Adorare

Kim Seokjin, dit Seokjin le Magnifique par le peuple de Haeju, est l'un des fils des conseillers du roi. Son surnom, original, vient du fait qu'il est l'un des personnages les plus remarquables de son époque. Au-delà de ses talents de diplomate et d'homme politique, il côtoie un groupe de brillants érudits, d'artistes et de poètes et est également excellent dans des disciplines aussi variées que la chasse, la poésie et le maniement des armes. Par cet éventail de talents, il constitue ainsi l'une des plus belles incarnations de l'idéal de l'Homme du Royaume....

Mais Taehyung ne l'avait jamais rencontré.

Il avait désormais dix-huit ans. Cela faisait deux ans qu'il avait intégré l'école d'Art, mais il n'avait jamais rencontré une seule fois son mécène. Tout ce qu'il savait de lui, c'est ce que tout le monde connaissait déjà. Sa réputation n'était plus à refaire.

Il écrivait souvent à Namjoon. Son maître tant adoré était très fier de lui, malgré la déception du plus jeune de ne pas avoir rencontré son mécène, mais aussi de ne pas s'épanouir pleinement dans le but qu'il s'était donné. À l'école, les différents maîtres qui lui donnaient des cours avaient très vite déchanté en voyant la nudité que peignait le jeune artiste.

C'était proscrit. Indécent. Ridicule.

Namjoon l'avait prévenu, des années auparavant, et Taehyung pouvait encore très distinctement entendre le ton de sa voix résignée. Néanmoins, le maître de Hamheung lui avait dit de ne pas baisser les bras, de croire en son mécène. Mais Taehyung ne l'avait encore jamais vu ? Combien de temps allait-il encore attendre ?

Il écrivait à son père, omettant consciencieusement le fait qu'il se voyait la plupart du temps obligé de créer des scènes de la religion. Il ne voulait pas le décevoir alors il lui faisait miroiter une vie de rêve dans ses lettres. Il s'en voulait de lui mentir, mais si auparavant il avait eu du mal à assumer le fait qu'il aimait les hommes, désormais il avait honte de l'artiste qu'il devenait peu à peu.

Néanmoins Taehyung avait au plus profond de lui-même cette incapacité de donner autre chose que la perfection. Il lui fallait créer au-delà de ses possibilités, parce que rien de ce qui n'était pas nouveau, frais, différent, capable d'agrandir l'art de façon tangible ne le contenait.

Alors même si les sujets le laissaient de marbre, il donnait toujours tous ses moyens.

Le seul éclat lumineux qui était apparu sur sa vie était la mort du Roi Yônsan. Le tyran étant hors d'état de nuire, les différentes religions pouvaient désormais coexister en harmonie les unes entre les autres. Mais la pauvreté restait la même, la tristesse aussi.

Taehyung ne s'était pas vraiment fait d'amis dans cette école. Depuis que l'un des maîtres l'avait sermonné sur l'une de ses peintures, lors de sa première année, le jeune artiste se faisait dévisager par ses camarades. Ils avaient cette habitude de le fixer, avec les lèvres pincées et leurs airs supérieurs. Il passait outre. La jalousie, l'envie, le désir de détruire l'autre...Taehyung avait déjà connu ça dans l'atelier de Namjoon.

L'avidité était partout la même. Taehyung comptait les véritables artistes sur les doigts de la main. Non pas que les autres n'étaient pas talentueux, mais ceux dont parlait Taehyung étaient comme lui : ils désiraient seulement créer. Ils ne pensaient pas à l'or, ils pensaient à l'après. À ce qu'ils laisseraient en ce monde une fois leur dernier souffle expiré.

Ainsi, Taehyung avait remarqué Min Yoongi. Un élève un peu plus âgé que lui et qui ne parlait pas beaucoup. Tout le temps il était solitaire, tout le temps il rêvassait. Mais, lorsqu'il créait, c'était merveilleux. Si Taehyung aimait les nus, son camarade aimait mettre Dieu en lumière. Il le faisait merveilleusement bien. Le jeune artiste se souvenait encore très bien de ce tableau représentant le jugement du Roi Salomon, l'un des récits bibliques.

Les couleurs étaient magnifiques, l'expression de justice du fils de David, sensationnelle. Taehyung avait été conquis. Il était allé voir son camarade, une admiration non feinte brillante dans le fond de ses prunelles. Mais Min Yoongi semblait avoir en horreur les compliments. Où peut-être était-il tout simplement indifférent. On avait la sensation qu'il voyait le monde autour de lui de manière tout à fait apathique.

Il était le seul qui avait un tant soit peu son respect.

Ce jour-là, le temps était frais. Sous son léger uniforme, Taehyung sentait chacun de ses poils se hérisser. La tenue réglementaire n'avait rien d'exceptionnel : un pantalon, des bottes, une chemise en coton et un manteau court fendu noir, rattaché à l'épaule par une broche représentant une fleur de lys, symbole de l'école. Taehyung avait son carnet en cuir brun dans la main et admirait pensivement le seul dessin qu'il possédait de Jimin.

Il ne pouvait s'empêcher de ressentir de la nostalgie. Il se demandait ce qu'il était advenu de lui durant ses deux dernières années. Il savait qu'il pouvait demander à Namjoon, s'il le voulait, mais jamais il ne se résignait à le faire. Il était préférable de ne plus se soucier de lui, de penser à Jimin comme d'un élément perturbateur, éphémère, qui avait certes changé sa vie, mais qui avait aussi craquelé son cœur.

– Ton amant ?

Taehyung referma brusquement son carnet et se retourna, prêt à faire savoir à l'auteur de cette voix que c'était très grossier d'épier ainsi les gens. Mais il se figea, faisant face au visage impassible de Min Yoongi. Son camarade le scrutait et Taehyung remarqua alors que celui-ci ne portait pas son manteau. Il se demanda comment faisait-il pour se balader ainsi, sans risquer les représailles quant à sa tenue non réglementaire. Mais celui-ci semblait n'en avoir que faire, il semblait même que le vent frais ne l'atteignait pas.

– Pardon ?

Yoongi fit un signe de tête en direction de son carnet.

– L'homme sur ton dessin, c'est ton amant ?

Taehyung rougit furieusement, pris de cours.

– Cela fait quelque temps que je te regarde et tu semblais nostalgique en l'observant.

Min Yoongi avait le regard très fin. Néanmoins, il était inconcevable pour Taehyung de lui dire qu'il avait presque raison. Park Jimin n'était plus sien, cela faisait déjà deux ans, maintenant.

– Quelle idiotie ! répondit-il d'un rire nerveux. C'est ridicule.

Mais Yoongi ne flancha pas. Il fronça les sourcils et prit place aux côtés de Taehyung sur le petit banc en pierre, le regard lointain.

– Pourquoi le serait-ce ?

Taehyung resta bouche bée. Il remarqua alors seulement la croix qui ornait le cou de son camarade. Comme il l'avait douté, Yoongi était catholique. Il grimaça. Non pas parce qu'il avait une aversion pour la religion, mais parce que celle-ci, en particulier, avait encore du mal à bien se faire voir dans le royaume. Durant les derniers jours de son règne, le roi Yônsan avait même ordonné une attaque visant les catholiques, les éradiquant. Le mal-être du peuple n'avait fait que décliner à la suite de cet acte barbare empreint de folie. Taehyung savait que de nombreux érudits en avaient été les injustes victimes, de même que certains nobles.

– Tu es intrigant, murmura Yoongi.

Taehyung haussa un sourcil, surpris par cette révélation.

– Vraiment ?

– Ce que tu peins, ce que tu dessines, ce que tu aimerais si désespérément sculpter...

Taehyung plaqua son carnet contre lui, le regard plongé sur le profil énigmatique du plus âgé. L'alizé emmêla doucement les boucles de ses cheveux, comme une caresse.

– N'abandonne jamais ce pour quoi tu te bats, c'est important.

Taehyung compris alors que Yoongi parlait bel et bien de ses nus. Il baissa la tête vers le sol, ses bottes raclant l'herbe humide. Il repensa à son père, à ses années passées avec Namjoon et à son arrivée dans cette école. Il eut un rire désabusé.

– Comment le pourrais-je si on me l'interdit ?

Yoongi se tourna vers lui et lui offrit un petit sourire.

– Ton mécène est Kim Seokjin, tu ne pouvais pas rêver mieux, je te l'assure.

Taehyung se renfrogna. Il ne l'avait jamais vu alors il doutait sérieusement qu'il soit d'une grande aide. Certes, il était de notoriété publique le fait que son mécène soit un féru d'art, mais peut-être que celui de Taehyung serait sa limite.

– Qui dessine sa propre existence, qui dépeint son époque, vit pour tous les hommes. Tu as dû déjà l'entendre, mais la vérité c'est que la politique n'arrivera jamais à la cheville de l'art. Même si celle-ci est éclipsée, elle a plus d'impact que n'importe quelle parole fielleuse.

Taehyung le fixa quelques instants. Il se demanda sérieusement qui pouvait bien être ce garçon au visage impassible et au regard voilé par des millions de secrets.

– C'est facile à dire puisque la religion ne te pose aucun souci à toi, maugréa-t-il.

– Tu as tort, coupa Yoongi. Imagines-tu ce qu'un catholique peut ressentir en peignant d'autres religions ? Comment peindre, comment exprimer, une scène qui nous parle si peu ? Personne ne dira jamais comment nous ronge et nous détruit ce vide inexorable...

Taehyung n'y avait pas pensé, mais son camarade avait raison. Être contraint d'honorer des croyances qui n'étaient pas les siennes devait être une sorte de torture pour le plus âgé. Contraint de devoir réprimer sa foi pour le bon vouloir des autres. Le jeune artiste s'en voulut pour ses paroles, minimisant les ressentis de Yoongi, mais avant qu'il n'ait pu s'excuser, celui-ci le devança :

– Tu as l'avantage d'être non-croyant..., commença Yoongi. Jusque-là, tu n'avais peint que des nus, mais, n'as-tu jamais pensé à allier les deux ?

Taehyung écarquilla les yeux, stupéfaits. Son aîné ne pensait quand même pas à une idée aussi grotesque ? Pourtant, en voyant son expression, le jeune homme comprit qu'il était tout à fait sérieux dans ses propos.

– Ce serait de la folie, souffla Taehyung, ahuri.

Yoongi sourit, plus pour lui-même. D'un sourire triste et réservé. Tout à coup, il se redressa avant de commencer à s'en aller, sans un mot. Taehyung admira sa silhouette s'éloigner avant que son camarade ne se retourne, le surprenant.

– Il est beau, ce garçon.

Il avait accompagné sa phrase d'un clin d'œil complice avant de définitivement se retourner et de marcher en direction de l'édifice de l'école. Taehyung l'avait admiré jusqu'à ce que sa silhouette ne lui soit arrachée par les immenses portes en bois.

Un voile sombre passa devant ses yeux : peut-être ne serait-il pas capable d'achever son but ; mais il voulait rassembler toutes ses forces pour tenter une fois, rien qu'une fois.

– Quelle est cette infamie ?

Des chuchotements s'élevèrent au fond de la salle, choqués, répugnés. La voix de son maître avait tranché l'air avec dégoût et surprise. Taehyung voyait ses yeux écarquillés, sa mâchoire serrée par la fureur. Après trois mois, il avait dévoilé à ses camarades et à son professeur la toile sur laquelle il avait tant travaillé. Cette peinture qu'il affectionnait particulièrement car elle lui avait permis de tisser un lien avec la religion.

Son maître ne pouvait s'empêcher de dévaler les courbes de l'ange représenté sur l'œuvre du jeune artiste. Il avait dépeint Saint Michel, l'un des sept archanges de la Bible. Il tenait fièrement sa lance de sa main, son regard braqué vers le côté droit de la peinture, là où les rayons du soleil inondaient son être gracieusement, comme si Dieu avait envoyé ce signe pour le féliciter de sa bravoure. Son torse sculpté était un affront aux yeux du maître et ce simple tissu blanchâtre qui cachait ses parties intimes n'était d'aucun réconfort.

Le sourire fier de Taehyung s'estompa doucement. Il jeta un regard hagard autour de lui, remarquant les expressions offusquées de ses camarades, et celui moqueur de Yoongi. Le jeune artiste en fut surpris. Il semblait bien que Min Yoongi, depuis le fond de la salle, lui offrait un rictus goguenard. Il sentit son sang bouillir à cette simple constatation.

– Pourquoi ?

Taehyung donna alors de nouveau son attention à son maître. Lassé de devoir tout le temps s'excuser, il décida d'être honnête. Il en allait de sa santé mentale d'arrêter de porter ce masque de honte.

– Le pied d'un homme est plus noble que sa botte, et sa peau plus noble que le tissu avec lequel il est habillé.

Il entendit son maître prendre une brusque inspiration, comme s'il se retenait de laisser exploser sa colère. Taehyung avait toujours remarqué que ses maîtres accordaient une valeur bien plus importante à l'image qu'ils pouvaient renvoyer. Leurs réelles émotions étaient toujours enfouies sous le paraître. Le vieil homme détailla à nouveau ce torse exhibé, ces bras noueux, ces cuisses développées...Un puissant sentiment d'aversion s'empara de lui.

– Comment osez-vous ainsi souiller la religion ?

Taehyung sentit son cœur se briser dans sa poitrine. Ses yeux s'humidifiant, il préféra baisser son regard sur le sol, ne voulant pas donner à quiconque dans cette pièce le plaisir de ses larmes.

Alors que le silence les enveloppait, torturant Taehyung d'une manière atroce, une voix se fit entendre depuis le fond de la salle :

– Je trouve que c'est intéressant.

Taehyung n'avait pas levé le regard, mais il savait très bien à qui appartenait ce timbre rocailleux. Il sentit du mouvement face à lui et remarqua que les souliers de son maître s'étaient tournés en direction de cette voix.

– C'est une abomination.

– C'est novateur.

Il sentait son camarade avancé au fur et à mesure de ses paroles. Seuls ses pas se faisaient entendre. Si Taehyung avait relevé la tête, il aurait alors remarqué Min Yoongi qui s'avançait jusqu'à lui, les gens s'écartant à son passage comme Moïse qui fendait la mer en deux.

– C'est un dépravé ! s'exclama leur maître en pointant Taehyung du doigt, furibond.

Taehyung sentit une main chaleureuse sur son épaule et il releva la tête, son regard analysant le profil de Min Yoongi. Son camarade dégageait une aura si sombre qu'il en déglutit. Cela se voyait qu'il était irrité par les paroles du vieillard en face de lui.

– C'est un révolutionnaire.

Il délaissa son épaule, s'approchant de la toile de son cadet pour la détailler un peu plus. Ses prunelles brillaient d'excitation et de ravissement.

– Cela n'a rien de révolutionnaire, cracha leur maître.

– Dans le monde, non. L'Occident en a déjà vu, de ces artistes qui célèbrent les courbes. N'est-ce pas là l'essence humaine, mon maître ? Nous avons de la chance que le royaume en ait vu naître un, pourquoi ne pas, au contraire, apprécier cette inestimable singularité ? L'art est avant tout un travail de passion et de sentiment. Si tous les artistes que vous formez sont contraints de se plier aux doctrines que vous leur apprenez, sans aucune possibilité de liberté, leur art en pâtira. Et si l'art décline, l'histoire de notre royaume suivra inexorablement le même chemin.

Taehyung vibrait, il tremblait; il sentait son sang couler plus chaud en lui; c'était comme une fièvre qui brusquement l'avait saisie; rien de cela ne lui était jamais arrivé précédemment et, pourtant, il n'avait fait qu'entendre un discours criant de vérité.

Un long silence suivit les explications de son camarade. Taehyung remarqua que le visage de leur maître était cramoisis, de honte ou de rage, il ne savait pas. Les élèves autour d'eux dévisageaient Yoongi, certains avec grand intérêt, d'autres avec dédain. Taehyung sentit que Yoongi pouvait, lui aussi, faire partie de ces artistes qui avaient en eux le pouvoir de bouleverser l'art.

Soudain, la voix du vieillard s'exprima, aussi sèche que la terre sous le soleil d'été :

– Hors de ma vue.

Yoongi ne demanda pas son reste et s'en alla, emmenant Taehyung avec lui. Une main posée sur son épaule, il s'approcha du bel artiste avant de chuchoter doucement à son oreille, tandis qu'ils prenaient la grande porte :

– Sérieusement, je ne pensais pas que tu le ferais vraiment.

Son ton avait laissé transparaître une certaine surprise mélangée à de l'admiration. Taehyung haussa un sourcil.

– C'est toi qui a soufflé cette idée.

– Mais tout de même, il fallait oser.

Yoongi secoua la tête en ricanant, comme s'il s'était perdu dans les méandre de ses songe, avant d'ajouter :

– C'était magnifique, Taehyung. Ta représentation de Saint Michel était saisissante.

Le dénommé sourit timidement, heureux. Ça lui faisait plaisir d'entendre ça de la part de son camarade dont il admirait la technique. Cependant, il craignait les représailles qui allaient suivre. Il se demanda s'il avait le droit de penser cela alors que le noiraud à ses côtés avait réussi à exposer fièrement ce qu'il n'avait jamais eu le courage de dire lui-même.

Yoongi ne semblait pas craindre une quelconque remontrance, lui.

– Où allons-nous ? lui demanda-t-il tandis qu'ils quittaient l'enceinte de pierre de leur école.

Yoongi lui offrit un clin d'œil avant de le tirer par la main.

– Côtoyer de vraies personnes.

Taehyung observait Yoongi rire avec des hommes à une table non loin. Il dévisageait son aîné, étant de plus en plus admiratif devant cet aspect sociable et éloquent qu'il montrait. Le Min Yoongi qu'il avait devant lui n'avait rien à voir avec celui de l'école : fermé, froid, distant et apathique. Mélangé au peuple, il donna l'impression au plus jeune d'être totalement dans son élément.

Yoongi l'avait emmené dans une taverne des quartiers malfamés d'Haeju, mais Taehyung n'avait pas été une seule fois réticent. À Hamheung il avait logé durant deux années dans ces mêmes quartiers craints par les familles aisées. Le jeune artiste se demanda alors si ces gens, dans leur immense demeure, n'étaient pas plutôt effrayés par le reflet d'humanité que renvoyait chacune de ces pauvres âmes, eux qui n'en avaient tristement aucune.

La populace y survit dans ce quartier d'Haeju au rythme des métiers d'un jour, dans la misère. Un enfant sur deux y meurt avant cinq ans. Les rapines, les bagarres et les vols font le quotidien. On s'y tue pour deux pièces d'or, pour un regard de trop.

Mais, pourtant, Taehyung se sentait vivant auprès de ces gens. Ces hommes et femmes dont la peau était enduite de suie et de crasse dégageaient pour le jeune artiste une source intarissable d'inspiration. Il les dévisageait tous un par un, et aimait chacun de ces visages, chacun de ces corps. Il eut l'impression de redécouvrir le monde.

Yoongi s'accouda près de lui, sa chope dans sa main gauche. Il suivit le regard du plus jeune qui s'était arrêté sur un homme dont le dos voûté semblait porter tout le poids du monde sur les épaules. Il avait l'air si triste, le regard résolument ancré au sol. Il y avait un tel désespoir qui se dégageait de sa personne que Taehyung en eut le cœur serré.

– C'est Huyn-ki.

– Que lui est-il arrivé ?

Taehyung avait murmuré cette phrase du bout des lèvres, comme s'il était effrayé de la réponse. Yoongi observa l'alcool de son verre avant d'en prendre une grande lampée, étanchant sa soif et son désir d'oublier l'horreur commune du monde.

– Son petit frère est mort il y a quelques semaines.

Taehyung se tourna vivement vers lui, curieux.

– C'était un gamin...Il était très gentil, mais le pauvre était né avec une malformation, continua Yoongi en grimaçant. Toute sa misérable existence, les gens lui ont répété que sa vie était vouée à l'échec. Il y croyait pourtant si fort...Il se rattachait avec une telle hargne à Huyn-ki que c'était aussi touchant que dévastateur.

Yoongi fit face au jeune artiste, ses prunelles obsidiennes plongées dans les siennes.

– Tu sais, quand on naît avec une telle difformité, généralement les parents ne prennent pas la peine de laisser l'enfant en vie. Mais Hyo était tout ce qui restait à Huyn-ki. J'imagine que ça lui donnait la force nécessaire de se battre, de vivre ou de survivre.

Le regard de Yoongi se fit lointain, un voile de mélancolie passa devant ses yeux avant qu'il ne déglutisse, la voix tremblante :

– C'est seulement à partir de ce moment là que j'ai commencé à comprendre que les malades, les estropiés, les gens laids, fanés, flétris, les êtres physiquement inférieurs aiment au contraire avec plus de passion, de violence que les gens heureux et bien portants ; ils aiment d'un amour fanatique, sombre, aucune passion sur terre n'est plus violente et avide que celle des désespérés, de ces bâtards de Dieu qui trouvent dans l'amour d'autrui et pour autrui leur raison de vivre.

Taehyung ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit. Yoongi avait tant de facettes qu'il désirait découvrir. Il voulait percer à jour ce garçon dont les yeux dansaient entre la tristesse, la résignation et la détermination.

– Maintenant que sa raison de vivre s'en est allé, combien de temps lui reste-t-il, à ton avis ?

Yoongi se tourna vers le peintre aux cheveux d'ange, mais celui-ci ne pipa mots. C'était horrible que d'envisager la mort à la manière d'un jeu. Pourtant, il avait bel et bien eu cette impression lorsque son camarade lui avait posé la question. C'était un pari contre la mort.

– Comment sais-tu cela ? demanda-t-il alors en esquivant sa question.

Yoongi haussa mollement les épaules.

– Je suis ici depuis plus longtemps que toi, murmura-t-il. Je ne suis ni un Yangban, ni un Jeongin. Je fais partie de ces gens, moi aussi. Je me sens plus proche d'eux que de quiconque.

À cette révélation, Taehyung fut grandement surpris. La plupart des élèves de leur école étaient soit des nobles, soit des enfants de familles aisées qui, dans leur formation, complétaient leur domaine de compétences qui seyait à leur statut. Lui était l'un des rares cas qui était sous le soutien d'un mécène. Mais si Yoongi n'était ni un Yangban, ni un Jeongin, cela voulait dire qu'il était aussi sous l'aile d'un mentor.

Sa curiosité grandissante, il voulut poser la question. Mais il eut à peine le temps d'ouvrir la bouche que Yoongi se redressa brusquement avant de se mettre à jurer. Sous son incompréhension la plus totale, il longea son bras avant de tirer sur la guenille d'un pauvre jeune homme qui râla, mécontent. Son camarade tenait fermement l'avant-bras du garçon qui, penaud, leur faisait face et dont les mèches folles encadraient son joli visage.

– Hoseok, merde ! Que t'ai-je dit la dernière fois, déjà ?

Taehyung scruta ce garçon et là, quelque chose se passa en lui. À l'instant même où il aperçut ce regard, il eut l'impression que la conception des émotions humaines qu'il connaissait était erronée. Il n'avait jamais vu de tels yeux. Ce regard était fascinant parce qu'il ne reflétait absolument rien. Taehyung s'apercevait presque à travers ses pupilles charbonneuses. Il était épris par ce regard éteint et morne où brûlait une si faible lueur qu'elle semblait aussi fragile que la flamme d'une bougie.

– Yoongi...

Sa voix avait résonné en Taehyung. Elle était si las, si épuisée...

– Rends-le lui.

Le garçon face à eux mâchouilla sa lèvre inférieure entre ses dents et Taehyung ne put s'empêcher de suivre ce mouvement du regard, hypnotisé. Le jeune homme baissa la tête, honteux, avant de tendre ses mains face à Taehyung, là où reposait son précieux carnet brun.

Ce carnet, Taehyung l'avait acheté peu après son départ d'Hamheung. Il y glissait ses secrets, sa vie, ses rêves et ses esquisses. Il y avait dans ce carnet, le seul dessin qu'il possédait de Jimin. Il y avait aussi le portrait de son maître car, craignant de ne jamais le revoir, Taehyung avait dessiné ses traits. Il y avait les précieuses lettres qu'il échangeait avec son père...Tout son monde était dans ce carnet.

Furibond, il l'arracha des mains du voleur, toute trace de fascination ou d'intérêt disparut de ses traits, remplacée par la colère.

– Comment osez-vous ?! cracha-t-il.

Le garçon papillona des paupières puis, après quelques instants, éclata d'un rire clair et cristallin. C'était étrange que de voir ce bel adonis rire car Taehyung avait la sensation que ce n'était pas une émotion qui s'emparait souvent de lui. Ainsi, il écouta ce rire mélodieux avec la même surprise que Yoongi qui s'était littéralement figé.

Après quelques instants le jeune homme se reprit, son visage devint alors aussi monotone qu'il l'était quelque temps auparavant.

– De toute ma vie, c'est la première fois qu'on me vouvoie, chuchota-t-il. Yoongi, je ne savais pas que tu côtoyais des rupins.

Taehyung grimaça. Évidemment, son éducation avait repris le dessus sur son bon sens. Il venait à peine de rencontrer ce garçon qu'il s'était déjà vendu. Aussitôt, un masque sombre prit place sur son visage en repensant aux conséquences que cela avait eu sur sa relation avec Jimin.

Il sentit Yoongi souffler à ses côtés avant que sa main ne se mette entre les deux hommes.

– Hoseok, je te présente Kim Taehyung. Il est l'un de mes camarades d'école.

Le garçon face à lui le détailla quelques instants avant qu'un sourire désinvolte ne prenne place sur son visage. Il fit une révérence théâtrale, les jambes croisées.

– Mon seigneur, quel plaisir.

Taehyung se retint de lever les yeux au ciel face à ce ton faussement mielleux. Néanmoins, un petit rictus vint courber le coin de ses lèvres.

– Taehyung, voici Jung Hoseok. Chapardeur et poète à ses jours perdus.

Taehyung fut surpris d'apprendre que l'homme face à lui maniait les mots. Il avait une allure négligée, était un voleur, mais il était aussi jeune et beau. Taehyung était irrémédiablement attiré par ce regard fragile.

– Un poète, vraiment ?

Taehyung ne put empêcher son ton circonspect en posant cette question. Hoseok se releva de sa révérence et il sembla au jeune artiste que la flamme de son regard s'était amoindrie.

– Tout à fait.

Par la suite, Yoongi lui raconta que le jeune poète et lui s'étaient rencontrés alors que celui-ci était poursuivi par une horde d'hommes en colère. Nul doute qu'Hoseok ne s'attendait pas à se faire surprendre durant ses activités quelque peu douteuses. Yoongi l'avait caché, il l'avait protégé et s'était pris d'affection pour ce jeune homme esseulé au fur et à mesure de leurs entrevues. Il tentait par tous les moyens de convaincre Hoseok d'arrêter de voler, mais Taehyung se fit la réflexion que ça n'avait pas marché étant donné que le chenapan avait tenté de s'emparer de son carnet il y a peu sous la vue de son ami.

Mais pendant que les deux amis parlaient, Taehyung l'observait. Il était comme captivé par ce jeune garçon qui avait son âge, par ce qui transparaissait à travers son regard. Les deux hommes s'étaient admirés à la dérobée et Taehyung compris non sans mal la nature de leur future relation.

Hélas pour Taehyung, la beauté de sa jeunesse n'était pas sereine : dans l'excès de ses forces vives, il aspirait au tragique, et dans ses touches de naïveté, il se laissait volontiers vampiriser par la mélancolie.

Il n'en prenait pas tout à fait conscience maintenant, mais lorsque ce jour arriverait, il serait déjà trop tard.

Dans la noirceur de la nuit, ils avaient raccompagné Hoseok jusqu'à chez lui. Devant le malheureux taudis qui lui servait de toit, Yoongi avait regardé ses deux amis avec tristesse. Il comprenait dans le regard des deux hommes la dangerosité de ce qu'ils s'apprêtaient à vivre. Dangereuse parce que l'un vivait, l'autre se mourrait. Il ferma douloureusement les paupières tandis qu'il entendait leurs murmures, leur souhait de se revoir.

Leurs paroles n'avaient rien d'ambigu, il n'avait pas la sensation d'être de trop lorsque ses deux amis se parlaient. Mais c'est à travers leurs œillades qu'il se sentait intrusif à ce trio.

Lorsque les deux artistes empruntèrent le chemin de leur école, Yoongi ne put empêcher ces quelques mots de voler à travers la nuit :

– Ne t'attache pas à lui.

Taehyung avait admiré le profil serein de son camarade avec surprise. Dans les rues, l'on entendait le hennissement des chevaux, les plaintes des misérables et toute la douleur du monde. Leur odorat était attaqué par le parfum âcre de la pauvreté, des excréments et même de la mort.

– Pourquoi ?

– Vous ne faites pas partie du même monde.

Cette phrase, son maître lui avait déjà dit concernant Jimin. Taehyung était-il voué à s'éprendre que de garçons qui allaient briser son cœur ? Pourquoi s'attachait-il tant à l'amertume et à l'éphémère ?

Dans le jardin de leur école, Yoongi et Taehyung marchaient tranquillement. Ils échangeaient sur leurs différents points de vues, apprenaient l'un de l'autre...Tout ce que Yoongi disait était d'une telle sagesse que Taehyung mûrissait au fil du temps. Il était plus posé, réfléchi, aussi. Grâce à son ami, le jeune artiste avait réussi à trouver son équilibre dans l'art. Il avait trouvé un compromis. Désormais, il représenterait des scènes de la religion, mais y ajouterait sa touche d'authenticité. Depuis qu'il avait rencontré Hoseok, deux mois auparavant, Taehyung avait honoré Confucius et Bouddha exactement de la même manière qu'il l'avait fait pour Saint Michel.

Toujours, ses maîtres en étaient révoltés, mais Taehyung ne se résout jamais à abandonner cet équilibre si durement trouvé. Avoir Yoongi à ses côtés lui fit comprendre qu'il était soutenu. Namjoon aussi était heureux pour lui. Non seulement pour cette paix intérieure qu'il avait enfin trouvé, mais par ces deux nouveaux amis qu'il s'était fait. Son père était désormais au courant qu'il alliait la religion à la nudité et il en avait été grandement amusé, imaginant bien l'expression déconfite de chacun de ses maîtres.

« Le divin doit être inaccessible, ça a toujours été comme cela, mon fils. Mais à ta manière de le représenter, le monde se sent encore plus proche de lui. Tu resserres le lien entre les humains et leur créateur. »

Taehyung avait été infiniment touché par les paroles de son père.

Quant à Hoseok, il avait eu amplement le temps de le connaître depuis ces deux mois. Il était épris, il le savait. Mais il ne pouvait empêcher cette inquiétude de lui ronger les entrailles. Non pas à cause de la condition du jeune homme, mais à cause de la morosité qui habitait son regard à chaque fois qu'ils conversaient. Malgré ses sourires, ses yeux étaient si froids, si vides, que Taehyung en était horrifié. Il avait longtemps ressassé les paroles de Yoongi et avait désormais grandi, ainsi il n'était plus aussi ouvert sur ses sentiments qu'autrefois. C'était, inconsciemment, pour le mieux.

Cinq fois, dix fois, il s'était rapproché de lui; toujours l'angoisse le ramenait en arrière, ou peut-être cet instinct d'un pressentiment profond, que ceux qui tombent entraînent par mégarde avec eux ceux qui leur viennent en aide.

Hoseok lui avait fait lire quelques-uns de ses poèmes. Et à travers cette écriture maladroite, couchée sur le papier taché, son cœur fut bouleversé. Les mots s'étaient précipités sur lui, comme s'ils l'avaient cherché depuis des siècles; les vers courait, en l'entraînant comme une vague de feu, jusqu'au plus profond de ses veines, de sorte qu'il sentait à la tempe cette étrange sorte de vertige ressenti quand on rêve qu'on vole.

Les poèmes teintés de mélancolie, d'autres de joie, Taehyung les aimait tous. Mais il semblait que ceux qui criaient à la douleur étaient plus sincères que ceux remplis d'allégresse. Il compris alors qu'Hoseok était profondément malheureux et, dans sa naïveté, Taehyung pensait que c'était le résultat d'une vie enchaînée à la pauvreté.

Ce n'était pas le cas, c'était un tout.

Leurs visages proches l'un de l'autre, leurs lèvres s'effleurant timidement, distraitement, Hoseok lui avait fait part de son impression de vivre dans un monde où il n'était pas utile.

« Je te vois aussi clairement que l'on perçoit les pierres à travers l'eau d'un ruisseau, tu n'es pas aussi translucide que tu le penses. »

C'est ce que Taehyung lui avait répondu et il lui avait semblé que le regard de cet homme qu'il chérissait avec réserve s'était mis à briller si fort que le monde en avait tremblé. Le jeune artiste lui avait fait la promesse qu'il le délivrerait de ses tourments, que le poète vivrait une vie où il ne manquerait de rien, seulement ponctué de douce volupté. Il devait seulement l'attendre. Attendre que son art soit reconnu.

Hoseok avait acquiescé et, dans la profondeur de ses prunelles, Taehyung n'avait pas remarqué que le jeune poète pensait à cette vie, mais dans une autre époque, dans un autre monde. Parce que cette existence présente l'avait déjà engloutie.

Mais Taehyung ne l'avait pas vu.

Perdu dans ses songes, Taehyung se réveilla brusquement lorsqu'une main lui barra le torse. Curieux et légèrement perdu, il se tourna vers son ami qui avait la bouche grande ouverte. Min Yoongi semblait totalement sous le choc.

– Que fait-il ici ?

Sa voix avait murmuré ces quelques mots et, avec incompréhension, Taehyung suivit son regard. Plus loin, un homme sur un cheval à la robe noire galopait dans l'allée menant jusqu'à leur école, ses sabots foulant le gravier avec force et dextérité. De loin, le jeune artiste admira la silhouette de cet homme aux larges épaules et à la tenue raffinée. Un Yangban. Que faisait un noble dans leur école et pourquoi Yoongi semblait-il aussi perturbé ? L'homme s'arrêta non loin d'eux et son ami le prit brusquement par la main avant de l'attirer jusqu'à cet homme, toujours perché sur son fidèle destrier.

Près de lui, Taehyung remarqua alors la beauté du seigneur face à eux. C'était presque irréel. Son visage était figé dans une expression froide, imperturbable. La divinité de ses traits était si saisissante que Taehyung en était décontenancé. Le noble remarqua les deux garçons et Taehyung sentit son regard s'attarder plus longtemps sur sa silhouette.

Un homme vint près du cheval et déposa une caisse en bois pour que le noble puisse descendre plus facilement de sa monture. Voulant se faire bien voir, il tendit même sa main pour réceptionner celle du seigneur. Mais sous la surprise de Taehyung, le cavalier n'y prêta aucune attention, descendit de l'autre côté, retira ses gants et s'approcha d'eux, toujours en les fixant. Le serviteur se retrouva penaud, la main toujours tendue.

Yoongi s'inclina alors mais remarqua que Taehyung était perdu dans sa contemplation, dévisageant cet homme dont le statut social était sans nul doute plus élevé qu'eux, de manière presque grossière. Il jura. Sans ménagement, il posa sa main sur la nuque de son ami et le fit s'abaisser, arrachant un cri de surprise à Taehyung.

Il semblait au jeune homme à la chevelure d'ange qu'il restait bien trop longtemps dans cette position. Du moins, il eut le temps d'apercevoir les nobles bottes barbouillées de terre s'arrêter juste devant lui. Un long silence s'en suivit avant que la voix de Yoongi ne s'élève :

– Mon Seigneur...

Sa voix avait sonné, si douce et si respectueuse que Taehyung en fut ébranlée quelques instants. Une main apparut dans leur champ de vision et fit signe aux deux hommes de se redresser.

– Yoongi, tu sais très bien que tu peux te passer de courtoisie à mon égard, mais tu t'entêtes encore à ce que je vois.

La voix de ce noble était douce, presque hypnotique. Elle coulait dans les oreilles de Taehyung comme du miel d'été. Il observa plus longtemps ses traits frappant et son sourire énigmatique.

– Jamais je ne le pourrais, répondit doucement Yoongi. Je vous estime trop pour cela.

Le noble leva les yeux au ciel et soupira avant de concentrer son attention sur Taehyung. Il voyait l'incompréhension peindre ses traits et s'en amusa discrètement.

– Enfin, je te rencontre, Kim Taehyung. Je suis désolé de ne pas avoir pu me présenter à toi auparavant, je suis un homme certes occupé, mais j'aime aussi me faire désirer, il semblerait.

Il rit à la fin de sa phrase, amusé par sa propre personne.

– Tu n'as pas dû avoir une opinion très glorieuse de ton mécène jusque-là, lui qui t'as fait attendre deux années...

Soudain, Taehyung compris. Les fils de son cerveau se relièrent et il réalisa alors que, face à lui, se tenait son bienfaiteur. Il en resta bouche-bée quelques temps avant de murmurer maladroitement :

– Seokjin le Magnifique...

– Lui-même, acquiesça le grand brun face à lui.

Taehyung fut bouleversé. Il avait devant lui le créateur de cette école, celui qui avait son avenir entre ses mains, celui qui l'avait pris sous son aile. Dans un élan d'admiration et de profond respect, Taehyung s'agenouilla face à l'homme, le visage baissé vers le sol en signe de reconnaissance et de dévotion. Mais alors qu'il pensait bien faire, Seokjin tapa vivement son épaule.

– Seigneur...Redresse-toi !

Taehyung, le regard hagard, se redressa alors promptement sous l'air las de son mécène face à lui.

– Même Yoongi ne m'a jamais fait le supplice d'une scène pareille.

Il entendit son camarade grommeler des paroles inaudibles, sûrement mécontent. Taehyung fronça les sourcils, la sensation que quelque chose lui échappait. Puis, soudain, tandis qu'un oiseau vola au-dessus de sa tête, l'éclat de la clarté s'empara de son regard.

– C'est ton mécène !

Yoongi lui offrit un petit rictus, le regard farouche. Il s'était bien caché de lui faire part de cela ! Ils avaient tous deux le même bienfaiteur et celui-ci ne lui avait rien dit ! Il se fit la réflexion de lui en toucher deux mots plus tard.

– Tu ne l'avais pas prévenu ?

Même Seokjin semblait perplexe. Décidant de ne pas s'attarder dessus, il balaya sa main dans les airs, comme pour éclipser ce secret qui, à ses yeux, n'avait que très peu d'importance.

– Cela tombe bien que je vous vois, tous les deux, commença-t-il. Je suis justement ici pour vous.

Yoongi fronça les sourcils.

– Comment cela ?

– Nombreuses sont les lettres qui me sont parvenues de la part de vos professeurs, dénonçant la débauche et la vulgarité d'un de mes protégés.

Il appuya son regard sur Taehyung et celui-ci rougit, la honte prenant doucement possession de son être. Il devait se douter que ses maîtres ne le laisseraient pas s'exprimer sans rien dire, mais de là à se plaindre à son mécène jusqu'à le faire venir, c'était tout à fait impensable pour lui. Ainsi, malgré les lourdes responsabilités qui pesaient sur les épaules de Seokjin, celui-ci avait été obligé de se déplacer par sa faute.

– Veuillez m'excuser.

Il s'inclina à nouveau tandis que Seokjin secouait la tête.

– Namjoon ne m'a dit que du bien de toi, je ne pense pas que tu puisses me décevoir si c'est lui qui t'as recommandé. En revanche, je suis curieux de voir de plus près cette débauche qui les révolte tant.

Taehyung déglutit, mal à l'aise. Son mécène allait voir ses œuvres pour la première fois. Son cœur se déroba et ses mains se firent moites.

Peu de temps après, un des maîtres vint à la rencontre de Seokjin le Magnifique, lui faisant d'immenses courbettes que le mécène n'interrompit pas, sous la surprise de Taehyung. Son visage avait revêtu ce masque d'impartialité parfaite. À mesure qu'ils marchaient jusqu'à la salle d'exposition, Taehyung voyait son maître babiller avec entrain tout son écœurement quant à son art.

Une fois dans la salle, Taehyung hésita à entrer. Il était terrifié à l'idée que son mécène ne rejoigne l'avis de son professeur. Voyant son hésitation et son désarroi, Yoongi s'empara doucement de sa main et l'emmena avec lui aux côtés de leur maître qui arborait un rictus fier quant à l'expression déconfite de son seigneur.

Kim Seokjin semblait en colère, hors de lui. Il s'approcha de la toile de Saint Michel que Taehyung avait peinte et dévisagea les détails avec le regard brillant de fureur. Taehyung se décomposa sur place en voyant l'expression peu amène de son bienfaiteur. Il voulait s'enfuir, mais la main de Yoongi se resserra sur la sienne. Leurs doigts liés fut le seul point d'ancrage pour le jeune artiste qui se sentait perdre pieds petit à petit.

– Est-ce une plaisanterie ?

La voix de Seokjin le Magnifique avait claqué l'air, sèche et intransigeante. Taehyung en eut des frissons, voyant déjà son rêve s'évaporer sous ses yeux.

Le maître hocha énergiquement la tête et s'approcha de son seigneur avec ce sourire à la fois fier et compatissant.

– Comme je vous l'ai écrit...C'est tout à fait scandaleux, n'est-ce pas ?

– Non, c'est magnifique.

Un silence s'imposa dans la salle. Tous étaient surpris. Seokjin détailla encore une fois la peinture de l'ange avant qu'un sourire ne vienne se mêler à sa colère.

– Avez-vous osé me faire déplacer juste pour cela ? demanda-t-il sérieusement en se retournant vers le maître.

Le vieillard avait perdu ses mots. Le regard dans le vague, il semblait totalement démuni et Taehyung ne put empêcher ce sentiment d'euphorie qui berça son cœur.

– Ce jeune homme est sous ma protection, continua Seokjin. Ce qui fait que j'ai donné ma bénédiction à son imagination et à son art. Le fait que vous parliez de débauche dans vos lettres est un manque de respect envers ma personne, vous le comprenez ? Ce n'est pas à lui que vous vous attaquez, mais à moi.

Le maître déglutit et, du coin de l'œil, il remarqua même sa vieille carcasse qui tremblait imperceptiblement.

– Celui qui n'est pas passionné devient tout au plus un pédagogue; c'est toujours par l'intérieur qu'il faut aller aux choses, toujours, toujours en partant de la passion. Ce n'est pas avec vos méthodes d'enseignement douteuses que vous révolutionnerez l'art. Ce jeune homme, dit-il en pointant Taehyung, est extrêmement doué et je suis profondément chagriné de voir que vous êtes tellement tapie dans votre perspective étriquée que vous êtes dans l'impossibilité de remarquer son talent.

Seokjin secoua la tête, comme s'il était déçu.

– Vous vous en prenez encore à un de mes protégés dans l'enceinte de mon école, pesta-t-il. Il est hors de question que je le laisse me filer entre les doigts comme ça a été le cas, des années auparavant, avec Kim Namjoon. Me suis-je bien fait comprendre ?

Le maître acquiesça mollement.

– Disposez.

Le vieillard s'en alla d'une démarche profondément abattue, les épaules voûtées. Lorsque l'immense porte en bois claqua et qu'ils se retrouvèrent seuls, Seokjin se tourna à nouveau vers la peinture, un sourire si grand sur les lèvres que c'en était presque terrifiant.

– Namjoon a l'œil...

Taehyung était encore surpris. Son maître était-il allé dans cette école, lui aussi ? Kim Seokjin avait été le mécène de son premier précepteur ? Il ne put s'empêcher de lui poser la question.

– Namjoon a été élève ici ?

De dos, son mécène acquiesça, le regard perdu sur la beauté de l'archange lui faisant face.

– Il était doué, mais il n'a pas supporté la pression constante des maîtres de cette école. Il n'aspirait pas vraiment à devenir riche ou à être reconnu...J'ai eu du mal à le faire quitter Hamheung et, finalement, Hamheung l'a rappelé à elle. Je pense qu'il n'était pas fait pour briller à la vue de tous, en fin de compte.

Taehyung était d'accord. Namjoon ne peignait pas les petites gens, mais il vivait à travers eux. Il avait ce lien avec la simplicité et l'authenticité remarquable. En repensant à son maître, il fut nostalgique. Jamais il ne lui ferait part de cela dans ses lettres, mais il lui manquait terriblement.

– Cela t'embêterait-il si je prenais ton tableau pour décorer l'une de mes pièces ?

Taehyung balbutia, pris au dépourvu. Son tableau allait se retrouver à décorer la demeure de son mécène et tous ses invités le verraient. Son père, le plus proche conseiller du roi, allait peut-être poser un jour son regard sur sa représentation de Saint Michel. Tandis que Seokjin le regardait, dans l'attente d'une réponse, Taehyung en posa une autre :

– Vous êtes catholique ?

Seokjin ricana faiblement avant de secouer négativement la tête et de s'approcher de ses deux protégés.

– Non, mais j'aime ce tableau. J'en ai aussi un de Yoongi, cela permet d'attiser la curiosité de mes invités et, ainsi, vous ouvrir les portes vers votre avenir. Le groupe d'érudits que je côtoie sera tout autant sous le charme que moi face à ton œuvre.

Jamais encore Taehyung n'avait entendu un être humain parler avec tant d'enthousiasme et d'une façon si véritablement captivante; pour la première fois, il assistait à ce phénomène étrange d'un esprit qui prenait son envol au-dessus de lui- même. Seokjin le Magnifique aimait l'art et cette passion s'est renforcée après avoir vu celui de Taehyung.

Il accepta.

Deux années étaient passées depuis cette rencontre inespérée. Ses maîtres ne lui avaient plus jamais fait une seule réflexion, quand bien même il sentait leur regard jugeur sur ses œuvres. De par ses lettres, son mécène lui faisait parvenir des commandes de nobles, d'érudits...Le jeune artiste croulait littéralement sous la demande. Mais il en était heureux parce qu'il aimait profondément ce qu'il faisait. De ses doigts, la religion était encore plus belle. Dans la haute société, son nom sortait dans toutes les discussions comme l'artiste dont au moins une réalisation était à avoir chez soi.

Sa relation avec Hoseok n'avait jamais changé. Depuis le début, malgré l'intensité qu'ils partageaient, jamais ils n'avaient eu de moments intimes. C'était une relation platonique et ça leur convenait très bien. Taehyung était trop occupé par le travail et Hoseok était Hoseok. Les barrières invisibles qui s'étaient érigées chacun de leurs côtés les protégeaient un minimum.

Malgré cette relation singulière, elle était plus puissante que celle qu'il avait partagé avec Jimin. C'était un amour poétique, chaste, intellectuel.

Ça leur plaisait.

Malgré tout, une ombre grandissait doucement dans le tableau, sans qu'il ne le remarque.

Un après-midi, alors qu'il se trouvait dans la chambre d'Hoseok, assis sur un tabouret face à son vieux bureau, il le contempla. Son amant était assis en tailleur sur son vieux lit et admirait pensivement la pluie depuis sa petite fenêtre vieillie et crasseuse. Le temps jetait un éclat sombre et morose sur l'espace exigu et Taehyung se fit la réflexion que ce temps allait parfaitement à son petit poète.

Celui-ci avait d'ailleurs délaissé ses feuilles de vers, les éparpillant partout autour de lui.

– À quoi tu penses ? Chuchota tendrement Taehyung.

– Tu sais, c'est dans le malheur qu'on sent davantage ce qu'on est.

Ces mots fiers et émus jaillirent soudain de sa bouche. Taehyung pressenti alors que c'est justement par la souffrance que sa pauvre vie restera en exemple à la postérité. Il se figea, perplexe. Surpassant son mauvais pressentiment, il lui offrit un sourire nerveux.

– Que veux-tu dire ?

Mais Hoseok ne lui répondit pas. Lentement, son regard se détacha de la pluie pour se poser sur le jeune artiste. Doucement, il se leva de son lit et s'approcha de Taehyung. Une fois face à lui, il s'assit sur ses genoux et embrassa tendrement ses lèvres.

Ils se dévisagèrent quelque temps, Taehyung admirant son reflet à travers l'éclat froid de ses prunelles. Il tentait de ne pas y penser, mais il avait remarqué que l'humeur de son poète s'était dégradée depuis peu. Mais son ascension commençait tout juste et il était trop pris pour penser raisonnablement à la condition d'Hoseok.

Il pensait qu'il avait tout le temps du monde pour réaliser sa promesse de lui offrir un monde meilleur. Trop absorbé par ses yeux, Taehyung ne remarqua pas les dents d'Hoseok, tâchées de noir, comme les ténèbres qui s'emparaient doucement de lui.

Il lui fallut quelque temps pour réaliser la détresse profonde de son amant. Il ne l'avait pas réalisé avant parce qu'Hoseok semblait toujours triste. Il y avait bien quelque fois où l'éclat de son regard se manifestait, où son sourire embaumait le monde et où ses éclats de rire bouleversaient le temps, mais le plus souvent, il était constamment maussade.

Yoongi se joignait de moins en moins à eux. Taehyung ne comprenait pas cet éloignement soudain et à chaque fois qu'il questionnait son aîné sur la raison, celui-ci bafouillait d'un regard coupable qu'il était occupé.

Taehyung ne comprenait pas, il ne cherchait pas non plus à approfondir la question. Depuis qu'il connaissait peu à peu le succès, il reportait à demain des questions qui devaient être répondues aujourd'hui.

Cette sensation que le monde pouvait l'attendre, que son travail était une raison suffisante pour atténuer les démons d'Hoseok et la culpabilité de Yoongi, le fausserait.

En arrivant chez son amant par surprise, un beau matin, il vit que celui-ci semblait paisiblement endormi sur son lit. Il sourit pour lui-même, s'agenouilla à ses côtés et rangea certaines de ses mèches rebelles derrière son oreille. Il écouta pendant quelque temps sa respiration paisible et décida de l'attendre jusqu'à son réveil. En se posant sur son tabouret comme il en avait l'habitude, Taehyung remarqua sa feuille de poème sur son bureau. Il se souvint que son amant lui avait dit qu'il travaillait sur l'œuvre de sa vie. Curieux, il s'empara du papier et lut ses quelques vers.

Au fur et à mesure de sa lecture, son expression insouciante s'évapora. Ce qu'il lisait là était l'horreur à son paroxysme. C'était une ode à la mort et la souffrance. Son amant accueillait la douleur les bras grands ouverts. Ses poèmes avaient toujours été tristes mais celui-ci...Celui-ci lui donnait la désagréable sensation que c'était le dernier de son existence.

Le regard perdu et larmoyant, son regard divagua dans la pièce. Ce garçon qui s'était gentiment moqué de lui lors de leur rencontre, deux ans auparavant, était empreint d'un tel désespoir que, lui, enterré dans sa désillusion, minimisait son appel à l'aide.

Tout à coup, son corps se figea et sa respiration se fit affolée, comme si la peur menaçait de le réduire lui aussi à néant. Le regard braqué sur la laideur des fleurs qui lui faisait face, Taehyung compris. Son jeune amant ne vivait pas, il survivait. Ce n'était pas lui qui le maintenait sur terre, mais la belle endormeuse. Cette fleur que même les abeilles évitaient. Elle est couverte de poils mous un peu visqueux et sent très mauvais dès qu'on la touche. Ses longues feuilles vert grisâtre, triangulaires, bordées de grandes dents aiguës, forment une large rosette au cœur de laquelle une tige dressée est érigée. Ses fleurs en forme d'entonnoir sont jaune terne veinées de brun violet avec une gorge pourpre noir

On l'appelle ainsi car elle altère la perception de la réalité, donne l'impression de s'élever dans les airs et d'aller visiter d'autres mondes. C'est une fleur associée à la mort. Et Hoseok se noyait dans ce poison. Taehyung en avait entendu parler car, souvent mal digéré, celle-ci avait provoqué de nombreux décès.

Avant qu'il n'ait pu dire quoi que ce soit, une voix se fit entendre derrière son dos, lui arrachant un frisson de terreur.

– Quand la difficulté de vivre s'intensifie, l'envie nous prend d'aller ailleurs. Une fois que nous avons compris que la peine est partout la même, alors l'art peut naître.

« La mort, aussi »

Mais les mots ne prirent jamais forme.

Est-ce que son poète voyait dans ses fleurs une source d'inspiration ? Il en devint fou de rage. Brusquement, il se releva, faisant tomber le tabouret au sol par la même occasion, et s'approcha vivement d'Hoseok. Alors que celui-ci était mi-allongé, l'artiste arriva dangereusement vers lui et s'empara de son visage de ses deux mains avant d'écarter ses lèvres, montrant à Taehyung l'horreur qu'étaient devenues ses dents ternies, rongées par ce poison.

Taehyung en fut ébranlée. Hoseok souriait rarement, mais lorsqu'il le faisait, c'était merveilleux. Désormais, il ne pourrait plus jamais sourire sans que l'obscurité ne se voit distinctement sur son visage.

Il pleura. Il était heureux, mais il réalisa alors que dans son bonheur, son amant ne l'avait pas suivi. Rongé par la tristesse, il pensa qu'il avait été égoïste. Il le prit dans ses bras, pleurant sur l'épaule d'Hoseok qui ne lui rendit pas son étreinte, le regard vide, hagard.

Il avait toujours cru jusqu'alors, avec son peu d'expérience, que la pire souffrance était celle de l'amour non partagée. Il se rendait compte maintenant qu'il en existait une plus terrible encore : être épris d'un être humain qui se consume, assister impuissant à ses tourments, sans avoir le pouvoir, la force, la possibilité de l'arracher aux flammes qui le dévorent. Celui d'un amour malheureux, en somme.

Bien évidemment, le jeune artiste en avait parlé à Yoongi. Les deux amis étaient allés voir le poète. Durant cet après-midi d'automne, il y eut tant de larmes, de réprimandes et de tristesse que, dehors, la pluie s'était mêlée à celle qui inondait leurs visages.

À eux deux, ils avaient fait promettre à Hoseok de ne plus jamais ingurgiter la belle dormeuse. Le poète avait acquiescé et ils s'étaient alors tous les trois enlacés, le cœur au bord des lèvres.

Aussi bizarre que cela puisse paraître, Yoongi n'avait pas été étonné d'apprendre que son ami sombrait doucement mais sûrement vers la mort. Lorsqu'ils étaient allés voir Hoseok ensemble, Taehyung avait remarqué la résignation sur le visage de son aîné. Ce fait l'avait quelque peu dérangé jusqu'à ce qu'il ne finisse par lui poser la question, quelque jours plus tard.

«Je t'avais dit de ne pas t'attacher à lui, Taehyung. Nous sommes tous éphémères en ce monde, mais le temps d'Hoseok défile plus vite que le nôtre, et c'est par son propre chef. »

Le jeune artiste avait fait semblant de ne pas comprendre les paroles de son ami. Il avait peur, il était terrorisé à l'idée de le perdre. Il adorait tant ce poète martyr qu'il était dans l'incapacité d'envisager l'inévitable.

Et les jours passaient, les mois avec, et la tristesse ne tarissait pas. Jamais.

L'été était arrivé. Cette saison, Taehyung en fut nostalgique car il ne pouvait s'empêcher de ressasser les événements qui s'étaient produits quatre années auparavant, lors de ce temps doucereux : celui de sa séparation avec Jimin et de son départ.

Mais l'été était la saison des bonnes augures. C'était le temps des promesses et des rêves. Celui où les esprits s'allégeaient et que l'impossible devenait alors possible.

C'est du moins de cette manière qu'il la décrivit lorsqu'il lut la lettre que son mécène lui avait envoyée. Plusieurs fois, ses yeux parcoururent l'écriture soignée et raffinée de son bienfaiteur, doutant de cette réalité qui le submergeait.

Le conseiller du roi, le père de Kim Seokjin, avait adoré sa peinture de Saint Michel. Dans sa lettre, son mécène lui expliquait que son père souhaitait que le jeune artiste peigne de ses doigts divins le plafond de la salle du conseil du palais royal.

Taehyung laissa une larme rouler le long de sa joue.

Cela signifiait non seulement que son but était à portée de doigts, mais aussi qu'il allait revoir son père.

Fou de joie, il ne put s'empêcher de courir dans les couloirs de son école, se dirigeant vers la chambre de Yoongi pour lui apprendre l'heureuse nouvelle. Ses boucles volaient autour de son visage et rien n'aurait pu amoindrir son sourire de bienheureux.

Brusquement, il ouvrit la porte de chambre de son ami, et là, son allégresse s'estompa en découvrant les bagages qui se trouvaient au milieu de la pièce. Yoongi s'était tourné vers lui, surpris, avant de le dévisager de son air apathique. Taehyung ne mit pas longtemps à comprendre ce que lui avait caché durant des mois son aîné.

– Tu t'en vas.

– En effet.

Yoongi n'avait pas su dire à son ami qu'il partait. Il expliqua alors calmement à Taehyung la chance que lui avait proposé Seokjin il y a quelque temps déjà : celle de partir en Occident pour approfondir son art. C'était une idée fantastique que lui offrait leur mécène. En Occident, le catholicisme était la religion qui prônait par-dessus tout. Seokjin le Magnifique avait sans doute deviné le vide qui rongeait Yoongi lorsqu'il était obligé de peindre d'autres religions et avait alors trouvé la solution. Taehyung savait que son aîné s'épanouirait pleinement là-bas.

Il ne put cependant pas empêcher les larmes de couler sur ses joues à l'idée du départ de son ami. Ce garçon l'avait bouleversé. Si Yoongi n'avait pas été là pour lui insuffler l'idée d'allier la religion à la nudité, que serait-il advenu de lui aujourd'hui ? Nul doute qu'il serait enfermé dans une boucle vicieuse de tristesse et de soumission. Yoongi lui avait tant apporté qu'une vie entière ne serait jamais assez pour le remercier.

En voyant ses larmes, celui-ci s'approcha avant de prendre ses joues entre ses mains et de lui sourire doucement.

– C'est ce qu'il y avait de mieux pour moi...Je ne te l'ai jamais dit, parce que je n'éprouvais nul besoin de le faire, mais la tristesse que je ressentais en dessinant, peignant, sculptant une autre croyance que la mienne était invivable. Tu le sais déjà, que le roi Yônsan avait donné comme ordre de traquer les catholiques un peu partout dans le royaume. En revanche, tu ne pouvais pas savoir que mes parents en avaient été les injustes victimes.

Taehyung inspira brusquement, surpris par cette révélation. Sa main alla rejoindre celle de Yoongi qui était posée sur sa joue, lui démontrant par cette faible action toute l'injustice et le soutien qu'il éprouvait pour cette tragédie qui avait touché son fidèle ami.

– Seokjin m'a sauvé, je ne le remercierai jamais assez pour ça. Comme je ne remercierais jamais assez le monde de m'avoir permis de te croiser, Kim Taehyung. C'est un honneur que d'avoir été à tes côtés, tout ce temps. Tu es sans aucun doute un fou dont l'humanité a grandement besoin, peu importe le temps qu'elle mettra à en prendre conscience.

Taehyung cogna doucement son front contre le sien, les lèvres tremblantes d'émotions. À travers sa vue brouillée par les larmes, il remarqua le sourire discret de Yoongi.

– Merci d'exister.

Taehyung le serra fort dans ses bras, si fort qu'il aurait presque pu lui briser les os. Ses larmes étaient un mélange de soulagement pour l'avenir heureux de Yoongi et de tristesse car, dans un futur proche, celui-ci ne serait plus à ses côtés. Il se rendit compte alors que, sous ce tumulte d'émotions, il avait totalement oublié de lui faire part de son heureuse nouvelle. Il ria nerveusement avant de s'exclamer :

– Je vais peindre le plafond du palais royal !

Yoongi se joint à son rire, ses mains dans les siennes.

– Je le savais déjà.

Évidemment que Yoongi le savait. Dans la dernière lettre qu'il avait échangé avec son mécène, Seokjin avait fait mention de cela tout en lui demandant de garder le secret. Il n'était pas étonné, non. Mais heureux, oui. Même s'il savait déjà la nouvelle, le ravissement de Taehyung faisait décupler le sien.

– Allons l'annoncer à Hoseok, proposa-t-il.

Le visage de Taehyung se décomposa. Si Yoongi partait et s'il en faisait de même, cela voulait dire que le jeune poète allait se retrouver seul. Comment allait-il survivre sans les seuls piliers de son existence ? Yoongi sembla comprendre ses doutes puisqu'il lui sourit doucement.

– Tu peux lui proposer de venir avec toi.

Taehyung fut surpris par ces paroles. Maintes et maintes fois, Yoongi lui avait dit de ne pas s'attacher au poète et pourtant, il lui soumettait l'idée de l'emmener avec lui à la capitale. Cette idée lui plut réellement. Peut-être que changer de paysage, de vie, allait conforter quelque peu Hoseok. Yoongi avait soumis cette idée parce qu'il savait qu'à deux, ils veilleraient l'un sur l'autre. Ça le rassurait.

Nombreuses furent les fois où il était allé voir son ami à la dérobée de Taehyung, justement pour lui parler de celui-ci. Ce n'était que lorsqu'il parlait du jeune artiste que l'éclat dans les prunelles d'Hoseok se faisait bien vivace. Ça l'avait attendri, de voir cette expression d'amour sur ce visage pourtant si triste. Le poète aimait profondément Taehyung. D'un amour presque enfantin. Il le peignait d'une façon si belle que Yoongi réalisa alors qu'il était impossible de les séparer. Malgré cette relation unique, il doutait qu'un jour, quelqu'un puisse aimer Taehyung d'une façon aussi émouvante et tendre que lui le faisait.

Taehyung lui offrit alors un sourire complice auquel il répondit et, tous deux quittèrent l'école pour aller rejoindre le jeune poète. Sur le trajet, la discussion était légère, animée...Yoongi avait l'impression que Taehyung ne marchait pas, mais qu'il flottait tant il semblait heureux. Cette pensée lui arracha un petit rire.

Mais arrivé devant l'habitation du jeune poète, l'allégresse qui avait bercé leurs cœurs se dissipa brutalement. Yoongi voyait avec horreur deux hommes, la quarantaine peut-être, le visage couvert par la crasse et la misère, balloté le corps inerte de leur ami. Jung Hoseok était blanc comme un linge et ses lèvres étaient noircies. Il était un spectacle terrorisant pour eux, mais pas pour la populace qui avait sans aucun doute l'habitude de ce genre de scène. C'est ainsi que, sans ménagement, le corps de leur petit poète fut brutalement jeté à l'arrière d'une charrette. Yoongi, encore lucide, savait que la fosse commune l'attendait à la fin de son trajet.

Une douleur compressa sa poitrine, minime par rapport à celle de Taehyung. Il avait été stupide de croire qu'Hoseok allait l'accompagner à la capitale. Il s'en voulut même d'avoir proposé cette idée illusoire.

Hoseok aimait Taehyung, oui. Mais il aimait davantage la mort.

Quant à Taehyung, ses genoux avaient simplement céder face à cette vue. La façon dont il s'était laissé aller était celle d'une pierre qui tombe dans un gouffre et qui ne s'arrête pas avant d'avoir atteint le fond : jamais personne n'avait vu un geste physique exprimer autant de résignation et de désespoir.

Il était dans l'incapacité de faire quoique ce soit. Il fixa seulement là charette s'en aller de son regard brisé. Qu'aurait-il pu faire d'autres, de toute façon ? Puis, la réalité le submergea : rien n'exerce sur terre une telle pression sur l'âme humaine que le néant.

Subitement ce fut comme une explosion : de sanglots, de gémissements convulsifs et sérieux, il n'était plus qu'une masse hagarde de désespoir, de douleur éperdue, d'où jaillissaient un déluge de mots et de cris enchevêtrés. Il pleurait, ou plutôt sa bouche frémissante déchargeait toute la souffrance accumulée en lui et il la noyait dans des sanglots hystériques.

Il sentait les bras de Yoongi autour de lui, mais rien n'aurait pu épancher toute la culpabilité qu'il ressentait.

– Je t'écrirais.

Taehyung hocha distraitement la tête, le dos voûté. Yoongi ne voulait pas le laisser là, alors que son expression était aussi douloureuse, mais il n'avait pas le choix. Cela faisait trois jours depuis qu'Hoseok était mort, depuis que le malheur avait rattrapé Taehyung.

Le jeune artiste se rendit compte qu'à chacune de ses relations, ce n'était pas seulement ses amants qu'il perdait, mais aussi ses amis. D'abord Namjoon, maintenant Yoongi. Était-il maudit ?

– Taehyung, s'il te plaît, ne te laisse pas sombrer, le supplia Yoongi.

Taehyung, le regard rivé sur les sabots du cheval qui s'apprêtait à lui arracher son ami, eut un rire accablant. Il repensa à sa rencontre avec Hoseok, à ses paroles, à ses moments d'égarement, à ses poèmes, aussi. Surtout ses poèmes. Ils étaient si beaux. C'était la seule chose qui lui restait de son défunt amant, désormais, ces vers qui venaient embellir les secrets de son petit carnet brun.

– Aucun poète ne m'a jamais fait comprendre le geste du désespoir suprême, la misère de la terre d'une façon aussi émouvante et aussi puissante que lui qui se laissait inonder par l'obscurité.

Yoongi lui sourit. Tous les écrits d'Hoseok n'étaient pas que douleur et mélancolie. Il froissa le petit papier qu'il possédait dans le creux de sa main, dernier présent qu'il possédait pour son ami. Doucement, il le lui tendit. Taehyung regarda ce bout de papier, perplexe, avant que Yoongi ne vienne le déposer dans le creux de sa paume.

– Il m'avait donné ça, un jour. Ça t'es adressé. J'imagine que c'était peu après votre rencontre, avant que tu ne te déclares à lui...Il espérait peut-être que je te le donne pour que tu saches ses sentiments, mais tu m'as devancé, tu l'as devancé.

Taehyung déplia le petit bout de papier de ses mains tremblantes, l'émotion prenant en otage son malheureux organe vital.

« Ton art est ta gloire. Celle du monde, peut-être. Que ce soit maintenant, dans des décennies ou des siècles, lorsque tu ne seras plus que poussière, je ne doute pas un instant de l'impact que ton existence aura eu sur l'histoire et l'art. J'y ai cru dès la première seconde. J'y croirais toujours. C'est toujours avec émerveillement que je te vois peindre et c'est toujours avec une docilité curieuse que je m'éclipse, lorsque tu me dis que tu n'aimes pas que l'on t'observe. L'art, Taehyung, ton art c'est ton monde. Un monde de secret dont la porte du royaume de ton imagination et de ton génie est gardé par les sentinelles de tes couleurs. Tu as ce besoin obsessionnel d'être seul avec ton œuvre, d'apprendre à la connaître toi-même, te l'approprier et tisser un lien intime avec avant de laisser le commun des mortels être ébloui par ton divin. Mais, Taehyung, Laisse-moi te tenir par la main et comprendre avec toi les merveilles qui façonnent tes rêves. J'aimerais, avec envie et désespoir, être celui à qui tu feras découvrir cette face énigmatique de ta douce personnalité. J'attendrai, autant de temps qu'il le faudra, même si cela me prend toute mon existence »

Ses larmes s'échouèrent sur ses mots poignants, magnifiques. Lorsqu'Hoseok lui avait écrit cette lettre, il n'était pas encore au bord du précipice. Ça lui fit l'effet d'une claque. Il se fit la réflexion que, peut-être, son arrivée dans sa vie avait en réalité précipité cette fin fatidique.

– C'est moi qui l'ai tué.

Yoongi, surpris, s'avança jusqu'à Taehyung avant de poser fermement ses mains sur ses épaules et de le secouer brusquement.

– Hoseok était comme ça, Taehyung. Il y avait des jours avec et des jours sans, tu le sais aussi bien que moi. Tu ne peux pas te blâmer pour sa mort.

Taehyung le savait, au fond de lui. Il n'arrivait juste pas à faire la part des choses convenablement. Yoongi le prit une dernière fois dans ses bras, lui chuchota des paroles réconfortantes et, monta sur son cheval. Il s'empara fermement de ses rennes avant de regarder une dernière fois son précieux camarade.

– Il te paraissait triste, moi j'ai l'impression que c'est le contraire. C'est juste ce monde qui le rongeait, qui l'étouffait. Je pense qu'il a pris la meilleure décision de sa vie en s'en allant, Taehyung. Il y a des êtres qui ne valent pas l'existence, non pas parce qu'ils sont moindres, mais au contraire, parce qu'ils sont tant.

Yoongi avait raison. Ce fut d'ailleurs ses dernières paroles avant qu'il ne s'en aille définitivement. Taehyung était resté longtemps à regarder sa silhouette se dissiper au fur et à mesure qu'il s'éloignait. Lorsque le soleil déclina complètement dans le ciel, Min Yoongi avait disparu.

Les trois années qui suivirent, Taehyung les passa à peindre le plafond du palais royal. Dans cette œuvre glorifiant la religion, il avait cependant tenu à y ajouter une touche bien plus personnelle que celle que représentait ses nus.

Sur le coin droit de cet immense plafond, à travers les millions d'histoires qu'il racontait, était peint son petit poète sur un nuage. Contrairement à celui qu'il avait connu, le Hoseok qui était représenté semblait léger et arborait un immense sourire sur ses lèvres vermeilles. Il était habillé d'une tenue noble et possédait ses fidèles feuilles de poèmes entre ses mains. Inconsciemment, peu importe où il se trouvait, c'était de cette façon qu'il l'imaginait : finalement heureux. C'était un hommage qu'il lui faisait. Ça avait participé à son deuil, même si, après cette relation, Taehyung ne fut plus jamais le même.

Il s'abandonnait malheureusement tout entier à l'efflorescence des choses, à la douceur du devenir, à la douleur de l'éphémère, aux sentiments qui frôlent le tourment et la tendresse.

Ainsi, Taehyung adora; fut adoré, mais la mort s'empara de sa deuxième idylle.

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