Chapitre 33 : Cartes sur table


https://youtu.be/FGG5K1XLgkA


Douleur.

Ce fut la première sensation que Ryoka éprouva lorsqu'elle revint à elle. Il n'y avait plus de sources identifiables et distinctes, seulement une conscience diffuse et intense d'avoir mal.

La deuxième sensation fut celle de flottement. Une eau froide et mouvante l'enveloppait.

La troisième était celle de mains la tirant sous les aisselles.

Lorsqu'elle eut finalement suffisamment rassemblé ses esprits pour se souvenir qu'elle était en danger, la jeune femme voulut se libérer. Elle ouvrit brusquement les yeux sur un ciel nocturne, puis tenta de se débattre. Tout son corps protesta sous la violence de sa ruade. Crucifiée par la vague de souffrance qui la traversa, elle ouvrit la bouche sur un gémissement que noya l'eau qui s'engouffra dans sa bouche. Étouffée, elle gronda entre deux hoquets de toux.

Ses talons finirent par racler le fond limoneux du fleuve, et Ryoka réalisa alors qu'on était en train de la ramener sur la rive. Trop exsangue pour lutter davantage, elle se laissa traîner au sec, ruisselante, ballottant de la tête, glacée jusqu'aux os malgré les points d'où s'écoulait une chaleur brûlante parmi la douleur. Dès que le niveau de l'eau ne supporta plus son poids, des ahanements d'efforts lui parvinrent par-dessus les bruits d'éclaboussures.

A ce son et à la faiblesse des bras qui la soulevaient, Ryoka comprit que son hypothétique sauveuse n'était qu'une gamine. La douleur persistait, la perforant et vrillant de partout. Néanmoins, cela dissipait son exténuation et l'aidait à ne pas resombrer dans le néant. Elle commençait à identifier ses blessures. Elle avait été atteinte au crâne par quelque-chose de coupant ; son épaule droite l'élançait tellement qu'il lui était impossible de remuer le bras ; son poignet gauche semblait prit dans une gaîne qui le broyait répétitivement. Tout son torse la mettait au supplice, de l'extérieur comme de l'intérieur, au point qu'elle avait l'impression d'avoir été mâchée par des mandibules géantes qui lui auraient profondément perforé les côtes.

Elle fut tout à coup étendue sur l'herbe humide et y demeura, frissonnante, les traits crispés. Une jeune fille entra alors dans son champ de vision. Trempée de la tête aux pieds, ses longs cheveux d'une couleur vert menthe identique à ses yeux coulaient jusqu'au bas de son dos. Elle s'accroupit nerveusement à côté d'elle.

- Je suis une amie d'Akira, déclara-t-elle. Il veut que tu arrêtes de le chercher. Il te retrouvera dès qu'il pourra, mais pour l'instant, il faut que tu restes loin de lui. Il sait ce qu'il fait et il te dit de euh... retourner... hem ! Enfin ça implique un lanceur de couteau et de la peinture néon pour le corps.

Ryoka était trop lasse et brisée pour démêler les émotions qui s'enchevêtrèrent dans sa poitrine à l'entente de ces mots.

- J'ai traité le venin en te sortant de l'eau, l'informa ensuite l'adolescente. Tu es hors de danger, mais je ne peux rien faire de plus.

- Ça ira, répondit-elle plus faiblement qu'elle ne l'aurait voulu. Je peux me débrouiller à partir de là, merci.

L'adolescente hocha la tête d'un air qui semblait dire que l'aide qu'elle était disposée à lui apporter s'arrêtait de toute façon ici. Elle se releva, lui adressa un dernier coup d'œil, puis trottina d'un pas leste jusqu'au fleuve. Au son d'un corps frappant l'eau, Ryoka supposa qu'elle venait d'y plonger.

Elle n'aurait rien tant aimé que de rester allongée sur la pelouse moelleuse jusqu'à ce que ses forces lui soient revenues, cependant elle demeurait consciente des risques qu'elle encourait à top s'attarder à proximité du repère de Kubo. Par ailleurs, ses blessures nécessitaient d'être traitées urgemment.

Serrant les dent, elle inspira une vive goulée d'air, puis se mit péniblement debout. Une main pressée contre ses côtes afin de contenir un minimum le sang qui s'écoulait de ses plaies, et de prévenir du même coup sa luxation de s'aggraver, elle s'exhorta à avancer. Chaque pas lui coûtait mais son mental la défendait de s'arrêter. Elle n'avait plus qu'un impératif : se réfugier en sécurité. Alors seulement pourrait-elle s'écrouler, et laisser son esprit appréhender pleinement les conséquences de cette nuit.

Pour le moment, elle avançait, un pas devant l'autre, malgré la vrille sur sa tempe d'où s'épanchait un liquide chaud qui s'infiltrait sous son masque et poissait la peau de son visage ; un pas devant l'autre, malgré le martyre que subissaient ses ligaments et tendons étirés, tordus, au-dessus de son bras plié contre son flanc trempée de sang ; un pas devant l'autre, malgré ses côtes qui la torturaient comme si elles allaient s'affaisser sur elles-mêmes ; un pas devant l'autre, un pas devant l'autre, unpasdevantl'autre.

Même suffisamment neutralisées pour ne plus menacer ses jours, les traces du poison qui circulaient dans son organisme lui embrouillaient toujours la tête. Ryoka n'était pas en mesure d'user de son Alter avec l'attention et la finesse nécessaires pour se dématérialiser partiellement. Elle n'avait donc aucun moyen d'atténuer la douleur. Ne pouvait qu'endurer. Ne pouvait qu'avancer.

Quand à chaque tournant elle croyait n'en plus pouvoir et se sentait près de défaillir, elle se retrouvait finalement rendue au tournant suivant. La paume qui compressait son flanc était engluée d'hémoglobine brûlante. Elle ne humait plus que le fer, ne goûtait plus que le cuivre.

Sa destination se profila finalement, après ce qui parut une éternité. La jeune femme s'épaula à la porte tandis qu'elle posait sa main toute empoissée de sang sur le verrou, et invoqua le smog pour réduire celui-ci à l'état de morceau de rouille. Elle chancela à l'intérieur du hall, pantelante, tituba dans les escaliers -il fallait bien évidemment que l'immeuble soit dépourvu d'ascenseur- et gagna le cinquième étage. Elle voyait trouble quand elle frappa de la pointe du pied contre la porte.

Cheveux d'ébènes négligemment noués en chignon, barbe de trois jours, tee-shirt à col-V passé par-dessus un bas de survêtement, Aizawa lui ouvrit de son éternel air flegmatique avant que la stupeur ne décompose ses traits.

Un instant, ils se fixèrent. Ryoka guettait la moindre réaction du héro. Lui la scannait en un éclair, les prunelles alertes, mais pour le moment cantonnées au noir d'encre. Était-ce la souffrance qui la faisait délirer, ou se trouvait-il réellement un soupçon d'inquiétude parmi l'imbroglio d'émotions qu'elle vit défiler derrière ses yeux ?

Elle ne songea qu'alors à chercher une quelconque explication, n'importe-quoi, pour le convaincre de ne pas composer immédiatement le numéro des flics. Les dernières heures en recelaient suffisamment pourvu qu'elle sut les façonner. Pourtant, tout ce qui franchit ses lèvres fut :

- Y me faut du Tylenol*.

- - -

Cheshire était bien la dernière personne que Shota se serait attendu à trouver sur son pallier. La vue du masque de fer dans les ciselures duquel glissait des filets sombres fut un choc non moins brutal qu'un coup de poing dans l'estomac. Il lui fallut quelques secondes pour assimiler le fait qu'elle était bien là, trempée comme un chat mouillé, si salement amochée et vacillante sur ses jambes que c'était un prodige qu'elle soit encore debout.

Il contint un juron et s'entendit gronder d'une voix pleine de colère et d'ahurissement :

- Qu'est-ce que tu as fait ?!

Elle retira son masque avec un grognement de douleur, révélant un visage mi-partie maculé de sang, et des yeux qui luisaient faiblement derrière ses mèches figées par le liquide coagulé.

- La question c'est plutôt : qu'est-ce tu vas faire ? Riposta-t-elle.

Elle paraissait s'être arrachée ces mots au prix du peu d'énergie qu'il lui restait, et Shota doutait qu'elle en eut assez pour répondre aux milliers d'autres questions qui tournaient à toute allure dans son esprit. Que s'était-il passé ? Où avait-elle été ? Où était Suzuki Akira ? Mais surtout : pourquoi ? Pourquoi venir le trouver lui ? Quand elle était plus vulnérable que jamais, pourquoi revenir ici ?

Cheshire, qui le fixait au travers de la brume de souffrance voilant son regard, parut suivre le cheminement exacte de ses pensées.

- Je t'expliquerai, déclara-t-elle d'un ton plus faible, cette fois dénuée de provocation.

- À condition que je ne te livre pas, c'est ça ? Grinça-t-il.

- Tu ne le feras pas de toute...

Et elle bascula en avant, comme un fantoche aux fils coupés.

- Bordel ! S'exclama le brun en la rattrapant.

Il passa le bras de la jeune femme par-dessus ses épaules et la fit rentrer pour la conduire jusqu'au canapé. Elle la voyant aligner laborieusement ses pas, il fut surpris de constater qu'elle était toujours consciente. Celle-là, alors !

Même une fois assise, elle respirait de manière erratique et cillait comme si elle avait du mal à aligner sa vision. Shota se remémora fugitivement son affrontement contre l'atrocité appelée Nomu au SCA. Depuis combien de temps Cheshire endurait-elle une douleur pareille ?

Elle était brave, il devait le lui reconnaître. Courageuse, mais complètement imprudente, irréfléchie, impulsive et... Et pourquoi s'en irritait-il autant ?

Shota soupira avec exaspération en allant chercher le kit de secours dans sa salle de bain. Dans sa poitrine, son rythme cardiaque n'avait pas ralenti depuis qu'il avait constaté l'état dans lequel se trouvait la jeune femme. La boîte dans une main, il remplit un verre d'eau, sortit un cachet de paracétamol, puis revint déposer le tout sur la table basse. Quand Cheshire voulut se redresser pour se servir l'analgésique, il la repoussa d'une main sur l'épaule au fond du canapé.

- Tu vas juste empirer ton état, la rabroua-t-il en désignant son poignet gonflé et son épaule déformée sous le sweat détrempée.

Ce disant, il comprit. Telle qu'elle était à présent, elle n'avait aucun moyen de s'occuper seule de ses blessures.

- Il n'y avait personne d'autre chez qui tu aurais pu aller ? Voulut-il confirmer en glissant la pastille entre dans sa bouche – et en luttant fermement pour ne pas attarder son pouce sur sa lèvre et en essuyer le sang.

- Personne d'autre que je pouvais me permettre d'impliquer, répondit-elle après avoir déglutit le médicament avec une gorgée d'eau.

Cela faisait déjà plus de sens.

- Et euh.., reprit-elle, la voix éraillée. Je vais peut-être avoir besoin de ton Alter.

Bien sûr. Il aurait du l'avoir déjà réalisé. Ce qu'elle lui avait révélé en tant que Takeru Eizan restait vrai.

- Bon, fais-voir cette épaule, déjà.

Shota l'aida à retirer son sweat ruiné par les déchirures et le sang, puis elle s'allongea en pinçant les lèvres pour retenir une grimace. Il lui empoigna la main dans la sienne, plaça son autre main sous son coude, positionna son bras à quatre-vingt dix degré, et tira lentement. Tandis que la tête de l'humérus glissait sous l'os de l'omoplate, une plainte entre-coupée par sa respiration hachée vibra dans la gorge de Cheshire. Elle lâcha une exclamation de douleur lorsque l'os s'emboîta sèchement dans sa cavité.

L'estomac noué à la vue de son teint ternit par la souffrance, Shota se leva pour récupérer des pains de glace, des serviettes propres et une bassine d'eau chaude. Il la fit se rasseoir et lui appliqua la pochette bleue sur l'épaule. Le froid fit d'abord siffler la jeune femme avant qu'elle ne se détende insensiblement. L'éclat de ses prunelles se raviva quelque peu. Il avait déjà noté que leur luminosité constituait un indicateur de sa santé.

Il enveloppa délicatement son poignet dans un second pain de glace autour duquel il enroula une serviette, afin de faire désenfler l'œdème.

- Il va falloir découper ton débardeur, constata-t-il lorsqu'il s'avisa que le tissu avait adhéré aux plaies.

Elle hocha vaguement la tête en signe d'assentiment. Shota procéda donc à tailler le vêtement le long de l'échine, puis le décolla précautionneusement des deux longues taillades qui barraient son flanc. Cheshire souffla péniblement par le nez, mais n'émit aucune protestation. Il roula les extrémités du débardeur jusqu'à l'avoir relevé au-dessus de son ventre. Le dos exposé de la jeune femme laissait voir les huit plaies en bonne voie de cicatrisations que lui avaient infligé les griffes de son frère, ainsi qu'un tatouage en croissant de lune, qui couvrait sa peau depuis son omoplate jusqu'à ses côtes comme une demie-rosace de dentelle dont les détails minutieux s'organisaient en une expansion recherchée.

Après avoir tamponné le contour des plaies avec une serviette mouillée, Shota prit le fil de suture dans le kit, puis désinfecta une aiguille ronde. Tout le temps qu'il s'occupa de recoudre la paire de lacérations, Cheshire ne fit rien d'autre que de tressaillir et d'incliner la tête chaque fois que la douleur devenait trop vive. Quand il en eut terminé, Shota palpa expertement ses côtes, lui tirant un grognement éprouvé lorsque ses doigts effleurèrent les fêlures. Avec un soupir ostensible et un regard équivoque, il employa une troisième poche de glace.

- Quoi ? Croassa-t-elle, une once d'amusement flottant à la commissure de ses lèvres.

- Qu'est-ce qu'il t'est arrivé ?

- C'est seulement maintenant que tu demandes ?

Elle s'exprimait dans un filet de voix, tirant néanmoins d'il-ne-savait-où la force d'être sarcastique.

Il approcha la main de son visage afin d'inspecter la blessure qu'elle avait à la tempe, mais elle eut un mouvement de recul.

- Je dois te retirer ça, lui dit-il en indiquant le morceau de verre incrusté dans sa peau.

- Ah. Oui, vas-y.

La jeune femme siffla entre ses dents lorsqu'il extirpa le fragment de la plaie. Chaque signe de souffrance qu'elle tentait de contenir tordait le ventre de Shota. Il désinfecta la blessure avec toute la douceur possible, puis écarta ses mèches pour coller deux pansements de suture cutanée. Cheshire se décrispait lentement. Quand il lissa les pansements du pouce et de l'index afin de les faire bien adhérer, elle ferma les yeux en expirant un souffle qui lui caressa le nez du fait de leur proximité. Son expression fermée et résistante se relâcha.

Il voulut ensuite passer aux échardes et autres bris de verre plantés dans son bras, mais elle tenta à nouveau de s'écarter.

- Stop, articula-t-elle d'un timbre brisé.

Shota ne put s'empêcher de compatir. Poussé à bout, l'être humain se referme sur lui-même et ne distingue plus un secours d'une agression. Tout ce qui l'approche, tout ce qui agace son mal, n'est qu'une hostilité dont il doit se défendre. Il devient incapable d'accepter d'être assisté, ne demande plus qu'à être laisser en paix, sous l'influence d'un instinct de survie ancestrale qui veut que l'isolation soit le dernier recours de l'individu blessé. C'était l'état que venait d'atteindre Cheshire.

- C'est bientôt fini, assura-t-il en reprenant sa tâche.

Cependant, le bras de la jeune femme se désagrégea en fumée sous ses doigts.

- C'est des égratignures. Je peux m'en occuper toute seule.

Il planta ses yeux dans les siens, butés et farouches, et activa son Alter. Le message passa aussi aisément que lorsqu'il l'adressait à sa classe. Elle le laissa alors se saisir de son bras redevenu solide pour retirer à la pince les corps étrangers qui l'avaient entaillée. Tant afin de la distraire que parce qu'il n'avait plus la patience d'atermoyer davantage, Shota l'interrogea :

- Alors, est-ce que ton frère était sérieux dans son choix de carrière ? Ou est-ce que c'est de famille d'infiltrer une filière héroïque ?

La seule mention de son cadet parut suffire à la ramener de sa réfraction. L'amusement le disputa à l'amertume sur le visage de la jeune femme.

- Mh, donc tu sais...

- Que tu es Suzuki Ryoka ? Il était temps que je sois au courant.

Elle eut une moue indiquant qu'elle aurait probablement préférée qu'il ignore son identité plus longtemps. Puis un soupir de lassitude lui échappa. Elle rajusta le pain de glace contre ses côtes en révélant dans un murmure :

- Oui, il était déterminé à devenir un héro. Il était tellement excité quand il a été admis...

La fierté et l'affection illuminèrent ses traits creusés de fatigue avant qu'une ombre ne passa dans son regard. Elle ferma les yeux, éteinte.

- Je sais pas ce qu'il s'est passé. Je sais pas ce qu'il lui est arrivé. J'y comprends rien. Il a coupé tout contact il y a plusieurs mois. Il sait même pas qu'il va être oncle.

Shota se pétrifia, désemparé, et son regard dévia automatiquement vers le ventre nu de Cheshire. Surprenant sa réaction, celle-ci émit un rire qui lui fit ensuite plisser les lèvres de douleur.

- Ah, non. Pas moi, précisa-t-elle. Des amis proches.

Il manquerait plus que ça. La remarque faillit lui échapper, mais il tint sa langue de justesse. Il avait osé espérer que sa faiblesse rendrait la jeune femme plus causeuse, seulement elle n'était pas moins abscons et troublante que d'ordinaire. Aussi ne tenta-t-il plus de lui soutirer quoique-ce-soit tandis qu'il achevait ses soins en fixant une bande adhésive sur son poignet cassé et en plaçant son autre bras en écharpe.

- - -

Mon stage était arrivé à son terme. Hawk était déjà parti en patrouille quand il fut l'heure pour Fumikage et moi de quitter l'agence, aussi prîmes nous congé auprès de ses acolytes. C'était le dos endolorit de courbatures et le crâne barré d'un intense mal de crâne que je retournais chez moi. J'avais l'intention de profiter de ce jour de repos autant que possible afin de me remettre avant la reprise des cours le lendemain.

Je n'avais pas atteint la station que le moment que je redoutais se profila sous la forme d'une silhouette drapée d'un long manteau beige. Immobile parmi le flot des passants comme un rocher dans un cours d'eau, le visage dissimulé sous son ample capuche élégante. Ma bouche s'assécha et mes pieds semblèrent adhérer au goudron du trottoir. Déjà ? C'était trop tôt !

Une fois repérée, elle se détourna pour disparaître dans l'artère qui se faufilait entre deux immeubles. Mon corps décida bien avant ma raison. Je m'élançai après elle. Un martellement infernal cognait mes côtes et battait à mes tempes alors que je suivais la venelle jonchée d'ordures.

Elle m'attendait dans la cour ménagée par trois immeubles édifiés les uns contre les autres. Son manteau ne laissait rien voir d'autre que sa jupe porte-feuille tombant par-dessus des bottes montantes. Pourtant je reconnaissais ce maintien. Je reconnaissais cette superbe.

Maintenant que je lui faisais face, je n'avais plus la moindre idée de ce que je devais faire. Si ça avait été lui, peut-être l'aurais-je attaqué, ou peut-être ne l'aurais-je jamais approché. Mais c'était elle. Et j'étais incapable de déterminer lequel aurait été le pire.

- Oh, Arashi, souffla-t-elle.

D'un seul coup, elle était juste devant moi, ses mains écartaient mes mèches libres de mon visage, me relevaient le menton pour qu'elle puisse m'examiner. Je demeurai interdite, glacée et engourdie par ce contact surgit d'une décennie passée. Il me fallut un moment pour réaliser que le visage sous la capuche ne correspondait pas tout à fait à mes souvenirs. Traversée d'un choc électrique, je m'écartai brusquement d'elle.

- Vous n'êtes pas elle. Ils sont morts !

- Tu as tué Ogai, oui. Mais pas moi, dit-elle en rejetant sa capuche en arrière.

C'étaient les mêmes cheveux au lustre métallique noués en chignon, les mêmes – non la même iris d'or, l'autre, terne et délavée, était voilée d'une taie blanche. Et cet œil aveugle ressortait au milieu de la cicatrice qui mangeait la moitié de son visage. Une cicatrice rose, fripée par endroit, caractéristique d'une brûlure ancienne.

Juste comme ça, je redevins une petite fille. Le cœur battant à tout rompre, osant à peine respirer, je soufflai d'une voix inarticulée :

- Qu'est-ce que tu veux ?

- Discuter avec ma fille, tout simplement.

Rappelle-toi. Rappelle-toi ce qu'elle a fait. C'est elle qui t'a séparé de Shoto. Je secouai la tête, la gorge serrée. Une vieille bile de ressentiment et de rancœur mon rongea les entrailles. J'y puisai toute ma volonté pour rétorquer :

- Ne m'appelle pas comme ça. Tu n'as pas le droit. Pas toi.

Son air composé ne laissa paraître ni peine, ni colère. Seule luisit dans son œil une lueur de condescendance alors qu'elle m'adressait un sourire sans chaleur.

- Et cette Midoriya Inko l'a ?

Je me tendis, n'appréciant pas l'intonation avec laquelle elle avait prononcé le nom de ma mère adoptive.

- Je comprends, reprit-elle à ma grande surprise. Et je suis fière de toi. En être arrivée là par tes propres moyens, c'est admirable. Mais Arashi, au fond, tu le sais aussi bien que moi : tu ne seras jamais à ta place dans cette vie là.

- Qu'est-ce que tu en sais ? Crachai-je.

Alors que je serrai les poings, ses ailes se déployèrent dans son dos, immenses et majestueuses, flamboyantes comme l'acier sous le soleil.

- Je le sais, parce que tu es mon petit aigle argenté. Il n'y a pas que les ailes que nous tenons des Inuwashi**. Comme eux, il n'y a que deux choses que nous adorons par-dessus tout : voler et tuer. C'est en toi, tu en as déjà forcément pris conscience. Tu l'as déjà éprouvé, n'est-ce pas ? Cette impression de ne jamais être plus vivante que lorsque tu voles pour tuer.

- Non. Non, niai-je d'une voix qui se fêlait, presque suppliante.

Tout en moi se révoltait contre ces paroles, refusait d'en admettre le moindre mot, et pourtant leur véracité me frappait bien trop profondément.

- C'est de votre faute, grondai-je. C'est ce que vous vouliez faire de moi. Mais je n'ai pas à le devenir !

- Oh vraiment, Silver Storm ? Je ne t'aurais pas trouvé de nom plus seyant ! Combien était-ce ? 320 kilomètres heure, pas vrai ? C'est plus rapide qu'une balle, Arashi, susurra-t-elle. Et tout aussi fatale.

Je la dévisageai, effarée. La cicatrice qui marquait son visage n'altérait en rien sa grâce et sa prestance. Au cours des dernières minutes, cette femme venait de décortiquer ma conscience et d'embrouiller toutes mes convictions. Dix ans avaient passé et il ne lui fallait qu'une poignée de seconde pour me prouver que son influence sur moi demeurait prégnante. Pire, pour me faire réaliser que toutes leurs doctrines et leurs préceptes ne s'étaient jamais estompés en moi, qu'ils demeuraient gravés, aiguillonnant chacun de mes pas. Ils avaient fait de moi une tueuse. Je ne pourrai jamais revenir de l'autre côté de la ligne.

À l'instant même où mes propres ailes jaillissaient sans que je l'ai prémédité, des plumes que j'aurais reconnu entre mille fendirent l'air comme des lames de rasoir pour se ficher entre Setsuko et moi. Nous levâmes simultanément la tête pour découvrir une troisième silhouette ailée se découper à contre-jour du soleil.

Hawks ! Le soulagement qui m'étreignit rivalisait d'intensité avec la panique qui m'envahissait. L'œil doré de Setsuko s'appesantit à nouveau sur moi.

- Tu t'es trouvé un bon mentor. Mais il n'y a que ton clan qui puisse t'enseigner tout ce dont tu as besoin.

Et elle leva une rafale qui mugit entre les immeubles, d'une puissance à déstabiliser Hawks et à m'obliger à reployer mes ailes pour ne pas être projetée contre un mur. Profitant de l'ouverture, elle décolla. Le Numéro 3 aurait probablement pu la rattraper, mais il n'en fit rien. Je dématérialisai mes ailes alors qu'il se posait là où s'était tenue ma génitrice un instant auparavant. Son regard logea un poids désagréable au fond de mon estomac. Il n'y avait plus ni amabilité ni jovialité sur son faciès scrutateur.

- J'ai bien fait de te suivre, après tout, lâcha-t-il. Maintenant je suis fixé. Tu es la gamine du clan sur lequel enquêtait Endeavor, pas vrai ? Tu es Katagiri Arashi ?

Mon univers entier paraissait destiné à s'abolir aujourd'hui.

- Tu savais ? Articulai-je, incrédule.

- J'avais de sérieux doutes puisque Endeavor a aussi assisté au Championnat et n'a pas réagi, mais il faut dire que tu ne t'es pas vraiment fait remarquer. Je t'ai envoyé l'offre de stage pour en avoir le cœur net.

D'un seul coup, toute sensation de chaleur me déserta, et je ne vis plus que des couleurs fades. Ce qui me déchirait la poitrine était incroyablement amer, et incroyablement douloureux. J'avais accordé ma confiance tellement vite, j'avais été tellement naïve. À quel moment avais-je laissé tomber mes défenses ?

Hawks n'avait aucune intention de devenir mon mentor. Il n'avait fait que me tester.

- Comment tu savais qu'elle allait se montrer ? Interrogeai-je.

- Je l'ai repéré pendant le stage. Elle t'a épié de loin toute la semaine, mais elle n'a pas utilisé ses ailes avant aujourd'hui. Je devais confirmer qu'il s'agissait de Katagiri Setsuko. Qu'est-ce qu'elle t'a dit ?

La question était teintée de note accusatrice. Le poignard dans ma poitrine s'enfonça d'un pouce supplémentaire.

- Est-ce que... est-ce qu'Endeavor le sait ? Balbutiai-je.

Le blond croisa les bras sur son torse.

- Pas encore. Si tu veux t'expliquer, c'est maintenant. Je suppose que tu n'as pas besoin que je te rappelle pourquoi ce n'est même pas la peine d'essayer de fuir.

- Je n'ai pas l'intention de fuir ! M'offusquai-je.

Puis mes forces me firent défaut et je titubai en arrière jusqu'à ce que mon dos encontre la façade d'un immeuble. Je devais réfléchir, je devais lui faire comprendre, mais la migraine qui pulsait sous mon crâne n'aidait en rien. Une main pressée contre le front, je repris :

- C'est eux que j'ai fui ! Je croyais qu'ils étaient morts... je...

Le monde tournait à présent, ma respiration s'alourdissait. Un air de préoccupation se peignit finalement sur le visage de Hawks, qui s'approcha pour me retenir par l'épaule.

- Wow ! Ok, tu es vraiment pâle, là. Du calme.

J'agrippai son poignet et levai la tête vers lui.

- Tu as lu le rapport ?

La perplexité traversa sa physionomie. Il haussa un sourcil.

- Comment est-ce que tu as pu lire le ra...? Ooooh, je vois. Todoroki. Il sait, conclut-il. Il a failli t'appeler par ton vrai nom au téléphone. Attends, il sait ? C'est quoi toute cette histoire, gamine ?

J'entrevis finalement une issue. Hawks m'avait menti et utilisé, pourtant mon seul espoir était de m'en remettre à lui.

- Promets-moi que tu ne diras rien à Endeavor avant de m'avoir écouté, et je te raconterai, marchandai-je.

Il m'étudia de ses yeux de rapace avant de concéder :

- Je suppose que je peux accepter ça. Mais je te ramène à l'agence, tu restes sous ma surveillance.

Il me saisit alors par la taille et me souleva de son autre bras sous les genoux. Je résistai au besoin de me débattre, peu désireuse d'aggraver mon cas.

- Je peux voler, protestai-je.

- Nooon, c'est vrai ? Répliqua-t-il avant de prendre son essor.

Contre toute attente, les rues rapetissant sous nous dans un ronflement d'air m'inspirèrent une vague d'angoisse. Je nouais mes bras au cou du Numéro 3, tentée de fermer les yeux pour ne pas voir le sol s'éloigner. Voler littéralement de mes propres ailes était une chose, dépendre de celles d'autrui en était une autre.




* Équivalent du Doliprane.

** Aigles royaux en japonais


- - -

Je vous ai remis la musique dont j'avais parlé sur mon profil, parce qu'elle m'a énormément motivée pour écrire le passage Cheshead, je l'écoutais en boucle !

Bon sinon j'avais te-le-ment hâte d'écrire ce chapitre ! Je l'avais prévu il y a super longtemps, c'est vraiment un point pivot de Twist pour Eiko et Ryoka !

(Bon avec 3h de recul je suis bizarrement déçue de ce que j'ai écris mais...)

Par contre je n'ai pas pu caser tout ce que je voulais mettre, ça débordera un peu sur le suivant...

J'espère que ça vous a plu, comme toujours !

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