— U  L  T  I  M  E    S  O  U  H  A  I  T —

             LA SILHOUETTE SUR MON écran remue légèrement tandis que, les yeux mi-clos, je l’observe. Mon front posé sur la vitre froide du bus tremblote au rythme du moteur. Je peine à ravaler les larmes humidifiant mes yeux. Cela fait plusieurs semaines à présent qu’une certaine routine s’est installée dans ma vie. Mais je n’y suis toujours pas accoutumée.

             Le retour à la vie normale après mon court périple sur Grand Line a laissé un goût amer dans ma bouche. D’autant plus que, depuis le jour où Ace et moi nous sommes faits remarquer sur les réseaux sociaux, le quotidien de ce dernier a considérablement changé.

             Sans moi.

             Edward, un Voyageur qui est aussi son meilleur ami, l’a hébergé et a entreprit de lui expliquer quelques informations cruciales sur notre monde telles que le principe des comptes en banque, internet, etc… Puis, face aux questionnements fusant sur les réseaux sociaux sur son identité, les deux jeunes hommes ont rapidement trouvé un moyen de faire du profit.

             Ainsi, aujourd’hui comme chaque matin, je regarde une rediffusion du Live Twitch qu’il a donné hier. La plupart du temps, il se contente de parler, découvrir quelques vidéos ou discuter du manga One Piece.

             Son pseudo est « Ace ». Là où tous croient à une blague poussée, quelques rares personnes dont moi savent qu’il s’agit simplement de sa véritable identité.

             Mon cœur se serre tandis qu’un sourire hausse ses pommettes garnies de taches de rousseur. Il semble s’être assez vite accoutumé à ce nouveau monde et j’en suis soulagée. Après notre ultime conversation, je me suis longtemps retournée tard le soir dans mon lit, sans parvenir à trouver le sommeil, me demandant si l’avenir lui sourirait un jour.

             Il semble que oui. Les gens, même s’ils ne le savent pas, l’aiment pour qui il est. Parfois, durant deux heures, il se contente de discuter avec le chat, riant à quelques blagues. Et, malgré la solitude me rongeant et la jalousie que j’éprouve en le voyant leur sourire, je ne peux m’empêcher de me sentir apaisée par cette vision.

             Je devrais aller de l’avant. Parfois, je m’imagine que je peux le faire. Mais tout cela reste vain.

             A la caméra, il sourit avec une force telle que je ne peux nier combien il est heureux, à présent. Tant mieux. Il le méritait. Quant à moi, je suis à nouveau réduite à une vie où je peine à boucler mes loyers, des journées de travail éreintantes et des larmes parcourant mon visage à la nuit tombée en resongeant à ses paroles.

« Tu as gâché ma vie par pur égoïsme. »

             Le temps m’a fait réaliser qu’il n’avait pas tort. Mais j’ai tout de même mal.

             Car je croyais bien faire.

             Jamais je ne regarde les diffusions en direct. Un jour, j’ai tenté. J’ai ouvert l’icône tandis qu’il parlait tranquillement dans la pièce blanche simple lui servant de décor. Mais lorsque j’ai compris qu’il était là, tout proche de moi et si loin en même temps, lorsque mes yeux se sont attardés sur les traits de cet homme qui m’a tant marqué, des sanglots m’ont traversé. J’étais lovée dans mon lit et lui assis sur sa chaise. En même temps, nous nous regardions. Je savais exactement ce qu’il faisait.

             Et l’idée qu’il serait furieux s’il savait que je l’épiais puis celle qu’il était tout proche mais inaccessible m’ont brisé. J’ai fermé l’onglet, me suis roulée en boule et ai pleuré jusqu’à dormir.

— Par contre, les mecs, je vous vois souvent parler d’elle mais c’est loin d’être une folle.

             Mes sourcils se froncent tandis que mes yeux se posent sur le visage du noiraud. Ses quelques mèches ébènes tombent autour de ses traits, les adoucissant. Quelques commentaires dans le chat font éloge de sa beauté.

             Mais la plupart aborde un tout autre sujet.

« Sjy67 : elle a éclaté 6 tel mais c ps une meuf cheloue ? ah oe elle doit être bien bonne »

« Lolily_ : tqt tu peux tout dire on va pas juger ace »

« Ilona789 : au final on a jamais su si ct vrm une perf artitique »

« titouanntm : ah oe moi g grv golri »

             Je déglutis péniblement. Il parle de cette fameuse soirée. La toute dernière où j’ai vu Ace. La nuit où, me fixant de ses yeux humides, il m’a fait promettre de ne plus jamais retourner dans sa vie. La simple mention de ma personne doit l’agacer. Mon cœur se serre ainsi que ma main sur le téléphone.

             Pourtant, son regard semble éloigné de la colère. Un instant, ses yeux sombres fixent un point au loin, dans la pièce. Son sourire est retombé et il souffle longuement du nez, ses épaules s’affaissant.

— C’est pas du tout une folle, en fait c’est une amie à qui j’ai beaucoup tenu. Je me suis jamais expliqué sur ce qu’il s’était passé mais j’aime pas l’idée que quand elle ouvre twitter, il y est des photos d’elle utilisé en tant que memes alors que personne connait l’histoire.

             Mes yeux s’humidifient malgré moi. Sur les vidéos, ma capuche m’a permis de sauver mon identité alors je n’ai jamais vraiment été dérangée par le partage de ces images. Mais, parfois, les retrouver sans arrêt sur les réseaux sociaux en sachant que je suis celle dissimulée par ce tissu noir m’oppresse.

             La douceur avec laquelle Ace parle de moi en dépit de sa colère m’apaise. Il est vraiment quelqu’un de bien.

— C’était pas du tout une performance, j’allais vraiment pas bien et c’était juste une pote qui essayait de m’aider, déclare-t-il en posant une main sur son épaule, comme pour s’étreindre lui-même.

             Son regard s’attarde sur le chat.

« allezlomparisjevousenc : waaaa le parcours social complicado a quel moment tu passes une mauvaises journée tu vas balancé des livres à la fnac wsh »

« luffyroidesp1r4tes : mais ça va mieux ? c’est dommage qu’on la voit jamais sur tes lives ? »

« tU90 : donc là y’a une go elle s’est fait taillé par la terre entière pour r je vous jure je devrais ps rire mais je suis au sol »

« potaetohead : mais t’aurais grave du en parler avant wsh la pauvre msk »

             Je mords ma lèvre face au ton réprobateur des commentaires. Ils ne peuvent pas comprendre, nul ne le peut. Par ma faute, Ace a tout perdu et s’est retrouvé confronté à un monde qu’il ne connait pas.

             Je ne lui en veux pas de ne pas avoir cherché à me protéger quand lui-même affrontait l’un des coups les plus douloureux de la vie.

             Je me rassure tout de même dans l’idée que, s’il s’ouvre à présent sur ce sujet, il ne doit plus être aussi attristé et brisé. Sans doute s’est-il remis, au moins partiellement.

             Je l’espère de tout cœur.

— On est plus en contact, elle et moi. Comme je ne la vois plus, j’ai pas jugé utile de parler d’elle mais vous savez pas doser sur les réseaux sociaux et après un mois et demie vous utilisez encore ce meme. C’est bon, on a compris les frères, passez à autre chose.

             Je me fige sur mon siège. Les mots du noiraud m’ont fait l’effet d’une claque. Il dit vrai. Cela fait bel et bien un mois et demi que nous ne nous sommes pas vus. Une période durant laquelle il s‘est particulièrement bien intégré à notre monde, à une vitesse fulgurante.

             Tous les soirs sans exception, il diffuse en direct une vidéo et appel même parfois un cercle d’amis streamers qu’il s’est constitué rapidement. D’après les rumeurs, il aurait même rejoint un studio où travaillent de célèbres noms du métier. Il a adopté les expressions du langage courant et semble parfaitement adapté à notre monde.

             Le fait qu’il n’y connaissait rien, il y a encore quelques semaines, n’est même pas visible. Quelque fois, il peine à se servir d’une machine et fait rire ses viewers qui font d’ailleurs des compilations de « moments où ace a oublié le sens de la vie » mais rien n’a jamais été trop flagrant.

             Je suis fière de lui et soulagée. Le voir heureux me comble de bonheur, même si cela signifie que je ne fais pas partie de cette vie épanouie.

             Si tel est le prix à payer, alors il le vaut.

— Non, arrêtez vos conneries, vous êtes hyper crades, résonne soudain sa voix.

             Mes sourcils se froncent et mes yeux se posent à nouveau sur le chat. Là, mon estomac se soulève à nouveau seulement cette fois-ci, seul un profond dégoût en est la cause.

« ilo03 : ça se voit il l’a fourrée saaaaaale et elle est nul au pieu »

« t49 : PTDRRRRR IL LA BAISE ET JETE POUHAHAH LE GOAT »

« reyhun : eh mais le chat vous dégoutez »

« Rayleigh79 : @reyhun ça se voit t’es une meuf ftg retourne à la cuisine »

LucyAckerman a banni Rayleigh79.

             Je suis atterrée. D’ordinaire, le chat d’Ace est bien moins violent et plus détendu. Les réactions me déçoivent énormément, ce soir.

— Mais parfois dans le chat, je me demande si vous avez des mères parce que c’est chaud, soupire Ace. Déjà calmez-vous quand vous parlez aux filles du chat, c’est insupportable. Et arrêtez de penser que quand quelqu’un vous dit de pas être sexiste, c’est un truc de nana. C’est juste un truc d’être humain.

             Mes sourcils se haussent. Jamais je n’avais vu Ace dans cet état. Il n’est même pas furieux où joyeux, comme à l’accoutumée, seulement profondément exaspéré.

— En plus, je vous interdis de parler d’elle comme ça, vous la connaissez pas du tout.

« Luffy75ai : ta cru t qui pour interdire fdp »

MiaGoldReq a banni Luffy75ai.

             Un soupir traverse les lèvres d’Ace et il lève les yeux au ciel.

— Eh les gars, j’adore stream et vous me donnez une force folle mais ça va pas le faire. Calmez-vous quand vous parlez des femmes et surtout d’elle sinon je coupe le live.

             Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Malgré les semaines sans nous voir, je ne peux m’empêcher de sourire bêtement en l’entendant prendre autant ma défense. Bien que cela soit le strict minimum, il semblait si horrifié par moi, la dernière fois que nous nous sommes vus, que j’aurais cru qu’il laisserait ce genre de commentaires affluer en se contentent de les ignorer.

             Mes joues sont chaudes et une joie indescriptible secoue ma poitrine.

« Mikaaasa89 : j’avoue vous êtes lourds »

« yamiyami : mais c’est ton ex du coup ? »

« aceleroi : ace je te jure tu me fait bander frérot no homo hein »

LucyAckerman a banni aceleroi.

             Ace inspecte un moment le chat, s’assurant qu’aucune insulte ne fuse. Mon cœur s’échauffe à cette vision et mon humeur morose de ce matin se voit légèrement apaisée. Les messages sont à présent bien plus doux, certains allant même jusqu’à s’adresser à moi.

« historiaxymiiir : hey miss, si tu passes par là t’as tout mon soutien, ils sont cons sur twitter »

             Je ne semble pas être la seule à avoir vu ce commentaire.

— Laissez tomber, elle regarde pas mes lives… Bah, je le sais, c’est tout… Là, les reufs, on bascule dans ma vie privée donc on va couper les frais. Je voulais juste clarifier la situation sur elle. Merci.

             Mes yeux s’écarquillent. S’il savait la vérité…

             Je n’ai pas le temps d’y penser plus longuement que le bus s’arrête et la voix robotique annonce ma station. Aussitôt, je sors du véhicule en éteignant mon téléphone et contourne l’arrêt de bus. Ce dernier se trouve à une dizaine de mètres de mon lieu de travail.

             Ignorant le froid mordant de cette matinée, je franchis le trottoir planté de lampadaires éteints. Dépassant un immeuble moderne, j’arrive enfin à la vaste bâtisse. Des marches blanches mènent les passants à deux portes de bois brunes ouvragés marquant l’entrée de la bibliothèque.

             Mais je ne la regarde pas vraiment, mes yeux étant aussitôt attirés par la silhouette emmitouflée d’un sweatshirt noir et d’un jogging gris d’un noiraud. Dos à moi, il ne me montre pas son visage. Mais je reconnaitrais cette personne entre mille.

             Comme s’il m’avait entendu arriver, Ace se tourne vers moi. Et, un air légèrement embarrassé plaqué sur le visage, il fourre simplement ses mains dans ses poches en lançant un bref :

— Salut…

2028 mots

double update parce que
j'avais totalement oublié
hier mdrrr