Apprezzare


L'hiver 1475, Hanseong, capitale d'Hanyang du royaume Joseon, vit naître un magnifique garçon. Un bébé bénit par les Dieux. Malgré le froid mordant, et la famine présente, la naissance de cet enfant apporta un éclat de lumière sur la capitale. Comme une promesse silencieuse de jours radieux.

Son père, fonctionnaire au service de la famille impériale, n'aurait pu exprimer sa joie si justement tant ses larmes définissaient déjà si bien son ressenti quant à cette heureuse nouvelle.

Taehyung était né, et de par son existence, il en bouleverserait les générations à venir.

Kim Chung-su espérait un grand avenir pour son fils. Dans cette époque de misère, la population était répartie en quatre classes sociales bien distinctes. Il existait une réelle hiérarchie impliquant des dominants et des dominés. La plus haute classe se nommait Yangban, il s'agissait de la noblesse. Les Yangban sont éduqués selon la morale confucéenne et ont une ligne de conduite stricte à suivre : ils se doivent d'être des personnes courtoises, honnêtes, loyales, capable de se maîtriser et doivent même être prêts à se sacrifier s'il le faut. Ils doivent être dotés de nombreuses compétences telles que la calligraphie, la littérature, la peinture et par-dessus tout des compétences poétiques.

Ensuite, il y avait les Jungin, comme l'est Chung-su. Ils font partie de la classe moyenne. Ce sont souvent des fonctionnaires de rang inférieur, des personnels administratifs, des comptables, musiciens, calligraphes, médecins...

En dessous des Jungin se trouvaient les Sangmin. Ce sont les paysans, ouvriers, marchands, artisans...Ils forment la plus grande classe sociale du royaume.

Enfin, en bas de l'échelle humaine, il y avait les Cheonmin, souvent considérés comme des parias. Leurs métiers sont qualifiés de sales ou indésirables. Ce sont les magiciens, les artistes de rues, les putains... Ce sont des personnes méprisées, très mal vues.

Chung-sun voulait que son fils s'élève au rang de Yangban. Il existait un examen capable de vous faire passer à la classe supérieure. Pour y parvenir, deux choix s'offraient, passer le gwageo ou alors, se marier à un Yangban.

Mais dès les premières années de sa vie, Taehyung semblait totalement désintéressé de ce système de castes ou de ces codes de conduite dictés par son rang. Le jeune garçon, qui semblait capturer dans chacune de ses respirations l'éclat du soleil, vouait un tendre amour à tout ce qui touchait l'art. Enfant, le brun ne voyait pas une charrette, il voyait l'arbre qui avait participé à sa construction. Il ne voyait pas les étoiles, mais des divinités. Il était sensible à tout ce qui faisait son monde, même les choses les plus insignifiantes devenaient extraordinaires.

Au grand dam de son père, Taehyung commença à dessiner. Posté dans la prairie à côté de sa maison, le jeune garçon laissait pleuvoir sur son papier des silhouettes divines, sorties de son imagination. Il donnait naissance à ces êtres à l'aide de son fusain, de sa sanguine et de sa craie blanche.

En voyant les travaux de son fils, Chung-su comprit que Taehyung ne serait jamais un Yangban. Peut-être même qu'il serait capable de se détacher de ces classes sociales, s'élevant au-dessus, comme s'il transcendait le monde. Il voyait les dessins de son fils, admirait la qualité des courbures qui sortaient de ses mains enchanteresses...Jamais il n'avait vu ça. Il concéda alors que l'avenir de Taehyung était peut-être tout autre. Par le simple fait que ses doigts avaient été bénis, Chung-sun y vit là une chance. Taehyung travaillerait pour les plus grands, il le savait.

Agé de treize ans, le garçon dont les boucles brunes encadraient son visage à la manière d'un ange, n'était que confusion. Sous le règne du roi Yônsan que l'on surnommait " le fidèle tyran" une guerre de religion éclatait aux quatre coins du royaume. Le confucianisme qui avait toujours été présent était désormais doucement éclipsée par d'autres religions. Le bouddhisme avait refait son apparition, elle qui avait été si injustement balayée par le roi Taejo. Taehyung aimait bien cette religion, car elle promettait une sorte de révélation, celle de la conscience de la nature de la vie, de la mort et de l'existence.

Mais ce que le roi Yônsan considérait comme une vraie maladie virulente et purulente, son réel ennemi, était l'ascension du catholicisme dans certaines contrées reculées. C'est par les ouvrages de cardinaux de Florence offerts à la Chine que cette religion d'occident fut introduite dans le royaume. Certains nobles la pratiquaient même, acceptant l'aspect scientifique et pragmatique de la pensée occidentale, comme charmé par l'existence d'un Dieu personnel et Créateur ainsi que de la pensée d'une vie après la mort. Quelques intellectuels organisaient des réunions pour étudier les questions sur le Ciel, le monde, l'homme. Ces gens respectés, érudits, sont devenus les fondateurs de l'Église dans le royaume et sont considérés au même rang que les Cheonmin, comme des parias.

Toutes ces croyances bourdonnaient dans sa tête jusqu'à ce que la question sorte enfin d'entre ses lèvres, lors d'une après-midi de printemps.

– Père, en quoi croyons-nous ?

Chung-sun, le nez plongé dans sa bibliothèque, observa son fils qui était sagement assis sur son bureau. Il admira son regard où se mêlaient les grands mystères de ce monde, la confusion de l'âme et les doutes de l'existence. Il referma son livre de comptes et se tourna vers lui, ses cheveux grisonnants brillants comme de la poudre céleste au regard de l'éclat du soleil.

– Nous croyons en nous-mêmes. Cela demande déjà suffisamment d'efforts, tu ne penses pas ?

Chung-sun avait peut-être raison. Dans un tel monde, nous ne pouvons croire qu'en nous-mêmes. Taehyung avait du mal à considérer l'existence d'une force divine qui guiderait sa vie, une forme d'équilibre, la balance du bien et du mal. Il lui semblait que le mal était plus omniprésent que toute chose. La valeur d'une vie humaine n'est nullement absolue. Comment penser différemment lorsque les souverains de leur royaume n'avaient pas coutume de s'embarrasser de considération sentimentale et d'examiner si les marches menant jusqu'au trône n'étaient pas gluantes de sang. Pour être roi, on assassinait, on empoisonnait son père, on tuait, on supprimait sans s'inquiéter. Ceux-là même qui défendaient leur croyance n'avaient finalement que peu de vertus et de morale.

– Est-ce mal, de ne croire en rien ? murmura-t-il doucement.

Chung-sun reposa son livre avant de s'approcher de son fils. Doucement, il s'agenouilla face à lui et prit ses mains délicates entre les siennes.

– Toujours, les hommes qui prétendent combattre pour leur croyance sont les plus insociables de la terre. Parce qu'ils croient entendre des messages divins, leurs oreilles restent sourdes à toute parole d'humanité.

Les sourcils du jeune garçon se froncèrent, en proie à la perplexité.

– Confucius n'était qu'un philosophe. Il n'y a là, nulle figure de divinité.

Chung-sun sourit doucement. D'une façon si lente et si énigmatique que dehors, le crépuscule se manifesta enfin.

– Les événements que l'on conte dans l'histoire et qui précèdent sa naissance n'ont rien d'anodin. L'on parle d'une licorne, de dragons et de chants célestes. Cela te paraît-il normal, à toi ?

Son père lui caressa tendrement les joues, touchant par la même occasion les derniers vestiges de sa femme perdue. Il débordait de tant d'amour pour cet enfant qu'il le soutiendrait peu importe ses choix, grandioses ou scandaleux, parce qu'il savait que cet être avait le don de laisser une empreinte sur le monde.

Ainsi, si Taehyung aimait l'art, qu'il en soit ainsi. Chung-su le pousserait vers ses semblables, lui laissant la possibilité de s'épanouir, de vivre son existence comme il lui semblait. Peu de parents seraient enclins à laisser leur héritier, surtout s'il s'agit de leur unique enfant, s'envoler pour mener à bien une existence qui n'est pas totalement écrite sous leur contrôle.

– Serais-tu capable de répondre aux cris de l'humanité, Taehyung ?

Le jeune garçon ne comprit pas ce sentiment de tristesse qui lui comprima la poitrine. La sensation que la réponse à cette question déciderait de la suite de son destin, que cette conversation aboutirait à un adieu déchirant. Pourtant, il était tellement sûr de sa réponse qu'il était prêt à la hurler au monde, témoignant son désir d'être, de devenir, aux yeux même de la lune.

– J'essayerais.

Chung-sun, fier de son fils, se redressa et embrassa tendrement son front. Il mit une telle force dans ce baiser que Taehyung sentit très distinctement ses lèvres sur sa peau, témoignant tout son amour paternel, mais aussi une certaine vulnérabilité.

– J'ai parlé de toi à un ami. C'est un artiste. À Hamheung, tu trouveras Kim Namjoon. Va et devient l'un de ses élèves.

Taehyung encaissait l'annonce avec autant d'appréhension que d'excitation. Voilà qu'il s'apprêtait à s'en aller, loin de tout ce qu'il avait toujours connu, loin de son père. Il était si jeune, mais pourtant, il sentit au plus profond de lui, dans ses entrailles, une sorte de force tranquille qui lui donna la capacité de surmonter ses craintes.

– Ne reviens à la capitale que lorsque tu te seras trouvé.

– Je vous le promets.

Cette promesse faite entre père et fils alors que les derniers rayons du soleil inondaient la terre, Taehyung s'en souviendrait jusqu'à son dernier souffle. Ce moment précis resterait à jamais gravé dans sa mémoire comme l'élément déclencheur des périples de son existence. Et, jusqu'à la fin de sa vie, il vouerait une reconnaissance sans faille à ce père qui l'avait aimé, celui qui avait eu aussi le courage de le laisser s'en aller.

À Hamheung, le jeune garçon sentait qu'il était un étranger, merveilleusement perdu dans l'inconnu. Et pourtant, il accueillit cet environnement avec autant de plénitude que le sang qui coulait sous son épiderme. Il avait l'impression que chaque pierre lui appartenait, ce béatifique sentiment de vivre la vie la plus profonde et la plus vraie au milieu de choses étrangères. Il marchait dans une venelle avec ce sentiment de volupté qui s'entichait de lui comme lui s'entichait de sa nouvelle vie.

À Hamheung, il n'était personne. Pas qu'il fût quelqu'un à la capitale, seulement le fils d'un Jungin. Mais dans cette ville, il avait le sentiment qu'il pouvait être qui il voulait sans risquer les représailles de quiconque.

Dans le passage menant à l'atelier de son futur maître, Taehyung appréhendait pour la première fois la misère humaine. Aussi étrange que cela puisse paraître, elle avait une certaine beauté authentique. Peut-être parce qu'elle n'était pas dictée par des codes de conduite, ou parce que ses âmes n'avaient rien à perdre. Ces passages, émouvants par ce qu'ils révèlent et attirants par ce qu'ils cachent, sont les derniers restes fantastiques d'un monde aux sens déréglé, où les instincts se déchaînent encore brusquement, une forêt sombre de passion, un hallier plein de bêtes sauvages. Le rêve peut s'y donner carrière.

Il demanda plusieurs fois le chemin à des passants, cherchant avec peine l'atelier du fameux artiste. Avec sa chemise en lin, son pantalon à laçage et ses malheureux souliers, Taehyung se fondait parfaitement dans le décor. Ça avait été un choix personnel que de ne pas porter une tenue qui criait à ses pauvres gens son statut social. Hormis les ivrognes, tous lui répondirent avec une douceur sans égale. C'était comme si le jeune garçon avait trouvé là des amis, des camarades, il pensa alors qu'un lien étroit devait unir les Sangmin et les Cheonmin. Peut-être parce qu'ils vivaient des souffrances mutuelles et que ce n'est que par les uns et les autres qu'ils pouvaient trouver une forme de respect, eux qui étaient des réprouvés, des laissés-pour-compte.

Après avoir traversé quelques impasses hasardeuses, Taehyung tomba enfin sur la poterne de l'atelier. Peu sûr que son père l'ait envoyé dans un tel endroit, il se retourna et aperçut un mendiant, un bâton entre ses jambes et un haillon servant à récolter les quelques pièces qu'on voulait bien lui offrir. C'était un vieillard, au niveau des yeux, sa peau ressemblait à l'écorce d'un arbre et se relâchait sur ses joues. Son regard était petit, rétréci, un éclat brillait dans ses prunelles, l'éclat de celui qui avait vécu, de celui qui savait tout.

Taehyung s'approcha doucement, sortit de la poche de son pantalon sa bourse et en fit tomber trois pièces dans le haillon. Hésitant, il s'agenouilla face au vieillard.

– Excusez-moi...Est-ce bien l'atelier du maître Kim ? demanda-t-il en pointant la vieille bicoque de pierre.

Le vieil homme ne lui répondit pas, peut-être parce qu'après toutes ces années, il s'était rendu compte que la parole ne servait à rien, qu'elle ne lui avait jamais servi. Les mots n'avaient aucune utilité si les gestes pouvaient leur substituer. Ainsi, il hocha solennellement la tête.

Avec appréhension, il se dirigea alors à l'intérieur de la bicoque. Il y faisait froid, assez sombre, mais il y avait quand même assez de lumière pour qu'ils puissent distinguer les millions de dessins entreposés çà et là. Le petit espace était rempli de chevalets, de livres, de draps immenses. Il y avait une odeur qui planait dans l'air, mais qu'il ne saurait définir. C'était sec, tout en étant enivrant. Il admira alors les différentes peintures représentées sur des toiles de lin, le regard émerveillé. Elles étaient toutes différentes, non pas parce que ce qui y était représenté n'avait rien à voir, mais parce que chaque toile semblait unique, comme peinte par non une seule main, mais bien plusieurs. Des élèves. Taehyung réalisa alors qu'il était au bon endroit.

Cependant, il n'y avait pas âme qui vive. Il semblait être seul, avec toutes ces œuvres comme seules compagnies. Soudain, il entendit du bruit derrière la petite porte en bois face à lui et celle-ci s'ouvrit alors. Devant Taehyung se trouvait un homme encore jeune, ayant passé l'innocence mais étant encore bien loin d'avoir franchi la force de l'âge. Il était grand, possédait un regard aiguisé et les mèches de ses cheveux semblaient comme s'être énamourées avec passion sur son front. Il détailla la tenue qu'il portait et qui n'était pas si différente de la sienne, puis les papiers qu'il possédait en main. L'homme, quant à lui, dévisagea Taehyung curieusement, s'approcha de lui, et se mit à tourner autour du jeune garçon comme un prédateur s'amuserait avec sa proie.

– Je suis Kim Namjoon. Mais toi, qui es-tu ?

Taehyung fronça les sourcils, ne s'attendant pas à ce que son maître soit quelqu'un d'aussi jeune. Mais avant tout, il ne s'attendait pas à ce que celui-ci soit un...

– Vous êtes un Cheonmin.

Un artiste de rue. Les vermines parmi les vermines dirait-on. Taehyung n'avait émis aucun dégoût dans sa constatation, c'était là plus le résultat d'une grande surprise, d'une profonde confusion. Pourquoi son père l'avait-il envoyé ici ?

L'artiste claqua sa langue contre son palais, exaspéré. Il s'arrêta devant Taehyung et se permit d'examiner de haut en bas sa frêle silhouette d'adolescent de son regard impérieux. Sur ses traits, il n'y avait aucune colère. Ce qui se reflétait de sa personne était plus un mélange d'extrême lassitude et de pitié qu'autre chose.

– Je suis avant tout un être humain. Si tu veux devenir mon élève, Kim Taehyung, il va falloir que tu vois au-delà de ces inepties de castes. Que tu sois parée d'or où que tu vives dans ta propre merde, la mort tu la vivras seul, comme tout le monde. La faucheuse t'accueillera sans tes titres, car ils n'ont que peu d'importance. La seule valeur qui te substituera, c'est celle que tu auras réalisé avec ces mains.

En finissant sa phrase, il s'empara des mains de l'adolescent et les inspecta minutieusement. Alors que l'artiste caressait ses paumes avec le regard d'un illuminé, Taehyung prit soudain conscience d'un détail qu'il avait occulté.

– Comment connaissez-vous mon nom ?

Kim Namjoon passa avec minutie chaque relief de sa peau, passant des lignes sur ses paumes jusqu'à la saleté incrustée sous ses ongles.

– Tu es le fils de Kim Chung-sun. Je t'attendais. Il n'y a que l'enfant d'une famille noble ou aisée pour nommer par le nom de caste, ceux qui habitent dans ces allées malfamées de Hamheung. Parce qu'ici tout le monde sait ce qu'il est, il n'y a nul besoin de l'énoncer. Cela révèle non seulement ton statut à toi, mais te mets dans une position vulnérable.

Son maître n'avait pas tort. C'était absurde que d'avoir sorti de tels mots. Il avait profondément honte d'avoir laissé son impulsivité prendre le dessus sur la réflexion. Si de telles paroles s'étaient échappées de sa bouche alors qu'il se trouvait encore dans les ruelles, que serait-il advenu de lui ?

– De plus, sais-tu que c'est extrêmement impoli ?

Taehyung sentit ses joues se colorer. Il savait que d'extérieur, ses pommettes devaient arborer la couleur rougeâtre des coquelicots. Mais avant qu'il n'ait pu s'excuser, son maître, empreint d'une sorte d'illumination divine se redressa, le regard étrangement brillant.

– Que fais-tu de ces mains ? demanda-t-il.

Taehyung se balança sur ses pieds, légèrement mal à l'aise. Sous ses souliers, il souleva la poussière du sol qui s'accrocha avec désespoir sur ses chevilles.

– Je dessine.

– Bien sûr que tu le fais, ricana sarcastiquement le maître. Mais qu'est-ce que tu honores de ces doigts ?

Taehyung aimait peindre des silhouettes. Les courbes de chaque corps qui façonnaient le monde comme il l'imaginait. Parce que pour lui, chaque forme avait sa beauté, chaque morphologie devait être appréciée à ses yeux.

– Les corps.

Namjoon émit un petit bruit d'acquiescement. Il tourna le regard vers les chevalets et inspira brusquement. Chaque réflexion qu'il faisait, chaque action qui guidait son être avaient toutes l'air d'une si grande importance qu'il semblait comme être guidé par une forme extérieure.

– Montre-moi.

Taehyung le dévisagea quelque temps puis, doucement, s'empara d'une des feuilles de lin qui reposait sous le bras de son maître. Il marcha ensuite en direction d'un des chevalets de l'atelier et s'assit en face. Il avisa le fusain posé dessus et s'en empara.

Et alors, il fit briller dans l'enceinte de ce misérable atelier, son don. Loin des doutes et de l'appréhension, ses doigts s'activaient sur la feuille avec une telle passion et dévotion que Namjoon en resta coi. Au fur et à mesure que le temps passait dehors, là où le haillon du pauvre homme n'obtint pas plus de pièces, Taehyung créait. Le maître observa la forme de cette silhouette que dessinait Taehyung, charmé.

Ce qui le surprenait, c'est que le jeune garçon n'avait aucune pudeur à dessiner des corps dénudés. Il n'avait que treize années, mais s'appliquait à esquisser cette poitrine généreuse avec un tel soin que c'en était perturbant. Mais magnifique, aussi. Cette femme que Taehyung dessinait était bien en chair, possédait des rondeurs, et le jeune garçon veillait à bien tracer chaque courbure que d'autres trouvaient pourtant scandaleuse.

Mais, lorsqu'il eut fini, un détail interpella Namjoon.

– Pourquoi ne possède-t-elle pas de visage ?

Taehyung reposa lentement son fusain, admira son œuvre, et consentit à se tourner vers son maître, le visage étonnamment neutre.

– Parce que si elle a un visage, alors personne ne pourra s'identifier à elle.

Namjoon sourit, un vrai sourire qui révéla au jeune garçon l'empreinte de Dieu sur ses joues. Il tendit la main et s'empara du dessin, le détaillant plus encore.

– Tu n'es pas le premier à dessiner ça, mais pourtant...murmura-t-il.

– Vous n'êtes pas écœuré ?

Namjoon se tourna vivement vers lui, surpris.

– Écœuré ? Pourquoi le serais-je ? Je suis agréablement surpris. Depuis toujours, les personnes que je rencontre n'osent pas s'aventurer jusque-là. Par peur ou lâcheté...Il n'y en a eu qu'un seul qui a osé dessiner des nus.

– Pourquoi l'a-t-il fait ?

– Pour révéler aux yeux du monde entier que chaque humain, sous ses vêtements nobles ou pauvres, détient la même vulnérabilité. Finalement, nous n'avons rien de différent une fois que nous sommes dépossédés de tout.

Taehyung était émerveillé. C'était une cause noble, que d'utiliser son don dans le but de mettre en garde. C'était d'une manière qui ne requiert pas les mots, ni la guerre. C'était d'une façon si belle, si simple, mais qui était malheureusement enterré sous l'ignorance et l'indifférence.

– Cela n'a pas marché, constata-t-il. Son ambition ne s'est jamais réalisée. Son nom est-il connu ? se souvient-on de ce qu'il a accompli ?

Namjoon secoua négativement la tête. Il savait qu'à ces mots, le jeune garçon faisait référence aux classes sociales.

– Mais la puissance naturelle d'une œuvre finit toujours par se révéler. Un chef-d'œuvre peut être oublié par le temps, on peut l'interdire ou l'ensevelir, mais toujours ce qui est durable triomphe inévitablement de ce qui est éphémère. Qu'un individu s'emballe réellement pour une œuvre, cela suffit pour la tirer de l'oubli. Et je suis cet individu.

Taehyung sourit timidement. Si quelqu'un, ne serait-ce qu'une personne, se souvenait de lui après sa mort, alors il serait déjà comblé.

– Peux-tu dessiner autre chose ?

– Que voulez-vous que je dessine ?

– Serais-tu capable de dessiner la scène des pèlerins d'Emmaüs ? Le piège de Yang Huo ? La naissance de Siddhãrta Gautama ?

Taehyung ouvrit grand la bouche, perplexe. Il n'avait aucune idée de ce que disait son maître, ni à quoi cela pouvait bien faire allusion. Il réfléchit quelques instants, essayant de puiser dans sa mémoire, mais rien de tout ce qu'avait énoncé le plus âgé lui évoquait quoi que ce soit. Il ne voulait pas le décevoir alors, à contre-coeur, il hocha négativement la tête.

– Comme je le pensais. Tu n'as aucune éducation religieuse, n'est-ce pas ?

Namjoon était attendri par ce garçon d'une façon qu'il ne saurait expliquer. À son cœur, il avait déjà une grande valeur. Ainsi, il ébouriffa affectueusement ses cheveux d'ange.

– Cela ne fait rien, tu apprendras.

– Je ne veux pas dessiner ce genre de représentation.

– Dessiner ? Tu dessineras, tu peindras, tu sculpteras. Tu feras des choses extraordinaires avec ces mains, jusqu'à ce que tu trouves ce qui te convient le mieux.

L'idée de peindre et de sculpter lui plut énormément. Jusqu'à aujourd'hui, il en avait seulement rêvé. Mais l'idée de devoir peindre, sculpter ou dessiner des œuvres en rapport à la religion ne lui convenait guère, Namjoon le remarqua bien.

– Plus tard, tu comprendras que nous n'avons malheureusement pas d'autres choix que de nous plier aux exigences des autres pour pouvoir vivre.

Namjoon avait raison. Ce ne serait que des années après que Taehyung comprendrait le sens de ces paroles.

Et cette réalité, malheureusement, lui causerait bien des souffrances et des frustrations.

Ainsi, deux années passèrent. Taehyung avait grandi, devenant encore plus beau qu'il ne l'était déjà. S'il concevait des œuvres, lui aussi en était une. Une œuvre bien vivante, palpable, à la beauté ensorcelante, presque terrifiante.

Taehyung excellait dans tous les domaines. Il était aussi doué en peinture et en sculpture que l'avait espéré Namjoon. Il avait appris avec une rapidité extraordinaire toutes les croyances et dogmes définissant le rapport de l'homme avec le sacré berçant le royaume. Et si Taehyung peignait des événements de la Bible, il ne laissait pas moins de côté son grand amour pour les courbes humaines.

Toujours, cependant, il se refusa à sculpter l'un de ces êtres qu'il chérissait tant, se contentant de les dessiner ou de les peindre. Parce qu'il voulait tailler dans le marbre ce qui s'apparentait pour lui à la perfection, et qu'il n'avait aucune idée d'à quoi elle pouvait bien ressembler.

Il avait appris les mélanges complexes de la peinture à l'huile et, chaque matin, préparait ses ingrédients pour sa nouvelle toile ou celle en cours. Mélanger le liant, l'huile cuite, la résine de copal et des pigments avait toujours quelque chose d'apaisant pour lui.

Il avait aussi fait la connaissance des autres élèves de Namjoon. Tous l'avaient accueilli avec réserve et Taehyung avait alors compris peu de temps après qu'une grande rivalité semblait les lier. Chacun voyait en l'autre un ennemi. Ainsi, ils ne parlaient que rarement, un mot tout au plus, prononcé çà et là, qui voletait telle une feuille jetée en l'air, livrée à elle-même, et qui retombait sur le sol, épuisée. Ils avaient tous que peu de choses à se dire.

Taehyung avait mûri, il avait appris et comprenait aussi peu à peu les paroles qu'avait eues son maître lors de leur rencontre. L'élève n'avait encore réalisé aucune commande, s'entraînant seulement. Mais ce n'était pas le cas de Namjoon. Il semblait que son aîné était toujours en proie à une certaine mélancolie lorsqu'il devait réaliser des travaux pour des familles aisées ou, dans des cas plus rares, nobles.

Namjoon était brillant, mais il mettait en lumière seulement des scènes de la religion ou des portraits. Un jour, alors qu'il réalisait une commande, Taehyung alla le voir à son atelier. Il admira la peinture que son maître faisait, une requête d'une famille noble dont il ne se souvenait plus le nom, et se fit la réflexion que cette situation était injuste. Son aîné semblait comme prisonnier, alors il lui demanda :

– Que préférez-vous peindre ?

Namjoon, minutieux dans son œuvre, continua de peindre de couleurs sublime ce tableau représentant les pensées de Confucius, les faisant prendre vie. Elles n'avaient alors plus rien d'ennuyeux lorsqu'elles étaient ainsi dévoilées, débordantes d'éclats et de sagesse.

– J'aime peindre les paysages.

Il avait un sourire serein, apaisé, lorsqu'il laissa la réponse sortir d'entre ses lèvres. Seulement, Taehyung réalisa alors qu'il ne l'avait jamais vu peindre un seul paysage depuis qu'il était ici.

– En avez-vous déjà eu une commande ?

Et alors, le pinceau de son maître resta en suspens au-dessus de la toile de lin. À ce moment précis, l'élève avait balayé une vérité douloureuse dont son maître ne semblait même pas avoir pris conscience. Le visage de Namjoon était comme figé. C'en était terrifiant parce que même le temps semblait s'être arrêté. Taehyung avait percé à jour une réalité bien sombre, une réalité qui enchaînait malheureusement tous les artistes qui espéraient vivre de leur passion.

Morceau par morceau, Namjoon arrachait sa vie de sa poitrine, et en cette heure-là, lui qui était encore si jeune, aperçut pour la première fois d'un oeil aiguisé, les profondeurs inconcevables du sentiment humain.

Aussi triste que cela puisse paraître, personne n'accordait d'attention aux œuvres représentant des paysages.

Bien des jours après, lorsque Taehyung pénétra à nouveau dans l'atelier, il se figea près de la poterne. Son maître était face à lui, de dos, et discutait avec quatre jeunes hommes. Ils étaient plus âgés que lui, cela se voyait, mais pas de beaucoup d'années. Et surtout, ils étaient tous magnifiques. Chaque visage avait quelque chose de captivant, de presque merveilleux.

En voyant que le regard d'un des jeunes hommes face à lui s'était porté vers l'entrée de l'atelier, Namjoon se retourna, un sourire ravi sur les lèvres.

– Taehyung, te voilà enfin. Approche donc.

Timidement, le jeune homme s'approcha et se posta à côté de son maître. Celui-ci passa affectueusement son bras autour de ses épaules.

– Il est temps de choisir ton modèle.

Taehyung releva vivement la tête, surpris. Pourquoi aurait-il besoin d'un modèle ? Dans quel but ? Il questionna silencieusement Namjoon de son regard perdu.

– Tu honores avec perfection le corps des femmes, pourtant, tu es plus maladroit lorsqu'il s'agit de représenter des hommes. Un modèle te permettra de t'entraîner, de visualiser plus facilement l'anatomie masculine.

Namjoon n'avait jamais compris cela. Son élève dessinait très bien les courbes féminines, pourtant, lorsqu'il s'agissait des hommes, il semblait plus hésitant. C'était étrange de constater cela tout en sachant que Taehyung était pourtant lui-même un garçon.

– Choisis donc le modèle qui t'inspire le plus.

– Je n'ai pas besoin de cela.

Namjoon claqua sa langue contre son palais. Son élève, aussi brillant soit-il, était franchement têtu lorsqu'il le voulait.

– Taehyung, cesse donc de te limiter et tu toucheras l'infini.

L'élève concéda alors à porter son regard sur les hommes face à lui. Leurs visages étaient tous neutres, comme s'il s'agissait de statues. Taehyung n'aima pas l'idée de devoir faire un choix, il se haïssait aussi pour laisser son regard longer leur corps. Il avait la sensation de les traiter comme des malheureux bouts de viandes, mais aucun ne sembla s'en formaliser. L'un d'entre eux attira particulièrement son regard à cause de son sourire. Il avait un petit rictus presque insolent sur le coin des lèvres. Ses cheveux de la couleur du crépuscule étaient éparpillés lâchement sur ses épaules, il possédait un regard fin, mais farouche et avait un physique qui aspirait à la candeur, une sorte d'innocence maîtrisée. Maîtrisée, parce que ce n'était qu'une façade.

Il admira ce garçon plus longtemps, son regard plongé dans le sien, il pouvait presque sentir ses joues rougir.

– Lui, murmura-t-il doucement.

Namjoon hocha solennellement la tête et raccompagna les autres modèles jusqu'à la poterne. Pendant ce temps-là, Taehyung laissa son regard vagabonder sur le jeune homme face à lui, une douce angoisse prenant possession de son coeur. Son futur modèle possédait des courbes enchanteresses, pécheresses, même. Mais il était divin et Taehyung n'avait qu'une hâte, laisser ses doigts rendre justice à ce corps qu'il avait face à lui.

– Park Jimin.

Le garçon avait parlé d'une voix claire, toujours ce petit sourire au coin des lèvres, comme s'il exerçait une sorte de dominance sur l'élève. Il possédait une certaine suffisance dans son ton, mélangé à de l'indifférence. Une fusion des plus désagréables, mais qui intéressa Taehyung d'une façon assez inexplicable.

– Kim Taehyung.

Ce jour-là, il aurait pu avoir Uriel ou Gabriel, mais c'est Azazel qu'il préféra.

La première fois qu'il avait honoré le corps de Park Jimin, il se souvint très distinctement de la moiteur de ses mains, des battements effrénés de son cœur et de son sang bouillonnant dans ses veines. Il était aussi impatient que décontenancé. Il avait maladroitement rassemblé ses pinceaux près de son chevalet ainsi que sa palette de couleurs. Il lui en avait fallu, du temps, pour trouver la teinte parfaite de ses orbes et celle de son grain de peau.

Mais une fois qu'il avait tout trouvé, il avait alors pu solliciter son modèle pour la première fois.

Jimin se tenait devant lui et admirait les allers-retours de l'élève avec un certain intérêt. C'était étrange que de constater que le modèle qui s'apprêtait à se mettre à nu était bien plus calme que l'artiste, pourtant c'était le cas.

Lorsque Taehyung s'assit face à son chevalet, il sut que le moment était venu. Mais sans même donner de directives à son modèle, celui-ci commençait déjà à se déshabiller. Avec une certaine lenteur provocante, Jimin retira sa chemise. Il prit grand soin de fixer le plus jeune durant son action, se galvanisant de voir ses joues rougir. De la même façon, il délaça lentement son pantalon. Tous ses gestes étaient calculés et hypnotisants. Jimin possédait une confiance que Taehyung n'avait pas encore, parce qu'il y avait encore bien des choses que le cadet n'avait pas expérimentées, mais dont son aîné avait une parfaite expérience. En particulier celui de voir face à soi un corps nu, autre que le sien en reflet dans un miroir.

Park Jimin totalement dépossédé de ses vêtements, Taehyung ne put empêcher ses yeux de longer son corps avec un certain émerveillement. Il était magnifique. Tout chez lui semblait grandiose. Cependant, sans qu'il n'en prenne conscience lui-même, son regard s'attarda bien trop longtemps sur son sexe pour que cela paraisse naturel. Jimin le vit bien et arbora un sourire carnassier, affamé même.

Taehyung ne sut que faire. Il lui semblait que sa gorge était devenue sèche. Il était dans un tel état de panique imminent qu'il hésitait à prendre la fuite. Pourtant, son âme et ses doigts lui hurlaient de rester. Parce qu'eux, voulaient peindre cet homme avec une telle envie, un tel désir, que cela s'apparentait presque à de la folie.

– Tu permets ?

Taehyung, confus, détailla le drap que le jeune homme pointait du doigt. Il hocha la tête avec détachement ne sachant de toute manière pas de quelle façon il voulait que son modèle se positionne. Jimin s'empara alors du drap et Taehyung put admirer honteusement les fossettes qui se creusaient sur le bas de son dos et les rondeurs de ses fesses. Il inspira brusquement.

Jimin semblait voler à travers la pièce, ses pieds nus voguaient avec une telle légèreté sur le sol de pierre qu'il semblait presque flotter. Son modèle ne se contentait pas de marcher, il dansait avec une grâce infinie. Il chantonna une petite chanson et déposa le drap sur le sol avant de s'asseoir dessus. Puis, d'une façon tout aussi captivante, il tint les deux bouts du tissu de ses mains, écartant ses bras, tourna la tête de profil, l'une de ses cuisses tendue, l'autre rabattue.

Même Taehyung n'aurait jamais pensé à cette position, elle était parfaite. La façon dont son modèle tenait ce drap le faisait paraître sous un nouveau jour, on aurait dit un ange. Un ange vulnérable. Tourner de profil de cette façon, l'élève voyait le regard de Jimin porter au loin, fixant un horizon, une infinité inaccessible.

– Peux-tu commencer ? Cette position est assez inconfortable.

Taehyung balbutia maladroitement des excuses et se mit alors à sa besogne. Il s'empara de son pinceau, et pendant les heures qui suivirent, se mit à figer la beauté de ce garçon pour l'éternité. Jamais encore, il n'avait vu un visage dans lequel la passion du feu jaillissait si bestiale dans sa nudité effrontée.

Alors qu'il s'appliquait à détailler le fin trait de ses abdominaux, son modèle prit la parole.

– Namjoon m'a dit que tu peignais toutes sortes de corps.

Taehyung acquiesça brièvement, tellement concentré qu'il n'avait pas levé son regard de sa toile.

– C'est assez surprenant, je trouve, lorsqu'on pense que certaines de ces formes que tu glorifies sont considérées comme abject.

L'élève leva légèrement le regard. Ces mots l'avaient étrangement blessé. Parce que lui, il aimait ces corps. Il avait la sensation que Jimin était répugné par son travail, pire encore, qu'il partageait le même avis que ces gens dont l'esprit ne voyait pas plus loin que leur propre âme.

– J'ai personnellement plus de plaisir à comprendre et aimer ces corps qu'à les juger.

Taehyung ne le vit pas, mais le regard de sa muse se voila discrètement. Doucement, Jimin laissa retomber ses bras le long de son corps, le drap caressant doucement ses omoplates avant de s'échouer lamentablement sur le sol.

– Que fais-tu ? s'étonna Taehyung.

– Je suis fatigué.

– Mais je n'ai pas fini.

Jimin se releva, le tissu posé sur ses avant-bras et s'avança jusqu'à l'élève. Le drap glissait derrière lui, comme une immense cape et, à mesure qu'il s'approchait, il rappela à Taehyung ses divinités grecques dont il eut la chance d'apercevoir les splendides représentations dans un des livres de son père. Il se positionna juste derrière l'élève, baissa son visage, et souffla sur ses boucles brunes, envoyant un frisson dans le dos du plus jeune. Il admira quelque temps la peinture avec un regard brillant et s'approcha de Taehyung avant de lui chuchoter d'une voix doucereuse :

– Malheureusement, je suis bien réel. Je ne suis pas un de ces corps que tu imagines. Cette chair que tu esquisses, tu peux la toucher.

Taehyung déglutit. Il y avait dans la voix de sa muse une sorte de défi, un murmure supplique de palper ses courbes. Jimin réalisa quelle partie l'élève n'avait pas dessiné et ricana, fortement amusé.

– Tu l'as regardé pendant si longtemps avant de commencer à peindre et, maintenant, tu n'oses plus le faire ?

Taehyung baissa le regard, jouant maladroitement avec son pinceau comme un enfant honteux. L'élève pouvait dessiner des corps masculins à la perfection, mais il avait choisi de ne pas le faire. Cela avait commencé peu après son arrivée à Hamheung. En se baladant dans les rues, il s'était rendu compte que ses prunelles obsidiennes étaient automatiquement attirées vers les hommes.

Il se souvint encore de ce regard ardent, scandaleux, qu'il avait échangé avec un adolescent qui devait avoir à peu près son âge. Taehyung avait réalisé qu'il appréciait les jolis garçons. Il en avait été révolté lui-même. Ce désir infâme qu'il avait, il en était terrifié. Alors jamais il n'osa esquisser à la perfection des corps masculins, parce qu'il avait peur que ce secret abject ressorte dans ses oeuvres.

Namjoon disait qu'un artiste laissait entrapercevoir aux yeux du monde une partie de son âme dans chacune de ses réalisations. Et ses mots, qui auraient dû le faire voir toute l'ampleur de ce dont il pouvait être capable, ayant ainsi une possibilité infinie de s'exprimer, l'avaient en réalité angoissée.

– Tu restes seul à te consumer dans le noir quand le soleil dérobe au monde sa lumière. D'autres, c'est par plaisir qu'ils s'étendent à terre, toi, c'est dans ton malheur pour gémir et pleurer.

Taehyung se tourna vivement vers son modèle, ses yeux confus parcourant l'étendue du visage de son aîné. Jimin semblait avoir une peau douce, comme celle des nouveau-nés et l'élève fut surpris de réaliser cela. Lorsqu'on vit dans la pauvreté, la misère avait souvent tendance à s'incruster sur chaque carnation, même sur les cils, mais ce n'était pas son cas.

– Je ne suis pas malheureux.

Jimin le dévisagea quelques instants puis, sans crier gare, s'empara de sa main avant de la poser sur son sexe. Sous ses doigts, Taehyung sentit ce bâton de chair lisse, souple, lâche. Il sentait tout, jusqu'à sa fine toison chatouiller sa paume. Au-delà du désir qui prenait possession de son cœur, il y eut aussi une immense douleur. Un chagrin si grand que ses yeux se mirent à pleurer alors qu'il tenait encore dans sa main la partie la plus intime de ce modèle qui le chamboulait.

Jimin avait directement compris que son cadet aimait avec passion et culpabilité les beaux garçons. Il l'avait senti parce qu'on aurait dit que ce secret éhonté se mélangeait même à ses effluves corporels. Il avait dans son regard une telle innocence, une telle peur, que Jimin voulut se l'approprier. Il voulait entraîner dans les profondeurs abyssales de la déchéance ce magnifique artiste à la beauté illustre.

– Comment penses-tu pouvoir faire accepter au monde tes idéaux si tu ne t'accepte pas toi-même ? Je sais que l'idée de te regarder dans un miroir te répugne. Mais combien de temps comptais-tu encore réfréner cette attirance qui te consume ?

Taehyung avait les yeux grands ouverts, l'expression figée par l'effroi. Il savait. Jimin avait percé à jour ce secret. Rien de ce qu'il aurait pu dire n'aurait pu le protéger, car le silence qui s'installa lentement entre eux était aussi révélateur que dévastateur.

Comme marqué au fer rouge ou brûlé par le fouet du jugement, Taehyung retira précipitamment sa main. Jimin le dévisageait avec une moue exécrable. La courbe de ses lèvres s'était affaissée, témoignant toute sa pitié pour le plus jeune. Il y avait un tel dédain qui émanait de sa personne que l'élève fut encore plus honteux.

– Sors, murmura-t-il.

Taehyung baissa le regard sur un coin de son oeuvre. Il entendit Jimin soupirer puis s'éloigner. Un froissement de vêtements, des souliers raclant le sol puis, le silence pesant, et Taehyung sut qu'il était parti.

Il passa le reste de l'après-midi à détailler cette peinture et à penser à la scène qui s'était produite plus tôt. Tant de questionnement dans sa tête. Au-delà d'un certain effroi, il ne pouvait nier avoir ressenti un certain désir, une flamme ardente qui avait embrasé le creux de ses reins avec passion. Laisserait-il sa vie se dérober sous ses yeux en étant à jamais enchaîné dans cet état de servitude ?

Il y avait quelque chose de merveilleux chez Park Jimin, car à chaque fois que Taehyung était près de lui, à une faible distance, il avait pourtant la sensation qu'il était si loin qu'il semblait aussi inaccessible que les étoiles. Peut-être que c'est cette image insaisissable qui attirait irrémédiablement l'élève.

Ils n'avaient plus jamais abordé le sujet de ce qu'il s'était passé lors de leur première séance. Mais au bout de la quatrième, alors que Taehyung venait de finir de peindre l'éclat de sa chevelure de jais, il sut que le moment de tracer celui de sa partie intime était venu.

Il l'avait détaillé longuement, admirer, sans que Jimin ne s'en aperçoive, lui dont le visage était tourné de profil, figé dans le silence. Taehyung eut de la chance, car il faisait partie de ses rares personnes poussées par une force extérieure. Taehyung aimait appeler cela de cette façon, mais c'était juste une prise de conscience. Celle qui change des vies, qui commença à changer la sienne aujourd'hui.

Il reposa son pinceau et se releva doucement. Lorsque Jimin sentit que l'artiste s'approchait, il tourna lentement la tête et le regarda. Et ce marron éclatant montait du fond de ses prunelles, s'avançait, pénétrait en lui ; il sentait que cette onde ardente qui émanait d'elles traversaient son être moelleusement, s'y répandait largement et donnait à son âme une joie vaste et étrange : toute sa poitrine était brusquement élargie par le jaillissement de cette puissance.

Il fondit sur lui, le couchant délicatement sur le dos, le tissu blanc s'éparpillant partout autour de sa silhouette. Ils s'apprivoisèrent et s'ils s'embrassaient, ce n'était que du regard. Jimin posa sa main sur sa joue et caressa du bout des doigts sa peau.

– Que fais-tu ?

– J'apprends à m'aimer.

Jimin esquissa un sourire si ravissant que Taehyung eut la sensation que son coeur tomba lourdement de sa poitrine. Il ne put empêcher ses doigts de dévaler sa silhouette, tapotant ses côtes, effleurant ses bourgeons de chair. Il aimait tant ce moment que le côté illicite s'évapora doucement. Il frôla son sexe de ses doigts avant de le tenir pleinement dans ses mains. Sa tête tomba sur l'épaule de sa muse, comme si l'ivresse de l'instant l'avait rattrapé. Ainsi positionner entre les cuisses de ce garçon qui lui prodiguait un sentiment aussi enivrant qu'inexplicable, Taehyung eut l'impression de vivre pour autre chose que l'art.

L'amour.

Brusquement, il se fit renverser sur le dos avant que Jimin ne vienne se positionner au-dessus de lui. Il sentit la fraîcheur du drap sous lui et la chaleur de ce garçon sur lui, un contraste bien étourdissant. Jimin se pencha, cet éternel rictus au coin des lèvres.

– T'aimes-tu désormais ?

Taehyung posa ses mains sur ses hanches. Ses cheveux s'éparpillaient partout autour de son visage, s'énamourant du tissu blanchâtre, sa pureté comme mise en avant.

– Je crois que je m'adore, répondit-il timidement.

Jimin ricana.

– Tu crois ?

Le modèle effleura les lèvres de son cadet de son souffle, son regard se perdant dans la puissance créatrice du sien. Même pour Jimin, c'en était bouleversant. Il y avait chez ce garçon quelque chose d'inexplicable, unique non pas car chaque être l'était, mais parce qu'il était bien le seul qui lui fit douter de la mortalité humaine. Il fit voyager ses doigts sur la soie de ses boucles brunes avant de faire papillonner ses cils sur le haut de ses pommettes. Puis, doucement, il fusionna ses lèvres aux siennes, lui dérobant son premier baiser. Un baiser si tendre, si doux, si fugace que Taehyung crut l'avoir rêvé.

Lorsque Jimin se redressa, c'est Taehyung qui le ramena à lui, désirant encore une fois de plus goûter à ce fruit défendu. Les lèvres de son modèle étaient si douces, si lisses qu'il ne put se résoudre à les quitter. Ce moment de volupté, il désirait le faire durer pour l'éternité. Leurs lèvres s'emboitaient à la perfection et, durant un temps indéterminé, seul le bruit de leurs baisers se fit entendre dans l'enceinte de l'atelier, se superposant aux chantonnements des oiseaux.

Cet après-midi-là fut marqué à jamais dans sa mémoire.

Beau garçon, joliment bâti, aux yeux marrons et aux cheveux noirs. Taehyung n'avait jamais connu quelqu'un d'aussi beau ; ce genre de beauté physique, touchant presque à la perfection, lui donnait, lorsqu'il se considérait à tort, un sentiment d'infériorité. Il éprouvait pour Jimin une profonde affection, presque de l'amour. Il se savait très simple ; avoir conquis l'attention d'un jeune homme si beau, si désirable...C'était comme le vin capiteux pour celui qui ne boit jamais.

Il avait déjà fini la peinture de Jimin depuis quelque temps et Namjoon en avait été très fier. Au-delà du fait qu'il avait représenté à la perfection chacune de ses courbes, c'était sa première œuvre qui possédait un visage. Il ne l'avait ni nommé, ni signé, il n'y voyait là aucune utilité puisqu'il comptait à jamais la garder secrète.

En ce jour de printemps, lui et Jimin étaient assis près d'un champ de fleurs. Tandis que Jimin laissait les rayons du soleil inonder son visage, Taehyung le dessinait. Il avait l'impression qu'il ne serait jamais rassasié de le présenter. Parce qu'il était si beau.

– Tu n'en as pas marre de me dessiner tout le temps ?

– Non, je te trouve fascinant.

Jimin ouvrit doucement une paupière, le fixa quelques instants, puis, tout à coup, se jeta sur lui, arrachant à Taehyung un cri de surprise. Le surplombant de son corps, il s'empara d'une pâquerette qui se trouvait à ses côtés. Il l'examina sous tous les sens avant de la tendre au plus jeune.

– Sais-tu comment on effeuille une marguerite ?

Taehyung fronça les sourcils, quelle était cette idée stupide d'arracher les pétales d'une pauvre fleur ? Tandis qu'il se redressait doucement, Jimin arracha l'un de ses boucliers.

– Il m'aime...

L'élève rougit, surpris, et admira le spectacle de Jimin qui arrachait un à un les pétales de cette marguerite, celles-ci s'échouant tristement sur l'herbe. Taehyung voyait dans sa manière d'arracher chaque pétale non pas un acte innocent d'amour, mais celui d'une profonde cruauté.

– ...Passionnément.

Lorsque la fleur se retrouva complètement nue, démunie, Jimin la balança derrière son épaule et posa ses mains autour du cou du plus jeune, se rapprochant de lui.

– Voyez-vous ça.

Il l'embrassa chastement sur la bouche. Mais, confus, Taehyung répondit à peine à son baiser. Il appréciait Jimin, en était irrémédiablement charmé, mais en était-il amoureux ? Il ne le savait pas lui-même, et le simple fait de prendre conscience de cette ignorance fit retomber son humeur. Jimin se releva soudainement, éclipsé quant aux démons qui se reflétaient sur le visage du plus jeune, épousseta son pantalon avant de lui annoncer qu'il allait faire un tour. Taehyung détailla sa silhouette s'éloigner doucement. Il l'admira danser au milieu des fleurs avec un sourire serein sur les lèvres.

Il s'empara alors à son tour d'une marguerite et se mit à répéter exactement la même action qu'avait eue Jimin auparavant.

– Il m'aime...

À chaque pétale qui s'envolait, son corps se tendait sous l'appréhension. Il se sentait stupide. Mais Jimin était si étrange. Jamais Taehyung n'avait réussi à le comprendre totalement. Il y avait des jours où il était arrogant, presque cruel, comme s'il haïssait le monde entier et plus particulièrement Taehyung et d'autres où il était tout le contraire. Il y avait des jours, comme aujourd'hui, où cette beauté s'exaltait, où elle s'imposait, où elle faisait crier avec énergie ses couleurs vives, fanatiquement étincelante, où elle éclatait et brûlait de sensualité. Où, à la place d'être un démon, il était un ange.

C'était peut-être ces deux personnalités paradoxales qui attiraient Taehyung, finalement.

– ...Pas du tout.

Il fronça les sourcils puis, dans un élan de tristesse et de doute, écrasa la fleur dans sa paume. Il leva à nouveau le regard, admirant avec une telle confusion ce garçon aux multiples facettes semblables à un diamant. Il relativisa, ce n'était qu'un jeu futile de toute façon.

Prit d'une pulsion soudaine de vouloir se rassurer, il se releva à son tour et s'approcha de Jimin à grandes enjambées, laissant son dessin derrière lui. Il piétinait un nombre incalculable de fleurs sur son chemin, mais il n'en avait que faire. Il attrapa brusquement le bras de Jimin et serra fortement son poignet, comme s'il avait peur qu'il se volatilise. Puis, l'inquiétude et l'insécurité dominant son âme, il eut ce désir inexplicable de lui montrer qu'il possédait un fragment de son coeur entre ses mains.

Il l'embrassa violemment, brutalement, scandaleusement, gauchement sur les lèvres. Dans cette action, leurs deux corps se retrouvèrent bientôt allongés sur l'herbe, complètement nus, leur vulnérabilité exposée sous le ciel bleu de la couleur des myosotis. Il y avait quelque chose de presque hors du temps dans chacun de leurs gestes. Tout semblait si lent, pourtant le soleil déclinait un peu plus à chacun de leurs soupirs.

Taehyung lui offrit sa première fois, sous le regard coloré des fleurs mélangées au doux parfum du printemps. Cette fragrance sèche mais sucrée resterait à jamais empreinte dans son cœur. Il lui avait donné son corps et même s'il avait dominé cet ébat intime, Jimin avait complètement mené la danse, lui qui n'était qu'ignorance et pureté. Il n'avait ressenti aucune honte, juste un profond plaisir, le sentiment de toucher du bout des doigts les sphères infinies qui se cachaient dans les profondeurs du ciel obscur. Il avait aimé ce moment de la manière la plus romantique, la plus belle qui soit.

Il avait mordu, léché, embrassé et caressé chaque parcelle de peau de sa muse. Il s'était abreuvé de ses gémissements, s'était enivré de ses promesses chuchotées au creux de l'oreille et lorsqu'ils étouffèrent tous deux leur spasme de plaisir sur les lèvres de l'autre, Taehyung crut totalement sombrer. Il s'était relevé, avait admiré les joues rouges de Jimin, ses yeux vitreux...Il se fit la réflexion qu'il n'avait rien à envier à la beauté des fleurs qui s'étaient logées dans ses cheveux.

Parce que Jimin était merveilleux.

Oui, Taehyung n'oublierait jamais ce moment. Pas seulement parce qu'il s'agissait de sa première fois, ou parce que ça avait été sublime mais, parce que plus tard, il ne pourrait pas s'empêcher d'y repenser avec amertume.

Park Jimin n'avait rien à envier aux fleurs qui avaient façonné cet instant de bonheur, parce qu'il avait lui-même la beauté fascinante d'une rose.

Taehyung avait seulement occulté le fait que celles-ci possédaient des épines.

Plus il pénétrait dans sa vie, plus l'oppressait d'une manière concrète l'ombre qui avait déjà marqué le cher visage de son maître, cette noble mélancolie, noble parce que noblement surmontée, jamais elle ne s'abaissait jusqu'à une mauvaise humeur désagréable ou à une colère incontrôlée.

Taehyung avait fait part à Jimin de son statut social et depuis cette révélation le comportement du plus âgé s'était radicalement métamorphosé. Il semblait si doux, possédait toujours une remarque mielleuse et était devenu friand des marques d'affection.

Namjoon commença à voir clair dans le jeu du modèle lorsqu'il prit conscience qu'une grande partie des économies de Taehyung s'était volatilisée dans les nombreux présents qu'il lui offrait. Cet argent que lui avait légué son père avant de partir, l'élève le dépensait les yeux fermés pour son amant.

Lorsque Jimin voulait de la soie, il l'avait. Lorsqu'il s'entichait d'un bijou, il l'avait. Namjoon le voyait aller et venir à l'atelier avec, à chaque fois, de nouvelles babioles pour décorer sa tenue. Mais jamais il n'en parla à son élève. Parce que cette erreur, il décida qu'il valait mieux qu'il la découvre seul. Au-delà de comprendre la relation qui liait les deux hommes, Namjoon réalisa que Taehyung avait totalement négligé le fait que Jimin ne venait pas du même monde que lui.

Il croyait vivre là une relation faite de profonds sentiments, de douce volupté. Il adorait Jimin à un tel point qu'il lui concédait tout. Il l'avait affectueusement surnommé son « petit maître chanteur » sans réaliser que c'était bien plus qu'un surnom. Chaque fois qu'il lui offrait un présent, les deux hommes faisaient l'amour. Jimin le chevauchait avec une telle passion qu'au-delà de prendre ça comme une infinie reconnaissance, Taehyung pensait que c'était parce que le plus vieux était totalement à sa merci.

Quelle cruelle illusion.

Il ne se doutait pas une seule seconde que c'était lui, qui était piégé. Doucement, tortueusement, Jimin tissait sa toile autour de lui jusqu'à complètement l'enfermer.

Le Dano était une fête qui célébrait le début de l'été. Dehors, Taehyung entendait la musique de rue, les éclats de rire et le chant des uns et des autres. Lors de cette fête, tout le monde était heureux. La misère et la tristesse qui étaient des caractéristiques communes des habitants de Hamheung s'étaient volatilisés le temps de ses jours heureux. Il fallait qu'il en profite.

Il s'engouffra hâtivement dans l'atelier de son maître et alla jusqu'à son pupitre où il avait laissé son précieux argent. Il compta les pièces et se dit que ce serait suffisant pour faire un cadeau à Jimin si jamais celui-ci désirait quelque chose. Ravi de cette journée en perspective, il ne sentit pas la présence de son maître juste derrière lui. C'est seulement lorsqu'il se retourna que celui-ci le surprit au point de lui faire tomber ses pièces d'or et lui arracher un cri de peur. Il inspira brusquement et posa une main sur son coeur avant de sourire maladroitement à son maître.

– Vous m'avez fait peur...

– Où vas-tu ?

Taehyung ricana tout en s'abaissant pour ramasser ses pièces éparpillées sur le sol.

– Quelle question ! C'est la fête du Dano voyons.

Namjoon le détailla ramasser ses pièces. Le voir s'abaisser de cette façon pour Park Jimin lui serra douloureusement le coeur. Ce jeune garçon qu'il avait recueilli, seulement âgé de treize ans et aujourd'hui seize, avait toujours insufflé en lui un sentiment de tendresse. Ce n'était pas seulement son élève, il voyait en lui un petit frère. Un petit frère qui courait droit à sa perte.

– As-tu besoin d'autant d'argent ?

Taehyung se figea et leva lentement son visage vers lui. Il se pinça les lèvres et Namjoon retrouva alors le petit garçon qu'il avait rencontré trois années auparavant, pas celui qui était obnubilé par sa muse, ni celui qui se fourvoyait dans son but, mais celui qui était avide d'apprendre. Taehyung aimait peindre les corps nus, il avait toujours aimé cela. Mais depuis Park Jimin, sa main n'honorait que ses courbes. Où était passé sa promesse de choyer chaque être humain de ses doigts ?

– Taehyung, cette relation que tu entretiens avec Jimin est malsaine.

C'était la première fois que Taehyung percevait de la déception sur le visage de son maître. Voir ce sentiment se dépeindre sur les traits de celui qu'il avait tant respecté, tant affectionné, l'attrista. Sous ses paupières, dansa alors très nettement chaque moment qu'il avait passé avec Namjoon. Celui du jour de leur rencontre, des interminables cours sur la religion, la première fois qu'il avait essayé la peinture et la sculpture à ses côtés, les conseils, les sermons, les rires, les sourires...

– Vous dites cela parce que c'est un garçon.

Namjoon écarquilla les yeux.

– Que...Non ! Bien sûr que non. Je te dis ça parce que tu crois rêver, mais lorsque tu te réveilleras, tu réaliseras que tout ceci n'était qu'un cauchemar.

Taehyung se redressa, regardant de toute sa hauteur son maître. Depuis qu'il le connaissait, c'était la première fois que son élève arborait une expression aussi fermée, aussi froide.

– C'est ridicule, jamais vous ne m'auriez dit ça s'il avait s'agit d'une fille.

Namjoon ouvrit grand la bouche, surpris par la façon dont les illusions de son élève s'étaient si intensément incrustées dans son être. Taehyung passa à côté de lui, bousculant son épaule, avant de passer le pas de la poterne et de s'éclipser dans un éclat lumineux. Le maître resta longtemps dans cette position d'incrédulité. Puis, son regard fut attiré par ce dessin, par cette courbe féminine bien en chair, par la première œuvre que Taehyung avait faite au sein de son atelier et qui reposait fièrement sur son petit bureau. Il ferma douloureusement les yeux.

– Pardonne-moi, Chung-su...

Il avait failli à sa mission, à sa promesse de mener Taehyung jusqu'au sommet de son rêve. Tristement, cela revenait à dire que Park Jimin était plus fort que lui, plus fort que son élève aussi.

Kim Taehyung avait un désir capable de surmonter celui qu'il vouait à l'art. Celui de devenir, d'être, aux yeux de quelqu'un. Namjoon n'aurait jamais pu l'aider à empêcher cela finalement.

Et tandis que le maître se lamentait de cette situation dans l'obscurité de son atelier, Taehyung se mêlait à la foule avec une certaine allégresse. Il était heureux car la joie qui se reflétait sur chaque visage qu'il voyait suffisait à adoucir son coeur. Il était une personne si noble, qui n'aspirait qu'à rendre justice, à enveloppée d'un halo de lumière ces malheureux.

Jimin habitait au-dessus d'une taverne, dans une vieille bâtisse. Tous les jours, tous les mois, toute l'année, il y avait un spectacle incessant d'aller et venus de poivrots, de disputes, de rires et même parfois de meurtres qui se déroulait sous la fenêtre du modèle. Il y avait comme un petit monde autour de cette taverne, qui semblait la faire vivre. Taehyung pénétra à l'intérieur, évita de justesse le vin qui se déversa de la chope d'un bienheureux, salua la serveuse au corset beaucoup trop serré qui lui faisait du charme depuis la première fois qu'il était venu et grimpa une à une les marches grinçantes qui menaient jusqu'à la petite chambre de son amant.

À cause du bruit assourdissant, Taehyung n'entendit pas le bruit de l'autre côté de la porte. Insouciant, il ouvrit celle-ci avant de directement se figer sur son seuil. Les bruits devinrent peu à peu lointains, tout s'évapora, ce sentiment d'allégresse disparu. Face à lui, sur le vieux lit de Jimin, il y avait un homme. Celui-ci était de dos, bâti comme un dieu. Il admira ses courts cheveux bruns, le grain de beauté sur l'une de ses omoplates et son visage enfouie dans le cou de son amant...Amant qui avait la tête penchée en arrière, gémissant de plaisir et qui chevauchait cet homme exactement de la même façon qu'il le faisait avec lui. En réalisant que ce qu'il possédait avec Jimin ne lui était pas exclusif, des larmes se formèrent au coin de ses yeux.

Il lui avait tant donné...Il se sentit tellement stupide qu'il osa à peine bouger, devenant inconsciemment le geôlier de sa propre souffrance. Jimin papillonna des paupières, aperçut Taehyung, mais ne s'arrêta pas dans son infidélité. Pendant un instant, il le regarda fixement. Et, tout à coup, il rit avec une expression de mépris. Ce fut comme une explosion si brusque, ce rire de mépris, que Taehyung aurait pu s'abattre au sol et hurler de douleur. Mais il ne le fit pas.

Il venait de se réveiller et avait réalisé que les paroles de son maître étaient vraies. C'était bel et bien un cauchemar.

Combien avait-il souffert déjà à cause de cet homme survolté, qui lançait des éclairs, passant brusquement du chaud au froid, qui inconsciemment l'enflammait pour le glacer aussitôt, et qui par sa fougue exaltait la sienne, pour au final brandir le fouet de la trahison.

Taehyung ne perdit pas de temps avant de faire demi-tour, dévalant les escaliers à une vitesse fulgurante. Il entendit la serveuse l'appeler, mais n'y fit pas attention. Lorsqu'il sortit dehors, la lumière du soleil ne fut d'aucun remède pour l'obscurité terrifiante dans laquelle s'était enterré son cœur. En revanche, il entrevit pour la première fois que le pire en ce monde ne résulte pas toujours de la méchanceté ou de la violence, mais aussi de la faiblesse. Il se haïssait pour avoir été aussi vulnérable.

Il avait passé sa journée à errer dans les allées, s'abreuvant de ce liquide traître pour noyer sa honte, sa stupidité. En se retrouvant sur la place d'Hamheung, il observa d'un regard morne les habitants danser et rire avec légèreté. Tout le monde était si heureux et lui faisait pourtant si tâche. Il était comme un point obscur, triste, sur un tableau représentant le paradis. Et de la même façon qu'il était impossible de ne pas le remarquer, une jeune fille fut comme attirée par cette mélancolie.

C'était ça, l'âme humaine. Peu importe à quel point les hommes peuvent se faire du mal entre eux, s'entraîner dans les abysses, il y aurait toujours une main tendue pour les sauver. Ce mélange de bien et de mal, de joie et de tristesse semblait finalement être nécessaire. La réflexion que l'un ne peut exister sans l'autre parut soudainement clair lorsque cette fille s'approcha de Taehyung et s'empara de sa main avant de le tirer vers la foule. Sans un mot, juste un sourire, elle avait fait danser Taehyung si longuement qu'il eut le temps de retrouver l'esprit. Suffisamment de temps pour que sa tristesse se dissipe et qu'il laisse voir à cet ange qui l'avait éclairé la félicité de son sourire.

Jusqu'à la tombée de la nuit, ils dansèrent. Et lorsque les étoiles apparurent dans le ciel, ils se quittèrent. Elle lui offrit un vague signe de la main et se fondit dans l'obscurité. Sur le trajet du retour, Taehyung ne put s'empêcher de penser à ses longs cheveux bruns, à ses yeux chaleureux et à la cicatrice qui longeait sa joue gauche. Taehyung avait été émerveillé devant cette imperfection splendide, ce défaut sublime. Et parce qu'elle avait souri, parce qu'elle l'avait aidé, elle devint la plus belle fille que Taehyung n'ait jamais vue. Il y avait eu une telle joie de vivre en elle, une telle force, que Taehyung en fut chamboulé. À défaut de ne pas connaître son prénom, il savait qu'il pouvait la figer à jamais pour l'éternité. Avant que sa mémoire ne s'efface, avant qu'il n'ait le désir de revivre ce moment, pour en jouir rétrospectivement, bribe par bribe, ces émotions fugitives qui auraient été englouties par l'oubli, Taehyung voulait la glorifier.

Cependant, en entrant dans l'atelier, Taehyung ne s'attendait pas à voir Jimin et son maître en pleine dispute. Namjoon hurlait si fort que dehors, les chiens galeux se mirent à couiner. Ses yeux brillaient de tant de rage que Jimin n'osait même pas affronter son regard.

Lorsque les deux hommes le remarquèrent, Namjoon s'arrêta dans sa tirade avant de soupirer. Il savait que son élève s'apprêtait à affronter un moment douloureux alors, lorsqu'il passa à ses côtés, il caressa doucement son épaule avant de s'en aller, le laissant seul avec son traître d'amant. Taehyung, par ce simple geste, faillit pleurer, le cœur assailli par tant d'émotions. Parce que, quelques heures auparavant, il avait brusquement poussé l'épaule de son maître mais que celui-ci lui avait montré tout son soutien en caressant le sien. Il s'en voulut à un point inimaginable d'avoir douté de lui.

Taehyung avait tant de rancœur envers Jimin et le voir ainsi, se tenir si tranquille, l'expression neutre, ne fit que renforcer ce sentiment.

Jimin ne s'en voulut à peine, il lui avait seulement avoué toute la vérité. À vrai dire, ce n'était pas la première infidélité de sa part. À chaque mot qui sortait de cette bouche qu'il avait tant adoré embrasser, son cœur se fissurait un peu plus.

– Je ne t'ai jamais dit que je t'aimais, Taehyung.

Cette réalité lui coupa le souffle, parce qu'elle était si vraie. Jamais ils ne s'étaient dits ces mots, parce que Taehyung doutait et parce que, pour Jimin, ça n'aurait été qu'un mensonge. Mais, naïvement, l'élève pensait qu'il avait une place importante dans le cœur de son aîné, oubliant qu'effectivement Jimin et lui ne venaient pas du même monde.

Dans ses explications, Taehyung n'arriva même plus à lui en vouloir. Jimin s'était servi de lui mais, lorsqu'on vit dans un tel seuil de pauvreté, se battant jour et nuit pour survivre, qui ne le ferait pas ? Jimin était humain, l'élève réalisa seulement qu'en fonction dont les hommes appréhendent le jour, en fonction de leur environnement, il y a un degré d'humanité différent.

Ainsi, cette nuit fut tellement remplie de luttes et de paroles, de passion, de colère et de haine, de larmes de supplication, d'ivresse qu'elle lui parut durer mille ans.

Lorsque l'aube vint, Jimin le regarda encore une fois avec ironie...d'un air provocant, même, mais ce n'était là que façade, derrière laquelle se cachait sa honte, sa honte sans bornes. Puis il baissa la tête, lui tourna le dos sans le saluer, et, d'un pas lourd, singulièrement incertain, il prit la direction de la poterne, sa silhouette baignée dans la lumière matinale.

Jamais il ne le revit. Jamais il ne reçut de lui ni lettre ni nouvelle.

Il passa le reste de sa journée et une partie de la nuit suivante à peindre avec frénésie cette demoiselle qui l'avait tant hantée. Ses coups de pinceaux avaient été si nets, si précis, que ce tableau fut le plus beau qu'il n'ait jamais réalisé. Lorsque Namjoon admira son chef-d'œuvre fini, non seulement il fut heureux de voir qu'il ne s'agissait pas de Park Jimin, mais aussi charmer par le fait que son élève avait embelli la cicatrice de cette jeune fille, y incrustant des jolies fleurs d'été.

Mais son sourire s'estompa doucement.

– Tu dois t'en aller.

Taehyung qui lavait ses pinceaux dans un seau, regardant distraitement les couleurs se mélanger jusqu'à fusionner, s'arrêta dans sa tâche. Il se redressa imperceptiblement, croyant avoir mal entendu.

– Pardon ?

Namjoon soupira et se pinça l'arête du nez.

– J'ai toujours voulu ce qu'il y a de mieux pour toi, car je sais que tu es capable de chambouler la perception qu'ont les gens de ce monde, commença-t-il. Je me suis permis d'écrire à propos de toi à un vieil ami.

Il se retourna vers son élève, les larmes glissant sur ses joues. Pour la première fois, Taehyung vit ces perles scintillantes magnifier la peau du plus âgé.

– Kim Seokjin est le fils d'un des conseillers qui siègent aux côtés du roi, reprit-il. Au-delà d'être riche, c'est un homme passionné par l'art. Il s'est proposé d'être ton mécène et t'offre une formation complète dans son école, à Haeju.

Taehyung se releva brusquement et donna un violent coup de pied dans le seau, le liquide se déversant sur le sol de même que ses tourments se déchaînaient comme une tempête en lui.

– Non ! hurla-t-il.

– Taehyung, je n'ai plus rien à t'apprendre. Tu dois continuer ton propre chemin...

– Je refuse !

L'idée de quitter cette figure fraternelle, cet homme qui lui avait tant appris le révolta. Il ne pouvait pas se résoudre à le quitter, pas après avoir perdu Jimin. Son cœur ne saurait supporter un second adieu. Namjoon s'approcha de lui, s'empara de sa chemise, avant de lui asséner une claque qui résonna dans l'atelier. Taehyung écarquilla les yeux et détailla l'expression irritée de son maître dont les larmes ne tarissaient pas.

– Te souviens-tu de la promesse que tu as faite à ton père ? demanda-t-il.

En voyant que son élève ne lui répondait pas, il le secoua avant de reprendre, plus fort :

– Te souviens-tu, Taehyung ?!

L'adolescent hocha maladroitement la tête, perdu. Il y avait tant d'émotions qui se battaient en lui qu'il ne savait même pas les définir. Tout ce dont il était sûr, c'est qu'il aurait aimé en ressentir aucune.

– Alors va !

Namjoon le relâcha brutalement et Taehyung s'échoua au sol. Lorsque son maître passa à ses côtés pour fuir l'atelier, Taehyung pleura. Il pleura si longtemps et si fort que ses larmes se mélangèrent à l'eau colorée et qu'il finit par sombrer, épuisé.

Ainsi, Taehyung s'en alla peu avant la fin de l'été, avant que les arbres n'abandonnent leur première feuille. Il partit à l'aube, sans en avertir son maître. Lorsque celui-ci se réveilla, il remarqua un détail sur le chevalet de son élève. En s'approchant, il ricana en voyant sur le dos de sa toile les inscriptions suivantes : « La belle du Dano, 1491 ». En admirant sa peinture, il réalisa aussi qu'il l'avait authentifié en bas à droite de ses initiales.

Ce ne fut jamais Park Jimin, la première œuvre qu'il signa.

Mais elle.

Ainsi, Taehyung apprécia ; ne fut pas apprécié, et sa première idylle s'acheva amèrement

𓆹

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top