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La petite fille voudrait mettre des mots sur ce qu'elle pense, mais elle n'y arrive pas. Alors elle observe le ciel et dans son cœur, elle ressent très fort ;
Les nuages gris qui survolent le monde se déversent de la pluie qui s'infiltre dans les sols et dans les cœurs ; je voudrais que l'amour tombe du creux des étoiles et qu'il en pleuve jusqu'à ce que l'on se noie.

***

Jour 6

Chuuya regardait par la fenêtre du taxi qui les conduisait à l'aéroport de Paris ;

Et le monde était un véritable chaos.

Quand il était sorti dans sa petite ville de campagne avec Lucy, il avait été frappé par le silence et le vide étouffant des lieux. Les habitants de là-bas n'avaient jamais été du genre à s'exposer particulièrement.

Mais dès lors qu'ils prirent tous les trois la voiture de Chuuya pour s'aventurer en direction de la capitale, ils prirent conscience du fait que tout le monde n'avait (en fait évidemment) pas réagi de la même manière.

Certains villages ou petites villes étaient tout aussi déserts ; mais beaucoup d'autres étaient remplis de monde qui envahissaient les rues, à un point où ils avaient dû en contourner quelques-uns.

Certaines routes habituellement bondées étaient désertes ; d'autres usuellement peu empruntées n'étaient que files de voitures infinies.

Mais au fur et à mesure qu'ils s'étaient approchés de Paris, la tendance s'était uniformisée ; les gens étaient dehors, et ils étaient nombreux.

À présent qu'ils étaient à l'intérieur de la ville, c'était la seule chose à laquelle Chuuya pouvait penser.

Les gens étaient tellement, tellement, tellement nombreux. Les rues étaient une gigantesque masse humaine en mouvement.

Il n'avait pas encore compris ce qu'ils cherchaient exactement ; on aurait dit une immense manifestation, mais sans réelles revendications, du moins pas unanimes.

Un petit groupe de personnes brandissaient une banderole avec un slogan sur les recherches scientifiques qui devaient être intensifiées ; sur une pancarte un peu plus loin, on pouvait lire "LE GOUVERNEMENT VEUT NOTRE MORT : et si tout cela n'était qu'un gigantesque complot ?". Il y avait des gens qui portaient des drapeaux de partis de gauche, d'autres d'extrême droite ; à un endroit, on pouvait voir un groupe de religieux avec un panneau "LA FIN DU MONDE APPROCHE, DIEU L'AVAIT PRÉDIT".

Mais ces quelques cas semblaient honnêtement s'être perdus dans cette foule, ne pas y avoir leur place ; la plupart des gens n'avaient pas de message d'aucune sorte, ils déambulaient simplement, comme un troupeau de moutons sans berger pour les guider.

Le bruit était à la limite du supportable, une odeur nauséabonde flottait dans l'air ; celle de la sueur, celle de la fatigue, celle de la faim et, sous-jacente mais pas moins présente, celle, tenace et vicieuse, de la mort.

Il y avait tant de monde qu'ils avaient dû garer la voiture de Chuuya à peine arrivés, prévoyant de la reprendre la nuit tombée pour aller jusqu'à l'aéroport.

(Ils avaient essayé le métro, mais les lignes étaient fermées. Plus de contrôleurs, de conducteurs et encore moins de techniciens.)

Quand ils étaient revenus la chercher, elle avait disparu.

La voiture de Chuuya.

Sa précieuse voiture.

Très énervé, il avait donc été réduit à appeler un taxi pour les conduire vers l'aéroport. Il était trois heures du matin, mais les rues étaient toujours bondées, bien que la circulation soit désormais possible.

Il essayait de ne pas faire trop attention aux quelques corps éparses que la lumière d'un lampadaire éclairait parfois. Les gens dehors les évitaient aussi. Sans doute seraient-ils ramassés plus tard.

On se sentait pris d'effroi quand on les voyait pour la première fois ; tellement qu'on en détournait le regard, c'est trop horrible ; on finissait par s'y habituer ; et ce qui nous a choqué au premier regard finit par devenir normal. De toute façon on ne peut rien faire.

C'est comme ça pour tous ceux touchés par un sort de misère que l'on croise.

***

L'aéroport était quasiment vide.

Par rapport au monde qu'il y avait dehors, c'était frappant.

Encore moins de civils que de membres du personnel de la compagnie aérienne - et pourtant ils étaient très peu. À 3 heures du matin cela aurait pu paraître normal, mais on était à Paris, il y avait toujours du monde.

Et surtout, la plupart des lumières au plafond étaient éteintes, d'autres vacillaient, les lampes grésillaient, le sol était d'une propreté douteuse et sur l'extrême majorité des panneaux, les quelques vols affichés portaient la mention "ANNULÉ".

Dazai trouva sans problème la personne chargée de les mener vers le jet de Chuuya, qu'ils avaient contactée sur le chemin. Il avançait avec confiance, la tête haute. Chuuya et Lucy étaient un peu en retrait. Ils étaient moins doués pour faire comme si tout allait bien.

Ils arrivèrent sans trop de problème à l'extérieur, sous le froid mordant de la nuit. Ils montèrent dans l'avion et s'assirent tous les trois. Ils avaient un pilote. Mais pas de bagages, par contre. La valise était partie avec la voiture volée.

Comme dans un rêve, ils s'envolèrent.

Après ça, aucun des trois ne fut capable de se souvenir avec précision de cette nuit-là.

***

Quand il mit les pieds sur le sol de Yokohama, Dazai sentit un frisson intérieur le parcourir.

Il avait fui cette ville de son propre chef, était parti aussi loin que possible, l'avait soigneusement effacée de sa mémoire. Il avait mis des années à coffrer tout ce que les souvenirs d'ici lui faisaient ressentir, et il pensait honnêtement avoir réussi.

Mais à ce moment-là, pour un court instant, ce fut comme si tout son être criait "maison".

Quand il se tourna vers Chuuya, qui descendait en dernier, il vit une étincelle dans son regard qui avait disparue depuis des années, et il sut que c'était le cas pour lui aussi.

Ils échangèrent un long regard rempli de toutes sortes d'émotions très intenses, jusqu'à ce qu'ils soient interrompus par un raclement de gorge.

Ils se tournèrent en même temps vers Lucy. Qui n'avait aucune étincelle dans les yeux.

En fait, elle affichait plutôt un air perplexe.

Elle les dévisagea tour à tour, tourna la tête pour observer leur environnement, se frappa le front avec sa main et lâcha d'un air désabusé Mais qu'est-ce que je fais là, en fait ?

《- Excellente question, répondit Dazai en s'éclaircissant la voix et en mettant ses mains dans ses poches, contrarié qu'elle ait interrompu leur moment.

- Je suis vraiment montée dans un putain d'avion, avec deux mecs hyper bizarres que je connais depuis quatre jours, à 3h du matin, dans un aéroport désert pour partir à l'autre bout du monde ? lâcha-t-elle sans même accorder un regard à Dazai, l'air vraiment surprise.

- C'est un peu tard pour s'en rendre compte, fit utilement remarquer Chuuya.

- Oh mon Dieu, gémit-elle. Je l'ai vraiment fait.

- De toute façon, tu n'avais pas vraiment le choix, conclut Dazai en commençant à s'éloigner.》

Chuuya sourit en la voyant si désabusée. Certes, tout s'était passé un peu vite. Et ils étaient fatigués, et ils avaient faim. Peut-être que son esprit était réellement embrouillé et qu'elle n'avait pleinement saisi les conséquences de ses choix qu'une fois débarqués.

《- Bienvenue au Japon, lança-t-il donc en plaçant une main sur son épaule d'un air qu'il voulait rassurant. Peut-être que ce fut réussi, et qu'elle saisit le large sourire qui perçait dans sa voix, et l'excitation indéniable qui circulait sous sa peau. Peut-être pas.》

***

Quand ils passèrent à l'intérieur de l'aéroport (pas moins vide mais un peu mieux tenu qu'en France) pour rejoindre l'extérieur de la ville, Chuuya s'arrêta un instant pour remercier leur pilote, qui les avait suivis discrètement.

C'était honnêtement incroyable qu'ils aient pu en trouver un. Certes, ils avaient mis le prix, mais la majorité des pilotes étaient en grève ou avaient tout simplement démissionné. Alors c'était normal que Chuuya veuille échanger quelques mots avec lui.

L'homme était visiblement japonais, dans la quarantaine. Il était maigre, mais désormais tout le monde l'était. Il arborait un immense sourire, et dans ses yeux pétillait une étincelle de joie.

À voir quelqu'un d'aussi ouvertement heureux, quelque chose se bouscula dans la poitrine de Chuuya. Il se sentit, pour la première depuis six jours, un tout petit plus léger.

《- Merci de nous avoir raccompagnés, dit-il en japonais d'un air plus chaleureux que prévu.

- Merci à vous, répondit l'homme avec une gestuelle enthousiaste. C'est grâce à vous que je suis ici. Je suis japonais, vous savez, et j'avais très envie de revenir une dernière fois. Mais il n'y avait aucun vol prévu pour le Japon ! Si vous n'aviez pas accepté de payer aussi cher, on n'aurait jamais pu faire le trajet. Et c'était mon dernier voyage, vous savez. Je suis très heureux que ce soit pour rentrer chez moi. Je ne volerai plus jamais. De toute façon, bientôt, tout s'arrêtera.

Il prit les mains de Chuuya dans les siennes et les serra très, très fort.

《- Ma femme et ma fille sont mortes. Il y a deux jours. En même temps. Ma fille de faim, et ma femme parce qu'elle ne pouvait pas le supporter. Ce que j'aurais aimé avoir le courage de partir avec elles à ce moment-là ! Mais ce n'est pas si grave. Au moins, l'un d'entre nous reposera au pays. Elles ne le savent pas, bien sûr. Mais, une fois de l'autre côté, on se retrouvera forcément, et je pourrais le leur dire. Je vous souhaite une bonne continuation, monsieur. Et de partir aussi heureux que moi.

***

Sorti de l'aéroport, Dazai se retourna pour vérifier que ses compagnons le suivaient bien. Malheureusement, Lucy, oui, et Chuuya les rejoignit en quelques foulées rapides.

Autour d'eux, tout était à la fois semblable et terriblement différent de la dernière fois qu'il avait vu le Japon. Des voitures circulaient, des gens marchaient dans la rue. Cependant, chose étonnante, ils portaient tous un masque. Et l'atmosphère était indéniablement lourde.

Dazai appela un taxi pour qu'il les mène au centre de Yokohama, et quand ils voulurent monter dedans, le chauffeur sortit et leur mit un masque dans les mains, assez brutalement.

《- Il est interdit de circuler sans, les rabroua-t-il. On ne sait pas si ce qui nous entoure n'est pas une maladie qui évolue dans l'air. Vous avez de la chance que j'en ai toujours avec moi, ou vous n'auriez pas pu monter.

Une fois à l'intérieur du véhicule, un silence tendu les entoura. Ils roulèrent jusqu'à ce qu'une Lucy qui avait les yeux scotchés sur son téléphone ne le brise.

《- Les restaurants étoilés n'ont jamais eu autant de succès que depuis les deux derniers jours, lâcha-t-elle d'une voix qui laissait entendre qu'elle lisait un article. 》

Dazai vit Chuuya mettre quelques secondes à traiter l'information, puis froncer les sourcils.

《- C'est ridicule, répondit-il. Ils devraient tous être en train de fermer. On ne peut plus rien manger sans... enfin, vous voyez, quoi. On ne peut plus rien manger.

《- Oui, mais ça fait cinq jours qu'on ne peut plus. S'arrêter de se nourrir d'un coup, c'est difficile pour le corps. Les gens commencent à trouver la faim insupportable, et les jeunes enfants, les personnes très âgées et celles avec des problèmes de santé sont de plus en plus nombreux à mourir.

Le calme de Lucy et le ton presque condescendant qu'elle utilisait pour lui expliquer cela sembla énerver Chuuya.

《- Et donc ?

- Et donc les gens préfèrent mourir le ventre plein plutôt que de crever de faim, Chuuya, répondit-elle en relevant le menton. De préférence avec un repas étoilé.

- Et en quoi cette information nous intéresse-t-elle ? s'enquit Dazai pour calmer le jeu et énerver Lucy.》

Surprenamment, la jeune fille sembla hésiter. Elle baissa un peu les épaules et se mordit la lèvre inférieure.

《- Tu n'as pas besoin de m'écouter si ce que je dis ne t'intéresse pas, souffla-t-elle finalement. C'est juste que... enfin, l'article parle de quelqu'un que je connais, donc ça a attiré mon attention.

- Qui ça ? demanda Chuuya d'une voix plus calme.

- ... Francis Scott Fitzgerald. C'est le propriétaire d'un grand restaurant aux États-Unis. Il y a quelques années, il était à la tête d'une grande entreprise et il m'avait fait une offre d'embauche. Il était très puissant et ambitieux. Son but était de gagner suffisamment d'argent pour financer des équipes de médecins qui travaillaient sur le cas de sa fille, plongée dans le coma. Mais un jour sa femme a perdu espoir, elle s'est laissée mourir de chagrin et les médecins ont déclaré qu'il n'y avait rien à faire pour leur enfant. Il a tout abandonné et racheté un restaurant. Du coup je me suis re-retrouvée au chômage. Parfois, je me demande jusqu'où il aurait pu aller, s'il avait trouvé un moyen de sauver sa fille.

***

Une fois arrivé au cœur de Yokohama, le taxi les laissa partir.

Chuuya sentit une bouffée de nostalgie l'envahir. Il se tenait là, au cœur de sa ville -celle qu'il avait autrefois juré de protéger et le seul endroit au monde où il se sentait chez lui.

Sans qu'il ne puisse s'en empêcher, il leva les yeux vers les quatre immenses tours noires qui dominaient Yokohama.

Il avait pensé que le fait de rentrer au Japon serait le premier et unique déclencheur qui briserait le barrage mental qu'il avait érigé pour se protéger de ses souvenirs.

Étonnamment, non : avant de monter dans le taxi, il s'en était plutôt bien sorti. C'était Lucy, avec son anecdote à priori inintéressante, qui s'en était occupée.

Elle ne pouvait pas le savoir, bien sûr : comment aurait-elle pu deviner que lui et Dazai avaient tous les deux dîné dans ce restaurant à la renommée internationale dont elle avait parlé ?

Il revoyait Kouyou, son aura dans un mélange de puissance et d'élégance, comme toujours, assise à une table avec lui il y a des années.

Et, un souvenir en entraînant un autre, il se revoyait il y a trois jours, dans sa voiture, son téléphone vibrant. Appel entrant - Ozaki Kouyou (Ane-san).

Il posa son regard sur les plus hautes fenêtres du bâtiment- celles derrière lesquelles, il le savait, siégeait sa mentor.

Fourrant ses mains dans ses poches dans une tentative de calmer les battements de son cœur, il prit une profonde inspiration, et, en même temps, prit une décision.

Les gens sont de plus en plus nombreux à mourir, résonna la voix de Lucy dans sa tête.

Il allait avoir des retrouvailles à organiser.

***

"Ni le feu ni la glace ne sauraient atteindre en intensité ce qu'enferme un homme dans les illusions de son cœur."

- Francis Scott Fitzgerald,
Gatsby le magnifique

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