Chapitre 14

— Vous auriez dû prendre un pull. Quand il fera sombre, il fera plus froid.

Le surveillant qui nous guide jusqu'au lieu de notre heure de colle n'a pas l'air très commode. La dernière phrase qu'il prononce me semble logique étant donné que l'obscurité et la glace vont souvent de pair.

Je n'ai jamais entendu dire qu'il faisait une température digne des îles paradisiaques dans les abysses par exemple.

À la rigueur, le seul endroit au monde où fraîcheur et chaleur se mêlent est sans aucun doute le regard perçant de Jungkook. Il brille d'un éclat digne d'un stalactite, quand ses iris eux paraissent similaire à l'effervescence qui anime les volcans près à entrer en éruption.

— Ça ira.

Ce sont les deux seuls mots que Jungkook prononce en suivant le sentier rocailleux derrière la figure de respect qui nous guide au lieu de notre heure de colle.

— De toute façon quand vous commencerez à gratter les graffitis, ça devrait vous réchauffer.

Trop aimable.

Je me demande bien qui a pu avoir l'idée de donner des punitions à ce point ridicule et surtout, aussi tard.

Ça existe encore en 2025 ce genre de sanction ? Où sont passées les heures de colle qui nous obligent à recopier une centaine de lignes, ou à faire d'innombrables exercices de mathématiques jusqu'à ce que mort s'en suive ?

Je commence à les regretter à mesure que nous nous éloignons des bâtiments principaux de l'université pour en rejoindre la partie arrière, plongée dans une quasi-totale obscurité.

Anxieux, je jette un regard à l'endroit où se déroulaient les précédents travaux, à des mètres de là, et essaie tant bien que mal de ne pas penser au cadavre enfoui sous des litres de béton.

Des frissons hostiles me remontent le long de la colonne vertébrale à cette pensée.

Un malaise grandissant s'empare de moi quand j'y repense, suivi d'un flot de questions inarrêtables qui ne cesse de m'assaillir.

Je me demande qui était la victime, son nom, son âge, et si elle était étudiante à nos côtés ou même enseignante.

Pourquoi était-elle présente en ce lieu spécifique ? Lui reprochez-t-on quelque chose, ou bien était-elle au mauvais endroit, au mauvais moment ?

Ou alors, elle aurait pu être tuée ailleurs et être trainée jusqu'ici. Dans ce cas, elle ne faisait pas partie de l'université, mais peut-être que le tueur oui, d'où le choix de dissimuler le corps ici.

Je tente de me creuser la cervelle, mais je ne parviens pas à me remémorer si oui ou non, des sillons orner la terre ferme cette nuit-là.

Il faudrait que j'en discute plus en profondeur avec Jungkook si l'occasion se présente. Isaé ne veut plus entendre un traître mot à ce sujet, et Jimin est trop bouleversé. Jamais je ne serais égoïste à son encontre.

Il a déjà trop subi.

Reste peut-être ma mère...

Mais je ne sais même pas si je devrais en discuter avec elle. J'aimerais tellement, pour pouvoir me libérer de ce poids, mais ça lui donnerait une raison de me retirer de cette école dans laquelle j'ai une chose à accomplir.

Quoi qu'il en soit, je vais un jour devoir finir par lui dire. Pour le moment mes excuses bidons fonctionnent pour lui expliquer pourquoi je ne rentre plus le soir, mais bientôt, elle va comprendre que quelque chose cloche.

Elle me connait par cœur, et sait que quand bien même je me suis fait de nouveaux amis, il est étrange que je découche tous les soirs.

— Nous y sommes. Monsieur Jeon, allumez votre lampe de poche je vous prie.

Le port de tête d'une nonchalance sans égale, Jungkook farfouille dans sa poche à la recherche de la petite lampe qui lui a été confiée un peu plus tôt dans le hall de l'université, et allume le faisceau pour le braquer devant lui.

Le rai de lumière argenté inonde rapidement mes jambes que j'immobilise pour cesser d'avancer. Je vois ainsi avec plus d'aisance les petites touffes d'herbe rebelles qui pointent à travers les cailloux et les dalles de ciment, jusqu'à ce que mes yeux rencontrent l'origine de notre venue à cet endroit précis.

— C'est...

— Jack Sparrow, achève Jungkook dans un sifflement admiratif.

Reconnaissable à son unique démarche, même figée, les couleurs vives de son bandana rouge et de sa chemise immaculée ressortent de manière vive sur la longue façade du bâtiment qui nous fait face.

Les breloques qu'il porte dans sa coiffe ainsi que le cuir de sa ceinture et la toile de son pantalon de pirate, ont l'air plus réels que jamais grâce au talent de l'artiste qui l'a dessiné avec pour seuls outils des bombes de peinture.

— Il est pas mal. J'ai presque envie de le laisser gravé sur ce mur.

Intransigeant, le surveillant qui nous a emmené jusque-là lance un regard en biais à Jungkook, avant d'éteindre la lumière de son smartphone.

Les nôtres nous ont été confisqués pour l'heure de colle, d'où le fait que Jungkook soit doté d'une lampe.

— Je ne suis pas sûr que le directeur appréciera.

— Vu l'endroit où il a été peint, je doute que le directeur vienne ici souvent. Il ne le verra même pas.

Je me pince les lèvres pour éviter de rire devant la remarque de Jungkook, qui fait s'écarquiller les yeux de la sentinelle qu'on nous a assignée.

— Tâchez de faire disparaître cet immonde pirate du mur avant que je ne revienne. Vous avez jusqu'à minuit.

— Et le couvre-feu ? j'insiste pour essayer d'obtenir un gain de temps.

— Il n'y a pas de couvre-feu pour les mutins, contre-t-il avant de tourner les talons pour disparaître dans l'obscurité.

Le mot est fort par rapport à la situation, mais je suppose qu'il va de pair avec le graffiti qui nous regarde de haut.

Fidèle à son rôle, j'ai même l'impression de voir Jack Sparrow nous sourire de manière narquoise.

— Pourquoi ils veulent qu'on fasse ça de nuit d'ailleurs...

Jungkook marmonne en laissant sa lumière frôler les courbes du dessin, autant dubitatif que moi devant le travail qui nous attend.

— Sûrement pour que personne ne nous voit faire demain en plein jour. Ils veulent faire croire aux élèves et aux enseignants que ça s'est fait tout seul, ou du moins, en toute discrétion, j'exprime en haussant les épaules.

Le vent commence à se lever, couvrant les intonations de ma voix au moment où les mèches qui dissimulent mes tempes se retrouvent ébouriffées.

— De toute façon, j'ai toujours préféré le macaque.

Il me faut un moment avant de comprendre qu'il parle d'un des personnages des films Pirates des Caraïbes.

— Peu importe, le résultat sera le même. On doit nettoyer tout ça.

Les poings sur les hanches, je fais quelques pas vers la surface en pierre, avant de sentir la chaleur du faisceau se déverser au niveau de ma nuque.

— Et avec quoi ? Je ne sais pas si tu as remarqué, mais hormis notre salive, on ne dispose de rien du tout pour astiquer un tel chef d'œuvre.

Moi qui comptais au milieu de la soirée le mettre face à son attitude de tout à l'heure envers Isaé, je vais incontestablement devoir m'abstenir au vu de l'agacement qui l'anime a même pas 21 heures.

Pourtant, il va bien falloir que j'engage cette conversation. J'ai besoin de comprendre d'où lui vient cette soudaine appétence pour ce meurtre, même s'il paraît tout faire pour agir par simple curiosité.

Mais je ne suis pas dupe. Et je ne crois pas me tromper en affirmant que lui non plus. C'est sans aucun doute pour ça qu'il agit avec autant de liberté avec moi, contrairement à Isaé.

— Tu comptes continuer de me fixer les bras ballants pendant encore longtemps ? lance-t-il en arquant un sourcil pour me dévisager.

— Mes bras ne sont pas ballants, je rétorque en croisant ses derniers sur mon torse pour le lui démontrer.

— Maintenant, tu ressembles plus à une momie embaumée qu'à autre chose, mais enfin, tu comptes aller le chercher demain ce savon ?

Il enchaîne en penchant de quelques millimètres la tête sur le côté, provoquant mon indignation.

— Et pourquoi ce serait à moi d'y aller ?

— Parce que je l'ai décidé.

— Pardon ? Et si je décide que c'est à toi d'y aller ? je réplique en laissant ma langue claquer contre mon palais.

Elle ébauche souvent ce geste quand je suis en présence de Jungkook. Je devrais surveiller ça et veiller à ce qu'aucun trou ne soit creusé dans ma bouche... Je n'aimerais pas perdre une dent ou mes amygdales à cause de cet idiot.

— Eh bien vas-y, décide le, me défie-t-il en poussant un soupir profond, attestant ainsi de son agacement pour cette discussion enfantine.

— Je le décide, oui, j'annonce la tête haute. Va chercher le savon.

— Non, je n'en ai pas envie.

Jungkook hausse une épaule, puis s'affale sur un coin du gazon défraîchi qui borde le sentier par lequel nous sommes arrivés.

— Mais tu m'as dit de te le demander !

— En effet, mais je n'ai jamais dit que j'irais. Là est toute la nuance des mots.

Agacé, je viens me planter devant lui, et le scrute de toute ma hauteur avant de tendre mon poing au niveau de son visage.

Étonné, il lève ses prunelles vers moi et cille à peine, nullement impressionné.

— Qu'est-ce que tu as ? Tu laisses parler tes envies de combat ? Désolé mais on m'a toujours appris à ne pas taper les personnes en situation de handicap. Surtout en sachant que la victoire sera directement de mon côté. Ne t'humilies pas.

— Que... Je ne suis pas en situation de handicap ! Je voulais faire un pierre, feuille, ciseau ! Et puis, qu'est-ce que tu insinues ? je balance en sentant chacun de mes muscles se tendre d'irritation. Je peux facilement te battre en 1v1.

— J'en doute, mais l'ambition pousse à réaliser l'impossible. Continue d'y croire, ça t'aidera à faire de beaux rêves.

Qu'il est agaçant !

Vous voyez le personnage de Colère dans Vice-Versa ? Eh bien, en ce moment précis, c'est moi.

Je ne peux pas me voir dans un miroir mais si c'était le cas, je suis persuadé que des flammes me sortiraient par le dessus de la tête et par le creux de mes oreilles.

— Tu as de la chance que le béton ait déjà été coulé, parce que je n'aurais eu aucun scrupule à te balancer dans ce trou.

Au lieu de l'insurger, mes paroles font frémir un maigre sourire au coin de ses lèvres fines qu'il gardait pourtant aussi scellées qu'un coffre-fort depuis de nombreuses heures.

— Je n'en doute pas.

Ses yeux de la couleur des fonds marins pétillent quand il m'estime au travers de ses iris pleins d'un charme dont il est le seul à détenir le secret.

Je détourne pourtant les miens, déstabilisés, avant de voir son poing fermé se positionner face à moi en retour.

— On le fait ce pierre, feuille, ciseau ?

J'acquiesce en glissant ma seconde main derrière mon dos pour prendre position.

— En combien de manche ?

— Une seule.

Jungkook répond du tac au tac, et redresse les épaules pour se donner une stature plus affirmée.

— Tu ne vas pas jouer ta vie, si jamais.

— Parle pour toi. Si je perds, ma réputation est ruinée, se plaint-il en faisant la grimace.

— OK Calimero.

Il rit, mais l'esquisse qui éveille ses lèvres disparaît au moment où il se concentre pour prononcer en même temps que moi les paroles fatidiques.

— Pierre, feuille, ciseau !

Je tends une pierre au moment où il fait... Une feuille.

— Oui !!

Je bougonne dans ma barbe imaginaire, et laisse Jungkook se dandiner sous mes yeux dans une danse de la joie plus que déplorable.

Qui bouge son bassin comme ça, sérieusement ? On dirait un phacochère amputé des quatre pattes.

Et je ne dis pas ça parce que j'ai perdu ! Je ne suis pas un mauvais joueur, bien que l'envie me prenne souvent, lorsque je joue au UNO avec mes parents, de tout envoyer valdinguer à travers la pièce quand on me donne un +4.

— Allez, va chercher de l'eau et du savon Cendrillon.

Jungkook s'amuse de ma défaite d'un rire franc, qui finit même par me gagner malgré moi.

Sa joie est contagieuse.

Il a l'air d'un idiot avec les coins de sa bouche qui lui montent presque jusqu'aux oreilles, mais c'est un idiot heureux.

Et un idiot malin.

Un idiot plutôt mignon même aussi.

Merde. Le savon Taehyung, le savon.

Avant que Jungkook ne remarque mon changement d'expression, je me dépêche de prendre la poudre d'escampette pour retourner vers le bâtiment principal en quête de mon seau d'eau.

Entre les parois de mon esprit, mes pensées me brûlent, encore accrochées à la toute petite courbe spontanée que Jungkook a eu envers moi.

C'était infime, rapide, agile et silencieux, tel un éclair zébrant un ciel d'orage.

Ça ne signifie rien mais au fond de moi, ça me touche. Pourquoi et comment, là est toute la question.

Je ne comprends pas de quelle manière mon intérêt pour lui est devenu si évident, que je ne pense qu'à ça alors qu'un corps gît non loin de là.

Mais je crois qu'à l'intérieur de moi, le Taehyung de cet été qui a vécu une chose dont il ne sait pas s'il parviendra à s'en remettre un jour, se sent compris.

Pour la première fois depuis des semaines, j'ai l'impression d'avoir rencontré quelqu'un qui, malgré sa personnalité atypique, saura m'écouter en cas de besoin.

Comme si nous étions les deux faces d'une même pièce.

Et je crois même que je me plais à espérer qu'un beau jour ce simple petit sourire de Jungkook, devienne le parapluie destiné à abriter mon cœur.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top