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"Maman, maman'', appela la petite fille.
Elle se tenait accroupie dans l'herbe du sous-bois où elles faisaient une pause, après avoir marché près d'une journée entière sur le bord de la route en béton non loin d'ici.
''- Pourquoi est-ce que l'oiseau, il ne s'envole pas ?"
Sa mère jeta un coup d'œil au cadavre effalé sur le sol, pris dans un vieux piège sans doute abandonné. Il commençait tout juste à se décomposer. C'était vraiment glauque, elle détourna rapidement le regard.
"- Parce que quelqu'un l'a empêché de s'envoler à nouveau, ma chérie.
- Mais pourquoi faire ?"
Elle aurait bien aimé répondre que c'était parce que les humains, depuis toujours, chassaient pour se nourrir. Que c'était par nécessité. Qu'ils n'avaient pas vraiment le choix.
Sauf que, fille d'une famille de chasseurs, elle savait reconnaître les pièges à oiseaux. Elle connaissait ceux qui servaient à chasser, et ceux qui servaient à tuer.
Ceux qui permettaient de ne pas mourir de faim, et ceux qui n'étaient utilisés que pour le plaisir d'enlever des vies. Ou, comme avaient coutume de dire ses parents, pour ''préserver les traditions'' d'ancêtres qu'elle n'avait jamais connus et qu'elle ne connaîtrait jamais.
Cet oiseau allait rester ici tout le reste de sa mort, dans ce sous-bois humide, étendu sur le sol, sans jamais nourrir personne d'autre que des insectes charognards.
''- Pourquoi, maman ?
- Car les oiseaux volent, que le ciel et l'univers leur appartient. Car ils n'ont personne pour les retenir à terre, les forcer à lever la tête vers les étoiles sans jamais pouvoir les atteindre. Car les humains sont jaloux de leur liberté, sans jamais vraiment se rendre compte qu'ils sont eux-même prisonniers."
* * *
Jour -1.
Passage d'octobre à novembre.
Dazai est toujours en vie.
Ce soir-là, il est assis devant sa maison, attendant patiemment.
Sa maison était une belle maison. Une vieille bâtisse en pierres, haute d'un étage et cachée dans la forêt. Il n'y avait même pas de vraie route qui permettait d'y accéder, seul un étroit chemin de terre qui passait entre les arbres.
C'était une maison spacieuse et confortable, aménagée par les bons soins de Chûya qui avait opté pour un style pas trop moderne et chaleureux. Les chambres et la salle de bain étaient à l'étage, le rez-de-chaussée se composait du vestibule, d'une buanderie et d'une ample pièce de vie avec cuisine ouverte et salon. Une grande baie vitrée donnait du salon au jardin, et dans le jardin était assis Dazai Osamu.
Il était emmitouflé dans plusieurs couches de plaid, une tasse de thé brûlante à la main - dernièrement, Chûya s'était mis en tête de le mettre au thé, ce qui était ridicule. Le brun n'avait jamais rien apprécié d'autre dans sa vie qu'un bon verre de whisky, et le rouquin le savait parfaitement.
Une dizaine d'oreillers l'entouraient, lui permettant de s'installer confortablement pour profiter d'une soirée paisible à juste être assis dans le jardin.
La nuit tombait tôt en cette saison, et le soleil s'était déjà couché depuis longtemps. Le brun attendait son partenaire de vie, qui le rejoignit quelques minutes plus tard -après s'être enfermé dans la buanderie pendant près d'une heure.
"- Foutus oiseaux, marmonna-t-il avec son élégance habituelle en s'asseyant près de Dazai.
- Ils t'ont pas raté, répondit le brun avec un immense sourire qui trahissait à quel point il trouvait la situation hilarante.
- Sérieux, ils pouvaient pas aller chier ailleurs ? J'ai acheté ce chapeau il y a une semaine !
- Et il est aussi moche que tout le reste de ta collection. Tu devrais être content, remarque, ça lui apportera une touche d'originalité."
Chûya répondit par un regard outré qui rappela à Dazai ses propres expressions dramatiques et par un coup de poing bien placé tout de suite beaucoup plus authentique.
"- Tu sais quoi, Dazai ? Je te souhaite de te faire chier dessus par des oiseaux pour le restant de tes jours. Honnêtement, c'est tout ce que tu mérites. Comment c'est même possible qu'aucun oiseau n'y ai jamais pensé ? Si un jour je meure et que je me réincarne en oiseau, écoute-moi bien, je jure que je passerai ma vie ENTIÈRE à te chier dessus -et enlève ce sourire stupide de ton visage tout de suite ou je t'en colle une !
- J'irai plutôt faire ça sur la voisine qu'on avait au Japon. Ou sur le patron du magasin de jouets ! Oh, et sur mon père, aussi."
Chûya rit discrètement à cela, sans répondre. Le sujet du père du brun était assez sensible, la plupart du temps ils l'évitaient simplement.
A la place, le rouquin choisit de s'allonger sur le sol, levant les yeux vers le ciel. A cette heure-ci, il faisait trop sombre pour que des oiseaux de jour s'aventurent à fendre le ciel. Les seuls qu'ils avaient une chance d'observer étaient les oiseaux nocturnes, qui étaient généralement plus discrets.
Si Chûya se réincarnait un jour vraiment en oiseau, il voudrait être un nocturne. Il avait toujours eu le sentiment de préférer la nuit à la journée, quand il faisait sombre et plus frais. Dazai, lui, pourrait sans doute se complaire dans les deux cas, sans vraiment faire la différence.
Ou peut-être que si ?
Tout compte fait, peut-être serait-il plus heureux en tant que diurne. A vivre pendant la journée, baigné par la lumière.
Mais si c'était le cas, Chûya aussi voulait être un oiseau de jour. Il ne pourrait pas se complaire dans les ténèbres sans Dazai à ses côtés.
"- Sans blague, relança-t-il, si je devais me réincarner en n'importe quoi, j'adorerais être un oiseau.
- Pour quoi faire ?"
(C'était une question des plus sincères. Non pas que Dazai ne voyait pas d'intérêt à se réincarner spécifiquement en oiseau, mais plutôt à se réincarner tout simplement. Sa seule vie lui pesait déjà, il n'avait pas envie d'en rajouter une deuxième.)
"- Ça te plairait pas, à toi ? De pouvoir voler. Ne serait-ce qu'une seule fois dans ta vie. Je sais que ça fait très cliché et tout, que beaucoup de gens disent ça, mais je veux dire, je me demande vraiment ce que ça fait. Juste, tu bats des ailes, et tu décolles du sol, et tu t'envoles, et tu fends l'air -tu penses que c'est très physique ? Si ça se trouve, c'est super fatiguant et les oiseaux sont juste extrêmement endurants ? Bref. J'aimerais bien faire quelque chose comme ça dans ma vie, un jour. Même si ce ne doit pas être vraiment la même chose, au moins essayer du parachute ou du deltaplane."
(Il ne le fera jamais.)
"- Je pense pas que tu t'en souviennes, mais tu m'as déjà parlé de quelque chose comme ça, une fois. T'étais mais alors complètement défoncé, même moi je t'ai rarement vu ivre à ce point - me regarde pas comme ça, c'est la vérité - et tu parlais de t'envoler, genre, super haut. Peut-être aussi haut que les étoiles. Parce que soi-disant tu aurais voulu voler avec elles.
- Avec les étoiles ? Aucun souvenir d'avoir raconté ça. Penses-tu seulement que les étoiles volent ?
- J'en sais rien. Elles ne m'ont toujours semblé être que de minuscules points blancs immobiles accrochés au dôme du ciel. De toute façon, quelle est même la définition de voler ?
- Eh bien, se maintenir en l'air, non ? Malgré la gravité provenant de la Terre, réussir à ne pas toucher le sol pendant quelques heures, minutes, voire quelques secondes.
- Ça ne compte pas avec seulement quelques secondes, si ?
- Pourquoi pas ? Au final, voler pendant plusieurs heures, plusieurs jours ou même plus longtemps, ça reste dérisoire. Tu finiras toujours, toujours, toujours par retomber sur le sol -parce qu'au final, la Terre te rappellera toujours que tu n'as pas le droit de voler.
- Les étoiles ne tomberont jamais sur Terre. (du moins, je l'espère pour nous.) Mais ça ne compte pas, non ? Je veux dire, ce sont des étoiles.
- Et alors ? Peut-être que l'univers a simplement décidé que seules les étoiles ont le droit de voler."
* * *
Premier jour.
《- Je te déteste.
- Crois-moi, c'est plus que réciproque.
- À quoi ça sert d'aller au marché, sérieusement ? Ça pue, il y a un monde fou, plein de bruits et de gens qui crient, alors qu'on pourrait simplement aller à la grande surface du coin.
- "Engagés et responsables, nous soutenons les producteurs locaux et faisons attention à consommer des produits frais et de saison, dont la qualité est garantie", rétorqua machinalement le rouquin, qui répétait mot pour mot la dernière annonce du genre qu'il avait entendue à la radio.
- Alors on n'a qu'à aller au Biocoop du coin.
- Arrête de te plaindre et retrouve-moi le vendeur de fromage de la dernière fois, il avait dit qu'il me ferait une offre si on revenait le voir.》
Le brun grommela pour la forme, mais obéit néanmoins rapidement. Il était plus que conscient que l'autre lui demandait cela à cause de leur légère différence de taille, qui le rendait le seul capable de distinguer le marchand en question par-delà la mer de têtes et d'épaules autour d'eux.
Au loin, malgré les bruits étouffants de la foule qui l'encerclait, il parvenait à distinguer les sons ténus de la mer. Les vagues qui s'écrasaient contre la digue, les cris perçants des mouettes. Une odeur salée emplissait l'air ambiant, et il se plaisait à imaginer que c'était seulement celle de la grande étendue d'eau, et non un mélange entre ça et les poissons plus ou moins frais du marchand d'à côté.
Il renifla dédaigneusement. Il détestait vraiment les marchés, et ne manqua pas de le faire remarquer, pour la centième fois peut-être, au nain de jardin qui marchait devant lui. Ce dernier ne répliqua que par un coup de coude bien placé, l'air passablement agacé.
Se frottant vigoureusement (et peut-être un peu exagérément) le bras, le brun songea que franchement, il ne comprenait même pas pourquoi le roux l'avait traîné de force ici. Il savait pourtant pertinemment qu'il ne lui servirait strictement à rien, si ce n'est râler et lui faire perdre du temps.
- Ce qui, d'un autre côté, ne changerait sans doute pas énormément de d'habitude.
Cette réflexion impromptue ne fit qu'accentuer sa mauvaise humeur, jusqu'à ce qu'il ne soit plus qu'une machine à broyer du noir.
Mais alors qu'il venait de repérer le marchand de fromages en question (son stand puait encore plus que celui du poissonnier, comment était-ce même possible ?), une bourrasque de vent soudaine et plutôt violente le sortit de ses pensées, de manière plutôt efficace.
Enfin, pas tant la bourrasque en elle-même que les hurlements quasi-immédiats de la demi-portion qui l'accompagnait, qui se mit à courir après un objet qui volait si haut qu'il semblait ne plus jamais vouloir se reposer.
Un objet noir.
Qui ressemblait quand même fichtrement à un chapeau.
Avec un soupir, le brun commença à suivre au son de sa voix douce et mélodieuse le rouquin, déjà sorti de son champ de vision.
Un peu étonnant, ce soudain coup de vent, quand même. Il n'aurait pas vraiment dû l'être : après tout, le marché était situé sur une très grande place bordant un quai, ce qui laissait apercevoir la mer jusqu'à perte de vue. Mais cela impliquait aussi les puissantes rafales de vent maritime, qui importunaient souvent les habitants.
Sauf que là, pour une raison inexpliquée, ça faisait plusieurs jours que l'air était quasiment immobile, et la météo n'avait pas prévu de changement.
Pourtant, les rafales se faisaient de plus en plus puissantes, au point où le brun eut du mal à garder l'équilibre. Les gens autour de lui aussi semblaient pris au dépourvu. Un petit garçon non loin tomba -ou plutôt s'écrasa- par terre, une vieille femme perdit son parapluie.
Tiens ? C'était étrange.
Pourquoi n'entendait-il plus la mer ?
Les cris de Chûya s'étaient tus, il ne s'en rendit compte qu'au moment où il remarqua qu'il l'avait totalement perdu, et qu'il marchait sans vraiment savoir où aller.
Les personnes sur la place semblaient désorientées.
Tiens ? C'était vraiment étrange.
Il n'entendait plus rien du tout.
Sans même vraiment s'en rendre compte, il arrêta d'avancer.
Et alors, le vent arrêta de souffler.
Et ce fut comme s'il avait cessé de respirer.
C'était indescriptible. Une énorme pression, suivie d'une détonation qu'il n'entendit pas parce qu'il n'entendait plus rien, mais qu'il ressentit jusqu'au plus profond de lui, dans ses os, dans ses organes, partout et c'était insupportable.
La colère des dieux elle-même semblait se déverser en torrents sur la Terre, au détriment du temps et des plus grandes lois de l'univers.
Est-ce que c'était ce qu'il ressentirait, si la Terre cessait de tourner ?
Est-ce que c'était ce qu'il ressentirait, si le Soleil cessait de briller ?
Si la lumière s'était figée, si l'air avait cessé de contenir la moindre trace d'oxygène, si la mer s'était tue à tout jamais, si le monde entier s'était arrêté de tourner, et que toute trace de ce qui faisait que l'humanité était l'humanité s'était évaporée dans l'air ?
Il ne voyait plus rien. Ne ressentait plus rien.
C'était comme s'il n'y avait plus rien.
Rien ni personne, ni maintenant ni jamais, rien, rien, rien que le vide béant et que plus rien n'existait.
Cela dura une dizaine de secondes.
Puis, le vent recommença à souffler.
Plus personne ne semblait s'en préoccuper. La moitié des gens présents sur la place était à genoux, comme s'ils n'avaient plus la force de tenir debout, d'autres se tenaient le cœur et semblaient chercher leur souffle.
Autour d'eux, rien ne paraissait avoir changé. C'était la même place, le même marché, la même puanteur de poissons pas frais, les mêmes sons ténus de la mer, ceux des vagues qui s'écrasent contre la digue, ceux des cris perçants des mouettes.
Et pourtant, quelque chose s'était installé ici. Avait pris possession des lieux, peut-être de la planète entière.
Quelque chose qui s'accrochait dans l'air et rendait sa respiration difficile.
Avec toute la force dont il était capable en ce moment-là, il se concentra sur ce malaise persistant, cherchant à en déterminer l'origine.
Seule l'image d'une pomme lui vint à l'esprit.
Puis, il leva la tête vers le ciel, dépourvu de nuages et d'un bleu si lumineux qu'il en était presque insultant.
Et alors, il sut.
Il sut ce que la détonation qu'il avait ressentie avait délicatement déposé sur la surface de la Terre, comme un voile de brume légère dans laquelle il est si facile de se perdre.
Nous sommes condamnés à mourir, tu sais.
Ne le sommes-nous pas depuis le premier jour ?
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