Chapitre 40 : Du bout des lèvres

Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent sur un long corridor plongé dans l'obscurité. Le plafonnier de la cabine tranchait un trapèze ambré sur le tapis persan à leurs pieds. Lorsque les panneaux se refermèrent, seuls les blocs d'éclairage de secours les empêchèrent d'être plongés dans le noir complet.

Le couloir donnait sur un espace de détente circulaire qui se révélait dans la clarté nocturne dispensée par une baie vitrée. Une silhouette se découpait dans la pénombre, adossée contre le dossier d'un canapé. Son costard blanc lui conférait une allure spectrale.

Ryoka et Shõta s'avancèrent dans le clair-obscure d'un verdâtre phosphorescent qui baignait le couloir. Sous la plante des pieds nus de la jeune femme, le tapis était doux. Sa jupe ondulait en bruissant autours de ses chevilles. La voix de Kubo s'éleva depuis la salle :

- Il va falloir qu'on m'explique pourquoi tu t'obstines autant, Cheshire. J'ai compris que tu étais attachée au Bandersnatch, mais tu sais...

Il retira son masque pour le laisser choir au sol.

- Ce n'est pas comme si je le retenais contre son gré.

- Considère que c'est personnel, siffla Ryoka.

L'obscurité feutrée semblait absorber le son de sa voix. Kubo croisa les bras en répliquant d'un ton un cran plus sec :

- C'est ce que j'ai pu constater.

Sans manifester la moindre once de préoccupation à l'approche de ses deux adversaires, il se fendit d'un sourire mesquin, le regard froid et vitrifié comme celui d'un reptile.

- Ça doit te tuer, pas vrai ? De savoir qu'il choisit de rester avec moi. Que malgré tout ce tu es prête à faire pour lui, il ne reviendra pas vers toi.

Elle le haïssait. Elle le haïssait de savoir aussi justement jouer avec ses nerfs. Et elle le haïssait pour ses paroles si douloureusement poignantes de vérité. Il lui fallait canaliser toute sa volonté pour ne pas activer son Alter et ravager les lieux dans un déferlement de fureur.

La présence d'Eraser à ses côtés lui fut salutaire. Sans qu'il n'y eut besoin d'échanger un mot ni un regard ; simplement en se rapprochant insensiblement de sorte qu'il la frôlait en avançant, si proche qu'elle sentait presque émaner par ondes tout ce qu'il voulait lui communiquer ; il lui permit de conserver la maîtrise d'elle-même.

Le blond n'en avait cependant pas fini avec ses tentatives de déstabilisation. Il inclina légèrement la tête, son expression se faisant aussi incisive qu'un crochet enduit de venin.

- Est-ce que tu sais pourquoi, au moins ? Susurra-t-il.

Malgré tous ses efforts, une vague sombre la parcourut. Ses doigts trémulèrent, ses narines frémirent, une aiguille chauffée à blanc lui traversa les globes oculaires de la fovéa à la pupille. Kubo lâcha un rire coupant.

- Non, il ne te l'a pas dit, conclut-il. Mais après tout, il n'est pas très loquace, hein ? Quoiqu'il peut être très sonore quand on sait le prendre.

Pendant un centième de seconde, Ryoka eut l'impression d'avoir été percutée avec une violence inouïe. Puis un disjoncteur sauta au fond de son esprit, et le monde entier s'abolit pour ne laisser plus qu'un seul cri, relayé par la moindre de ses fibres :

Je vais le buter.

- - -

Shõta n'eut que le temps de pivoter vers Ryoka pour voir les fentes de son demi-masque irradier d'une lumière flavescente, et ses pommettes et sa bouche se contorsionner sur un rictus de rage absolue. Sa main fusa vers l'épaule de la jeune femme.

Et se referma sur le vide. Un obscur bouillonnement de fumée emplit le couloir pour se déverser furieusement en direction de Kubo.

Le héros s'élança en courant dans le sillage filamenteux de la vapeur noire.

Le nuage tourbillonnant jaillit du couloir, comme un cauchemar incarné, alors que le blond levait le bras. Une vrille d'épouvante perfora la poitrine de Shõta. Ses yeux flashèrent un éclat rouge qui annula du même coup l'Alter de Kubo et celui de Cheshire.

L'instant suivant, il débouchait à son tour dans la salle, cheveux dressés sur son crâne, seulement pour voir fondre sur lui le poing massif d'un colosse émergeant de son angle mort.

Dans le même moment, la jeune femme s'était matérialisée en plein dans la trajectoire des lames qu'un second acolyte de Kubo abattait sur elle.

Ils pirouettèrent simultanément afin d'esquiver le coup. Convertissant sa lancée, Shõta décocha un coup de talon dans le flanc du subalterne. Sa semelle ne frappa qu'un bloc de muscles solides comme du ciment. Des fourmillements lui engourdirent le pied. Le force brute ne lui serait d'aucun secours contre son opposant, et sans ses bandelettes de capture, la lutte risquait d'être corsée. Le colosse n'était cependant pas un prodige du corps à corps, se contentant de balancer ses poings autours de lui, protégé par sa constitution musculeuse.

Le héros lui tournait autours, cherchant les failles, visant les poings faibles, tout en gardant autant que possible Kubo dans son champ de vision, afin de l'empêcher de réactiver son Alter. Ses yeux ne tardèrent pas à s'assécher en dépit des quelques infimes battements de paupières qu'il s'autorisait.

De son côté, Cheshire se laissait traverser par les sabres que son adversaire faisait jouer avec une adresse et une précision mortelle. Les lames ne tranchaient que fumée, et furent rapidement rongées de rouille par le smog, avant de s'émietter. Leur détenteur jura, jeta ses armes inutilisables. La jeune femme le frappa à la glotte, pivota autour de lui, puis abattit le tranchant de sa main contre sa nuque.

Alors que le premier acolyte s'effondrait, Shõta profita que son assaillant s'était penché, entraîné par l'élan de son propre coup, pour agripper son crâne d'une main et projeter son genou contre sa figure. Le cartilage craqua sous sa rotule dans une projection de sang. Le colosse grogna, balaya l'air de son bras pour le repousser. Eraser se coula sous l'attaque, passa dans son dos, et écrasa son coude entre ses reins, juste sous ses dorsales. Son adversaire se cambra de douleur avant de tomber à genoux.

Le cri retentit alors qu'il l'assommait d'un revers du poing à la tempe.

- ERASER !

Il entraperçut la gueule noire du canon de pistolet que Kubo braquait sur lui.

La déflagration du tir tonna en même temps que les ténèbres l'enveloppèrent.

Des ténèbres mouvantes, en perpétuelle évolution.

- NON ! Rugit Shõta.

En s'interposant, Ryoka avait absorbé et désintégré la balle, mais elle dissimulait du même coup Kubo à sa vue.

Un spasme parcourut le voile vaporeux. Puis celui-ci croula sur lui-même comme un rempart de sable. À ses pieds, Cheshire se reconstituait et se désagrégeait, incomplète, instable, pareille à une image électronique défaillante, incapable d'assembler ses molécules dont le blond démultipliait la masse.

Traversé d'une décharge de volonté telle qu'il n'en avait pas éprouvé depuis l'attaque du SCA, le héros activa son Alter. Ses iris s'embrasèrent, noyau d'un courant qui se propagea sous son crâne, hérissant ses mèches dans un fourmillement d'électricité statique.

Il s'élança contre Kubo. La figure crispée d'une aversion fielleuse, celui-ci fit feu trop tard. Eraser repoussait déjà son poignet du sien. Le coup se perdit dans le vide. Il referma la main sur le poignet du blond pour lui arracher son arme de l'autre, tout en glissant son talon terrière sa cheville, avant de faucher brusquement sa jambe d'un crochetage. Kubo bascula en arrière alors que le héros jetait le pistolet hors de sa portée. Il lui suivit dans sa chute pour le plaquer ventre à terre, un genou écrasant la jonction entre son épaule et son bras, qu'il enroula jusqu'à la luxation. Le blond lâcha un glapissement de souffrance lorsque son articulation craqua.

- Fils d'enfoiré, cracha-t-il entre ses dents, projetant une écume de postillons.

Shõta renifla de mépris. Sans son Alter, Kubo se révélait démuni de ressources, ne possédant ni les nerfs ni les tripes d'un combattant. Les mèches du héros retombèrent, la plupart toujours fixées en arrière par un reste de cire. La brûlure dans ses yeux s'atténua, ne laissant qu'une vive irritation. Il préférait ne pas user de son Alter en continu et se tenir prêt à annuler celui de Kubo si celui-ci réalisait qu'il pouvait de nouveau y faire appel.

D'un coup d'œil, il s'enquit de l'état de Ryoka. Et tressaillit, la tension contractant chacun de ses membres.

Sa silhouette moulée par la gaze transparente paraissait fondue dans la pénombre. Elle s'était relevée et se tenait à deux pas d'eux, ombre vengeresse et fantomatique, le pistolet du blond en mains.

«Mais en l'état des choses, ma priorité est moins de le retrouver que de le débarrasser de cet enfoiré».

- Cheshire, l'interpella-t-il d'un ton impératif. Ne fait pas ça.

La respiration autant saccadée par ce qu'elle venait de subir que par l'émotion, Ryoka serra les mâchoires, ses prunelles rayonnant derrière les fentes de son masque.

- On ne peut pas l'embarquer, répliqua-t-elle, la voix frémissante d'animosité. Et je le laisserai pas s'échapper encore une fois.

- On n'est pas venu pour ça, lui rappela-t-il.

- Tu m'as suivi jusqu'ici, à quoi tu t'attendais ?

- À devoir empêcher précisément cette situation.

Les yeux de la jeune femme, jusqu'ici fixés sur Kubo, rencontrèrent les siens. Leurs regards se vissèrent l'un dans l'autre. Malgré les masques qu'ils portaient tous les deux, il n'y avait en cet instant rien qu'ils puissent se dissimuler. Parce qu'il n'y avait plus de paraître et de faux-semblant, il n'y avait plus que les faits. Leurs actions seules parlaient, et celles de Shõta équivalaient à un aveu.

C'est toi que j'essaie de protéger depuis tout à l'heure.

Mais si tu vas plus loin, je ne pourrai plus.

La furie qui crispaient les traits de Ryoka s'estompa graduellement tandis que la traduction se faisait dans son esprit. Ses épaules furent secouées d'un sanglot ravalé. Des larmes glissèrent de sous son masque, luisant comme si l'éclat de ses yeux coulaient sur ses joues.

- - -

La gorge comprimé de pleurs refoulés, Ryoka releva l'automatique qu'elle avait inconsciemment abaissé. Tout son être lui criait de presser la détente, mais le regard d'Eraser la paralysait.

- J'ai aucune raison de ne pas le faire, souffla-t-elle.

Les mauvais choix pour les bonnes raisons.

- Vraiment ? Tu vas le laisser te réduire à ça ? Faire de toi une meurtrière ?

Ça n'a aucune importance. Je ne peux pas le laisser utiliser Akira plus longtemps.

- Tu préfères qu'il pousse Akira à le devenir aussi ? Rétorqua-t-elle.

Toujours bloqué par la prise du héros, Kubo souffla un rire vicieux entre ses ahanement de douleur. Shõta accentua la torsion sur son bras, transformant son ricanement en piaillement.

Ryoka se mordit la lèvre. De nouvelles larmes débordèrent de ses paupières, filèrent rapidement le long de ses joues, et lui mouillèrent le coin de la bouche. Elle ne sentit ni la douleur de ses dents crevant la pulpe enduite de gloss, ni le goût de fer et de sel qui se déposa sur sa langue.

La volonté l'abandonnait. Elle se cramponna à l'automatique, forçant ses doigts à rester crispés sur la crosse.

Oui, elle voulait la mort de Kubo du plus profond de son être.

Cependant, elle n'avait aucune envie de tirer. De tuer.

Ce n'était pas elle. Shõta avait raison. Ce n'était pas ce qu'elle avait envie de devenir.

Mais je le dois.

Je le dois !

C'est moi ou Akira !

Kubo perdit connaissance sur le sol. Tandis qu'elle s'exhortait à agir, Eraser Head se redressa lentement, levant une paume à la fois impérieuse et pacificatrice.

- Ryoka...

La sonnerie de l'ascenseur tinta au bout du couloir, suivie du roulement des portes sur leurs rails. Une dizaine d'individus se déversèrent de la cabine pour s'élancer sur le tapis persan dans des exclamations furibondes.

- On en a terminé ici, décréta le héros d'un ton sans appel.

La jeune femme abaissa un ultime regard vers Kubo. Elle avait encore le temps. Presser la détente ne prenait qu'un instant...

Eraser fondit sur elle pour la désarmer d'une prise implacable. Elle perdit prise sur son arme. Le pistolet chuta mais ne toucha jamais terre : le héros l'attrapa au vol et tira des coups de sommations vers les nouveaux arrivants qui les firent se plaquer dans les encoignures des portes.

Il ceintura ensuite Cheshire par la taille afin de la détourner du criminel, de la forcer à s'éloigner. La force et la fermeté du bras qui la conduisait tout en la restreignant forcèrent sa raison à reprendre le dessus. Elle se ressaisit, ravalant sa haine comme une abrasive lampée d'absinthe.

Ils se précipitèrent d'un commun accord vers le premier couloir qui se présentait.

- Passe devant ! Lui enjoignit-elle quand ils s'y furent engagés.

Dès que le héros l'eut dépassé, Ryoka se dématérialisa. Le smog rasa les murs et le plafond, plongeant à travers la peinture, les contre-cloisons, et les couches d'isolement, pour atteindre les ossatures de métal et les dégrader critiquement.

Des pans entiers de maçonneries de détachèrent. Les débris s'effondrèrent dans un nuage de plâtre, obstruant le passage à leurs poursuivants. La jeune femme se reconstitua dans une obscurité quasi-totale. Les particules de poussière en suspension qui saturaient l'air agressèrent ses yeux, et irritèrent ses voies respiratoires en quelques inspirations.

- Oh, désolée pour tes yeux, s'excusa-t-elle entre deux toux alors qu'elle talonnait Eraser à la recherche d'une issue.

- - -

Il était trois heure du matin lorsque Shõta déverrouilla la porte de son studio. Le système de Ryoka était encore trop imprégné de catécholamines pour que les effets de la fatigue se fissent ressentir. Ses nerfs vibraient toujours d'excitation.

Quitter les enchères inaperçus avait été la partie la plus aisée de la soirée. Leur domaine de prédilection était après tout la furtivité. Eraser et Cheshire s'étaient évanouis dans la nuit par les voies dérobées, improbables, et inaccessibles aux profanes qui leurs étaient si familières.

Tandis qu'ils allaient par rebords de toits, enfilades de passages entre édifices, bonds au-dessus du vide et allées de traverse, une poche d'allégresse s'était soudain dilatée dans la poitrine de Ryoka. Elle s'était sentie légère et vivante comme jamais.

C'était le soulagement de ne pas avoir irrémédiablement tâché ses mains de sang.

D'être confortée dans l'idée qu'une ligne d'argent existait bel et bien, et qu'elle la distinguait toujours.

Sans même allumer les lumières, le héros retira son gilet de costume maculé de poudre de plâtre, et se laissa tomber sur une chaise du séjour minimaliste. Ryoka chercha à tâtons un interrupteur. Quand le plafonnier éclaira tout à coup la pièce, Shõta était occupé à détacher un flacon unidose d'une plaquette de collyre. Elle le regarda détacher le bouchon de plastique d'un geste rompu par l'habitude.

Il interrompit son geste lorsqu'elle se dispersa en un ruisselet de fumée qui serpenta jusqu'à lui. La seconde suivante, la jeune femme reprenait forme debout entre ses jambes pour lui retirer la pipette, puis plaçait une main délicate sous son menton afin de lui faire doucement relever la tête en arrière. Ses doigts suivirent un trajet furtif le long de sa mâchoire avant de remonter jusqu'à sa tempe, et de-là glissèrent sur son front, repoussant les mèches enduites de poussière blanche.

Le héros la laissa faire sans esquisser un geste ni prononcer un mot. Il n'en avait pas besoin. Le regard qu'il rivait au sien, intense et infléchissable, en disait bien assez. C'était fini, elle n'avait plus de masque derrière lequel se retrancher. Il la devinait parfaitement.

Ryoka apposa la main sur le côté de son visage, l'obligeant à défocaliser son regard afin de garder les yeux ouverts. Elle plaça son pouce sous son œil et pressa la bouteille. Les gouttes de sérum physiologique coulèrent dans la rigole de sa paupière inférieure. Il cilla à plusieurs reprise tandis qu'elle essuyait d'une phalange la larme de solution aqueuse qui avait débordé. Lorsqu'elle eut accordé le même traitement à l'autre œil, il ferma les yeux afin de laisser agir le liquide.

La jeune femme se pencha alors pour déposer un baiser sur sa paupière. Ce n'était pas l'un de ses usuels gestes tentateurs, seulement un effleurement lent, tendre, par lequel elle lui exprimait sa reconnaissance. C'était un : «merci de m'avoir arrêté.»

Son nez frôla l'arrête du sien lorsqu'elle descendit ensuite embrasser sa lèvre supérieure de la même manière. «De ne pas m'avoir lâché.»

Sa lèvre inférieure. «De ne pas m'avoir fait regretter la confiance que je t'ai accordé.»

Elle redressa le buste, et allait se reculer lorsque la main d'Eraser la retint soudain par la hanche. Sa paume était large, chaude, et ferme, à travers la gaze de la robe. Il rouvrit les yeux, fixant sur elle ses prunelles noires comme deux pierres d'agate polies.

- Ryoka..., dit-il dans un souffle qui combinait récrimination et apitoiement.

Anticipant le sermon qu'il allait lui délivrer, elle détourna le regard avec un soupir ostensible. Tout comme les siens quelques minutes auparavant, les doigts de Shõta la prirent délicatement par le menton pour lui faire pivoter la tête.

- - -

Shõta avait bien décelé la différence entre les habituelles approches séductrices de Cheshire, et son touché épuré, plein d'émotions, de l'instant. Il savait qu'elle n'attendait aucune réponse, pourtant chaque parcelle de son être était prête à la lui donner.

Car il avait beau détruire systématiquement par la raison ce qu'elle lui inspirait, sa résolution s'affaiblissait à chaque fois.

Il s'était établit une affinité indéniable entre eux, qu'il redoutait d'autant plus qu'elle allait au-delà de la simple attraction charnelle. Eraser Head pouvait dominer sans peine ses désirs, mais il n'avait désormais plus la même maîtrise de ses sentiments.

La preuve en était qu'il avait été incapable de laisser Ryoka s'écarter de lui en étant persuadée qu'il réprouvait sa marque de gratitude et d'affection. Du pouce, il caressa la courbe veloutée de sa lèvre, évitant la mince gerçure d'où avait perlé le sang. Ses larmes de tout à l'heure avaient laissé un sillage noir de maquillage sur ses joues.

- À propos de l'opération, commença-t-il d'une voix sourde, ce n'était pas un échec.

La jeune femme souffla sceptiquement du nez. Il raffermit ses doigts sur son menton pour marteler :

- Quoique tu en penses, ça ne l'était pas. On a eu ce qu'on était venu chercher. On a eu Tara Bruja.

- Je sais, je sais, répliqua-t-elle avec un rien de récalcitrance.

Elle repoussa son poignet, se dégagea de la main posée sur sa hanche, puis se fendit d'une contrefaçon de sourire en déclarant :

- J'ai besoin d'une douche.

Sans lui laisser la chance de protester, Ryoka alla s'enfermer dans sa salle de bain en râlant contre l'ourlet de sa jupe noirci d'avoir cavalé pieds nus, et qui allait lui valoir une note de pressing salée.

- T'aurais pu ramasser mes escarpins !

- - -

Le bois entretenu dans l'enceinte du lycée était assez vaste pour que deux classe entières s'y dispersent. À la fin des cours, Shoto et moi passâmes aux vestiaires enfiler nos tenues de sport, puis nous enfonçâmes entre les arbres jusqu'à trouver une clairière dont la circonférence quasi-parfaite prouvait l'artificialité. Ce n'était pas un espace de promenade, mais bien un terrain d'entraînement, assez étendu pour permettre une grande liberté de manœuvre. Sous nos semelles, la terre tamisée était aussi meuble que du sable, dépouillée de cailloux ou de racines, garantissant de blessures trop sévères en cas de chute.

Puisque les notions de discipline de combat auxquelles il m'avait initié avant le championnat s'étaient avérées efficaces, nous avions convenu de nous ménager des séances d'entraînement sur la semaine, pendant lesquelles nous pratiquerions ensembles. Shoto disait avoir besoin de s'y adonner régulièrement afin de maintenir ses capacités à niveau, et avait proposé de continuer à m'enseigner les arts martiaux par la même occasion, afin de mieux me préparer à la rééducation de mon second Alter. Je comptais de toute façon lui proposer de m'exercer avec lui pour les examens, alors nous y trouvions tous deux plus que notre compte.

Nous nous échauffâmes en revoyant les techniques simples qu'il m'avait appris la dernière fois. Lorsque nos muscles et tendons furent assouplis et irradièrent de chaleur à travers notre peau, nous retirâmes nos vestes de survêtements et nous mîmes pieds-nus pour être plus à notre aise. Shoto me montra ensuite une série de nouvelles positions couplées à des défenses, ou des attaques, et nous les effectuâmes face à face dans le vide, en miroir, maintenant une distance contrôlée entre nous afin de ne jamais nous toucher.

Il me fallut un temps avant de parvenir à coordonner mes gestes tout en calquant mon rythme à celui de Shoto. Concentrés, nous ne parlions plus, mais nous communiquions toujours. Il me guidait et je le suivais, et nous nous répondions avec de plus en plus d'efficience.

Nos respirations s'accordèrent au fil des enchaînements. Une répétition après l'autre, nous adaptâmes notre rythme jusqu'à nous mouvoir simultanément. Jusqu'à ce que les techniques que nous réalisions d'un même battement, d'un même souffle, nous amènent à nous confondre dans nos perceptions.

La terre sablonneuse sous nos pieds, la brise sur nos fronts moites, le liseré de lumière sur le contour des frondaisons au-dessus de nous. Yeux dans les yeux, nos muscles relâchés, tendus, puis relâchés de nouveau, le sang circulant puissamment dans nos veines dilatées, la sueur entre nos omoplates. Tout ce que j'éprouvais, il l'éprouvait. Tout ce qu'il faisait, je le faisais.

Plongée dans l'osmose qui nous reliait, j'étais désertée de toute pensée, envahie d'une plénitude extatique. Lorsque finalement nous nous interrompîmes, la respiration heurtée par l'effort de conjuguer en continu précision, équilibre, et vitesse, je lus le même sentiment dans ses prunelles vairons. L'illusion d'une indissociabilité entre nous perdura encore un instant, durant lequel nous de proférâmes pas le moindre mot, savourant pleinement la sensation.

Puis Shoto passa en revu avec moi les techniques qui me posaient le plus de difficulté. Mes coups de pieds de côté, notamment, lui paraissaient fragiles.

- Refais-le pour voir, me dit-il.

Je m'exécutai, bras en garde afin de ne pas gêner mon mouvement, levai le genou et pivotai sur mon axe tout en dépliant la jambe afin de frapper un point invisible du tranchant du pied. Je m'apercevais moi-même que la puissance faisait défaut à mon geste, sans parvenir à trouver quoi corriger. Shoto le remarqua tout de suite.

- C'est ton pied d'appui, affirma-t-il. Il faut que tu le fasses pivoter au sol en même temps que tu frappes. Comme ça.

Il se mit en position, et décocha un mawashi geri si vif que sa jambe fendit l'air en sifflant. Je tentai de reproduire son mouvement, mais le résultat fut peu probant.

- Non, tu l'as pas assez tourné.

Je recommençai, toujours sans succès. J'avais beau tenter d'orienter mon pied, mes tendons protestaient, mon genou bloquait, m'empêchant de tourner mon talon autant que nécessaire. Je répétai trois fois la même erreur avant que Shoto ne me demande :

- Essaie de l'autre jambe ?

Cette fois, mon pied obliqua sans problème dans la terre, cependant je ne parvins pas à déplier mon autre jambe correctement, et perdis l'équilibre.

- J'ai compris, déclara Shoto en s'avançant vers moi. Pardon, ce n'est pas ton pied. C'est tes hanches. Tu les pivotes mal.

Je fis un nouvel essai en tâchant de me corriger, mais échouai encore. Et encore. J'étais tellement en nage que j'avais l'impression que la transpiration s'évaporait en bouffées de chaleur par les ports de ma peau, et je commençai à m'irriter de ma propre incompétence. Le mawashi geri était une technique de base, pourquoi me posait-il autant de soucis ?

Shoto m'observait avec perplexité, cherchant lui aussi à comprendre.

- C'est bizarre, lâcha-t-il avant de venir se placer près de moi. Recommence, en décomposant.

J'obtempérai, et répétai pour la énième fois le coup, sans mettre cette fois de vitesse et en marquant des arrêts à chaque étape. En garde. Pivoter de profil et lever le genou. Déplier la jambe.

La main de Shoto se referma sur ma cheville pour l'empêcher de redescendre.

- Là, tu vois ? Ton pied a pas tourné, parce que tu n'as pas assez tourné les hanches. Fais-les pivoter.

- Je peux pas...

- Si, vas-y, je te tiens.

Sa poigne soutenant ma jambe facilitait effectivement la correction de ma posture, cependant je ne parvenais toujours pas à tourner suffisamment le bassin. L'intérieur de mes cuisses tirait, me dissuadant de forcer.

- Non, j'y arrive pas, dis-je en me mettant à sautiller sur mon pied à terre, en perte d'équilibre.

La main libre de Shoto vint me maintenir par la taille.

- Vraiment ? S'étonna-t-il. Je pensais que tu étais plus souple que ça.

- Pas vraiment, non, me renfrognai-je.

Il expira un souffle amusé, les commissures des lèvres ourlées d'un léger sourire. Comme j'étais coincée, une jambe toujours tenue en l'air, je posai ma paume sur sa bouche et le grondai du regard.

- Te moque pas.

- Pardon, dit-il contre ma main.

Il abaissa ma cheville pour que mon pied ne soit plus à hauteur d'épaule, mais à hauteur du ventre. Je ramenai mes bras en garde. Mes hanches pivotèrent finalement, mes ligaments cessèrent de protester, et ma plante de pied décrivit un arc de cercle dans la terre.

- J'y arrive ! M'exclamai-je.

Shoto libéra ma cheville et se recula d'un pas. Je tins la posture trois secondes avant de replier ma jambe tendue, puis de ramener mon pied au sol.

- Bon, alors tu ne peux pas frapper au visage, mais tu peux frapper à l'aine, conclut-t-il.

Je lui fis face, les muscles des cuisses un peu ankylosés, transpirante dans mon débardeur blanc.

- J'arrive pas à croire que tu sois plus souple que moi, soupirai-je avec un rire à demi dépité.

- Heureusement, je crois pas que la souplesse soit une condition sine qua non de la profession héroïque.

- Mais ça aide. Pour frapper des gens à la tête.

Le sourire ténu qui me chatouillait toujours le ventre revint sur les lèvres de Shoto. Le soleil de fin d'après-midi qui filtrait à travers la foliation verte mordorée projetait une ombre mouchetée sur la clairière. Les ocelles de lumière mouvante ruisselaient sur lui pour se disséminer dans ses cheveux, parsemer son débardeur noir, et glisser sur sa peau, attirant l'œil sur ses dotations les plus flatteuses. Mèches allumées de feux ivoirins et ocres, prunelle aussi limpide que l'autre était sombre, charpente solide de son torse, et muscles ciselés des épaules jusqu'au bout des doigts par la pratique.

- On arrête là pour aujourd'hui ? Demanda-t-il.

J'interrompis ma contemplation pour acquiescer.

- Oui, j'ai quelque-chose à faire après, de toute façon.

Après quelques étirements, nous récupérâmes nos baskets laissées en bordure de la clairière avec nos vestes de sport. Une fois chaussée, je lui confiai avec une note de jubilation :

- J'ai hâte de tester tout ça contre Katsu !

- Mh.

Je me relevai en frottant mes paumes pour en décoller les grains de poussière.

- Quoi ?

- Tu penses tout le temps à lui, observa-t-il.

Je me rapprochai de lui pour placer les doigts de ma main sur son buste, et plantai mes yeux dans les siens en lui faisant remarquer :

- Autant qu'à toi.

C'était vrai, même si je ne l'entendais pas exactement de la même manière que ce qu'il avait insinué. Depuis le festival, je ne pouvais que constater un changement subtil et ambiguë de nos rapports, qui me faisait frémir et espérer. Je me levais le matin et me préparais pour le lycée en me réjouissant à l'idée de les voir, et je me couchais profondément satisfaite d'avoir passé une autre journée avec eux.

Oui, Katsuki et Shoto occupaient une grande partie de mes pensées, celles qui n'étaient pas dédiées à l'appréhension de ce que tramait mon clan, à la découverte de l'existence de mes deux aînés, à la crainte que le moindre faux pas n'expose mes origines au grand jour, et à toutes les conséquences irrémédiables que cela engendrerait.

- Non, c'est pas ce que je voulais dire, corrigea Shoto. Ce que vous êtes tous les deux, je n'avais jamais vu ça. C'est comme s'il n'y avait pas l'un sans l'autre.

Je haussai les épaules.

- On se connaît depuis longtemps, justifiai-je. Avant, j'étais incapable d'avoir une amitié durable avec qui-que-ce-soit, et c'était pareil pour lui. Mais au final, entre nous deux, ça a toujours marché. Même quand la communication ne passait pas, on avait une sorte de... socle commun. Alors on s'est toujours entendu, et c'était parfois tout ce qu'il nous restait. En fait, c'est devenu compliqué cette année, quand je me suis souvenue de mon identité et que j'ai eu peur de perdre tout ça.

- Je vois. Tu tiens à ce point à lui, hein ?

Il n'y avait ni aigreur, ni incrédulité, ni amertume dans son ton. Seulement une neutralité conciliante qui transparaissait sur sa physionomie. Shoto était toujours à l'écoute de ce que j'avais à lui dire, et peut-être était-ce pour cela que je pouvais lui exprimer aussi facilement mes sentiments vis-à-vis du blond. Parce que de temps en temps, j'avais besoin de parler de Katsuki à quelqu'un qui ne soit pas Katsuki, or aucun de ceux connaissant nos caractères respectifs ne serait capable d'être aussi compréhensif que Shoto.

- Énormément, répondis-je. Il est l'une des personnes à qui je tiens le plus.

- «L'une» ? Releva-t-il.

À l'étincelle qui s'alluma dans ses yeux hétérochromes, je sus que Shoto orientait sciemment mes propos. Je choisis de le laisser m'amener à dire ce qu'il voulait entendre.

- Il y a Izu aussi. Mais c'est différent. Et toi.

L'intensité s'accrut dans le regard qu'il rivait au mien. Cette fois, ses lèvres ne s'étirèrent pas d'un millimètre, mais l'ombre du sourire imprégnait néanmoins son faciès.

- Et c'est différent aussi ?

Je franchis le peu d'espace laissé entre nous afin de passer mes bras sous les siens, les enroulant autours de son torse. Ce faisant, je pris conscience que j'étais dans l'attente fébrile de ce moment depuis des jours. Les fourmillements dans mon estomac devinrent délicieusement effrénés.

C'était l'aboutissement du temps passé à rechercher la proximité et le contact l'un de l'autre, pour s'en imprégner, s'en griser, au point d'avoir l'impression que sa présence se confondait à la mienne.

- C'est différent-différent, éludai-je.

Je ne le poussais que pour voir jusqu'où lui me pousserait.

- Différent comme ça ?

Sa bouche pressa mon front. Je fus prise d'un tressaillement de joie qui me fit serrer plus fort les bras sur lui. Les siens se refermèrent dans mon dos. Chaque inspiration que je prenais avait son odeur : fraîche, comme l'anis, celle de ses vêtements ; dense et capiteuse, celle de ses cheveux et de sa peau.

Je savais ce qu'il faisait. Il me laissait une alternative.

Je savais aussi ce que je voulais. J'avais vraiment envie qu'il m'embrasse encore, mais pas sur le front.

L'effervescence que Shoto me faisait éprouver dernièrement était à présent décuplée. Je me délectais de le sentir contre moi. Son abdomen sculpté contre mon ventre, son cœur contre le mien, cognant durement. Notre pouls n'avait pas encore ralenti de l'effort, et n'était pas près de s'apaiser.

- Presque, soufflai-je.

La quiétude des bois implosa à cet instant sous la détonation d'une puissante explosion non-loin. Les trépidations du sol se propagèrent jusqu'à nous tandis que les branchages au-dessus de nos têtes étaient balancés dans un bruissement tumultueux par le souffle de la déflagration. Une nuée d'oiseaux s'envola en piaillant. Les cigales se turent.

- C'est...

- Katsuki. Je lui avais dit que j'allais m'entraîner avec toi.

- Tu veux le rejoindre ?

Je secouai la tête.

- Non, il faut que j'aille me changer. Je dois vraiment y aller.

- Comme tu veux.

Nous ramassâmes nos hauts de survêtements avant de nous diriger vers les vestiaires. Parvenus devant l'annexe du gymnase, je pressai la main de Shoto dans la mienne en guise d'au-revoir, puis le quittai pour aller prendre une douche rapide, et revêtir en hâte mon uniforme.

J'avais du chemin à faire jusqu'à Kyushu, et j'avais déjà traîné un peu trop longtemps avec Shoto. Or j'étais bien placée pour savoir que Hawks n'était pas quelqu'un que je pouvais faire attendre.





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Petite annonce : Pour celles qui l'ignore, j'ai commencé une fiction Hawks x OC et Dabi x OC que vous pouvez retrouver sur mon profil !

J'ai l'impression que ça faisait une éternité que je n'avais pas posté Twist !

J'avais hâte d'écrire ce chapitre, raison pour laquelle je le termine à 23h30, alors excusez-moi pour les fautes ^^"

J'espère qu'il vous a plu ! J'ai toujours l'impression que j'ennuie tout le monde avec le Shorashi (à l'exception d'une ou deux qui se reconnaîtront) tellement la team Eitsuki est bruyante en comparaison... XD

Mais moi j'aime le Shorashi !

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