𝒹𝑒𝒶𝓇 𝒯𝒶𝑒𝒽𝓎𝓊𝓃𝑔,
Tu te souviens de ma toute première lettre ?
Je pensais que ce serait la première et la dernière.
Et je n'en ai jamais envoyé aucune.
J'entrevoyais l'intention du docteur, la proposition qui m'était faite, mais je ne voyais pas l'interêt d'écrire ainsi. Je ne voyais pas en quoi ça pouvait m'aider de coucher sur du papier ce que je pouvais penser ou ressentir, d'essayer seulement de trouver le moyen de le retranscrire, et je me sentais idiot à essayer de formuler des phrases alors que dans ma tête, dans mon être tout entier, tout était sans dessus dessous.
J'avais peur de ne pas trouver les mots, de rester bloquer devant une page blanche, j'avais peur de décevoir le docteur, mes parents, d'être moi-même déçu de ne pas réussir ce simple exercice. J'avais peur de ne pas savoir comment écrire certaines choses ou parler de certaines autres, comment aborder ce qui s'était passé ou ce que je ressentais. Je ressentais tellement, j'éprouvais beaucoup, tout était comme décuplé, altéré, entre douleur et consternation. Si peu de choses avait du sens. J'étais comme un étranger dans mon corps, je ne me reconnaissais plus, je peinais à me comprendre. Mes pensées, mes émotions n'étaient pas claires, pas organisées, c'était emmêlé dans ma tête, je n'imaginais pas comment parvenir à les coordonner, à les raconter.
Je ne m'imaginais pas pouvoir écrire une seule phrase.
Ça me semblait infaisable, impossible. Totalement vain.
Je ne pensais pas que les mots puissent en dire autant, je ne pensais pas pouvoir trouver des mots qui traduiraient ce que j'éprouvais.
Je ne savais pas que l'on pouvait exprimer tant de choses.
Je ne connaissais pas les mots aussi bien que toi. Je ne connaissais rien de leur étendue ou de leur profondeur.
Je me suis fait prendre par surprise et j'ai cru m'y noyer bien des fois.
Je suppose que j'avait aussi un peu peur d'être honnête dans mes propos, de reconnaître les choses telles qu'elles étaient désormais, de reconnaître la douleur, qu'elle soit physique ou mentale, qu'elle soit en train de guérir ou encore à vif. J'avais peur d'admettre que je n'allais pas bien, que j'étais loin d'aller bien. J'avais peur, non pas de le partager dans ces lettres, ces lettres qui ne seraient jamais lues, mais j'avais peur de m'y confronter et de l'accepter comme faisant partie intégrante de ma vie.
J'avais peur de ne pas guérir, ou de guérir trop vite, d'accepter ce qui m'était arrivé et que désormais ce serait ma réalité.
Les mots rendent tout tellement réel.
Je pensais me protéger en ne disant rien, en écrivant le moins possible, juste effleurer la surface et ne pas creuser trop profondément. Continuer de se cacher, de garder mes mots à l'intérieur, était tellement plus facile, moins définitif, je pouvais être n'importe qui, je pouvais imaginer qu'il ne s'était rien passé, que je n'étais pas blessé, que je n'avais pas mal et que je n'avais pas le coeur brisé en plus du reste de mon corps. Que le garçon que j'aimais m'avait fait tout aussi mal que l'accident.
Un jour, peut-être, j'arriverais à écrire une lettre à propos de lui.
Le docteur avait l'air de croire aux effets et aux bienfaits de cette méthode, elle m'avait longuement parlé d'anciens patients que ça avait aidés ainsi que leurs progrès psychiques et émotionnels, l'évolution de leur rapport aux autres, mais surtout leur rapport à eux-mêmes à travers la verbalisation et l'acceptation. Elle était confiante sur le fait que ça m'aiderait moi aussi. Elle était confiante sur le fait que j'en étais tout aussi capable.
Je suppose que je ne voulais pas la faire perdre son temps ou la décevoir, je ne voulais pas être l'exception, celui pour lequel cette méthode ne fonctionnerait pas. Et mes parents avaient l'air plein d'espoir, ils voulaient juste que j'aille mieux, ils voulaient voir une amélioration, aussi minuscule soit-elle, qu'importe le procédé utilisé, qu'importe le coût, juste l'ombre d'un espoir. Je souffrais, mais ils souffraient tout autant. Alors j'ai accepté.
J'ai voulu essayer, pour eux. Peut-être un peu pour moi aussi.
Et je n'avais rien à perdre.
Je pensais n'avoir rien à dire, rien à raconter. Je pensais que c'était hors de ma portée. Je me sentais vide, vide d'énergie, d'envie, de mots, j'étais une coquille dans un lit d'hôpital, immobile et démunie. Je ne savais pas quoi écrire, par quoi commencer, s'il y avait réellement un point de départ, une façon de faire. Je ne savais pas sous quel format écrire, lequel semblait le mieux adapté, et je ne savais pas à qui m'adresser. Je n'avais pas envie de m'écrire à moi-même, je n'avais pas de paroles encourageantes à me donner, aucun conseil, aucun mot rassurant. J'avais déjà du mal à me supporter, déjà enfermé avec ma seule compagnie, je n'avais aucune envie d'avoir une discussion de moi à moi, la réflexion centrée sur ma seule personne.
J'aurais pu écrire à Jamie ou à Finn, je t'ai écrit à toi.
Le docteur m'avait dit que je pouvais écrire à un ami, une personne de confiance, et je t'ai toujours considéré comme l'un et l'autre. Une épaule solide, une oreille attentive, un coeur bienveillant. Je n'ai pas réfléchi plus longtemps, c'est ton nom qui s'est imposé de lui-même lorsque j'ai commencé à écrire la première lettre et l'idée de te l'adresser était douce, réconfortante. Sincère.
J'ai souvent pensé, je pense encore souvent, à nos rendez-vous à la crique, cette habitude qui s'est installée au fil des années sans qu'aucun de nous deux ne propose quoi que ce soit, cette façon de se retrouver sans rien prévoir, et les heures que l'on passait ensemble assis sur les rochers, nos conversations soufflées par le vent. Moi qui peignais et toi qui écrivais comme si ta vie en dépendait. Ces lettres étaient une autre sorte de refuge, ma représentation personnelle et intime de la crique, ma façon de te retrouver après ton départ.
Et tout à coup, j'avais tant de choses à te dire.
La gorge soudain dénouée, les mots libérés, glissant facilement de la bouche au stylo, la main guidée par l'assurance que tu ne les liras jamais. Que ces mots, eux aussi, seraient emportés par le vent.
Ça a commencé par une lettre, un peu hésitante, bancale, très brouillon, pleine de ratures, des mots à peines lisibles, à peine assumés, probablement regrettés une fois écrits, et des phrases qui ne voulaient sans doute pas dire grand-chose, couchées là sans vraiment de contexte ou de but. Juste des gribouillis de sentiments, de pensées, des sensations qui traînaient là et que je voulais faire sortir de moi. Un premier essai pas franchement réfléchi, une tentative maladroite pour amorcer le processus.
Je n'ai ressenti ni fierté ni soulagement, à peine une minuscule victoire, mais je crois que ça a débloqué quelque chose.
Je ne me souviens pas vraiment de ce que contient la toute première lettre, j'oublie mes confidences au fur et à mesure que je les couche sur le papier, je m'en libère et après ma tête est comme vide pendant quelques minutes. Quelques minutes sans rien, le corps comme en suspens, pris dans un entre-deux, la tête un peu moins encombrée. Puis après je me remets à penser et à ressentir, à ressentir beaucoup trop, je recommence ce jeu qui consiste à me détester corps et âme.
J'ai beaucoup de mal à me supporter. À supporter tout ça.
Je pensais ne rien avoir à dire, pourtant, j'ai écris une lettre, puis deux, puis cinq, puis dix.
Je te parle de ma vie, de moi, depuis l'accident, tout ce qui a changé, tout ce qui me manque, tout ce que j'ai du mal à accepter. Parfois, je parle d'avant aussi, je me souviens de moments passés avec toi ou avec mes parents, des anecdotes sur Jamie, je te parle de Finn. J'ai pris l'habitude de me confier de cette manière, c'est devenu un rituel, presque un besoin. Je me confie à toi et tu n'en sais rien.
Les lettres s'entassent à présent, le tiroir commence à être plein, il a du mal à fermer, je dois le soulever et pousser en même temps, et quand je passe ma main en dessous, je sens que la planche inférieure commence à se déformer sous le poids. Il faudrait que je trouve un autre endroit pour les ranger.
Je ne pensais pas que le papier pesait autant, ou peut-être est-ce le poids des mots et de tout ce qu'ils racontent, tout ce dont ils témoignent.
Des mois et des mois de confidences silencieuses, des journées et des nuits qui se répètent à l'infini, les sentiments aussi. Plus rien n'est surprenant, tout est calme, plat, comme de l'eau.
Je me rends compte que je t'écris à un rythme régulier, comme si j'envoyais mes lettres et que tu y répondais, comme si on échangeait une correspondance rigoureuse. Comme si je pouvais sentir grandir en moi cette impatience à l'idée de lire tes réponses.
Alors que ce ne sont que mes mots, alors que je parle tout seul.
Alors que tu ne liras aucune de ces lettres.
Tant pis ou tant mieux, je ne sais pas.
Il y a des choses que j'aurais aimé que tu lises, que tu saches, des choses que je n'aurais jamais pu te dire autrement, des choses que je n'aurais jamais pu t'expliquer, te confier sans bredouiller, sans chercher mes mots.
Certaines sont plus faciles à écrire qu'à dire à haute voix. C'est souvent plus facile à écrire qu'à dire, tu ne trouves pas ? Est-ce que c'est pour ça que tu écrivais autant ? Tu avais l'air d'avoir tant de choses à dire. Tu parlais peu, tu ne parlais jamais pour ne rien dire, mais tu écrivais si vite. Tu écrivais tout le temps.
Les mots sont pourtant juste des mots, qu'on les prononce ou qu'on les note sur du papier, on les structure de la même manière à l'oral qu'à l'écrit, la syntaxe est la même, le sens ne change pas, les conséquences non plus. On s'expose aux mêmes risques, on atteint l'autre d'une manière ou d'une autre. Cependant, écrire implique une certaine distance je suppose. Comme si on se laissait un peu de temps, le temps de la réflexion de l'autre, le temps qu'il rédige sa réponse.
Et je m'accroche à ce besoin de me protéger encore un peu.
Ça n'a rien contre toi, je te le promets.
Ça me rassure de savoir que mes lettres ne seront jamais lues, mes émotions à la fois dévoilées, mises à nu et dissimulées dans un tiroir, gardées secrètes pour toujours.
Pourtant, plus d'une fois j'ai imaginé que tu me répondais, un peu curieux de savoir ce que tu aurais à m'écrire en retour, ce que tu aurais répondu à ci ou à ça, les mots dont tu aurais usé pour atténuer ou me détourner de cette douleur qui perdurait, me rongeait et me faisait sienne tout entier. J'aurais aimé lire tes mots sur mes nuits, cette prose que mes promenades crépusculaires t'auraient inspiré et le nom que tu aurais donné aux esquisses de constellations que j'avais glissées dans la marge.
Plus d'une fois je me suis interrogé sur la façon dont tu aurais réagi si tu avais su, si Jamie avait réussi à te joindre la première fois, après l'accident, si je l'avais laissé réitérer son appel, et ce qui serait advenu de moi, de toi, de nous si tu étais revenu à ce moment-là.
Mais je suppose que c'est une histoire pour une autre vie.
J'ai lu chacun de tes livres, je me suis imprégné de tes mots, je m'y suis réfugié un peu aussi sans doute, un peu plus à chaque lecture, toujours en confiance, toujours admiratif.
J'ai trouvé un certain réconfort dans tes mots, dans ces mondes que tu créais et offrais, ces mondes dans lesquels je m'imaginais vivre sans douleur ni complexe, sans honte, et dans lesquels je pouvais être n'importe qui, tout le monde sauf moi. Ça allait à l'encontre de ce que le docteur attendait de moi, elle qui voulait que j'aille vers l'acceptation, mais la lecture c'est fait pour s'évader, non ? Et tes mots savent si bien faire voyager.
Je serais parti n'importe où avec toi.
Si j'avais l'audace d'être parfaitement honnête, le coeur dénudé, la bouche faisant preuve de hardiesse, je t'avouerais que j'aurais aimé que tu m'écrives des mots, des phrases qui n'auraient été que pour moi. Que tu prennes le temps de répondre à chacune de ces lettres, tes mots en écho des miens.
Un échange dans lequel on aurait pu se retrouver.
Une crique en papier.
Je sais que ça aurait pu être le cas si j'avais envoyé chacune de ces lettres, si j'avais osé le faire.
Mais ça aussi c'est une histoire pour une autre vie.
Car je ne pense pas trouver un jour la force de te laisser les lire.
Jungkook,
𝓸𝓭𝔂𝓼𝓼𝒆𝓾𝓼 ♡
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