𝐥𝐨𝐮
Soohyun Kim était décédée un lundi. Il avait plu toute la journée, comme souvent dans le Maine à cette période de l'année, au crépuscule de l'hiver et à l'aube du printemps. Entre éclaircies et pluies diluviennes. Un temps propre à la mélancolie, même si Soohyun Kim n'avait jamais eu le coeur mélancolique.
Taehyung avait reçu un faire-part dans sa boîte aux lettres le lendemain. Une simple enveloppe blanche avec son nom écrit dessus, une écriture penchée, étroite, des pattes de mouche courant sur un rectangle de papier immaculé, une écriture familière qui lui avait sauté aux yeux, et au-dessus, un timbre stipulant lettre prioritaire qui qualifiait l'urgence de ce message. Mais personne n'avait jugé préférable de l'appeler. Personne n'avait jugé préférable de décrocher le téléphone et lui apprendre la nouvelle de vive voix. Ce n'était pas urgent à ce point là. Ce n'était ni une surprise ni une indélicatesse, il n'était pas étonné, il n'était pas non plus blessé. En vérité, il pouvait tout à fait comprendre ce choix, ce qui l'avait motivé, il en était en partie responsable. Ses relations avec sa grand-mère n'étaient sans doute pas assez bonnes, trop amères, trop en dents de scie, pour qu'on le prévienne à l'instant même où ses yeux s'étaient fermés, pour qu'on l'inclut dans le moment. Un courrier qu'il recevrait un peu plus tard serait suffisant. Il avait refait sa vie à l'autre bout du pays, il s'était éloigné de son plein gré, on ne s'attendait pas vraiment à ce qu'il réagisse ou à ce qu'il vienne aux obsèques, à ce qu'il fasse demi-tour.
C'était mieux ainsi, il n'aurait pas su quoi dire au téléphone, il n'aurait pas pleuré, il aurait bredouillé ses condoléances, quelques mots polis, et ça aurait été gênant pour lui comme pour son interlocuteur. Et il ne savait pas s'il comptait se rendre aux funérailles. Il avait lu et relu le faire-part, les mots étaient nets, leur sens également, mais tout semblait flou, ce courrier, ses mains qui le tenaient, l'appartement autour de lui, la Californie tout entière, sa vie, ses intentions.
Sa grand-mère était une femme difficile à aimer, qui ne cherchait pas à l'être, par personne, et qui n'aimait pas beaucoup en retour. D'une nature dure, exigeante, inflexible, avare de tout ce qui était affection ou tendresse, elle était bien loin de la mamie dont rêvent les petits-enfants, dont il avait lui-même rêvé durant son enfance. Cette figure mystique qu'il avait longuement recherchée en elle, qu'il avait essayé de stimuler, persuadé que s'il faisait ci ou ça elle apparaîtrait, avant de finalement reconnaître que c'était peine perdue, que ce rêve n'était par pour lui. Sa grand-mère était ainsi, elle avait toujours été ainsi, et elle ne changerait pas, certainement pas pour lui. Quoi qu'il puisse faire, rien ne semblait suffisant pour elle, rien n'était assez bien, il n'était pas assez bien, ou alors il en faisait trop, en demandait trop.
Elle le trouvait trop collant, il la trouvait inaccessible, hors d'approche, hors d'attache.
Elle n'avait jamais compris le besoin d'attention, d'affection qu'il exprimait, réclamait, alors qu'il n'y avait rien qu'elle méprisait plus. Elle ne lui avait jamais cuisiné le moindre gâteau, offert le moindre cadeau à ses anniversaires, elle était partisante du « on reçoit ce que l'on mérite, quand on le mérite. » Pour elle, le jour de notre naissance n'a rien à voir là-dedans, à ses yeux, il s'agissait là d'une excuse pour faire cadeau à des enfants qui finiront trop gâtés, matérialistes et trop gourmands. Le premier cadeau de sa part, il l'avait reçu suite à un concours d'orthographe pour lequel il avait obtenu la première place. Le cadeau n'avait pas été marquant, sa grand-mère méprisait les mots, elle ne leur trouvait pas d'intérêt, mais elle avait reconnu qu'il était méritant et avait respecté sa promesse. La seule qu'elle eut jamais faite.
Sa grand-mère ne l'avait jamais beaucoup aimé, elle n'avait jamais développé la moindre tendresse pour lui, et les sentiments qu'il avait un jour éprouvés à son égard s'étaient flétris, refroidis par le coeur tout aussi froid de cette femme. Et avec les années, l'âge adulte, la distance de plus en plus importante, l'envie de se construire autrement, d'être aimé autrement ou de ne pas aimer davantage, ils avaient appris à devenir indifférents l'un envers l'autre.
Sa mort le laissait-il indifférent ? Il contemplait le papier qu'il tenait entre ses mains et il hésitait sur sa réponse, n'ayant aucune idée concrète de ce qui se passait en lui, dans sa tête ou dans son coeur, à ce moment précis, un brouillon d'émotions à démêler, à comprendre. Il se sentait loin, géographiquement c'était le cas, même s'il était juste sur la côte opposée, là où il faisait toujours soleil, mais aussi humainement, mentalement parlant.
Il se sentait loin, échoué, exilé à l'autre bout du monde.
Il se sentait concerné et en même temps pas du tout. C'était si proche et si loin de lui, ça le touchait en l'effleurant à peine, juste un courant d'air froid sur sa peau, et il frissonnait à peine, il ne ressentait rien. Il ressentait plein de choses, il ressentait tout. Il n'était pas vide, son coeur battait dans son torse, tantôt vite, tantôt lentement, son cerveau transmettait des informations parfaitement compréhensibles, mais il ne ressentait rien de ce qui serait paru normal, naturel suite à ce genre d'évènement. Rien de ce qui était attendu de sa part dans ces circonstances. C'était étrange comme constatation. Cela touchait pourtant à sa famille, il s'agissait de la mère de son père. Ce n'était pas la première perte à laquelle les Kim faisaient face, mais c'était la première pour laquelle il serait en première ligne et la première dont il se souviendrait. La première à avoir un réel impact sur lui.
Il se sentait frigorifié, gêné, honteux face à la retenue dont il faisait preuve, cette distance qui s'était imposée d'elle-même dans ce deuil, lui qui ressentait pourtant facilement, lui qui ressentait de manière intense, qui était si facilement submergé, lui qui avait toujours la tête trop pleine, de mots et de maux. Mais aucun lien ne l'avait jamais attaché à sa grand-mère, aucune bienveillance, rien qu'un peu de politesse, de patience et de respect, sa disparition ne changerait rien. On ne se met pas soudainement à aimer quelqu'un parce qu'il n'est plus là. On ne rempli pas un vide par un vide encore plus grand. Il n'y a rien de pire que d'aimer quelqu'un uniquement dans la mort. Il regretterait certainement des gestes, des paroles, des disputes, des silences. Il regretterait certainement cette relation telle qu'elle avait été, il regretterait la grand-mère qu'elle n'avait pas été. Il serait peut-être amené à souhaiter que les choses se soient déroulées différemment, de ne pas avoir été déçu ou blessé par ci ou ça, d'avoir réagi ou pensé autrement, il songerait le soir venu, au moment de se coucher, qu'il aurait dû faire des efforts, pour se rapprocher d'elle, pour l'apprécier telle qu'elle était sans désirer qu'elle soit différente, même si elle ne l'appréciait pas en retour, même s'il était le seul à faire des efforts. Il passerait des heures à refaire ces années de sa vie.
On aurait pu faire tant de choses avec des « si. »
Il était resté au milieu de son salon, les genoux tendus, le dos contracté, la nuque droite, le nez rivé sur ce courrier inattendu. Il avait lu et relu le faire-part, ses mains n'avaient pas tremblé, ses paupières avaient cligné, régulièrement, souvent, peut-être plus que d'habitude, comme si ses yeux essayaient d'ajuster leur vision et d'assimiler ce qu'ils lisaient, mais ils ne s'étaient pas humidifiés. Pas la moindre goutte salée n'était tombée sur le papier blanc, l'encre était restée intacte, parfaitement lisible. Et il s'était senti tout aussi froid, rigide, sec, que ce ridicule bout de carton.
Peut-être qu'en le remuant un peu, peut-être qu'en le secouant par les épaules, lui aussi se serait-il chiffonné, traversé, soumis à la vérité traduite par l'encre gravée dans le papier. Peut-être cela aurait-il été différent s'il avait reçu un appel, si ses parents lui avaient expliqué ce qui s'était passé avec des mots plus précis, concrets, des mots articulés ou des mots écrits, des mots consistants. Il avait toujours été sensible aux mots et à leur portée, mais ils n'étaient pas affaire courante dans la famille, il était le seul à les aimer, à les rechercher, à les exploiter, à en avoir besoin. À les réclamer. Peut-être aurait-il pu se sentir touché, peut-être se serait-il senti réellement ému s'ils avaient dit quelque chose de plus, s'il avait entendu leur voix. Peut-être aurait-il été traversé par ce sentiment qui allait de paire avec ce genre de nouvelle, celui-là même qui demeurait hors de sa portée. Les quelques lettres et chiffres imprimées sur le faire-part n'étaient pas suffisantes pour remuer la moindre émotion en lui, pour éveiller quelque chose qui n'avait jamais été présent. C'était trop froid, trop impersonnel. Ça correspondait si bien à sa grand-mère.
Il lisait et relisait le faire-part, mais il n'avait pas l'impression que ça le concernait, lui, que c'était effectivement l'annonce de la mort de quelqu'un qu'il connaissait, quelqu'un de proche, sans être intime, quelqu'un qu'il avait côtoyé toute sa vie, jusqu'à ce qu'il parte, s'éteigne de manière soudaine.
Ne sachant pas quoi faire de ce courrier, de ces informations, ces deux dates serrées l'une contre l'autre, celle de la naissance et celle du décès, la vie et la mort reliées par un trait d'union, et celle de la cérémonie sur la ligne suivante, le point final, et encore moins certain de ce qu'il comptait faire à ce sujet, il l'avait rangé dans son enveloppe et l'avait déposé sur le meuble en bois brun dans l'entrée de son appartement californien. Petite tâche blanche si discrète, si sobre, dans ce loft beaucoup trop grand pour sa seule personne, beaucoup trop lumineux pour toutes ses nuits d'insomnie et pour son esprit si embrumé, secoué d'angoisse, emmêlé entre idées superbes et pensées détestables. Cet appartement proche d'une des plages les plus fréquentées de Los Angeles, trop vivant pour lui qui vivait à peine, qui restait reclus dans son bureau et ne sortait plus qu'à de très rares occasions, ses pieds quittant le carrelage pour le sable. Cet appartement ne lui avait jamais aussi peu correspondu, lui qui n'était plus si lumineux, et pourtant, il l'avait choisi pour son emplacement idéal, son espace et ses larges baies vitrées.
Il pensait qu'il ne s'y sentirait pas emprisonné, piégé.
Et pourtant.
L'enterrement aurait lieu le vendredi, soit dans deux jours, ça lui laissait un peu de temps pour réfléchir, peut-être trop. Il ne savait pas réfléchir de manière raisonnable. Ça lui laissait du temps pour chercher des réponses qu'il ne connaissait pas encore et de ressasser ce qu'il savait déjà, le temps de penser à sa grand-mère, alors qu'il ne l'avait pas vue depuis des années, alors qu'il n'avait pas pensé à elle plus de quelques fois depuis son départ. Alors qu'il l'avait tenue loin de lui et qu'elle n'avait pas cherché à se rapprocher. Le temps de penser à son enfance, ni heureuse ni malheureuse, à la plage d'Ogunquit et de ses rochers, à ses quelques déceptions et aux jolis souvenirs. Pour le moment il songeait surtout à ses parents qui devaient être en plein préparatifs, le nez plongé dans une multitude de papiers. Même s'il avait été présent, il n'aurait pas su les aider, les décharger. Il n'aurait pas su quoi dire, il n'était pas doué pour trouver les mots dans ce genre de situation, il n'aurait fait qu'alourdir leur fardeau. Il aurait été un poids en plus. Et ils n'étaient pas de ceux qui ont besoin qu'on leur parle.
Il se sentait éloigné d'eux, et pas seulement à cause de la distance.
Parfois, il avait l'impression d'être parti pendant plus de dix ans, d'avoir vécu toute une vie sur la côte ouest, de la naissance à la mort, et de n'avoir rien connu avant. Alors qu'il avait des souvenirs plein la tête, des souvenirs et des sourires qui n'appartenaient qu'au Maine. Alors que ça faisait en vérité un peu plus de quatre ans qu'il avait fait ses bagages un peu lâchement et s'était envolé au dernier moment sans vraiment s'expliquer, sans chercher à communiquer sur la source exacte de cet élan soudain, sans savoir comment mettre des mots dessus, gardant les principales raisons pour lui. Par peur de s'exprimer, par peur de blesser. Par lâcheté. Ses parents n'auraient pas compris pourquoi partir était la solution qu'il avait choisie, pourquoi c'était une solution selon lui. Pourquoi il voulait partir, pourquoi maintenant, pourquoi de cette manière. Pourquoi à l'autre bout du pays, dans une ville où il ne connaissait personne, où il n'avait rien, où il devrait tout reconstruire, alors qu'il avait tout ici, à Ogunquit.
Il n'avait rien dit, sans doute parce qu'il n'aurait pas su leur dire qu'il voulait se détacher d'eux, de tout ce qui les touchait de près ou de loin, qu'ils ne s'en rendaient peut-pas compte, mais ils l'étouffaient, l'enfermaient dans leur cocon étroit. Ils agissaient parfois comme si son avenir était tout tracé, comme s'il n'y avait qu'une seule route faite pour lui, comme s'il ne pouvait être que cette personne qu'ils avaient élevée, qu'il n'y avait pas d'autre choix pour lui, une autre raison de vivre. Il s'enlisait et ils ne voyaient rien, rien qui sortait de l'ordinaire. Ils avaient toujours pensé qu'il continuerait à travailler avec eux dans la boutique de souvenirs et qu'il la reprendrait à leur retraite, après tout, elle était dans la famille depuis des années, c'était son héritage. Ils n'avaient pas pensé, imaginé, que les choses puissent être autrement, qu'il puisse vouloir qu'il en soit autrement. Ils n'avaient pas prévu tous ces changements. Car dans la famille Kim, les changements n'étaient pas chose courante, ce n'était pas très bien vu non plus, on s'acclimatait à la vie comme elle était, on supportait, on ne cherchait pas à tout changer. À voir plus loin.
Alors que lui avait cette envie d'aller voir plus loin, de vivre quelque chose d'autre, de ne pas copier à la lettre le modèle proposer par les autres, voulu par ses parents, sa grand-mère, de vivre sa vie et non la regarder passer, de pouvoir dire qu'il avait fait ci ou ça, que ça lui était arrivé.
Il voulait juste voir sa vie bouger, vibrer, prendre un réel sens, prendre le sens qu'il désirait lui donner.
Il voulait bouger avec elle et avoir du sens lui aussi.
Il voulait être surpris, dérouté.
Inspiré.
Pour quelqu'un qui usait des mots au quotidien, qui les manipulait, les magnifiait. Pour quelqu'un qui en avait fait un loisir, un moyen de s'échapper de la monotonie du quotidien dans sa ville natale, puis plus tard une passion, un métier, un rêve, une manière d'aimer, de s'aimer et d'aimer le monde qui l'entourait. Il était très mauvais. Il était très mauvais pour dire les choses, oser les dire, les matérialiser sur sa langue et les assumer, et encore plus pour être sincère concernant ses propres émotions, être sincère avec lui-même, et avec les autres. Il bredouillait, mais pensait beaucoup. Son cerveau était toujours en activité, agité le jour comme la nuit, bouillonnant d'images à retranscrire, d'univers à construire, des idées fusant de gauche à droite, ses doigts peinant à suivre la cadence, n'écrivant jamais assez vite, des mots se perdant en route. Il avait commencé à les poser sur le papier pour s'en débarrasser, pour les faire sortir de lui, sa tête enfin un peu moins lourde, un peu moins pleine, tout en les gardant pour lui, secret farouche couché au coeur des pages. Ça avait commencé par des poèmes, des mots en prose un peu bancals. Des poèmes sans doute pas très bons, mais qui tentaient d'esquisser le contour d'une émotion, d'un sentiment un peu brouillon, encore indéfini.
Mais il n'avait jamais trop su parler.
Avec ses parents, avec sa grand-mère.
Avec Jungkook.
Les mots ne venaient pas naturellement, il fallait aller les chercher, creuser dans ses entrailles, les mains en coupe dans son torse pour les faire sortir. Il savait participer aux conversations, il s'intéressait à beaucoup de choses, il suffisait qu'on le lance sur un sujet qui le passionnait et il était impossible à faire taire, mais il ne savait pas aborder ce qui se passait dans sa tête. Parce qu'on lui avait trop souvent demandé de se taire, ou parce qu'il ne s'était jamais vraiment senti écouté. Parce qu'il avait cette peur que ses mots, ses sentiments ne trouvent pas de réciprocité, cette peur de ne pas être compris, d'être jugé. Il connaissait les mots, il savait comment les manier, les articuler sur le papier, il avait du vocabulaire, aucun souci de syntaxe ou d'élocution, d'éloquence, mais une fois sur sa langue, les mots se diluaient dans sa salive et il s'étranglait avec. C'était facile d'inventer des histoires, mais tout se compliquait lorsqu'il fallait laisser tomber le stylo, ce masque de l'écrivain, et faire preuve d'honnêteté, concernant ses sentiments, ses envies, ses désirs personnels, et non plus ceux d'un personnage inventé.
Il avait toujours eu cette pudeur lorsqu'il s'agissait de lui-même.
Il avait un besoin exacerbé d'être aimé, apprécié, validé, de représenter quelque chose pour quelqu'un, mais une incapacité à dire comment il voulait être aimé, comment il fallait s'y prendre. La bouche brûlante, souriante, mais muette. C'était difficile pour lui de dire ce qu'il ressentait au fond de lui et ce qu'il attendait réellement de la personne en face de lui. La retenue demeurait.
La peur du rejet.
La peur de trop en demander et de ne pas être légitime, la peur de demander plus qu'il ne méritait.
C'était plus facile de l'écrire, de créer une histoire autour.
C'était plus facile de créer des personnages qui, eux, le méritaient, qui le méritaient d'une manière que personne ne pouvait redéfinir ou remettre en cause.
Selon sa grand-mère, et elle avait toujours eu un avis tranché sur la question, sur lui, il n'avait jamais rien fait qui méritait, qui justifiait, de vouloir être aimé ainsi, de réclamer autant d'attention, autant d'affection, d'attendre de quelqu'un qu'il lui donne autant de son temps et de sa personne. Il n'y avait rien en lui qui puisse justifier qu'il en demande autant, qu'il l'espère seulement. Il n'avait rien de plus que les autres, il n'avait rien d'exceptionnel. Elle ne lui avait jamais rien trouvé d'exceptionnel et elle avait toujours su le lui dire, sans tricher, sans chercher ses mots, sans mettre un masque, sans se soucier de savoir s'ils feraient mal. S'il faisait un pas en avant puis trois pas en arrière, s'il tournait sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler, elle allait droit au but. Elle l'avait toujours trouvé trop sentimental, trop sensible, trop pris dans les choses de l'esprit, trop conscient des choses qui l'entouraient, mais pas des bonnes. Curieux, mais pas des bons sujets, intelligent, mais pas assez scolaire, trop artiste, ou trop rêveur, trop ailleurs, coincé dans cette bulle d'encre et de papier, travailleur, mais pas comme il fallait, pas dans le domaine qu'il fallait. Il n'aimait pas les chiffres et les mathématiques, il perdait trop de temps à faire des jolies phrases et à s'attarder sur des détails, il perdait du temps avec les mots, à écrire des histoires, il n'en faisait qu'à sa tête. Il parlait trop, il parlait pour ne rien dire, il se posait trop de question, lui posait trop de questions, il la fatiguait.
Taehyung avait été élevé avec ces critiques, parfois énoncées à haute voix, parfois pensées si fort qu'elles le percutaient en silence, toujours les mêmes remarques qui revenaient en boucle, cette même façon de le regarder. Et sa grand-mère qui, le voyant grandir, prenait de plus en plus Jamie en exemple et les comparait, pensant que ça le ferait changer, que ça le pousserait à prendre la même route que son meilleur ami, à s'attarder sur des éléments plus concrets, plus utiles. Mais il n'avait jamais eu l'intention de changer, il n'avait pas non plus tiré un trait sur les mots ou sur sa manière de considérer le monde autour de lui, de le penser, de le réfléchir. Tout comme il n'avait jamais cessé d'aimer Jamie malgré cette compétition implantée par sa grand-mère, tout comme il avait continué d'entretenir cette différence sur laquelle elle s'attardait, insistait, celle qui aurait dû le blesser.
Il n'avait peut-être rien vécu de particulier, de significatif ou de vraiment beau, rien de bien sérieux, de durable, entre intensité et pudeur, l'effleurement du corps, mais à peine celui du coeur. Mais il avait écrit. Il avait écrit, décrit ces sentiments qu'il aurait aimé ressentir, ceux qu'il faisait vivre aux autres. Il avait écrit comme il avait aimé, ou comme il aurait voulu être aimé.
S'il l'avait mérité.
Sa grand-mère n'était plus là, elle n'était en vérité plus dans sa vie depuis longtemps, à peine l'ombre blanchâtre d'un fantôme qui le suivait, le hantait de loin, sa voix, surtout, perdurait, mais l'idée était restée.
Cette idée était partie avec lui, quittant le Maine pour la Californie, se faisant une place dans sa valise, traînant dans un tiroir ou sous un meuble, continuant de germer dans sa tête, fleurissant et ne le laissant jamais tout à fait tranquille. La graine bien implantée.
Malgré elle, elle lui avait sans douté inspiré ses plus belles pages, ses plus belles phrases. La douleur honnête, à fleur de peau. Tout ce dont il s'était nourri et ce qu'il avait mis à profit de son art. Des mots qu'il n'aurait jamais pu dire à qui que ce soit. Qu'il n'aurait sans doute jamais l'occasion de dire. Le faisant languir de ce qu'il désirait tant ressentir un jour, ce qu'il avait peut-être déjà ressenti mais sans réussi à mettre des mots dessus. Le faisant vivre par procuration à travers ses propres mots, mettant plus que jamais son coeur dans ses écrits, dans ces personnages qui aimaient et qui étaient aimés en retour. Car eux le méritaient.
Cette idée était persistante, entêtante, inapaisable, comme le battement régulier d'un coeur un peu séduit, un peu amoureux, ou d'un parfum qui colle à la peau. Celui de la mer, salé. Celui de la boutique de ses parents, la céramique, le bois, le vernis. Le souvenir de l'amande douce qui embaumait la peau et les cheveux sombres de Jungkook.
Il n'avait jamais pensé qu'il était exceptionnel.
Il s'était trouvé pas mal pendant un temps.
Pas mal doué, pas mal heureux, sa réussite était plutôt pas mal.
Jamais exceptionnel.
Jamais totalement méritant, ni ce dont il rêvait ni de ce qu'il avait réussi à faire.
Pourtant, il avait fait de son mieux.
Il avait toujours fait de son mieux, il avait donné le meilleur de lui-même, il avait donné tout ce qu'il avait, tout ce dont il était capable.
Il s'était donné tout entier.
Il avait eu de la chance.
Méritait-il ce qui lui était arrivé ? Signer avec cette maison d'édition, être autant mis en avant, littéralement propulsé sous le feu des projecteurs, sa peau brillant ou s'incendiant un peu ? Méritait-il de signer un contrat, puis un autre, puis encore un autre, d'être connu et reconnu, de se faire une place, un nom, qu'on parle de lui, d'être lu et apprécié du grand public ?
Peut-être.
Et peut-être que tout cela n'était pas arrivé par hasard.
Il avait reçu de l'attention, des éloges, de l'amour. De l'amour qu'il n'avait pas demandé, plus qu'il n'en avait jamais reçu, mais qu'il avait été heureux de recevoir, plein de reconnaissance aussi, redevable. Et il avait profité de tout, il avait pris, saisi, tout ce qu'on lui avait donné, il n'avait rien refusé. Il s'était senti voulu, comme s'il était à sa place, là à faire ce qu'il aimait, ce qui l'animait, à écrire avec ses mots. Enfin il ne se taisait plus et on l'écoutait, on le lisait. Ses mots étaient acclamés, réclamés, ses idées étaient validées, en Californie et ailleurs, et il avait aimé ça. Il n'avait pas voulu que ça s'arrête, il voulait être aimé encore.
Sans savoir s'il l'avait réellement mérité.
Vu comme tout avait fini par se faner autour de lui, comme il avait fini par faner lui-même, il en doutait un peu.
Sa grand-mère n'avait jamais répondu à cette question.
Elle ne lui avait jamais dit s'il méritait ou non son succès, l'intérêt puis l'amour des lecteurs, de vendre des milliers et des milliers d'exemplaires, de faire sa fortune sur cet amour et d'avoir son nom écrit en grand dans les journaux.
Elle ne lui avait jamais dit si ça, c'était exceptionnel à ses yeux.
Il n'avait jamais su si elle avait seulement lu ses livres, et il n'aurait jamais de réponse.
Plus de remarque, plus de critique, rien que le silence.
Il ne dormirait pas non plus cette nuit-là.
Il relirait le faire-part une ou deux fois, le reposerait, tenterait d'écrire, puis de dormir, les deux sans succès, l'âme un peu plus exténuée. Il se relèverait, relirait le faire-part, épuisé et toujours aussi ignorant de ce qu'il comptait faire.
Ce serait une nuit d'insomnie de plus.
Une nuit qu'il partagerait avec personne à ses côtés, son grand lit désespérément vide et froid.
— Good morning Los Angeles ! clama une voix provenant de la télévision, cet écran lumineux, ridiculement plat, qui prenait la moitié du mur de son salon, un écran beaucoup trop grand pour l'utilisation qu'il en avait, un écran qu'il avait acheté sur un coup de tête, justement parce qu'il trouvait ce pan de mur trop vide. Nous sommes le mercredi 16 mars, un beau soleil est prévu pour toute la journée, attention tout de même au vent si vous prévoyiez de vous baigner ou de sortir les planches de surf. Dans les actualités aujourd'hui [...]
La voix continuait son monologue, mais il n'écoutait que d'une oreille. Il savait quel jour on était et il voyait clairement le soleil briller dans le ciel et se refléter sur les feuilles des palmiers, quant aux actualités, il s'y intéressait sans forcément rien retenir. Il avait un avis sur telle ou telle information économique ou politique, mais personne pour échanger sur ces sujets lors d'un dîner par exemple, ses réflexions, il les gardait souvent pour lui-même. Les quelques « amis » qu'il avait ici à Los Angeles avaient des centres d'intérêts essentiellement nocturnes et festifs, ils n'avaient pas le temps ou l'énergie pour se soucier de ce qui se passait ici ou dans le monde, dans la vie réelle, ou pour ce qui arrivait aux autres. Ils cherchaient avant tout à profiter et à s'amuser. Parfois, ils essayaient encore de l'entraîner à leur suite, ils essayaient de le faire sortir de sa tanière avec la promesse de paillettes sur ses paupières et d'un coeur plus léger, mais ils se heurtaient bien souvent à un mur, une réponse polie et négative ou juste le silence. Taehyung s'était bien amusé, mais il n'avait plus vraiment le coeur à la fête. Il ne faisait plus la fête depuis des mois, seules ses angoisses dansaient. Ils étaient de bonne compagnie la nuit, mais le jour venu ils n'avaient plus grand-chose à se dire, pas vraiment de points commun, rien à s'apporter mutuellement. Taehyung s'en était rendu compte, ils fermaient encore les yeux.
Il avait bêtement allumé la télévision, sans forcément avoir envie de la regarder. C'était son rituel chaque matin, prendre son café devant la baie vitrée, la télévision allumée à sa droite, l'éclat vif et artificiel de l'écran qui se mélangeait à la clarté naturelle produite par le soleil qui tapait contre la vitre, le tout caressant sa peau et lui brûlant les yeux, le forçant à les plisser un peu, ses cils frôlant la frange épaisse et un peu trop longue de ses cheveux. Il aimait bien avoir un bruit de fond, ces voix mêlées de grésillements lui donnaient l'impression que son appartement n'était pas si vide, et que sa tête n'était pas si pleine, de chuchotements, d'idées insaisissables, des idées que ses mains ne savaient plus écrire, et de doutes insurmontables. Sa tasse était brûlante entre ses doigts, ça contrastait avec ses pieds froids, et cela lui conférait une sensation de tiédeur agréable dans son ventre, là où les deux courants se rejoignaient. Tous les matins, qu'il ait dormi ou non, qu'il ait rêvé ou fait le pire cauchemar, il gardait cette constance. Il se douchait, s'habillait, se préparait un café et venait s'arrêter devant le panorama que lui offrait cette fenêtre qui faisait toute la longueur du salon, la raison même pour laquelle il avait pris cet appartement.
Il observait la ville de Los Angeles tous les matins, tous les matins c'était le même spectacle, il n'y avait pas de surprise. Pas de tempête qui chamboulerait tout, rien que le calme plat. Mais ce matin-là, pour la première fois depuis longtemps, un autre paysage, d'autres reliefs vinrent se superposer, le bleu se déclinant en nuances de gris.
Il pensait à Ogunquit alors qu'il observait l'architecture des buildings californiens, les routes bordées de palmiers, et malgré lui, il faisait une comparaison dans sa tête.
Ses deux vies s'entremêlaient.
Ce qu'il avait aujourd'hui et ce qu'il avait quitté quatre ans plus tôt.
Est-ce qu'il regrettait ? Non pas vraiment. Il regrettait certaines choses, mais pas tout.
Il était parti pour une raison, et il était resté à Los Angeles pour une raison.
Il pensait souvent à sa ville natale, à ses parents, à la vie avec eux, ce semblant de vie, ce vide, ce qu'il avait choisi de quitter. Il ne pouvait qu'y penser en voyant l'océan, si semblable et pourtant si différent d'une côte à l'autre. Le Maine lui revenait en tête à chaque appel passé à ses parents, ces quelques coups de fil qui lui servait à prendre rapidement des nouvelles plus qu'à en donner, et il était comme plongé dans les eaux froides du Maine à chaque fois qu'il entendait la voix de sa mère et le silence de son père dans le haut-parleur.
Mais à cet instant, il pensait tout particulièrement à la maison dans laquelle il avait grandi, à sa chambre, il se demandé si quelque chose avait changé.
Comme lui avait changé.
Ce qu'il y trouverait s'il revenait, ce qui l'attendrait.
Ce qui se passerait s'il se rendait aux funérailles.
Il buvait son café petite gorgée par petite gorgée, ses mains liées autour de la tasse, la chaleur se répandant lentement, et il pensait à ses amis d'enfance, à eux qui avaient rempli sa vie d'audace, de défis et d'éclats de rire. Il se demandait s'ils étaient restés à Ogunquit ou s'ils s'étaient enfuis eux aussi. Il pensait aux Jeon-Odair qui avaient été comme une seconde famille pour lui. Les parents qu'il adorait, qui avaient toujours été si bons avec lui, une deuxième figure parentale, plus douce et clémente. Jamie, qui était arrivé un peu tardivement, qui n'avait pas été son premier ami, mais qui s'était révélé être sa première réelle amitié, dans tout ce qu'elle avait de plus stable et de plus solide, son meilleur ami, son double, son acolyte dans toutes ses aventures, dans toutes ses bêtises. Jamie qu'il avait quitté quand il avait quitté Ogunquit et qu'il avait un peu perdu de vue lui aussi, sans le vouloir, sans l'avoir prévu. Et Jungkook.
Jungkook.
Sa bibliothèque piquait un peu du nez. Il le remarqua en passant devant, l'étagère du milieu, celle réservée à la poésie, son premier amour, était un peu gondolée, le bois craquait et elle commençait à s'affaisser lentement sous le poids des années et des livres accumulés. Pas les siens. Il ne faisait pas partie de ces auteurs qui ont plusieurs exemplaires de leurs propres livres dans leur bibliothèque et qui les affichent fièrement, qui tiennent à tout ce que tout le monde les voit depuis n'importe quel coin de l'appartement et qui attendent qu'on les mentionne pendant le diner pour ensuite en parler pendant des heures. Taehyung n'invitait presque personne chez lui, pourtant il avait un salon suffisamment grand et bien meublé, ainsi qu'une table à manger capable d'accueillir huit personnes sans difficulté, elle était surtout là pour habiller l'espace, car lui-même n'y mangeait pas.
Et il ne parlait pas de ses livres. Il n'en parlait jamais en dehors de discussions et d'interviews officielles, en dehors d'échange constructifs avec des personnes touchant à ce milieu. Il n'aimait pas beaucoup parler de ses idées, de ses inspirations ou de ses motivations. Par pudeur encore fois. Car parler de ses livres c'était comme parler de lui-même, se raconter, c'était ouvrir en deux sa tête et son coeur, c'était dévoiler ce qu'il avait dans le ventre et de quoi il était fait, c'était partager un bout de son intimité. C'était prendre le risque que les lecteurs ne l'aiment pas et n'aiment plus ce qu'il écrit. C'était un risque qu'il n'était pas tout à fait prêt à prendre. Certains lecteurs en demandaient déjà trop. Ses exemplaires de ses trois romans, ceux que lui avait envoyés la maison d'édition, étaient rangés dans des cartons dans le grenier, dans un coin à l'abri de l'humidité. Il avait envoyé un exemplaire de chaque à ses parents, pensant qu'ils l'auraient mal pris s'il ne l'avait pas fait, il n'avait cependant aucune idée s'ils les avaient lus. Il ne leur avait jamais demandé et ils n'en avaient jamais parlé.
Pendant un temps, il avait gardé une copie de son tout premier livre sur son bureau, posé à côté de sa lampe comme un trophée, comme s'il avait besoin de se rappeler qu'il avait réussi à faire ça. Son ombre projetée sur le clavier de son ordinateur portable, son ombre projetée sur tout ce qu'il serait amené à écrire par la suite.
Il l'avait gardé à portée de main comme pour se rappeler que c'était à lui, son travail, le fruit de plusieurs années, des jours à écrire dans le silence de sa chambre ou au bord de l'eau, à écrire et à se battre contre le vent, à écrire dès qu'il avait un peu de temps libre, les nuits calmes et colorées, jamais blanches. Se rappeler qu'il s'agissait d'un morceau de lui, un morceau lumineux, un joli bout de lui-même. C'était son nom sur la couverture, sa photo sur la quatrième de couverture, le sourire hésitant, mais regard brillant, brûlant.
Il avait été publié et il avait le droit d'y croire.
Il avait le droit de croire que ce n'était pas un hasard, il avait réussi une première fois, il pouvait le refaire. Il pouvait de nouveau faire quelque chose de bon.
Il avait le droit de croire qu'il avait réellement du talent.
Il avait le droit de croire qu'il l'avait mérité.
Qu'il le méritait encore.
Ce livre était resté posé là pendant un moment, occupant un coin de son bureau, capturant les rayons du soleil, occupant un coin de son esprit. Il s'en était servi de motivation pour les jours où ça allait moins bien, où il avait manqué de confiance en lui. Où il avait arrêté d'y croire. Et ils avaient été nombreux.
Ils l'étaient encore plus aujourd'hui.
C'était terrible, invivable, depuis plusieurs mois. Ça avait commencé après le succès soudain et fiévreux de son premier livre, lorsque l'effervescence était retombée et lorsqu'il avait fallu commencer à réfléchir au deuxième, à réellement se mettre dans la peau d'un écrivain connu, reconnu du grand public. Car il n'était plus un anonyme que l'on découvre au détour d'un rayon dans une librairie. Il devait mériter la lumière qu'on avait mise sur lui, tout le temps et l'attention, tous les moyens mis en œuvre pour le propulser où il était désormais. Il était un écrivain dont l'imagination et la créativité étaient désormais liées à un contrat, à des obligations. Un écrivain tout court.
Ça s'était envenimé lorsque pour la première fois, il s'était rendu compte qu'il n'écrivait plus seulement pour lui, en secret, alimentant ce petit jardin selon ses envies, en faisant sortir ces mondes de sa tête trop pleine, que tout ce qu'il produirait serait soumis à des regards, des jugements, des décisions autres que les siens et qu'il dépendait désormais de choses sur lesquelles il n'avait pas de réel contrôle.
Il avait levé les yeux vers ce livre qui se tenait debout là, fier, il s'en était servi comme point de repère à chaque fois qu'il s'était retrouvé à errer mentalement, paralysé par le doute. Le doute de lui-même, de son talent, du fait qu'il pouvait écrire encore, et que cette nouvelle histoire valait le coup, d'être publiée, d'être lue. Qu'il avait écrit un roman et qu'il pouvait recommencer, qu'il ne pouvait pas s'arrêter comme ça. Qu'il avait tellement d'autres jolies histoires à offrir. Qu'il pouvait faire aussi bien, qu'il pouvait encore faire mieux. Que tous les à côté, les changements, la pression grandissante, celle qu'il mettait lui-même sur ses épaules, n'allaient pas le tuer ou tuer ses capacités, qu'ils ne seraient pas la mise à mort de cette passion. Qu'elle pouvait encore vivre, et lui à travers elle.
Il en avait passé des heures, des jours et des nuits, l'écran de son ordinateur allumé, les doigts suspendus en l'air, prêts à taper, ses yeux le picotant, secs à cause de la lumière crue et brûlante et du manque de sommeil, à fixer cette couverture cartonnée, comme si elle détenait les réponses qu'il cherchait, un secret encore bien gardé. Il aurait pu la dessiner les yeux fermés tant il en connaissait les contours par coeur, tant elle était imprimée sous ses paupières. L'image choisie par l'éditeur, les couleurs, la calligraphie utilisée pour mettre le titre en valeur, et son nom juste en dessous.
Elle l'avait sorti de tant de moments sombres, de tant d'angoisses, elle l'avait aidé à reprendre confiance, à essayer encore et encore.
Avant de l'entraîner vers le fond, où il ne s'était enfoncé que davantage.
Elle lui rappelait qu'un jour il avait réussi, qu'il avait réussi à écrire quelque chose d'assez bien pour plaire à un éditeur, au grand public.
Qu'il avait ça en lui, il ne l'avait pas inventé.
Elle lui rappelait aussi qu'il était terrifié à l'idée d'échouer.
Ou de réussir à nouveau.
De pénétrer un peu plus dans ce monde où il n'était pas un anonyme, où ses mots avaient un réel impact.
Peu à peu la présence de ce livre était devenue si lourde, si insoutenable à ses côtés, créatrice de maux plus que de mots. Il trônait sagement sur son bureau comme si de rien n'était, alors que lui s'acharnait, s'arrachait les cheveux pour écrire le prochain, son cerveau incapable d'aligner le moindre mot, jamais satisfait, la page blanche affichée sur son ordinateur reflétant son image muette, vide, cernée. Exténuée.
Il manquait cruellement de sommeil, ne dormant que quelques heures par semaine, son visage creusé et des cernes bleus soulignant ses yeux, et il se nourrissait mal, il se nourrissait à peine. Il passait ses journées assis là, le corps endolori, enchaînant café sur café, son estomac se tordant, son coeur battant beaucoup trop vite, sous l'excitation de la caféine et l'inquiétude perpétuelle. Il était dévoré d'angoisses, obsédé par la date butoir pour rendre son manuscrit, cette date qui se rapprochait de plus en plus et qui le faisait paniquer, qui le rendait littéralement malade, malade au point de vomir le peu qu'il parvenait à manger, le corps et l'esprit de plus en plus vides. Son éditeur le harcelait au téléphone, réclamait de savoir où il en était et quand il comptait lui envoyer les premiers chapitres. Et il n'avait rien à lui dire, rien à lui donner.
Il se sentait tourmenté, tout était une source possible d'anxiété, il n'était plus d'une grosse boule de nerfs, même respirer devenait difficile, alors il avait commencé à tout éviter, à éviter tout le monde, et il s'était reclus dans son appartement. Aussi silencieux qu'un mort, errant de la même manière. Seul face à ces pages désespérément blanches, aussi vides et livides que lui.
Voir son échec à côté de sa réussite, si proches l'un de l'autre, se touchant presque du doigt, ça l'avait rendu fou. Ça le perturbait de plus en plus de voir ce livre, si beau, cette partie si lumineuse de sa vie, si pleine de promesses, de possibilités. Il ne supportait plus de le regarder, de juste poser les yeux dessus. De voir rien que la couverture, son nom gravé. Il était devenu une source d'angoisse intarissable, une croix à porter. Le souvenir de ce qu'il avait sans doute fait de mieux. Ce qu'il serait incapable de refaire.
Il avait l'impression qu'il le narguait plus qu'autre chose, qu'il le regardait de haut, le jugeait, et qu'il lui tirait la langue, se moquait de lui, lui faisant comprendre dans le plus épais des silences qu'il n'y arriverait plus jamais.
Que c'était fini pour lui.
Que peut-être il ne méritait pas tant que ça ce qui lui était arrivé.
Que ça n'avait été qu'un coup de chance finalement.
Alors il l'avait rangé avec les autres exemplaires, ses clones qui dormaient au grenier, et ne l'avait plus jamais sorti.
Et, éventuellement, il avait écrit son deuxième livre.
Puis un troisième.
Mais il n'avait plus jamais éprouvé ce qui l'avait traversé lorsque qu'il avait signé son premier contrat et que son premier roman avait été publié. Ni joie intense, ni satisfaction, cette brûlure dans ses veines, cet éveil, à peine le soulagement d'avoir réussi, d'avoir posé un point final. À peine la satisfaction de la conclusion, le résultat au creux de ses mains. Il n'avait rien ressenti de tout ça, juste un vide un peu plus grand, il avait eu peur de ne plus jamais le ressentir et cette peur était toujours aussi vive aujourd'hui.
Car ça semblait si loin de lui, totalement hors de sa portée, c'était au bout de ses doigts pourtant. Ce sentiment si serein d'accomplissement, de bonheur, de plaisir, de fierté, de se sentir un peu doué malgré tout. De plaire, d'être aimé. Cette impression d'être validé, d'avoir trouvé sa place, de s'être fait une place, qu'il ne pouvait être nulle part ailleurs, d'avoir trouvé un but, une inspiration. Une vie qui lui correspondait, une vie passionnante. Quelque chose à faire, quelque chose à vivre. Et cet amour incroyable pour les mots.
Il avait eu un frisson indescriptible à la sortie de son premier livre, une excitation, une hâte sans nom. Une élévation. Il avait cru ressentir ce même frisson lorsqu'il avait écrit le mot final du troisième, puis lorsqu'il avait été publié, la couverture et son nom gravé dessus. Il y avait cru, il avait été secoué d'une telle bouffée de vie, le cœur et le corps libérés de leur état léthargique. Pendant tout le temps de l'écriture, il y avait cru, il s'était donné plus de temps pour y croire. Son nouvel agent lui aussi y avait cru. Khai l'avait encouragé, accompagné et avait partagé cet engouement nouveau, cet engouement qui faisait si plaisir à voir, qui lui avait rendu le Taehyung qu'il avait connu et qu'il avait vu sombrer l'année précédente. Ainsi, il avait repris un peu confiance. Il s'était dit que cette fois ce serait différent et il avait aimé ce qu'il avait écrit, ce qui n'avait pas été le cas pendant si longtemps, pendant toute la construction de son deuxième roman et l'année qui avait suivi sa parution. Pour la première fois depuis longtemps, il avait eu la sensation de s'être retrouvé un peu, d'avoir retrouvé son identité, son style, sa voix, de n'avoir rien forcé. D'avoir été sincère. D'avoir été lui-même. Il ne s'était pas occupé des tendances, des chiffres, des attentes de son éditeur, du public. Il avait ignoré les nouvelles sorties ou ce que faisaient les autres écrivains, il s'était déconnecté de tous les réseaux sociaux, son téléphone presque continuellement éteint, hors service.
Il n'avait écouté que lui et il avait eu hâte. Hâte que les lecteurs se reconnectent à lui, au vrai lui, à celui dont ils avaient fait la connaissance au travers de sa première œuvre. Hâte qu'ils retombent dans son univers, dans ses bras.
Mais rien ne s'était passé comme prévu, comme il l'espérait tant, comme il l'avait imaginé, de manière si naïve.
Il était tombé de haut.
Il était tombé de la profondeur de ses mots, ceux-là même sur lesquels il s'était appliqué de tout son coeur, des mots qu'il avait appris à faire vivre de nouveau, pour finir par être dégoûté, l'estomac noué.
Avait-il fait tout cela pour rien ?
Il s'était rendu malade.
Il s'était rendu malheureux.
Il s'était senti comme vide à l'intérieur, plus vide qu'il ne l'avait jamais été.
Un trou béant dans la poitrine, un trou qui ne cessait de grandir, là où vivait autrefois, il n'y avait pas si longtemps, son amour, sa passion, une raison.
Une passion incandescente qui l'avait brûlé à petit feu, qui avait brulé ses doigts, mais aussi le reste de son corps, et ses idées.
Sa passion incendiée.
Les insomnies étaient revenues, les cauchemars s'étaient fait de plus en plus réguliers, l'anxiété était plus destructrice que jamais et la caféine coulait à flots dans ses veines.
Il était nerveux, irrité, à fleur de peau, tout le temps.
Et plus que jamais, il se sentait mal, seul.
Il se sentait nul.
Un écrivain minable.
Un écrivain qui n'a rien écrit depuis des mois.
Une imposture.
Errant dans son appartement tel un fantôme dans un cimetière trop vaste, sa tasse presque vide à présent, ses pieds nus sur le carrelage foncé, ses yeux étaient éventuellement tombés sur le meuble dans l'entrée, avisant le petit carton blanc, à présent dépouillé de son enveloppe, n'avait pas bougé, exactement là où il l'avait laissé quelques heures plus tôt. Où il l'avait reposé à chaque fois.
Il avait été incapable de fermer l'œil la nuit dernière, il s'en était douté, il l'avait compris dès l'instant où il avait ouvert la lettre. L'insomnie qui l'avait accueilli n'avait pas été une surprise. Il l'avait attendue, patiemment, sans peur, assis dans le silence de sa chambre, les yeux grands ouverts, les stores aussi. Il n'avait pas lutté. Il ne luttait plus depuis longtemps, ça ne servait à rien, il ressortait toujours plus exténué de ces batailles. Il savait qu'il avait trop de choses en tête, ça remuait fort, trop fort, en lui, ça remuait trop pour qu'il puisse se laisser aller et trouver le sommeil.
Ça remuait depuis des années.
La mort de sa grand-mère n'était qu'une de ces choses, une parmi tant d'autres, ce qui l'obséderait pour les heures, les jours à venir, les nuits aussi, jusqu'à ce qu'il prenne, éventuellement, une décision. Et cette nuit-là, au lieu de penser à ses mots, comme c'était le cas d'habitude, à ce qu'il avait écrit au cours des dernières années, ses exploits et ses échecs, la réussite et les fêlures, ou au contraire, ce qu'il n'avait pas écrit, ce qu'il s'était retenu d'écrire parce qu'il n'avait pas osé, parce qu'il pensait que ça ne plairait pas, parce que ce n'était pas ce que son éditeur ou les lecteurs recherchaient, tous ces mots qu'il avait fini par ravaler et enfermer dans ses entrailles, il avait pensé à elle, à son enfance auprès d'elle, ce qu'ils avaient été et ce qu'ils ne seraient jamais. L'ultime chance gaspillée. Il avait pensé à ses jeunes années, à ses mains d'enfant qui jouaient derrière le comptoir de la boutique de souvenir de ses parents, sa petite tête brune qui regardait par-dessus la caisse, le sourire que lui adressaient les touristes en retour, curieux de cet enfant sociable, poli et bien élevé, un peu joueur, surtout très rêveur, à la fois silencieux et bavard, déjà dans sa bulle. Cet enfant si curieux, plein d'élan, d'envie. Cet enfant que sa grand-mère n'aimait pas.
Cet enfant qui avait fini par disparaître, étouffé par les obligations, les attentes, les responsabilités, les angoisses, la pression d'abord exercée par ses parents, puis par lui-même, celle-ci finissant de l'achever totalement.
La vie à Ogunquit était monotone, sans surprise, répétitive certains jours, mais elle était paisible, malgré la hauteur des vagues et les orages qui éclataient le ciel parfois. C'était réconfortant, familier. Il s'en rendait compte à présent. Il ne se posait pas beaucoup de questions à cette période de sa vie, il ne pensait à rien, ne s'en faisait pour rien, n'avait peur de rien. Il imaginait surtout, rêvait beaucoup, la tête pleine de couleurs, une palette infinie. Il n'angoissait pas pour tout et n'importe quoi, il buvait du café à petite dose, il le savourait au lieu de chercher à se noyer dedans. Il n'avait pas de prescription médicale pour des anxiolytiques, il était en bonne santé et dormait bien, bercé par le bruit de l'océan non loin. Ce chant marin qu'il connaissait par coeur, qu'il avait tant de fois essayé de retranscrire sur des pages blanches, mais sans succès. Bercé par la beauté de gris et de nacre des côtes du Maine.
Il aurait donné n'importe quoi pour retourner à ces moments de sa vie, à cette insouciance, ce bonheur si simple à trouver et à entretenir, ce sourire qu'il n'avait pas besoin de forcer sur ses lèvres. C'était peut-être parfois difficile de respirer, avec une mère particulièrement étouffante, et il avait fini par se sentir pris au piège, mais c'était plus supportable que maintenant, coincé dans immobilité, une paralysie perpétuelle, sa gorge si serrée qu'il s'attendait à s'étrangler à n'importe quel moment. Il aurait donné son argent, son appartement trop grand, ses meubles qu'il avait pourtant choisi avec goût, sa notoriété, les articles élogieux, les livres signés à son nom. Il aurait donné tout ce qu'il possédait actuellement, ce qu'il avait désiré, ce pourquoi il avait travaillé si dur, et le reste, ce qu'il n'avait pas prévu, ce qui s'était greffé une fois que le succès avait été sien.
Tout ce qu'il était prêt à fuir aujourd'hui, ce qui l'aurait poussé à repartir dans l'autre sens.
Il avait de nouveau, juste une fois de plus, saisi le faire-part, ses doigts reconnaissant le grain du papier, il était devenu si familier sous son épiderme, ses empreintes se déposant partout sur la surface. Le carton devait se noyer sous tout l'ADN qu'il avait déposé depuis la veille. Malgré lui, il l'avait relu encore une fois, même s'il le connaissait à présent par coeur, il avait facile à apprendre par coeur. Mais ce n'était pas pour autant qu'il savait quoi faire. Il avait passé une nuit entière à penser à tout ça, à penser à sa grand-mère, à ressasser ce qu'il savait déjà et à spéculer sur ce qu'il ignorait, tout ce qu'il ne saurait jamais, mais ce n'était pas pour autant qu'il avait pris une décision. Ce n'était pas évident pour autant.
Il avait passé la nuit à déambuler dans son appartement aussi vide, froid et silencieux qu'un mausolée, à passer de pièce en pièce sans réel but, sans direction, le corps glacé et les yeux fatigués, mais visiblement, ce n'était pas assez pour le laisser se reposer. Il ne méritait visiblement pas de trouver un peu de tranquillité, physique et mentale. Il n'était pas suffisamment à bout, pas assez proche du précipice, son corps n'était pas encore suffisamment attiré par la chute. Il n'était pas encore assez proche du vide pour se résoudre à ouvrir un des tubes oranges stockés dans son armoire à pharmacie. Rien que la vue des cachets blancs le faisait reculer. Plus d'une fois, comme guidé par une force invisible, un instinct, ses propres doutes, et ils étaient nombreux, par un besoin qui se faisait de plus en plus bruyant, il s'était retrouvé devant ce meuble, ses mirettes se posant sur le petit carton comme par réflexe. Comme une réponse à une question qu'il n'osait pas formuler. Il s'était pincé, une fois, deux fois, pour être certain qu'il n'était pas en train de rêver. Mais de quel rêve s'agissait-il réellement ? Le rêve de partir ou celui de rester ?
Il ne l'avait tenu que quelques secondes dans ses mains à chaque fois, avant de le reposer comme s'il avait été brûlé, comme s'il avait eu mal d'une manière ou d'une autre. Souffrait-il ? Probablement. Mais pas pour les raisons qui auraient semblé évidentes dans ces circonstances. Il ne souffrait pas de la mort ou de la perte de sa grand-mère. Il souffrait en réalité depuis des années.
Il souffrait un peu tous les jours.
Le présentateur qui avait parlé à la télévision le matin même avait eu raison, le vent soufflait fort, des bourrasques s'engouffraient partout, dans ses cheveux, dans les manches de sa chemise, sous son pantalon, alors qu'il marchait en silence jusqu'à la plage. Il avait l'impression d'avoir des petits parachutes autour des bras et des mollets, pour un peu il aurait pu essayer de voler, de faire comme les goélands qu'il apercevait dans les airs, à l'affut d'un peu de nourriture. Cela aurait été si apaisant de se laisser porter de cette manière, de se sentir si léger, mais il était si lourd. Ses ailes étaient trop déplumées pour le soutenir. Cette destination s'était imposée d'elle-même, sans qu'il n'eut son mot à dire, alors qu'il posait sa tasse dans l'évier. Ça lui était venu comme ça, un instinct naturel dont il ne s'était jamais défait, dont il n'avait jamais cherché à se défaire, dont il n'aurait jamais pu se défaire tant s'était gravé en lui. Un lien qui perdurait malgré les changements géographiques. Un lien qu'il entretenait de jour comme de nuit, ses pieds s'enfonçant dans le sable lorsqu'il ne parvenait pas à dormir. Il avait juste eu envie de quitter les quatre murs de son appartement, de fuir à nouveau, il ne savait pas encore pour aller où.
Ou peut-être le savait-il.
Peut-être l'avait-il toujours su.
Après son arrivée à Los Angeles, il avait vécu un temps dans un petit studio un peu miteux qui ne possédait que de minuscules fenêtres, desquelles il ne voyait que des immeubles semblables au sien, rien qui ne faisait rêver, et l'odeur de l'eau se perdait parmi celle de la rue, recouverte, camouflée. Et dans sa tête, il ne pensait qu'à lui, qu'à l'océan. Si près et si loin. Il avait été si triste d'en être tenu éloigné, d'en être privé de cette manière. Ainsi, lorsqu'il avait signé son premier contrat de travail, puis plus tard son premier contrat éditorial, il s'était fait la promesse de mettre l'argent nécessaire de côté et que son prochain appartement aurait vue sur la plage. Il en avait besoin, l'eau était son moteur. Et il avait loué, puis acheté celui où il vivait actuellement sur un coup de tête, son premier gros achat. La baie vitrée lui offrait une telle vue sur la plage et sur l'océan, c'était comme s'il y était. C'était comme un rêve devenu réalité, un rêve dans un rêve.
Tous les jours sans exception, il avait regardé l'océan Pacifique qui venait léger le sable californien, et il pensait à son jumeau de l'autre côté. Il regardait les enfants jouer, courir, et il se revoyait faire la même chose lorsqu'il avait le même âge, la même frivolité dans le corps, cette excitation dans la voix. Le même sourire sur le visage.
Taehyung pensait souvent à l'océan.
À trop le contempler, jour après jour, chaque nuit où il ne dormait pas, marchant à ses côtés, appréciant sa beauté sous les rayons du soleil et sous le clair de lune, il ne quittait plus sa tête. Il s'infiltrait partout, le sel des eaux marines se liant à ses larmes, celles qu'il ne versait pas, celles qui ne venaient pas, trop longtemps refoulées, avant de couler en torrents féroces sur sa peau, traçant des sillons blanchâtres et iodés sur ses joues. Sa peau avait le goût d'embruns et d'écume, elle avait le goût des rochers et des souvenirs chaleureux. Malgré tout le temps passé en Californie, sa peau avait gardé les saveurs du Maine, humides, cristallines, honnêtes. Jour après jour, et comme c'était le cas à cet instant, ses yeux caressaient les nuances de jaune et de bleu, soutenues, presque artificielles de la côte ouest, ces teintes trop lourdes, trop chaudes, les contrastes qui écorchaient un peu sa cornée, alors qu'il rêvait éveillé aux tempêtes timides jamais réellement violentes, de sa jumelle à l'opposé.
Il pensait surtout aux yeux gris de Jungkook, à ce même orage qui vivait dans ses iris couleur perle. La beauté naturelle, ciselée, érodée des paysages du Maine. Un paysage dont Taehyung s'était volontairement éloigné, mais qu'il n'avait jamais pu oublier. Qu'il n'avait jamais essayé d'oublier. Tout comme il n'avait jamais pu oublier le visage ou les yeux de Jungkook. Comment aurait-il pu ? Les plages de Los Angeles et des alentours sentaient le popcorn, la barbe à papa et autres gourmandises trop sucrées, les plages d'Ogunquit sentaient le sel, rien que le sel. C'était brut mais sans rien de brutal. C'était d'une pureté inégalable. C'était la nature qu'il aimait. Bien sûr, avec le développement de la ville, à sa petite échelle, l'arrivée régulière des touristes, certaines choses avaient irrévocablement changé, mais le goût des vagues, les sons, les couleurs, leur sensation sur sa peau étaient restés les mêmes. Plus que jamais, ce jour-là, il se rendit compte de ce qu'il avait quitté, ce qu'il avait laissé derrière lui. Et ce qu'il retrouverait s'il faisait demi-tour.
L'odeur et le goût du sel, entêtants, revigorants.
Les nuages presque souriants et le ciel perlé dans les yeux de Jungkook.
Jungkook.
S'il vivait toujours là-bas.
Mais il n'avait jamais exprimé le moindre désir de partir.
Il avait enlevé ses chaussures et ses chaussettes et marchait pieds nus sur le sable tiède, à s'éloigner ainsi, il se trouva un coin un peu isolé et s'y installa. Il n'avait rien pris avec lui avant de sortir de chez lui, même pas une serviette pour protéger ses vêtements s'il décidait de s'asseoir sur la plage. Il était parti la tête en l'air et les mains dans les poches, mais ce n'était pas si grave, ça n'avait pas d'importance. Il ne pensait pas rester très longtemps, il rentrerait avant de s'enfoncer dans le sable, ou de s'envoler. Il aimait bien regarder l'eau, où qu'elle soit, c'était son élément, son paysage favori, car de l'eau resterait toujours de l'eau, il n'y avait rien de plus constant que l'eau, et ses yeux, ses pensées aussi, finissaient toujours par se noyer dedans. Mais lorsqu'il se rapprochait, lorsque les détails se faisaient plus nets, les différences aussi, c'était là qu'il se rendait compte de ce qui lui tenait réellement à coeur.
Ce qui avait vraiment du sens à ses yeux.
Ce qu'il cherchait dans ce décor, ce qu'il cherchait à ressentir.
Ce qui lui manquait.
Une familiarité, un point fixe, immuable. Un repère.
Le paysage était beau, grandiose, tant qu'il se sentait si petit, insignifiant. Ce n'était pas là le problème. Ou peut-être que si. Le problème c'était le fait que tout était trop grand, démesuré autour de lui, et que ça accentuait cette impression de vide qui se creusait autour et au fond de lui. Cette sensation qu'il n'avait jamais trop su décrire, à l'oral comme à l'écrit, cette sensation qu'il peinait à comprendre lui-même. Los Angeles avait toujours été trop grande, trop grouillante, effervescente, trop bruyante pour lui, un peu trop tout à la fois. Un bon endroit pour s'enfuir, pour se cacher, se décider, se reconstruire ou se déconstruire, mais peut-être pas pour se trouver et y vivre.
Il ne savait pas qui il avait essayé de berner pendant tout ce temps, ses parents, ses proches, son éditeur ou lui-même. Lui-même sans doute. Étrangement, il était celui qui avait été le plus difficile à convaincre. Il n'y était pas heureux, il ne l'était plus depuis longtemps. Cette ville lui avait beaucoup apporté, il y avait eu du succès, il en avait toujours. Il avait réussi sa vie, car quoi qu'il puisse ressentir à propos de lui-même, ses livres se vendaient, ils avaient de bonnes critiques, surtout le deuxième, celui qu'il détestait, et son compte en banque n'avait pas été dans le rouge depuis très longtemps. Quoiqu'il en pense, c'était une réussite. On s'interrogeait sur lui, sur ce qu'il faisait, s'il écrivait et s'il s'apprêtait à sortir un nouveau livre, si c'était pour cette raison qu'il avait disparu, mais il ne se sentait pas bien pour autant. Il ne se sentait pas bien depuis trop longtemps.
Et il n'avait jamais été plus malheureux.
Echoué sur cette plage, totalement seul.
Après quelques minutes, il s'était relevé. Il avait grossièrement épousseté son pantalon et laissant ses chaussures derrière lui, il avait fait un pas, puis un autre, jusqu'à se retrouver au bord, entre plage et océan, là où le sable était imbibé d'eau de mer, meuble, où les enfants faisaient des châteaux un peu plus loin. C'était mou sous ses pieds et il se sentait s'enfoncer. Il ne luttait pas, il n'en avait pas envie, il se contenta de garder un minimum l'équilibre, ses bras étendus de chaque côté. Il avança jusqu'à ce que ses pieds nus pénètrent dans les vaguelettes, la mousse blanche venant caresser la couleur mate, dorée de sa peau, naturelle, comparée à celle de la plupart des corps à moitié nu exposés un peu partout. C'était le même spectacle toute l'année, au mois de juillet comme au mois de mars, le soleil frappait toujours, sans répit. L'eau était un peu fraîche, son épiderme réagit à ce contact, se révolta un peu, de la chair de poule courait sur ses mollets, mais il recula pas, il avait connu pire. Jamie et lui s'étaient baignés par tous les temps et toutes les températures, se traitant mutuellement de poule mouillée lorsque l'un ou l'autre rechignait à se jeter à l'eau.
Il remonta un peu plus le bas de son pantalon avant que les vagues ne s'engouffrent dedans, faisant rouler le tissu en ourlets approximatifs. Il avait soudainement eu envie d'aller plus loin, d'y aller plus franchement, de sauter dans le grand bain. D'arrêter d'être une poule mouillée. Il était temps qu'il s'élance vers ce qui lui faisait peur, qu'il l'affronte au lieu de fuir. Et qu'il prenne une décision.
Il repensa au courrier resté à l'appartement, à ses livres dans des cartons, aux étagères de sa bibliothèque qui penchaient. Il pensa aux livres qu'il avait envoyés à ses parents, à son père qui n'avait jamais rien lu d'autre que son journal, les pages économiques qui accaparaient toute son attention. Il pensa à sa grand-mère et à ce qu'ils n'avaient jamais partagé, ce manque affectif qui s'était fait ressentir durant toute son enfance, qui était toujours là. Il pensa à la grand-mère de Jamie et Jungkook qui était décédée lorsqu'ils étaient plus jeunes, bien avant qu'ils ne viennent habiter à Ogunquit. Taehyung ne l'avait pas connue, mais les deux frères parlaient souvent d'elle, toujours avec émotion et douceur, une grand-mère comme dans ses rêves. Cette perte qu'il avait pleurée alors qu'elle n'était pas la sienne.
Sa grand-mère.
Le faire-part.
Tout était parti de là, ces doutes actuels, sa dernière insomnie, ce remue-ménage dans son ventre, le mal de tête qui cognait un peu partout, difficile à cibler, le fait qu'il soit venu marcher sur la plage, par désir de venir les noyer dans l'océan probablement. Ce besoin de quitter son appartement pour un petit moment, une pause.
Tout était parti de ce simple bout de papier, de cette nouvelle, et de ces larmes qui ne coulaient pas.
Certaines choses qui le hantaient dataient en vérité de bien plus longtemps, certaines avaient toujours été présentes, secrètes, bien qu'urgentes.
Il n'avait pas la tête suffisamment enfoncée dans le sable pour ne pas s'en être douté, pour ne pas l'avoir vu.
Mais tout s'était réveillé d'un coup, tout l'avait percuté d'un coup.
Plus que chamboulé, il était comme secoué dans tous les sens.
Des idées plein la tête, pas mal de peur aussi, mais sa bouche demeurait pincée et muette, seul l'air passait.
Il regardait ses jambes à moitié immergées, les vagues qui les caressaient doucement, qui allaient et venaient contre sa peau, le faisant frissonner, et ses orteils qui essayaient de capturer l'écume. L'océan et lui ne semblaient ne faire qu'un. Sa peau était un peu froide, un peu fripée, mais l'océan était de bonne compagnie. Puis, il leva les yeux vers l'horizon, vers le bleu qui se dégradait en plusieurs nuances, du plus foncé vers le plus clair. Vers le gris. Ou peut-être était-ce des nuages, il ne distinguait pas très bien, sa vue avait pas mal baissé depuis l'année passée.
Jamie n'avait jamais eu peur de plonger, de nager loin, il n'avait pas peur du courant ou de se perdre, il ne se posait jamais trop de questions, il fonçait tête baissée et revenait sur ses actions plus tard. Jamie était de ceux qui préfèrent s'excuser, demander pardon plutôt que demander la permission. Taehyung, lui, nageait près du bord, là où il y avait moins de remous, il demandait la permission et s'excusait. Il avait toujours fait de son mieux pour le suivre, pour le dépasser, mais il n'était pas aussi téméraire, aventureux. Insouciant, rêveur, oui, mais pas totalement inconscient. Il était surtout un moins bon nageur que lui, il hésitait et ne prenait pas autant de risques, il avait des difficultés à juste se laisser aller.
Pourtant, à cet instant, il se demandait ce que ça ferait s'il entrait entièrement dans l'eau et se laissait porter. S'il laissait l'océan faire ce qu'il voulait de lui sans se débattre, sans chercher à le contrôler.
Il se demandait si, peut-être, il pourrait rejoindre le Maine de cette manière, si l'océan serait de son côté, s'il saurait l'emmener là où son coeur, ou bien était-ce sa raison, lui faisait signe d'aller. Là où il espérait toujours avoir sa place. Que ce soit dans la maison de ses parents, la maison de son enfance, au creux de cette crique qui représentait tant à ses yeux, qui avait cette place particulière dans son cœur, ou ailleurs, un endroit qu'il n'avait pas encore découvert, un endroit où il trouverait ce qui lui manquait. L'idée qu'il avait en tête depuis la veille, depuis bien plus longtemps que ça en vérité, il fallait être honnête, bourgeonnait tranquillement, sans se soucier du mal qu'il avait à se dire que oui, peut-être avait-il besoin de rentrer chez lui. De rentrer à Ogunquit. Changer d'air, ou plutôt, reprendre son souffle, une inspiration. Faire une pause, combien de temps, il ne savait pas encore, il verrait sur le moment.
Il n'avait pas vraiment bougé de la Californie ou de la côte ouest durant ces quatre dernières années. Il avait enchaîné les voyages, les promotions pour ses livres, il avait voulu rencontrer le plus de lecteurs possible, offrir encore plus de son temps et de sa personne. Il avait accepté toutes les interviews qu'on lui avait proposé, il avait essayé de redonner tout ce qu'on lui avait donné, l'amour, l'attention, il avait voulu montrer à sa maison d'édition qu'elle avait eu raison de le signer, de miser sur lui, qu'il en valait la peine, qu'il le méritait. Puis les doutes et l'anxiété l'avaient rattrapé.
Il avait rêvé d'ailleurs, d'autre chose pendant si longtemps, il s'était imaginé faire tellement de choses, mais il avait juste quitté une routine pour une autre.
Il s'était enlisé tout autant.
Assis à son bureau, il n'avait fait qu'écrire, le corps secoué de spasmes anxieux et les veines dégoulinant de café devenu froid.
Écrire et faire la promotion de ses livres, rencontrer des gens, serrer des poignées de main, sourire, écrire, tenter de s'exprimer en public, manquer de faire des crises d'angoisse sur les plateaux télévisuels, enfoncer ses ongles dans sa chair pour rester conscient, accepter les critiques quelles qu'elles soient, se reprendre et sourire.
Écrire. Écrire. Écrire.
Arracher, déchirer des pages. Recommencer encore et encore, jusqu'à ce que son cerveau hurle et que ses poignets se figent.
Cet enchaînement avait créé un tourbillon autour de lui, lui donnant cette impression d'être piégé, d'être coincé au milieu d'un labyrinthe sans pouvoir en sortir.
Piégé à son propre jeu, piégé dans son propre rêve, façonné à force de mots et de jolies phrases.
Il était temps qu'il s'arrête un peu.
Qu'il reconnaisse qu'il avait le droit de s'arrêter, de dire stop pendant un petit moment.
Une pause bien méritée.
Il était parti pour une raison quatre ans auparavant, il en avait trouvé une pour revenir.
Une excuse parfaite pour faire ce qu'il n'avait jamais réussi à faire.
Repartir dans l'autre sens.
— 𝐍𝐃𝐀 —
➺
bien le bonjour et la bienvenue, c'est une nouvelle histoire qui commence, une histoire qui me fera du bien et qui, j'espère, vous fera du bien à vous aussi.
petite précision cependant : ne vous attendez pas à une foule d'action et de rebondissements, je pense que cette histoire a surtout un côté très contemplatif, très porté sur les description, et j'ai surtout envie de tous nous emmener dans un autre monde le temps de quelques instants.
j'ai tenu à expliquer, présenter, certaines choses dans ce premier chapitre, sans trop entrer dans les détails pour le moment, juste vous faire découvrir un peu qui est Taehyung, ce qui se passe dans sa vie, où il en est, comment il se sent, ça me semblait important de poser certaines bases le concernant. certaines choses seront précisées par la suite donc ne vous inquiétez pas si certains aspects vous semblent flous, ou pas assez creusés pour le moment.
j'ai eu envie d'aborder le thème de l'écriture à travers ce personnage, ça me tenait à cœur et je pense que j'en avais besoin, car c'est quelque chose qui me touche, qui m'angoisse moi aussi, j'ai essayé de poser des mots sur certaines choses, qui me sont personnelles, le reste est pure fiction. ce personnage est loin d'être parfait, mais j'espère qu'il saura vous toucher comme il me touche moi et qu'il vous plaira autant qu'à moi, qu'il saura vous parler aussi peut-être.
je suppose que vous vous interrogez sur la relation de Taehyung et Jungkook, j'avais envie de vous teaser un peu sur eux dès le premier chapitre mais sans trop en dire. pour le moment vous savez juste qu'ils se connaissent déjà, que leurs familles se connaissent, je vous laisse faire vos petites théories.
j'espère que cette histoire vous plaira.
à bientôt pour la suite.
𝓸𝓭𝔂𝓼𝓼𝒆𝓾𝓼 ♡
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top