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La petite fille regardait par la fenêtre.
Elle regardait tomber la pluie ; la pluie tombait, et la petite fille aurait aimé qu'elle cesse.
Si la pluie tombe dru, son père aura plus de mal à retrouver le chemin vers la maison, songe-t-elle, à genoux sur une chaise, accoudée contre le rebord en bois de la fenêtre du salon.
Il faisait noir, dehors ; c'était une nuit sans lune, un ciel sans étoiles. La pluie continuait à tomber, indifférente, et détrempait le sol en herbe de la colline sur laquelle se dressait la petite maison en bois.
《- Ma chérie, il est temps d'aller au lit, entendit-elle derrière elle, alors que sa mère approchait.
- Maman, commença-t-elle, s'apprêtant à poser encore la question qu'elle posait déjà chaque soir. Maman, pourquoi est-ce que papa, il ne rentre pas ?
- Il rentrera quand Dieu le voudra, répondit sa mère, et la discussion était finie.》
Et la petite fille alla se coucher, comme chaque soir depuis toujours - et son père ne rentra pas, comme chaque soir depuis un an.
* * *
Jour - 5.
Amérique, restaurant multi-étoilé quelque part dans les Etats-Unis
《- Et elle était si mignonne avec ! Je crois que c'est l'une des meilleures robes que je lui ai jamais achetée, continua Mori sur un ton toujours aussi enthousiaste que lorsqu'il avait lancé le sujet, il y a plus d'une vingtaine de minutes.
- Oh oui, c'est sûr, elle est magnifique, acquiesca Kouyou sans même regarder l'homme en face d'elle dans les yeux, faisant distraitement tourner son verre de vin entre ses mains.》
Le restaurant où ils avaient tous les deux pris une table était magnifique -et surtout très chic. Un rez-de-chaussée immense aux murs blancs décorés de reliures dorées, un étage en mezzanine et un plafond en verre sculpté qui laissait voir le ciel au-dessus de leurs têtes.
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《- Comment trouves-tu cet endroit, Chuuya ?
- Charmant. Ce restaurant mérite largement son succès. Attends, est-ce du Pétrus qu'ils ont sur la carte ?!
- Je savais que ça te plaîrait.》
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Son interlocuteur, semblant remarquer qu'elle ne portait en fait pas plus d'intérêt que ça à la nouvelle robe qu'il avait achetée pour Elise la veille, cessa son babillage et reprit une attitude plus sérieuse.
《- Je te sens tendue, ma chère Kouyou. Quelque chose ne va pas ? Commencerais-tu à te sentir stressée pour demain matin ?
- Voyons, ne soyez pas ridicule, répondit-elle en levant les yeux au ciel. Des rencontres comme celles-ci, j'en ai vues des centaines dans ma vie. Ce n'est pas parce que cette organisation commence à prendre de l'importance que je vais me sentir inquiétée outre mesure.
- Eh bien alors, qu'y a-t-il ?》
Un sourire de requin se forma sur le visage de l'homme.
《- Des souvenirs seraient-ils en train de remonter ?》
Comme à chaque fois qu'elle se retrouvait dans cette situation, Kouyou ne laissa aucune forme d'émotion apparaître sur son visage. L'homme en face d'elle - Mori - son patron - ne laisserait passer aucune sorte de faiblesse. Avec lui, c'était une sorte de constant combat invisible. Il se montrait aimable, faussement joyeux, mais guettait dans l'ombre toute ouverture qui lui permettrait de prendre l'ascendant sur la personne en face de lui, quelle qu'elle soit.
Entre Kouyou et Mori, c'était un peu particulier. La jeune femme le respectait, oui, c'était indéniable : il était pragmatique, sensé, intelligent, recherchait toujours le meilleur pour leur entreprise. Cependant, elle ne l'aimait pas. Elle ne l'avait jamais aimé. C'était un respect ironique, une reconnaissance de sa légitimité dans le rôle qu'il jouait, mais pleinement consciente du fait qu'il n'était pas un homme bon. Une reconnaissance pleinement consciente du fait qu'il n'était qu'un substitut répugnant du patron idéal qu'elle aurait pu avoir, d'un patron qui n'aurait pas été un serpent venimeux qui essaie de se faire passer pour une innocente couleuvre.
Cependant, elle était persuadée qu'il était ce que l'entreprise pouvait actuellement avoir de meilleur, alors elle le respectait et jouait le jeu.
Mori en avait conscience, et quelque part, cela le dérangeait. Il savait que la loyauté de Kouyou envers lui était solide, mais il se demandait toujours s'il n'y avait pas quelque chose qui serait capable de la briser. La jeune femme aussi était intelligente et sensée, l'un de ses meilleurs éléments. Il le savait et n'hésitait pas à lui montrer qu'il la considérait à diverses reprises.
Mais il gardait à l'esprit que, si un jour elle devait se dresser contre lui, elle serait une ennemie à ne pas prendre à la légère.
En conséquence, comme il le faisait avec le monde entier, il n'hésitait pas à la mettre dans des positions susceptibles de la rendre inconfortable et à frapper là où ça faisait mal, toujours subtilement, histoire de rappeler qui était supérieur à qui ici. Il avait fait exprès de choisir ce restaurant, un endroit luxueux qui appartiendrait à un certain Francis Fitzgerald, car il savait qu'elle avait déjà eu l'occasion de venir ici avec Chuuya il y a des années, et que cela ravivrait des souvenirs qu'elle aurait préféré oublié.
《- Je vais parfaitement bien, ne vous inquiétez pas, répondit la jeune femme avec une expression des plus sereines et une voix ferme, repousssant avec force la fausse inquiétude de l'ancien médecin.》
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《- Et sinon, Chuuya, comment s'est déroulée la mission d'hier ?
- Plutôt pas mal. J'aime bien venir aux États-Unis. La prochaine fois, il faudra que je traîne Dazai avec moi.
- Je croyais que tu ne pouvais pas le supporter ?
- Ne sois pas ridicule ! Évidemment que je ne peux pas. Mais il faut bien qu'il y ait quelqu'un pour sortir cet abruti de son trou de temps en temps, non ? Sinon, il va finir par vraiment devenir fou- s'il ne l'est pas déjà, bien sûr.》
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《- Parfait ! J'ai besoin que tu sois au meilleur de ta forme pour la rencontre de demain.》
Le visage de son patron sembla soudain s'illuminer, comme s'il venait de se rappeler de quelque chose de très important.
《- Au fait, tu ne connais pas la dernière ? Fukuzawa m'a encore appelé hier ! Cet imbécile, c'est la troisième fois de la semaine qu'il me dit que...》
(Ce fut probablement à cet instant-là que la capacité de Kouyou à se concentrer sur les mots de son boss s'épuisa définitivement.)
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《- Au fait, Kouyou, tu ne connais pas la dernière ? L'autre jour, une horrible dame, une certaine Sappho, a essayé de me transpercer le cœur avec une épée. Une épée ! Qui se bat même encore avec une épée ? Tout ça parce que j'avais essayé de démanteler entièrement son gang et de les tuer un par un.
- Je crois que certaines personnes sur cette Terre oseraient encore appeler ça l'instinct de survie.
- Pff, aucun intérêt.》
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Mori avait essayé de mettre Kouyou mal à l'aise en l'amenant dans un endroit rempli de souvenirs d'une soirée avec Chuuya ; et il a en fait bien mieux réussi qu'il n'aurait pu l'imaginer.
Car ce que son patron ignorait, c'est que les souvenirs de Kouyou dans ce restaurant ne se limitaient pas à un dîner anodin avec le rouquin.
Bien sûr, c'est la soirée qui lui était revenue à l'esprit la première ; mais ce n'était pas le souvenir qui faisait le plus mal.
Quelques mois après la première fois où elle avait dîné ici avec Chuuya, elle était revenue avec une autre personne.
Et maintenant qu'elle commençait à se rappeler de bribes de ce soir maudit, elle sentait qu'il allait falloir qu'elle parte d'ici.
《- Si cela ne vous ennuie pas, je pense que je vais me retirer, déclara Kouyou en profitant d'une pause dans le récit de son patron pour se lever élégamment de sa chaise. J'aimerais profiter d'une longue nuit de sommeil pour être prête demain matin.
- Bien sûr, bien sûr, répondit Mori en agitant négligeamment la main, comme s'il ne venait pas de se faire abandonner en plein milieu d'une nouvelle longue tirade sur, cette fois-ci, comment Fukuzawa avait eu le culot de l'appeler pour la troisième fois sur son téléphone de travail alors que ça faisait une semaine qu'il lui avait donné son numéro personnel.》
Kouyou laissa glisser quelques billets verts sur la table avant de pousser sa chaise et de se frayer un chemin entre les dizaines de tables qui se dressaient entre elle et la sortie.
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《- L'instinct de survie a bien plus d'intérêt que tu ne le crois. Sans ça, l'humanité aurait disparu pour ainsi dire il y a bien longtemps.
- Et alors ?
- Et alors nous ne serions pas là pour en parler. Et tu n'aurais jamais pu observer ce monde comme tu le fais. Tu n'aurais jamais pu le voir ni l'écouter, ni le sentir ni le toucher, tu n'aurais jamais pu savoir ce que ça fait de respirer ni de sentir ton propre cœur battre, tu...
- Et alors ? J'écoute ce monde en permanence, Kouyou. Je l'écoute, mais je ne l'entends pas. Qu'a-t-il à me dire ?
- Tu n'as peut-être tout simplement pas envie de l'entendre.
- Je ne suis sans doute pas fait pour ça.
- Dazai.
- Quoi ?
- Si l'humanité n'existait pas, tu n'aurais jamais pu rencontrer Chuuya.》
_____
Une fois sortie du bâtiment, Kouyou prit une grande bouffée d'air.
Elle ne voulait pas y repenser. Jamais.
Elle ne voulait pas repenser à Dazai.
* * *
Allongé sur une des longues chaises en bois inconfortables de la partie extérieure de la piscine municipale, Dazai se prélassait sous les agréables quatorze degrés du mois d'octobre.
Les mains derrière la tête et les jambes croisées, il regardait distraitement par la vitre séparant le jardin des bassins chauffés. Chuuya effectuait des longueurs depuis une petite heure, et il n'avait toujours pas l'air de s'en lasser.
Dazai, qui ne savait pas nager, n'avait d'autre choix que de l'attendre, emmitouflé dans ses trois manteaux, son tour de cou et son bonnet.
(Chuuya avait bien essayé de lui dire que c'était un peu exagéré, mais il n'avait pas voulu l'écouter et maintenant, il transpirait un peu. Beaucoup. Tant pis, il n'allait pas se découvrir maintenant, ça sonnerait comme si il admettait avoir eu tort.)
Lorsque Chuuya vint finalement le rejoindre pour récupérer sa serviette, trempé mais heureux, il sentit une sorte de douce chaleur s'insinuer discrètement dans sa poitrine.
C'était un moment calme, paisible, presque routinier et, surtout, presque domestique.
Qui aurait pu croire que ces deux-là pourraient un jour partager des moments comme celui-ci ?
Une légère brise faisait voleter les cheveux de Chuuya. Quand ce dernier tendit la main vers Dazai pour l'aider à se relever, le brun ne fit que la prendre doucement dans la sienne sans montrer d'intention de bouger, entrelaçant leurs doigts ensemble.
Devant le haussement de sourcil de Chuuya, il eut un léger sourire, avant de souffler :
《- As-tu des regrets ?》
L'expression de Chuuya changea, ses traits se détendirent dans une légère moue de surprise. C'était toujours doux et confortable, le cœur de Dazai ne s'en réchauffa que plus.
《- Des regrets ?
- Je te demande si tu es heureux.》
Un sourire se dessina sur les lèvres du rouquin, une lumière chaleureuse vint prendre place dans ses yeux.
Ils savaient tous les deux que Dazai lui demandait si, quatre ans plus tard, Chuuya pensait toujours que quitter la mafia avec lui quand il le lui avait alors demandé -pour la deuxième fois- en avait valu la peine.
(La première fois, quand ils n'avaient que dix-huit ans et que Dazai venait de perdre son ami le plus cher, Chuuya avait refusé. Il ne pouvait pas se permettre de quitter le seul endroit où des gens l'avaient réellement considéré comme un être humain pour un type qui parfois ne semblait même pas en être un.
Quand Dazai était revenu le chercher quatre ans plus tard, les choses avaient changé. Ils ont emmerdé le monde, sont restés quelques mois au Japon puis ont déménagé en France, et maintenant ils menaient une vie que peut-être ils n'avaient pas méritée.)
《- Idiot. Pourquoi poses-tu seulement la question ? Bien sûr que je ne regrette rien.》
(Pas encore, du moins.)
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