Chapitre 38 : Compétition eurythmique
Les signes étaient chaque jour plus flagrant. Après des décennies d'accalmie, le chaos s'annonçait. Bien sûr, la société n'en avait pas conscience, pas encore. Peut-être les autorités et les Héros le percevaient-ils, mais pour en acquérir la certitude ils devraient regarder les ombres en face, et peu d'entre-eux en était réellement capable. Ainsi, seul le milieu criminel s'ébranlait, paré au bouleversement qui ne tarderait pas à déferler. Tous étaient aux aguets, prêts à émerger dès que la crise s'abattrait.
Dans cette attente incertaine et effervescente, les statu-quo ne tenaient plus, les positions devenaient précaires, les castes se morcelaient. Il n'était plus temps de courber l'échine. Le soulèvement était proche, et si l'on ne voulait pas être écrasé quand la roue tournera pour de bon, mieux valait évaluer au plus tôt la compétition. C'était ce qui amenait des émissaires tels que Giran à la rencontre de Kubo.
Le blond ne se leva pas de son canapé de cuir rouge pour le recevoir. Debout derrière le dossier, Akira examinait attentivement le représentant de la League des Vilains. Avec son sourire suffisant qui découvrait une dent d'or, et ses petits yeux sournois derrière ses lunettes rondes, il n'inspirait ni confiance, ni sympathie. Les épaules relâchées et les mains immobiles de Kubo, ainsi que le fort arôme d'assurance qu'il dégageait, indiquaient au jeune homme qu'il méprisait déjà Giran. En fait, il était même répugné. Akira devait bien admettre qu'il trouvait lui-même le type repoussant. Son haleine empestait la cigarette, son costume lie-de-vin en avait les effluves malodorantes, et ses cheveux gris luisaient de sébum gras.
Pourtant il passa outre son antipathie latente pour estimer l'opportunité que l'envoyé représentait. L'idée s'était imposée à Akira dès qu'il avait franchi le seuil de la porte. Il entrevoyait finalement une issue. Depuis, sa stratégie se précisait de minutes en minutes dans son esprit. Elle comportait des risques considérables, et le simple faite de l'établir alors qu'il se tenait dans la même pièce que le meneur de l'organisation faisait crisser ses nerfs de nervosité, néanmoins maintenant qu'il l'avait en tête, Akira ne pouvait plus l'ignorer. Lorsque les deux hommes eurent terminé leur entretient, il avait pris sa décision.
Giran fut congédié comme un valet par un seigneur, et Kubo se renfonça dans son dossier, levant ses yeux suaves vers lui. Akira se pencha, alors que le blond levait le bras pour glisser tendrement les doigts sous ses mèches d'ébène et l'attirer par la nuque. Sa bouche vint à la rencontre de la sienne. Le baiser fut d'abord lent, une caresse froide et soyeuse des lèvres coulant l'une contre l'autre. Mais Kubo s'y prenait d'une telle manière, mesurée et sensuelle à la fois, tandis que ses doigts flattaient possessivement la base de son cou, que les sens d'Akira ne tardèrent pas à gronder sous l'oppression du désir qui lui imprégnait le sang.
Courbé au-dessus du blond, ventre appuyé contre le dossier, il agrippa son visage entre ses mains, et plongea avidement dans sa bouche. Kubo retourna aussitôt sa fougue contre lui. Sa main refermée sur une poignée de cheveux, la serrant à la faire se détacher, il s'empara avec convoitise de la langue qu'il avait poussé à se livrer à lui. Akira s'abîma dans l'échange, s'abandonna à l'ivresse sans chercher à la combattre.
Tandis que sa main descendait vers le col de son compagnon pour se glisser sous son tee-shirt, il ne se risqua pas à remettre en question le brasier passionnel qui le consumait une fois de plus. Il espéra seulement qu'il saurait y renoncer le moment venu.
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La 1-A était rassemblée sur le terrain Bêta pour le second exercice pratique de Héros 101 du trimestre. All Might avait divisé la classe en deux groupes : les héros et les vilains. Ces derniers étaient dispersés par binômes dans la ville artificielle, et avaient pour consigne de garder le lot d'anneaux de lancer métalliques qui leur avait été confié. Le rôle des héros était de leur subtiliser ces anneaux et d'en rapporter un maximum au poste de remise dans la limite du temps imparti.
En position sur la ligne de départ tracée au travers de la route, les onze d'entre-nous qui incarnions les héros attendions le signal sous une pluie battante. Une puissante odeur d'asphalte mouillé emplissait l'air, et une pellicule d'eau criblée de gouttes couvrait le bitume. Tout dégoulinait, glissait et mouillait. J'eus une pensée reconnaissante pour les ingénieurs de mon costume qui avaient pensé à imperméabiliser ma combinaison.
Un coup de sirène résonna entre les immeubles dressés sous l'averse. Katsuki fut le premier à s'élancer, ses semelles crantées soulevant des éclaboussures.
- Bakugo ! S'égosilla Iida. Ne fonce pas tout seul ! Il faut qu'on agisse en équipe !
- Va te faire, binoclard !
- Techniquement, All Might n'a pas spécifié qu'il fallait rester groupé, souleva Kyoka.
- Désolé, mais je pars aussi dans ce cas, s'excusa Shoto avant de s'éloigner au pas de course.
Je serais bien restée pour m'allier à Ochaco ou Momo, cependant je n'avais aucune envie de me laisser diriger par Iida et son syllogisme. Je me reculai donc pour avoir l'espace d'activer mon Alter, et prétextai :
- Je vais faire du repérage.
Je décollai dans un crachotement de pluie contre mes plumes avant que le brun à lunettes ne puisse m'opposer la moindre objection. Ma seconde paire d'ailes étant encore trop fragile pour supporter mon vol, je les gardai repliées contre moi alors que je survolais le terrain. Une bruine, constituée des milliards de gouttelettes éparpillées à l'impact des trombes contre les rues et les façades, s'exhalait du quadrillage d'édifices au-dessus duquel je filais en vol plané.
Je ne tardais pas à repérer le premier binôme de vilains. Kirishima et Mina étaient postés sur une passerelle enjambant une avenue. Leur attention était tournée vers Katsuki, qui remontait la route en contrebas sans s'embarrasser de furtivité. J'avisai la dizaine de trépieds sur lesquels étaient posés les anneaux, et estimai la situation en une quart de seconde. Un frémissement d'excitation courut jusqu'au-bout de mes ailes. C'était l'opportunité rêvée de prendre Katsuki de vitesse.
Je rabattis mes ailes et plongeai. Cinglée de pluie, je fusai vers la passerelle. L'exultation me chatouillait à l'idée de rafler les anneaux avant le blond. Mon but se rapprochait à toute allure. Je tendis le bras, prête à saisir le premier anneau, quand un rugissement s'éleva :
- TU VEUX MOURIR ?!
Mes doigts se reployèrent sur le cercle de métal à l'instant où éclata la déflagration qui propulsa Katsuki dans les airs. Je fus incapable de remonter promptement comme je l'avais planifiée, prise au dépourvue par le poids dans ma paume. Combien ils pèsent ces trucs ?!
Déstabilisée, j'atterris brutalement sur mes talons, ailes dressées, alors que le bond se réceptionnait devant Kirishima. Nos adversaires passèrent immédiatement à l'offensive. Alien Queen me prit pour cible, sa peau luisante de sécrétion acide, tandis que Red Riot frappait ses poings endurcis pour encaisser les charges de Katsuki. Les projections de liquide corrosif me forcèrent à reculer alors que la passerelle vibrait de toute sa longueur sous les secousses causées par l'Alter du blond.
- SEKI ! M'apostropha-t-il tout en s'acharnant contre la cuirasse de son opposant. Combien de ces trucs tu peux porter ?
Il paraissait avoir fait la même découverte que moi. Je levai une bourrasque dont je concentrai la force contre Mina afin de la tenir en respect.
- Deux !
- Alors décolle !
Un coup d'aile m'éleva à six pieds du sol. Une explosion plus phénoménale que les précédentes détonna, l'onde de choc fracassa les vitres de toutes les fenêtres alentours. Deux projectiles jaillirent de la fumée pour fuser si rapidement que seul leur éclat me permit de les identifier. Katsuki venait d'envoyer une paire d'anneau dans les airs grâce à son Alter. Je filai après eux en vol ramé, ailes relevées au-dessus de l'horizontale, et les rattrapai avant que la courbe qu'ils décrivaient ne décline. Préparée cette fois à soutenir leur poids, je chancelai à peine, et me laissai dériver sous la pluie en direction du poste de remise. Mon fardeau déposé, je repartis à tire d'ailes à la recherche de Katsuki.
All Might ne nous avait pas explicitement signifié que nous devions allier pour réussir l'exercice, mais la nécessité d'opérer de manière coordonnée était à présent évidente. Le leste dont nous encombraient les anneaux ne nous permettait pas de nous en emparer tout en affrontant leurs gardiens. Pas sans l'assistance d'au moins un partenaire.
Des combats se déclaraient dans tous les coins du terrain. Le rideau gris de l'averse était bariolé par endroit de flashs intermittents accompagnés de fracas caractéristiques. Je retrouvai Katsuki, qui courrait un anneau en main, et le suivis par voie aérienne, profitant de l'altitude pour tâcher de repérer un autre binôme.
Sitôt notre cible suivante déterminée, je me laissai glisser à terre, ailes coudées, jusqu'à me poser devant Katsuki.
- Kaminari et Mineta sont sur le toit d'un immeuble dans la prochaine rue, indiquai-je en pointant la direction du toit.
Il acquiesça :
- On fait comme tout à l'heure, décréta-t-il. Je leur éclate la gueule et je te balance les anneaux. Les loupe pas.
Je rétorquai alors que nous nous élancions coudes à coudes :
- Je les louperai pas si tu les envoies bien.
- Comme si je savais pas lancer un putain d'anneau !
Quand nous tournâmes à l'angle pour déboucher dans la rue, nous avisâmes une silhouette qui accourait depuis la direction opposée. Shoto. Nous marquâmes tous les trois un temps d'arrêt. Nous ne fîmes que nous entre-regarder à distance, au travers du déluge, sans échanger une parole, et pourtant d'un seul coup, nous eûmes tous conscience que la rivalité venait d'électriser l'atmosphère. C'était au premier qui atteindrait l'équipe de vilain.
- Il a pas intérêt, l'enfoiré, marmonna Katsuki entre ses dents.
Comme s'il avait pu l'entendre, Shoto passa à l'action. Il se jeta en avant, se précipitant vers l'édifice convoité. La pulsion de compétition qui chatouillait le creux de mon ventre devint décharge dans mes nerfs. Quand il s'agissait de démonstration de vitesse, j'avais toutes mes chances contre eux. Mes ailes s'ouvrirent dans mon dos, et m'enlevèrent du sol en un battement.
- PUTAIN je vais vous exterminer ! Me parvint la vocifération furibonde du blond tandis que je fondais, toutes rémiges écartées pour accroître ma rapidité, vers le bâtiment.
À l'instant où je donnais un coup d'ailes afin de remonter, un colossal bloc de glace souleva Shoto le long de la façade dans un souffle gelé. Le givre exhalé par son côté dextre fumant sous la pluie, il mit pied sur le toit en même temps que je surgis au-dessus de celui-ci.
- Oh, super, pesta Kaminari en adoptant une posture de défense.
Une détonation assourdissante se répercuta dans la rue, la glace vola en éclats, et Katsuki atterrit à son tour au sommet de l'immeuble, des volutes grises s'épanchant d'entre ses doigts. Un rictus de crispation et de désabusement tordit les traits de Kaminari.
- Oh, bordel.
Et Mineta se mit à hurler. Un cri qui se voulait sans-doute combatif, mais qui sonnait si haut-perché, qu'il m'écorcha les tympans. Il porta les mains gantées de jaune à son crâne pour en détacher les orbes collants et les projeter dans ma direction en moulinant de ses bras ridiculement courts. Je fis claquer une rafale qui lui renvoya ses projectiles. Les boules retombèrent mollement dans la large mare couvrant presque toute la superficie du toit.
- Mineta ! Prévint Kaminari en fléchissant brusquement les genoux.
À son signal, son coéquipier se percha d'un saut sur une paire de sphères. Quand le blond plaqua la main sur le béton trempé, Shoto et Katsuki avaient déjà compris. Ils s'éjectèrent simultanément du toit dans un jet de flammes et une pétarade d'explosions à l'instant où l'électricité se propageait dans l'eau. Si Katsuki parvint à s'élever plus haut que moi, je dus attraper Shoto par le poignet, son Alter ne lui permettant pas de se soulever à notre hauteur. L'air qu'il réchauffa de son bras gauche, nous enveloppant de vapeur, me permit de supporter son poids sans perdre de l'altitude.
Dès que Kaminari interrompit le flux d'électricité, je lâchai Shoto, qui s'érigea une rampe de glace. Il ne l'avait pas encore dévalé que des colonnes aciculaires se dressèrent de toute part. Les trépieds furent renversés, le binôme adverse se retrouva acculé au bord du vide sous la menace des pointes de glace aiguisées.
- Arashi ! S'exclama Shoto en exécutant un geste du bras droit.
Une paire d'anneau de lancé fut expédiée au loin alors que retentissait la protestation ulcérée de Katsuki :
- Enculé, c'était mon plan !
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Quitter les vestiaires bruyants et saturé d'odeurs de déodorant et de transpiration pour se retrouver à l'air libre fut un soulagement pour Shoto. Il déploya son parapluie et s'engagea sur la voie qui conduisait du gymnase aux bâtiments du lycée. Il s'était volontairement attardé dans les douches afin d'échapper aux récriminations intempestives de Bakugo à propos de l'exercice. Bien que ce dernier s'en soit donné à cœur joie dans la compétition inopinée qui s'était jouée entre eux-trois durant l'entraînement, il s'était étranglé sur les remarques d'All Might au moment du bilan.
Le professeur leur avait en effet reproché de s'être fait concurrence au lieu de coopérer. Il leur avait reconnu leurs compétences en tant que binôme et relatif trio, mais étant donné qu'il s'agissait de mettre à l'épreuve leur flexibilité d'adaptation et leur contribution à la réussite du groupe, ils avaient plus ou moins échoués au test. Échec dont Bakugo lui en avait immédiatement imputé la faute. Pour sa part, Shoto estimait que même sans avoir joué le jeu de la rivalité, aucun d'eux trois n'auraient probablement passé l'exercice, puisqu'ils étaient trop habitués à fonctionner de manière individuelle.
C'était dans ce genre de circonstances que des élèves tels que Yaoyorozu, Iida et Midoriya les surclassaient car, non content de s'accommoder parfaitement des manœuvres collectives, ils étaient en outre capable de rallier le groupe entier derrière eux. En ce qui les concernaient Arashi et lui, Shoto n'avait pas de doute qu'ils parviendraient à adopter cette capacité de cohésion si la situation l'exigeait, pourvu qu'ils dominent leur élan individualiste premier. Le cas de Bakugo le laissait plus sceptique, mais il avait aujourd'hui réalisé à quel point un peu moins de fierté et un peu plus de collaboration de la part du blond seraient profitables. Un Alter et des techniques comme les siennes avaient un énorme potentiel en équipe.
Tout à ses réflexions, le jeune homme avait presque rattrapé les lycéens qui marchaient devant lui. Arashi partageait un parapluie avec Yaoyorozu, et toutes deux s'avançaient vers Jiro, qui n'avait que sa veste tenue au-dessus de sa tête en guise de protection, pour l'intégrer sous l'abri de la toile imperméable. Kaminari et Mineta profitèrent aussitôt de l'opportunité pour venir se souder au noyau, et tous les cinq se mirent à se disputer la place sous le parapluie tenu par la grande brune. Dos appuyé contre le torse du blond électrique, Jiro ne fut pas longue à user de ses Earphone Jack contre Mineta, qui cherchait à se coller aux jambes des filles, tandis que Arashi, pressée contre Yaoyorozu, tâchait d'éviter autant que possible le contact avec le vicelard tout en restant au sec.
Shoto se rapprocha de la pagaille ambulante jusqu'à marcher à leur hauteur. Lorsqu'elle le remarqua, le regard d'Arashi s'aimanta au sien. Récemment, ses iris mauves réfléchissaient quelque-chose de nouveau lorsque cela se produisait. Quelque-chose de lumineux et de tendre, qu'il attendait et guettait à chaque fois qu'ils se retrouvaient. La jeune fille quitta l'agglutination qui se bousculait sous le parapluie de Yaoyorozu pour venir à sa rencontre avec une mine reconnaissante.
- Tu vois ! S'exclama Jiro en relevant la tête vers Kaminari. Ça c'est un mec mature !
- J'y peux rien si j'ai pas de parapluie ! Tu veux ma veste ?
La brunette au carré court se détourna en maugréant une réponses inintelligible alors qu'il se défaisait de son blazer pour essayer de l'en couvrir, ce qui donna lieu à davantage de chahut et de grogne. Ce dont Mineta profita pour se blottir encore plus contre Yaoyorozu, qui tira une grimace de répulsion. Arashi toucha le bras de Shoto, et suggéra en désignant son amie :
- On devrait peut-être...
- Oui.
Elle fit alors signe à la déléguée suppléante, dont les yeux en amande se mirent à rayonner de soulagement, et ses joues à rosir de joie. Yaoyorozu s'empressa de remettre son parapluie à Jiro avant de les rejoindre prestement. Mineta parut vouloir suivre, mais un regard de Shoto l'en dissuada.
Les deux lycéennes s'accrochèrent par le bras afin de tenir sous l'abri, et il tint le manche de manière à les couvrir tous les trois, l'omoplate d'Arashi contre son buste, ses cheveux tressés en chignon à quelques pouces de son visage.
- Sérieusement, qu'est-ce qu'il fait dans la filière héroïque celui-là ? Marmonna la jeune fille.
- Sa mentalité mise à part, il a des compétences, plaida Yaoyorozu avec une indulgence que Shoto lui admira.
- De ce que j'ai vu, rétorqua Arashi, tout ce qu'il est capable de faire c'est piailler...
- Et coller, termina Shoto.
- C'est... vrai, dut admettre la déléguée avec un soupir.
Kirishima et Ashido les dépassèrent alors en courant, les mains futilement levées en protection au-dessus de leurs têtes, selon le principe du «plus-je-vais-vite-moins-je-serai-mouillé», principe discutable à en juger par leurs jambes arrosées par les éclaboussures qu'ils soulevaient dans leur cavalcade. La vue de ses camarades infortunés sous l'averse n'était cependant pas la raison pour laquelle Shoto se félicitait de disposer d'un parapluie. Il faisait surtout cas du délectable cocon de proximité tissé sous la toile, qui embaumait du parfum des cheveux d'Arashi et le faisait profiter de la pression et de la chaleur de son dos découplé contre lui.
Il ne semblait d'ailleurs pas être le seul à se complaire dans ce contact. Le souffle dont il éventait involontairement sa nuque faisait frémir Arashi, qui lui communiquait ses frissons. Sous la soie métalliques des mèches échappées de sa coiffure, ses pommettes se pigmentaient d'incarnat.
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Le Honduras était un café installé vitrine sur rue, qui se voulait cosy. La salle était modeste, plus longue que large. Des tables à tréteaux et des chaises en bois étaient disposées sur le sol en damier, des plantes vertes agrémentaient les recoins, des origamis étaient suspendus au plafond par des fils et la carte se lisait sur des ardoises fixées au mur.
C'était un cadre que Shota aurait été loin d'associer à Ryoka, cependant l'alternative valait toujours mieux que le lycée, où il aurait été difficile de discuter de ce dont ils avaient à traiter. Il vint s'installer face à la jeune femme, laquelle ne l'avait pas attendu pour se faire servir un thé. Elle ne portait pas l'uniforme d'Eizan, mais un tee-shirt col-roulé sans manches, et un slim chiné par-dessus lequel elle avait passé des bottes montantes en daim noir qui lui arrivaient aux genoux. Un délicat attrape-rêve de métal était enfilé sur la fine chaîne qui pendait à son cou.
- Alors, où est-ce que tu prévois de faire irruption pour mettre le bordel, cette fois ? Interrogea-t-il cyniquement.
La remarque parut l'amuser plus qu'elle ne l'offensa. Ryoka étrécit espièglement les yeux, une trace de sourire ourlant le coin de ses lèvres.
- Puisque tu en viens directement au fait..., commença-t-elle en ménageant un suspens taquin.
Elle tira un catalogue de son sac et le lui tendit. D'esthétique sombre et épuré, la couverture montrait en gros plan les facettes limpides d'un joyau qui émergeait partiellement de l'ombre. Trois lettres étaient inscrites en guise de titre : E.C.S.
- Ce n'est pas... ?
Il ne savait pas s'il était davantage estomaqué ou désabusé de la savoir en possession de cette revue sans pareil dans le domaine de l'impression, et introuvable dans les postes de distribution classiques.
- À voir ta tête j'imagine que ça vaut la peine de préciser que je ne suis pas abonnée, grinça la jeune femme d'un air froissé. C'est Kuze qui me l'a passé.
Le héros ouvrit le catalogue, et trouva deux cartons d'invitation glissés entre la couverture et la première page.
- Ils sont à ton nom, souleva-t-il.
- Au nom de Cheshire, rectifia-t-elle.
Pressentant qu'elle l'entraînait encore dans une situation nébuleuse et inextricable, Shota se passa la main sur les yeux, coude appuyé sur la table. E.C.S était l'acronyme pour Enchères de la Cours Scélérate, une vente aux enchères annuelle et clandestine de biens volés, à laquelle prenait part les plus grandes figures du milieu criminel. Ni les héros ni les forces de l'ordre n'avaient jamais pu en empêcher la tenue, car la localisation de la vente changeait d'une année sur l'autre, et la pègre observait à ce sujet la plus stricte règle du silence.
- Kubo y sera, déduisit-il avec un soupire las.
- Cache ton enthousiasme, surtout, ironisa Ryoka.
- Tu m'excuseras si la perspective de devoir infiltrer ce genre de mondanité mafieuse ne m'emballe pas.
- Tu préfères que j'y aille seule ?
- Pour que tu déclenches une guerre intestine ? Hors de question.
Et puis elle risquait de revenir dans un état encore plus critique que la dernière fois qu'elle avait tenté de s'en prendre seule à Kubo. Voire de ne pas revenir du tout.
Les prunelles ambrées le détaillèrent narquoisement de haut en bas.
- J'espère que tu as quelque-chose à te mettre alors, parce que ce n'est pas le genre d'événement où tu peux te rendre en duvet.
Il laissa glisser la provocation pour interroger à la place :
- Tu penses que ton frère y sera ?
- Possible. Mais en l'état des choses, ma priorité est moins de le retrouver que de le débarrasser de cet enfoiré.
La brutalité et le fiel qui imprégnèrent soudain son ton de notes métalliques interpellèrent Shota. Il la dévisagea alors qu'elle refermait le catalogue pour le replacer dans son sac. Sous un extérieur enjoué et frivole, couvaient toujours un magma de désarroi, de fureur, et d'âpreté qui faisait de la jeune femme un électron libre en puissance. Elle était dangereuse, il en avait toujours eu conscience. Seulement il avait récemment réalisé qu'elle l'était aussi pour elle-même. Était-ce pour cela qu'il la voyait désormais davantage comme une auxiliaire à contrôler que comme une ennemie ?
Shota repoussa ses périlleuses réflexions au fond de son esprit, préférant profiter de l'opportunité pour aborder un autre sujet de préoccupation.
- Il y a une chose que je n'ai pas eu l'occasion de te demander...
La jeune femme lui décocha ce fameux regard défiant auquel il avait tant eu droit lorsqu'elle se faisait passer pour Takeru Eizan. Il reprit néanmoins :
- L'Alter d'Akira est plus développé que lorsqu'il étudiait à U.A. Trop développé.
La gravité peinée qui assombrit les traits de Ryoka suffit à lui confirmer que ses craintes étaient fondées. Elle se recula contre son dossier en exhalant un soupir.
- Tu peux le dire : il perd le contrôle.
- Qu'est-ce que ça veut dire ?
Un muscle se contracta dans la joue de la jeune femme, creusant une fossette sous sa pommette. Puis, croisant les bras sur la table, elle expliqua d'une voix profonde, qu'éraillaient des grains d'émotions :
- C'est le problème avec l'Alter de ma mère et de mon frère. Lorsqu'ils se transforment, certains de leurs instincts sont décuplés en fonction de leurs émotions dominantes. Plus l'émotion est primaire, plus elle entre en résonance avec l'instinct. Si jamais ils utilisent le Melanin Beast en étant furieux, l'effet est dramatique. Un félin en colère veut blesser et n'attaquera que pour infliger un maximum de dommage. Le compromis pour dominer cette tendance naturelle est de garder la transformation aussi partielle que possible. Plus ils restent physiquement humains, plus ils le restent aussi mentalement.
- Sauf que ton frère...
- L'est de moins en moins. L'autre souci avec son Alter, c'est qu'il est beaucoup plus facile de s'abandonner à la férocité et à la furie quand on a testé la puissance qui les accompagne. De ce que ma mère m'en a dit, quand elle se transformait et laissait les rennes à sa part sauvage, elle n'avait plus besoin de réfléchir : son corps savait mieux que son esprit ce qu'il devait faire, et déployait beaucoup plus de force. C'est là que s'enclenche le cercle vicieux. Parce que plus ils utilisent le Melanin Beast de cette manière, plus l'instinct prend le dessus, plus ils gagnent en puissance, et plus il est difficile de résister à la tentation de recommencer la fois suivante.
- Mais ce n'est pas irréversible, pas vrai ?
- Pour l'instant, non. A priori, c'est une addiction comme une autre, il peut en guérir. Sauf qu'on ne sait pas jusqu'à quel point ça peut s'aggraver, s'il y a un stade de non-retour ou...
Elle s'interrompit là et détourna les yeux en prenant une profonde inspiration, de cette façon particulière permettant de refouler une pensée insupportable. L'espace d'un bref moment, sa physionomie dévoila toute l'inquiétude qui la rongeait et les préoccupations qui lui pesaient. À l'extérieur, la pluie forcit, le martèlement des gouttes contre les vitres redoubla. Ryoka suivit distraitement du regard le ruissellement qui striait la fenêtre.
- Je déteste cette saison, marmonna-t-elle d'un air maussade et dépité.
Ce disant, elle croisa les bras sur elle-même en un geste de repli, épaules arrondies. En réaction au mouvement emprunt d'un charme émouvant, les côtes de Shota se comprimèrent et son estomac se serra. Il dut réprimer l'élan d'attendrissement qui l'incitait à lui adresser une quelconque marque de soutien ou de réconfort.
Un serveur apporta la pâtisserie que la jeune femme avait commandé un moment plus tôt. En l'espace d'un battement de cils, la fragilité qu'elle avait laissé entrevoir s'évanouit, elle reprit sa mine de vaurienne enjôleuse. Il la regarda attaquer avec gourmandise le rouleau de pâte soufflée garnit de crème et décoré de groseilles et de mures. À la première bouchée, Ryoka lâcha un son vibrant de délectation, juste assez appuyé pour évoquer un tout autre type de régal, pas assez exagéré pour être vulgaire. Shota ne put déterminer ce qui l'exaspéra le plus de la provocation délibérée ou de la chaleur qui frémit en lui.
Tu n'enlèves jamais ce masque...
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La présence hostile derrière moi parut surgir de nul part.
Un instant j'étais sur le trajet du retour après une session de révision en groupe chez Momo, le suivant je me tendais, le cœur battant comme un métronome contre ma cage thoracique, le sang fouetté par l'écrasant sentiment de menace qui émanait de l'individu. Je n'eus pas le temps d'esquisser un geste avant qu'une voix inconnue et féminine ne siffle :
- Fais exactement ce que je te dis, où tout le monde dans le périmètre y passe.
Mon dos se mit à cuire de la vague de chaleur qu'elle émit pour appuyer sa sommation. Consciente que je ne pouvais pas me permettre d'éprouver son affirmation, j'obtempérai.
- Qu'est-ce que tu veux ?
- Marche jusqu'à la première ruelle sur ta gauche et prend-là. Je te suis.
Mon souffle se fit court, un poids tomba au fond de mon ventre. Sa consigne impliquait d'une part qu'elle en avait personnellement après moi, de l'autre que je serai gênée si je devais user de mon Alter pour me défendre. Je n'avais cependant pas d'autre choix que de m'y plier. J'avançai jusqu'à l'artère d'un pas qui manquait trop de fermeté, sans que ne s'estompât la flambée qui m'infligeait une morsure brûlante sur la nuque.
Mon attention s'était rétréci en un cercle étroit qui n'incluait que mon opposante et moi. À l'intérieur, j'étais devenue hyper-consciente du moindre détail. De la distance entre elle et moi, du bruissement de ses vêtements, de chaque rencontre de ses semelles avec le bitume pas encore sec de la dernière pluie.
La sueur me coulait entre les omoplates. Je réalisai que mes mains étaient moites et agitées de tremblements. Parce que je mesurais combien elle était redoutable rien qu'à la dureté agressive de ses inflexions, et à l'oppressante énergie de suprématie qui se dégageait d'elle. Je serrai les poings le long du corps. Puisque je la sentais résolue à tous les extrêmes, je n'avais pas à hésiter. Garder mon calme. Guetter l'instant propice. Ensuite, ce ne serait qu'une question de rapidité.
«Tu n'as qu'une seule chance. Un seul coup. Lorsque tu l'as délivré, ton adversaire ne doit pas pouvoir riposter.»
Nous nous engageâmes dans la ruelle, qui était en vérité une impasse, un boyau étroit et sombre. Parvenue au fond, je me retournai lentement vers l'inconnue. Elle me dépassait d'une demi-tête et devait être plus âgée de quelques années. La coupe ajustée de son tee-shirt bleu marine et de son jean noir sculptaient sa silhouette athlétique. Il m'était impossible de deviner les traits de son visage à cause de la visière de la casquette abaissée devant ses yeux. Une chevelure blonde coulait sur son blouson en cuir. Mains dans les poches, elle me toisa en silence, avant d'incliner la tête d'un air de profond mépris.
- Je pensais que je comprendrai en te voyant, mais vraiment, je vois pas en quoi tu nous égales.
La bouche sèche, à cran, je fus tout autant désarçonnée par ses paroles que par l'aversion et la rancœur qui les imprégnaient. Elle reprit, d'un ton qui ne semblait pas vraiment attendre de réponse :
- En quoi tu es un succès, hein ? La dernière fois que j'ai vérifié, un cas comme le tien est juste un échec !
Elle me saisit par le col de mon chemisier pour me plaquer contre le mur, la bouche crispé sur un rictus haineux, mais sa brutalité m'affecta moins que ce qu'elle venait juste de dire. J'eus l'impression d'être percutée en pleine poitrine. Plongée dans le désarroi et la stupéfaction, je m'entendis demander d'une voix désincarnée :
- Qui es-tu ?
- À ton avis ? Cracha-t-elle.
L'air se remit à s'échauffer autour d'elle. Je le vis gondoler dans le jour qui s'infiltrait par l'entrée de la venelle. La peau de mon visage me cuisait comme sous un soleil de canicule. Puis l'appel résonna derrière elle, urgent et désapprobateur.
- Ama !
Il y eut un écho de pas approchant, et une deuxième figure étrangère se profila à contre-jour. Le nouveau-venu s'arrêta trop loin pour que je puisse discerner son profil. Je notais seulement que ses cheveux étaient foncés, peut-être noirs.
- Ça suffit, enjoignit-il d'un ton adoucit, où perçait une affection ineffable.
Son intervention parut faire son effet. La blonde resta immobile quelques secondes, puis ses épaules se relâchèrent, la chaleur retomba, et ses doigts libérèrent mon uniforme. Elle se recula d'un pas.
- Regarde-la, Tsuki, persifla-t-elle. Je pourrai en finir tout de suite.
- Je sais. Allez, viens. On peut pas rester-là.
Je ne repris mes esprits qu'à ce moment-là. Bien que je ne fus pas certaine de la comprendre, je percevais l'insulte de leur attitude envers moi. Offensée, j'étendis le bras pour rattraper la fille de la même façon qu'elle m'avait agrippé un instant plus tôt. Le col de sa veste serré dans mon poing, je grondai :
- Réponds-moi.
La frappe enfonça ma glotte sans que je la vis venir. Ma trachée se contracta douloureusement, bloquant mon souffle, et je me penchai d'instinct en avant afin de récupérer ma respiration, seulement pour recevoir un second coup, porté cette fois au plexus. Des flocons sombres parasitèrent ma vue alors que je hoquetai, le diaphragme contracté, pliée de douleur. Je tombai à genou, luttant pour restaurer ma ventilation. La dénommée Ama s'accroupit face à moi sur ses talons.
- Si tu es Silver Storm, je suis Solar Storm.
Du pouce, elle releva la visière de sa casquette. Entre les zone assombries qui envahissaient ma vision, je distinguai enfin ses yeux. De l'exacte même violet que les miens.
- - -
J'avais tellement de choses à caser dans ce chapitre, j'espère qu'il vous a plu et qu'il est clair !
Après le fluff des deux derniers, on retourne à l'intrigue et au drama mouah ah ah !
J'étais impatiente d'introduire Ama et Tsuki ! Des hypothèses sur eux ?
Ah et, oui, j'ai changé le nom de l'Alter de Akira. x)
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