Livaï

La discussion qu'il a eue avec Erwin l'ayant particulièrement agacé, Livaï a naturellement été d'une humeur de chien pendant le reste de la journée - non pas que ça change de d'habitude, ceci dit... C'est pourquoi il a tenu à s'isoler un moment, lorsque la nuit est tombée.

Le Caporal a toujours une sorte de mélancolie lorsqu'il observe le ciel étoilé. Il se rappelle toujours de ses deux meilleurs amis, Isabel Magnolia et Farlan Church, et de la vie qu'ils menaient lorsqu'ils habitaient encore dans les Bas-Fonds. Là-bas, c'était manger ou être mangé. Ça aurait très bien pu être la devise du Bataillon d'Exploration, et même de la vie en général. Toujours est-il que le trio qu'ils formaient survivait d'abord avant de vivre. Puis, ils ont eu pour mission d'éliminer Erwin Smith, et ils ont reçu l'opportunité en or de quitter ces lieux sombres et infects que représentaient les Bas-Fonds, pour le plus grand plaisir d'Isabel.

Et, la nuit précédant de leur expédition, les trois amis ont assisté ensemble, pour la première et dernière fois, au spectacle qu'offre un ciel en pleine nuit. Un ciel à mi-chemin entre le noir et le violet, où toute une constellation d'étoiles semble s'étendre à l'infini. Respirer l'air frais du monde extérieur, voir ce que la nature a à offrir... c'était une chose qu'ils étaient certains de ne jamais voir s'ils étaient restés dans les Bas-Fonds.

Repenser à ces moments ne fait qu'engendrer un pincement à la poitrine de Livaï. Maintenant qu'il est dehors, caché par des bâtiments, il se demande si c'est finalement une bonne idée de s'isoler pour repenser à des personnes qui ne sont plus de ce monde. Il n'en est pas tout à fait sûr.

En revanche, il ne s'attendait pas à être témoin de la conversation qui se jouerait qu'à quelques mètres de lui.

De là où il se trouve, le Caporal perçoit bien distinctement les voix d'Eren, Armin et Mikasa. En s'arrêtant de marcher, il entend la jeune fille demander à ses deux amis:

-Quand toute cette guerre sera terminée... est-ce qu'on la récupérera, notre vie d'avant?

Bien que cela ne soit pas à lui que la question a été posée, Livaï ne peut s'empêcher de penser à quoi ressemblait sa propre vie avant d'intégrer le Bataillon d'Exploration. Contrairement à ce à quoi laisse penser la question de Mikasa sur son enfance avec ses deux camarades, Livaï ne peut pas dire qu'il a eu une enfance insouciante. Ah ça, non! Bien au contraire. Il n'a eu que de rares instants où il a reçu une sorte de contentement, mais il n'y a pas dans son passé quelque chose qui aurait été susceptible de lui apporter du bonheur. Non, seule la présence de Farlan et d'Isabel a réellement compté pour lui, lorsqu'il vivait dans les Bas-Fonds. Après la mort de sa mère et le départ de Kenny, ses deux amis étaient ce qu'il y avait de plus stable pour lui.

Mais maintenant qu'ils ne sont plus là...

-On fera tout pour.

La voix d'Eren ramène Livaï au présent.

-Mais nous ne pourrons pas tout récupérer. Voilà pourquoi nous devons le faire payer à nos ennemis.

Voilà une chose sur laquelle le Caporal peut se retrouver. Ses deux meilleurs amis ont été tués par un titan, et par sa faute. Il a agi par arrogance et en a payé les conséquences. Il s'en est voulu atrocement, mais les paroles d'Erwin, celui-là même qu'il a voulu tuer à la base, ont eu une grande résonance en lui.

Il est impossible de savoir à l'avance si le choix qu'on fait est le meilleur de tous. L'important est de ne pas avoir de regret, peu importe le choix effectué.

Et c'est bien avec cette mentalité qu'il continue d'avancer. Ce sont également les sacrifices de tous ses hommes qui lui donnent la force et le courage de faire ce qui lui semble le plus juste pour la cause de l'Humanité.

-Ce n'est pas tout.

Cette fois, c'est la voix d'Armin qui attire la curiosité du Caporal. Ou plutôt, c'est le son de sa voix, confiante, qui le fait se demander ce que quelqu'un de si craintif peut trouver de si galvanisant.

-Il y a la mer, aussi. Une grande étendue d'eau et de sel que les marchands ne pourront jamais extraire, même en essayant toute leur vie.

Là, Livaï fronce les sourcils. La mer... Il n'en a jamais entendu parler.

-Il y a bien plus que les titans, derrière les murs. Il y a des lacs de feu, des terres gelées, des champs de sable... C'est pour ça que j'ai rejoint le Bataillon d'Exploration. Je voulais voir ces choses de mes propres yeux.

C'est quoi encore, ce charabia?

Assis derrière ce bâtiment à l'abri des regards, le soldat le plus puissant de l'Humanité a comme l'impression d'entendre quelqu'un parler une autre forme de langage. Le jeune Arlert évoque des sujets qui lui sont, pour ainsi dire, totalement inconnus. Et en entendant le déferlement de paroles provenant ensuite de la bouche de son subordonné, exprimant ainsi le désir, l'envie, le besoin de découvrir ces lieux inconnus qui semblent le captiver, alors que personne ne sait s'ils existent vraiment, Livaï se voit bien obligé de reconsidérer certaines choses. En tournant la tête vers un petit espace qui lui donne vue sur ce qui se passe non loin de lui, il aperçoit le visage d'Armin, qui est comme illuminé. Son regard brille, lui aussi. Il ne manque plus qu'il y ait une auréole qui fasse le tour de son visage.

Depuis son entrée au Bataillon d'Exploration, il a entendu plusieurs soldats évoquer les raisons pour lesquelles ils ont tenu à rejoindre l'armée. Pour certains, c'était pour éliminer le monde des titans et/ou se venger des dégâts qu'ils ont causés. Pour d'autres, c'était pour protéger des amis ou des proches et/ou préserver quelque chose des titans. Un peu comme Eren et Mikasa, respectivement. Mais c'est la première fois que le Caporal surprend un de ses soldats en train de dire qu'il est entré au Bataillon d'Exploration pour d'autres raisons que celles-ci.

Et ça, c'est quelque chose qui lui échappe. Raison de plus pour qu'il lui rappelle que ce pourquoi ils se battent doit primer par-dessus tout.

Je ferai ça avant que les gamins aillent dormir. On aura tous autre chose à penser, demain. Alors c'est ce soir ou jamais.

***

Le Caporal réussit à intercepter les trois adolescents dans les couloirs du QG du Bataillon d'Exploration, alors qu'ils se rendaient en direction de leur dortoir. Lorsqu'ils l'aperçoivent, ils effectuent un rapide salut militaire.

-C'est bon les mioches, ça va comme ça, leur dit Livaï alors que ces derniers reprennent une position normale.

Après quoi, l'homme plus âgé les observe attentivement. Il n'a jamais voulu se l'admettre, mais ces trois-là lui rappellent Farlan, Isabel et lui-même. Il trouve en eux des caractéristiques de son propre trio avec ses deux camarades défunts. D'abord le fait qu'on les voit rarement les uns sans les autres, et ensuite l'habitude qu'ils ont de se confier sur leurs craintes et leurs rêves. Et même si Livaï n'a eu qu'un aperçu de la proximité entre les trois jeunes en face de lui, il a néanmoins l'intuition que ce lien qu'ils ont entre eux est similaire à celui qu'il a eu avec ses deux meilleurs amis.

Reportant son attention sur Armin, il luit dit:

-Suis-moi Arlert, on va dans mon bureau. Tu rejoindras tes copains plus tard.

-Euh... entendu, Caporal.

Il croit voir passer dans ses yeux une lueur d'anxiété. Sûrement doit-il se demander quelle est la raison d'une convocation si tardive dans le bureau du soldat le plus puissant de l'Humanité. On croirait voir ses interrogations se bousculer dans sa tête.

Et pendant que le jeune garçon marche derrière lui pour se rendre dans son bureau, Livaï ne peut s'empêcher de songer à l'exaspération qu'il éprouve face à ce stupide surnom qu'on lui a attribué. Le soldat le plus puissant de l'Humanité. Pourquoi veut-on le réduire à ça? Une machine de guerre bonne à massacrer des titans? Oui, bien sûr, les ailes de la liberté que représente le Bataillon, évidemment... Il comprend que les gens aient besoin d'espoir dans un monde aussi chaotique que le leur. Mais c'est à croire qu'il ne vit pour rien d'autre que ça.

Une fois arrivés à leur lieu de destination, Livaï demande à Armin de fermer la porte derrière lui. Pendant que ce dernier s'exécute, l'homme plus âgé prend le temps d'examiner de loin le jeune soldat qui se trouve en face de lui. Il est loin d'être la personne la plus imposante du Bataillon d'Exploration. En même temps, moi, je peux pas trop la ramener, avec mon foutu mètre soixante, pense Livaï pour lui-même avec agacement. Toutefois, il se doit bien d'admettre que le jeune Arlert compense son manque de force physique par sa redoutable intelligence. Sa lucidité leur a sauvé la mise plus d'une fois.

Malgré les efforts visibles de son subordonné de ne pas le laisser paraître, Livaï voit bien son appréhension monter de plus en plus.

-Pourquoi tu tires une gueule pareille?, lui demande-t-il finalement. On dirait que tu vas te pisser dessus.

Il y a encore cette trace de sarcasme dans sa voix. C'est vraiment plus fort que lui...

Armin sursaute légèrement en entendant son supérieur lui parler. Pendant quelques secondes, on croirait qu'il panique intérieurement.

-Euh... rien mon Caporal. Je me demandais seulement pourquoi vous vouliez me voir.

Livaï sent que le jeune garçon se retient d'ajouter autre chose. Comme si une partie de sa phrase avait été coupée, et que son subordonné essayait en réalité de dire: Je me demandais pourquoi vous vouliez me voir en privé, seul et à une heure aussi tardive, alors qu'une rude journée nous attend demain.

Bordel, y a vraiment rien qui lui échappe, se dit le Caporal.

-Je voulais m'assurer de quelque chose.

Face à la réponse de son supérieur, le regard d'Armin se fait à la fois curieux et intrigué. C'est fou comme on peut lire en lui comme dans un livre ouvert...

-Comme tu le sais déjà, continue Livaï, nous partons demain pour reconquérir le mur Maria. Et après ça, on découvrira ce que renferme la cave du sous-sol d'Eren, et avec cette découverte, on connaîtra enfin l'origine des titans et les secrets que renferment les murs.

Il pose son regard bleu acier dans celui de son subordonné.

-Oui... j'en suis conscient, lui répond-il dans un murmure.

-Ce que je veux te faire comprendre, Armin, c'est que nous nous apprêtons à franchir un cap important dans cette foutue guerre contre les titans. Après quoi, notre perception des choses sera définitivement changée.

Avec le regard consciencieux que lui fait le jeune blond, il vient à l'esprit du Caporal que ce qu'il vient de lui dire, il le sait sans doute aussi bien que lui. Il s'en est même peut-être rendu compte bien avant ses propres camarades.

-Si tu sais déjà tout ça, alors j'attends de toi que, lorsque le moment sera venu, tu sauras être prêt à faire ta part. J'attends aussi de toi que, quoi qu'il arrive, tu seras en mesure de faire ce qui sera nécessaire. Mais ça, je te l'apprends pas. C'est ce qu'on attendra de vous tous. C'est même ce que tout le monde attend de nous tous.

Armin baisse les yeux, comme prenant en considération les dires de son supérieur pour les ajouter à la liste de choses qu'il savait déjà et qu'il a sues avant les autres.

-Je comprends ce que vous dîtes, Caporal, dit-il après un moment de silence. Seulement, vous avez parlé de devoir être prêt à faire ma part le moment venu et, pour être honnête, je ne saurais dire si je le serai ou non.

A en juger sa manière hésitante de parler, Livaï devine que son subordonné a dû peser ses mots avant de les prononcer. On aurait dit qu'il avançait dans un champ rempli de mine qui menaçait d'exploser d'un instant à l'autre.

-Cependant, poursuit Armin, ce que je sais, c'est que, quels que soient les ordres que vous nous donnerez et les différentes tournures que prendra cette mission, on ne nous demandera jamais d'être prêt. Au contraire, on sera obligé de l'être par la force des choses.

Je vois... rêveur et philosophe. En termes de personnalité improbable, j'ai vraiment décroché le gros lot, avec cette nouvelle escouade.

Toujours est-il que le Caporal a de nouveau en tête le visage déterminé du garçon lorsqu'il a dû porter le coup fatal à cette jeune fille. Il doit sûrement en parler en connaissance de cause.

Cette expédition doit certainement lui faire peur. Ça ne l'étonnerait pas, étant donné que ce genre d'expédition a de quoi faire flipper n'importe quelle recrue du Bataillon d'Exploration. Mais, que vous ayez les jetons ou non, vous devez faire ce qu'on vous demande de faire. Et le jeune blond en face de lui l'a sans doute très bien compris, aussi.

Livaï lance un dernier regard à Armin avant de se retourner vers son bureau.

-J'ai terminé, c'est bon.

Il s'attend alors à entendre la porte s'ouvrir et se fermer, montrant ainsi que le jeune Arlert a quitté son bureau, mais rien. Le Caporal s'apprête à lui demander de façon peu amène ce qu'il attend pour partir, mais Armin le devance.

-Caporal je... je voulais vous remercier pour la pomme que vous m'avez donnée, la dernière fois.

Pris de court par ce remerciement, Livaï reste un instant sans répondre. Ce geste qui, visiblement, n'est pas grand chose pour lui, a l'air d'être important pour sa jeune recrue. A moins que ça ne soit seulement une manie de sa part, de remercier chaque personne qui fait quelque chose pour lui.

Qu'est-ce qui va pas, chez ce môme?, ne peut s'empêcher de se demander l'homme plus âgé.

Au bout d'un moment, il lui dit:

-Va dormir, Armin. On a besoin que tout le monde soit opérationnel, demain.

-Bien, Caporal.

Et alors que le garçon quitte son bureau, Livaï repense à son attitude durant le temps de leur échange. Enfin, échange... Le terme interrogatoire serait plus approprié. Rien qu'à la posture qu'a adoptée Armin, le Caporal avait le sentiment qu'il craignait de dire une parole de travers ou de faire quelque chose qui le déplairait. Alors qu'il n'a, aux dernières nouvelles, rien à se reprocher qui aurait été préjudiciable au Bataillon d'Exploration. Et même lorsqu'il l'a remercié, on aurait dit qu'il approchait d'un terrain ennemi complètement démuni.

C'est quoi son putain de problème, à ce môme?

De quoi alimenter davantage la perplexité du soldat le plus puissant de l'Humanité.

~~~

Alors alors... 

Première fois que Livaï prend Armin à part pour lui parler. L'un est froid et direct, l'autre est nerveux et craintif. Un sacré duo qui s'annonce.

Une chose est sûre: c'est à partir de ce moment-là que nos deux protagonistes vont commencer à se questionner l'un sur l'autre.

Et vous ? Qu'avez-vous pensé du point de vue de Livaï ? Comment pensez-vous qu'Armin va réagir ?

Réponse au prochain chapitre ^^