Chapitre 31 : En suspens avant la descente



En l'espace de quelques battements de cœur, les émotions de Shota avaient exécuté un revirement à cent quatre-vingt degré. Un instant il se ruait avec toute l'énergie du désespoir vers son élève qui bravait seul le second Nomu, l'instant suivant toutes ses certitudes volaient en poussière avec le conteneur. Alors que la rouille retombait comme une neige de sang, l'individu qu'il vit reprendre forme dans le maelstrom de fumée n'était pas Eizan Takeru.

Il n'y avait jamais eu d'Eizan Takeru.

Shota était à peine surprit. Tout s'emboîtait si parfaitement, tout devenait si vivement clair, que ce qui prima parmi le défilement d'émotions qui s'opérait en lui fut une secousse de colère. Son esprit connecta brusquement tout ce qu'il avait échoué à relier jusqu'à présent, jusqu'au moindre détail, jusqu'aux voltes d'un stylo entre les doigts d'Eizan, exactement semblables aux voltes d'un balisong entre ceux de Cheshire.

Sous les yeux de la demi-douzaine de civils et des pros héros qui n'avaient pas la moindre idée de ce qu'impliquait la scène à laquelle ils venaient d'assister, la jeune femme se retourna, sa silhouette troublée par les vagues de chaleur qui émanaient des incendies. Les escarbilles rougeoyantes filaient autours d'elle, moins ardentes que l'éclat dont ses yeux irradiaient. Sur son visage, le masque de métal poli réfléchissait la lueur des flammes.

Leurs regards se heurtèrent, et Shota activa son Alter, les cheveux dressés tant du courant qui circulait sous son crâne que de la fureur qui lui dévalait les entrailles. Mains écartées d'un air équivoque, Cheshire sourit. D'un sourire aussi brisé que l'était le secret de son masque.

Dressée sur le tapis de rouille tombé à ses pieds, elle paraissait braver le monde de toute sa superbe et son audace. Dernier coup de fanfare avant qu'elle ne s'évanouisse comme elle le faisait chaque fois.

Mais pas cette fois. Cette fois Shota la tenait.

Tu ne vas nul part, promit-il alors qu'une ombre massive se redressait soudain derrière Cheshire. Tant qu'il ne cillait pas, elle ne pouvait pas s'échapper.

Je ne te laisserais plus partir, jura-t-il alors que le Nomu, ses membres régénérés, fondait d'un bond sur elle. Tant qu'il ne cillait pas, elle ne pouvait pas se dématérialiser. Le coup d'une force à rompre le tronc d'un homme ne la traverserait pas.

Un air doux-amer transparut dans le sourire de la jeune femme alors que la puissante main fendait l'air en s'abattant.

Le ventre broyé d'un indicible sentiment, Shota cligna. Les griffes transpercèrent un écran de fumée. Le Nomu regarda stupidement sa paume alors que les rubans rampèrent au sol et, en un rien de temps, furent engloutis par une allée.

- - -

Lorsque la petite flèche rouge pointa la localisation de mon frère sur la carte, mon cerveau se refusa d'abord à comprendre. Puis la compréhension découla de l'implacable logique. Une pierre tomba au fond de mon estomac. Un froid gagna mes paumes.

SOS. Shibuya. Train. Ligne Kofu-Shinjuku. Hosu. Stain. SOS.

Toutes mes capacités de réflexion se réduisirent à une seule pensée ; chacun de mes nerfs, chacune de mes fibres se tendirent vers un unique objectif : rejoindre Izuku. Protéger mon frère.

Je me précipitai hors de ma chambre pour courir dans les couloirs en direction de la rampe de décollage la plus proche. Un sifflement frôla brusquement mon oreille, et des plumes se fichèrent avec un bruit sec dans le sol devant moi. Stoppée nette dans mon élan, je fis volte-face, envahie autant de révolte que de panique.

- Ne m'arrête pas ! M'exclamai-je, sans savoir moi-même si je suppliais ou menaçais.

- Et je peux savoir où tu comptes aller comme ça ? Interrogea Hawk sans s'émouvoir.

Je brandis mon smartphone resté sur l'onglet de réception des coordonnées. Le Numéro 3 n'y jeta qu'un bref coup d'œil, sûrement déjà au fait de la situation, et haussa un sourcil ironique.

- Et donc tu comptes voler en survêtements au secours de ton frère, pour affronter le tueur de héro alors que tu t'épuises depuis deux jours à utiliser ton Alter non-stop ?

L'inquiétude et le sentiment d'urgence, m'emplissaient l'esprit et ruaient douloureusement, vigoureusement, dans ma cage thoracique. Néanmoins les propos d'Hawk, aussi efficients qu'une gifle, vinrent les ceinturer, dressant un rempart entre mes instincts et ma raison. Ma fougue retombée, je me rendis à l'évidence. En l'état actuel des choses, je ne lui étais d'aucun secours.

L'impuissance m'accabla, se substituant à ma panique initial. Les plumes du héros revinrent se fixer à ses ailes alors qu'il se rapprochait.

- Il y a déjà des pro-héros sur place, dont Endeavor en personne ! Tu dois les laisser faire leur travail. Le tien, c'est de rester ici, en tant que stagiaire dont j'ai la responsabilité. Le mien, c'est d'être prêt à intervenir dans ma préfecture si jamais des troubles-fêtes profitaient du désordre là-bas pour semer la pagaille ici. Bien compris ?

Hawk m'avait rappelé ainsi à l'ordre dans la moindre once de réprobation, son ton se voulant plus tranquillisant qu'autre-chose. J'acquiesçai à contrecœur. Il m'adressa alors un sourire de sympathie et me dit :

- Aller viens, tu mérites un chocolat chaud. C'est bon pour les émotions.

Un chocolat chaud était bien la dernière chose dont j'avais envie à l'instant, mais je lui emboîtai docilement le pas. Sa présence avait le curieux don de tempérer l'angoisse sourde lovée dans mes entrailles. Alors que nous nous dirigions vers la salle commune – espace convivial aménagé de canapés et d'une bibliothèque, et équipé de micro-onde, d'un frigo et d'une gazinière – mon portable sonna dans le silence des couloirs. Je décrochai immédiatement en découvrant l'appelant.

Par-dessous une respiration saccadée, le son caractéristique de semelles battant le goudron et d'une course imprégnant ses secousse à l'appareil filtrèrent aussitôt du micro.

- Shoto !

Hawk me dévisagea, sa figure pour une fois dépourvue de sa désinvolture habituelle.

- Arashi, j'imagine que tu es déjà au courant pour ton frère. Je ne suis pas loin, je devrais arriver à temps ! J'ai aussi transmis sa position à mon père. Dans quelques minutes, tous les héros disponibles nous rejoindrons.

Je fermai les yeux en exhalant un soupir de soulagement, les images du Championnat défilant sous mes yeux. A eux deux, Shoto et Izuku seraient bien capable de résister à Stain le temps que les secours arrivent. Je tâchai d'ignorer l'autre partie de ma conscience qui me soufflait qu'il était déjà trop tard, que mon frère se vidait déjà de son sang, que Shoto ne trouverait que son corps froid.

- Je ne peux pas vous rejoindre, m'entendis-je déclarer d'une voix blanche.

- Je sais. Ça va aller. Je te tiendrai au courant.

Et il raccrocha. La tête commençait à me tourner en bourdonnant d'un trop plein d'effervescence. L'inaction à laquelle j'étais contrainte m'emplissait d'un vide insupportable. Je pris conscience que mes mains tremblaient. De peur ? D'adrénaline continuellement relâchée sans être consumée ?

- Tu te fais seulement du mal, en te mettant dans un état pareil, glissa Hawk.

Je me remis à avancer, simplement pour ne pas rester immobile.

- Je préférerai ne pas ressentir ça, lâchai-je. J'ai l'impression de perdre la tête, dans ces moments-là.

A côté de moi, le Numéro 3 déploya suffisamment son aile gauche pour m'en entourer.

- C'est normal d'oublier toute raison quand tes proches sont menacés. Ça prouve à quel point ils comptent pour toi.

Je me contentai de hocher vaguement la tête, incapable de poursuivre davantage le sujet de mes états-d'âme sans m'en trouver embarrassée. Nous gagnâmes le foyer, et Hawk activa l'interrupteur tandis que je m'emparai de la télécommande de l'écran plat pour l'allumer sur un chaîne d'information. Les images que j'étais en train de regarder dans ma chambre avant de recevoir le SOS de mon frère étaient toujours diffusées. Les plans passaient d'une caméra à l'autre, montrant les diverses affrontements entre les Nomus et les Héros, ou les visages de journalistes dépêchés sur place pour interroger les civils évacués, mais Stain n'était mentionné nul part.

Où êtes- vous ? Comment vous en sortez-vous ? Bon sang mais où êtes-vous ?

Hawk déposa une tasse fumante sur la table basse.

- Ce n'est pas la peine de rester debout, me dit-il.

Je pris machinalement place dans le canapé orienté face à la télévision, incapable de quitter l'écran des yeux. Mon portable se mit derechef à sonner, et je décrochai tellement vite que je fus surprise d'entendre la voix de Momo à l'autre-bout du fil.

- Eiko, j'ai reçu le message de ton frère, mais il ne répond pas à son téléphone. Tu sais ce qu'il se passe ? Tu vas bien ?

- Il est à Hosu, expliquai-je laconiquement. Je vais bien, je suis à l'agence de Hawk.

Son hoquet d'effroi fut étouffé comme si elle avait plaqué sa main contre sa bouche. En digne déléguée suppléante, ce fut d'une voix maîtrisée qu'elle reprit :

- Iida y est aussi, et il n'est pas joignable non plus, m'annonça-t-elle.

Je compris subitement, me remémorant les préoccupations d'Izuku vis à vis d'Iida depuis l'hospitalisation d'Ingenium. Il ne s'agissait pas d'un malheureux concours de circonstance. Iida s'était sciemment exposé à la menace. J'étais prête à parier que mon frère s'était retrouvé en danger en cherchant à le sauver. La colère déraisonnée que j'éprouvais contre moi-même se retourna contre le délégué. Lui en vouloir maintenant ne changera rien à la situation, me morigénai-je.

- Shoto m'a appelé, il est en route pour retrouver mon frère. Je crois que Iida est avec lui. Les héros ont déjà été alertés, il faut juste que... il faut juste...

Ma voix s'étranglait, le souffle me manquait pour achever.

- Ils s'en sortiront, Eiko, s'efforça-t-elle de me rassurer. Tout ira bien. Les pros doivent déjà être en chemin.

- Je sais, je sais. Dis, tu veux bien avertir les autres ? Ils vont tous m'appeler quand ils ne pourront pas non plus obtenir Izu au téléphone.

- Bien sûr, Eiko. Bon courage ! Si tu as des nouvelles, tiens-moi au courant !

- Promis, merci.

Elle dut s'occuper de me rendre ce service avec sa diligence coutumière, car je n'eus plus un appel après ça. Le temps passait, chaque minute paraissait une demi-heure ; le chocolat que m'avait servi Hawk refroidissait sans que je n'y porte les lèvres, mais la faïence chaude et contre mes paumes et les effluves sucrées avait un effet quelque-peu apaisant.

Puis ce que je redoutais de voir s'afficha finalement à l'écran. L'équipe de journalistes qui suivaient Endeavor par hélicoptère firent un plan rapproché de Stain. Sinistre et redoutable, drapé de son écharpe écarlate, il était dressé au-dessus d'un corps de Nomu... et d'Izuku.

J'émis un son de fureur et d'effroi mêlé en bondissant sur mes pieds. Une bourrasque éclata dans la pièce et malmena les pages de magazines, les affiches poinçonnées au mur, et les feuilles volante. Hawk posa une main sur mon épaule, mais le contact chargé d'empathie et se soutient m'était insupportable. Je me dégageai d'une saccade.

Mon portable sonna pour la troisième fois ce soir, et j'aurais ignoré l'appel si la photo de Katsuki n'avait pas illuminé l'écran. La violence du souffle qui tournoyait dans la pièce décrut, puis s'évanouit. J'avais la gorge tellement nouée, les dents tellement serrées, que je ne pus articuler un mot en décrochant.

- Où t'es ? Interrogea-t-il d'un ton que je ne lui connaissais pas.

- L'agence, m'arrachai-je.

Un soupir que j'aurais juré être de soulagement crépita dans le téléphone.

- Tu vois ça ?

- S'il le touche... Katsu, je jure que s'il le touche... ! Sifflai-je sans pouvoir empêcher les tremolos de percer ma voix.

- Balise pas ! Aboya-t-il. Endeavor est là, il va le flamber en deux deux. Et puis c'est Deku, il est increvable ce moins que rien !

Stain se redressa, extirpant son couteau de la cervelle du Nomu dans une giclée sombre. Il se retourna pour faire face aux héros, qui n'esquissèrent pas le moindre geste, qui demeurèrent tous pétrifiés, écrasés par l'aura qui émanait du tueur. Même en assistant à la scène au travers d'un écran, à des kilomètres de là, j'en eus les entrailles liquéfiées et les genoux flageolants. Des sueurs froides me coulèrent dans le dos. Il parlait à présent, et ces mots s'enfonçaient comme des lames, me pressaient sous la gorge le fil froid et impitoyable de la mort.

- Seki ? Seki, bordel, l'écoute pas ! Coupe le son ! Seki, l'écoute pas, écoute-moi, écoute-moi !

- Shoto est là aussi, articulai-je, incapable d'élever ma voix au-dessus d'un murmure. Il va les... Il va tous...

- Il va faire que dalle ! Il est foutu, Seki. Tu m'entends ?

Un voile tomba sur les yeux de Stain, et subitement, l'incroyable masse qui me clouait sur place s'envola. Je regardai, comme sonnée, les héros sortirent de leurs hébétude et retrouver leurs moyens. Izuku se redressa sur ses coudes alors que Shoto accourait vers lui. C'était terminé.

Les jambes coupées, je m'effondrai dans le canapé en exhalant un souffle que j'avais retenu sans en avoir conscience. J'enregistrai vaguement que Katsuki pestait quelque-chose comme quoi il en avait marre des crétins qui l'empêchaient de dormir, et que si tous ces abrutis avaient fini de se faire remarquer, il allait se coucher.

Quand les ambulances dans lesquelles mon frère, Shoto et Iida avaient été embarqués démarrèrent, Hawk éteignit la télé.

- Aller, je te laisserai l'après-midi de libre demain pour que tu puisses leur rendre visite. En attendant, je me sens épuisé rien qu'à te regarder, alors retourne au lit.

- - -

Jour 5

Dès que Arashi passa la porte de leur chambre, Shoto se redressa sur son oreiller rêche, sans pouvoir contenir l'élan de joie subitement éclot dans sa poitrine. En deux foulées, elle s'était portée auprès de son frère pour presser son front contre le sien, les commissures de ses lèvres relevée en une expression de bonheur indicible. Elle resta ainsi un moment, les yeux fermés, les doigts plongés dans les boucles noires moirées d'émeraude de Midoriya, enlacée par ses bras refermés autours de ses épaules.

Même sans les connaître, Shoto aurait pu dire tout ce qu'ils échangeaient dans cette étreinte, tout ce qu'ils se communiquaient sans avoir besoin du moindre mot. Arashi se détacha finalement de son frère pour se tourner vers lui, et d'un seul coup, il ne vit plus que ses iris améthystes sous le voile argenté de ses cils. Avant-même qu'elle n'ouvrit la bouche, il lut le soulagement et la reconnaissance dans ses yeux.

Jusque-là, il était persuadé que laisser son père récolter la gloire du dénouement de l'affaire Stain serait le plus dur à avaler. Il n'avait jamais imaginé qu'il lui pèserait si vite de tenir sa langue. Arashi était là, et soudain il brûlait de tout lui raconter.

Non pas pour se targuer d'avoir vaincu le Tueur de Héros, mais pour lui rapporter à quel point, durant tout l'affrontement, il s'était senti complet. Pour lui dire combien chacune de ses actions paraissaient si simplement et viscéralement justes ; comment pour la première fois depuis des années, il avait cessé de douter. Son esprit s'était tue et son corps savait parfaitement ce qu'il avait à faire. Tout ce qui n'était pas le moment présent, tout ce ce qui n'était pas l'adversaire, Midoriya et Iida, s'était estompé. Ses flammes avaient rugi sans que la pensée d'Endeavor ne vienne seulement l'effleurer. Il s'était battu avec acharnement, de la main gauche et de la main droite, et rien n'était plus satisfaisant que ça.

Shoto ne formula rien de tout cela à haute voix, pourtant son visage devait le trahir, ou bien Arashi lisait-elle trop facilement en lui, car le regard de la jeune fille passa de lui à son frère – sur la figure duquel la vérité était limpidement inscrite – et elle interrogea avec un soupçon d'amusement et de fierté dans la voix :

- C'était vous, pas vrai ?

- Nous ne sommes pas libre de divulguer la moindre information relative aux événements de la veille ! Déclama vertement Iida.

Pour le première fois depuis qu'elle était entrée dans la chambre d'hôpital, Arashi dirigea son attention vers lui. Un tressaillement parcourut ses traits, qui se durcirent alors que son regard s'assombrissait. Évidemment, elle le blâmait pour avoir risqué la vie de son frère. Shoto étendit le bras, attrapant son poignet afin de la rapprocher de lui. Il avait remarqué qu'elle avait toujours eu du mal à tolérer le déléguer, mais il lui paraissait peu judicieux de la laisser se le mettre à dos.

- Étant-donné qu'on a tous commis une infraction ce soir là, expliqua-t-il en insistant sur l'adverbe, les autorités ont décidé de fermer les yeux si on laissait le crédit de la capture à mon père.

Arashi ramena ses yeux sur lui.

- Ça ne t'embête pas ?

- Si mais tout ce qui compte, c'est que tout le monde soit sauf.

Rancunière et manifestement peu encline à oublier l'implication de Iida, la jeune fille lui décocha une œillade accusatrice. Sa main toujours refermée sur son poignet, il glissa les jambes en dehors de son lit pour la tirer davantage vers lui, accroissant la pression de ses doigts au point de sentir son pouls battre sous sa peau. Le manège n'échappa pas au délégué, qui dévisagea sa camarade de classe pensivement avant de se redresser à son tour pour se mettre sur pieds.

- Midoriya, dit-il avant de s'incliner. Je te présente mes excuses à toi aussi, je suis désolé d'avoir causé du tord à tes proches.

Comme Arashi demeurait interdite, visiblement incertaine de la conduite à adopter, Shoto imprima une infime secousse à son bras. Accepte-les.

- Ça va, marmonna-t-elle finalement en entremêlant ses doigts aux siens. Shoto a raison, ce qui compte, c'est que tout le monde soit sauf.

Iida se redressa, tranquillisé, tandis que Arashi prenait place à coté de Shoto sur le matelas, leurs mains liées entre leurs hanches. Une connexion grâce à laquelle ils se transmettaient tout ce que la présence des deux autres lycéens ne leurs permettaient pas d'exprimer librement. C'était des serrements et des frôlements, un langage élaboré il y a des années qui leur revenait naturellement.

Midoriya avait d'abord ouvert des yeux ronds en voyant leurs mains jointes, puis son regard avait rencontré celui de sa sœur, et un sourire affectueux s'était épanouit sur son visage clairsemé de tâches de rousseur. Shoto comprit qu'ils avaient déjà discuté entre eux de sa rencontre avec Arashi, et s'interrogea fugitivement sur l'étendue de ce qu'elle lui avait révélé.

Ils ne parlèrent plus de l'affaire Stain, et conversèrent à la place sur leurs stages. Les progrès fulgurants de Midoriya en matière de maîtrise de son Alter, auxquels Shoto avait assisté en première loge, trouvèrent leur sens lorsqu'il leur parla de son entraînement rigoureux auprès de Gran Torino. Iida loua avec emphase et force de gesticulations le mérite de Manual, et Shoto en conclut qu'il éprouvait toujours une vive culpabilité vis à vis de son superviseur de stage. Puis Arashi fut interrogée par son frère à propos du tee-shirt manifestement procuré à l'agence de Hawk qu'elle portait sous sa veste en cuir. Les faucilles d'ailes de faucon se déployaient en noir sur un champ blanc.

- Apparemment, ses produits dérivés se vendent bien, expliqua-t-elle en tirant sur l'extrémité du tissu pour étirer le symbole. Hawk reçoit une tonne d'échantillons et il nous en a refourgué pleins à Fumikage et moi. Si j'avais tout accepté, j'aurais le double de ta collection, Izu.

Midoriya lâcha un rire en se passant une main à l'arrière du crâne

- Il m'a aussi proposé des produits d'Endeavor, glissa la jeune fille à l'intention de Shoto d'un air équivoque.

Ils s'échangèrent un regard qui traduisait toute l'ironie qu'ils concevaient à l'idée de posséder un mug ou une figurine à l'effigie du Numéro 2. La discussion se poursuivait, Midoriya et Iida riaient fréquemment, Shoto et Arashi souriaient, et le benjamin des Todoroki se prit à savourer le moment. Il se trouvait en présence de pairs qu'il estimait plus qu'il n'avait jamais estimé quiconque – sa fratrie mise à part – auprès de qui il était finalement parvenu à s'épanouir, à s'accepter ; et avec qui il avait lutté pour sa vie plus de fois que la plupart des jeunes de son âges.

Lui qui, il y a peu, pouvait à peine tolérer la présence des autres dans son périmètre, découvrait à présent que leur compagnie lui était chère. Dans cette chambre d'hôpital immaculée où le soleil entrant à flot imprimait des teintes vives sur tout ce blanc, Shoto prit pleinement la mesure de ce qu'il avait commencé à réaliser au cours des derniers mois : il n'était plus seul.

Il ne suivait plus vraiment la discussion, se contentant d'apprécier les voix qui se répondaient autours de lui, de renvoyer les regards qu'on lui adressait, et de profiter de la proximité de celle qui s'acharnait depuis des semaines à lui faire comprendre ce dont il venait juste de prendre conscience.

On n'est plus seul. Son pouce se mit à caresser la peau du poignet d'Arashi. En réponse, elle rapprocha son épaule de la sienne de sorte que sa veste frôlait sa blouse d'hôpital. Son odeur subtile et claire l'enveloppait, il s'en gorgeait à chaque inspiration.

Le moment pour la lycéenne de les quitter vint trop rapidement au goût de Shoto. Il libéra sa main à regret. Elle se leva, puis parut hésiter un bref instant, avant de se pencher vers lui pour déposer un baiser sur sa tempe. Un salut contraint mais cordial à l'adresse de Iida, une dernière étreinte avec son frère, et elle était partie, alors que le cœur de Shoto cognait encore trop vite et trop fort.

- - -

En dépit d'une énième nuit pauvre en repos, Shota s'était levé relativement tôt, l'esprit tellement en ébullition que le sommeil le fuyait, et, après une dose de caféine, s'était installé devant son ordinateur.

«Revois tes classiques, Eraser.» C'était exactement ce qu'il avait fait.

Cheshire, il le savait déjà, était le chat d'Alice au Pays des Merveilles. Il s'était donc attelé à la lecture du conte dont il n'avait jusque-là que de vagues notions. En parcourant les lignes où il était fait mention du félin, Shota eut la vive impression que l'auteur décrivait la Cheshire qu'il connaissait, au point qu'il se sentit presque moqué par les paroles du chat. Apparaissant partout à l'improviste, apportant une aide qui n'était pas celle attendue, souriant toujours, d'un sourire qui subsistait encore dans les airs lorsqu'il disparaissait, comme il subsistait dans l'esprit de Shota. Il semblait également être le personnage le plus sensé du conte, le premier rencontré par Alice à être conscient de la folie collective, quoiqu'il se reconnaissait volontiers comme fou lui-même, car il se comportait aux antipodes de la norme.

Cheshire partageait-elle cette philosophie ? Ou bien poussait-il l'analyse trop loin ?

Il dut entamer la séquelle du roman afin de déterrer une ébauche d'éclaircissement à l'énigme qu'il tentait de résoudre depuis des mois. Jabberwock. Le nom, suivit du chapelet de vers, lui sauta aux yeux et le fit se redresser sur sa chaise. Il frotta ses paupières pour dissiper les piqûres conjointes de la fatigue et des pixels lumineux de l'écran qui lui irritaient la cornée, puis se plongea dans la lecture du poème traduit qu'il avait entendu Ta... Cheshire, réciter à deux reprises.

Un second nom familier terminait le deuxième quatrain et constituait un indice crucial. Bandersnatch.

Cheshire. Jabberwock. Bandersnatch.

Trois créatures issues du même conte. C'était le premier lien entre Cheshire et Akira Suzuki que Shota parvenait à établir. Si le nom que la jeune femme s'était donné lui collait si justement qu'il paraissait inventé pour elle, qu'en était-il de celui donné à Suzuki ?

«A travers le miroir» n'évoquait le Bandersnatch que deux fois. Sourcils froncés, le héros tapa «Bandersnatch Lewis Carroll» dans la barre de recherche. Il s'avéra qu'une autre œuvre l'incluait. Shota la parcourut pour découvrir que la créature imaginée par l'auteur était en somme forte, féroce, d'une agilité et d'une rapidité sans égale, mais aussi complètement sauvage. Les images de l'adolescent déchaîné dans la cage de combat resurgirent à  sa mémoire. La description s'appliquait indubitablement à ce que Suzuki devenait.

Un coude appuyé sur son bureau, la main passée dans ses cheveux pour les repousser de ses yeux, Shota examinait et réexaminait toutes les informations désormais à sa disposition. Les mystères de Takeru qu'il tentait de percer étaient en fait ceux de Cheshire. Depuis tout ce temps, il en savait davantage sur elle qu'il ne le croyait. Cependant, cela ne lui donnait toujours pas son identité.

Le conte revêtant manifestement une importance particulière pour Cheshire et Suzuki, il décida de s'y appuyer pour mener sa réflexion. Ce ne fut qu'après une énième relecture du poème du Jabberwock que l'étincelle fusa. Plus qu'une technique de concentration : une valeur sentimentale. C'était de la mélancolie qu'il avait lu dans les yeux de Cheshire lorsque, après sa crise d'apnée respiratoire, elle lui avait parlé du poème. Un lien à son passé, à leur passé...

Les dernières pièces du puzzle tombèrent en place. A la disparition de Suzuki, Shota s'était naturellement renseigné sur sa famille. Pas de père, une mère domiciliée dans une zone rurale... et une sœur aînée.

Le héros bondit de sa chaise pour fouiller son porte-document et en tirer le livret de famille de son ancien élève.

Suzuki Akira, dix-neuf ans ; fils de Suzuki Kaori, cinquante-deux ans ; de père inconnu ; frère de Suzuki Ryoka, vingt-quatre ans.

Suzuki Ryoka était la Cheshire actuelle.

Cheshire était la fille de Terminal.

Ryoka et Akira étaient les enfants de la précédente Cheshire et de Terminal.

Le premier réflexe de Shota fut de saisir son téléphone pour en informer Tsukauchi. Avant-même qu'il n'eut son smartphone en main, une nouvelle réflexion s'imposa à lui, le faisant se raviser.

Connaître leurs origines et l'identité de Cheshire ne résolvait rien. Il savait maintenant pourquoi elle état si concernée par la sécurité de l'adolescent, mais l'implication de celui-ci avec le groupe de jeunes délinquants demeurait inexpliquée.

Shota se laissa tomber dans son canapé en exhalant entre ses mains, qui recouvraient son visage. Cheshire avait encore trop de cartes en main. Personne ne devait mieux connaître son cadet qu'elle. Au bout du compte, elle était celle qui avait le plus de chance de le retrouver.

- Suzuki Ryoka, marmonna-t-il sous ses paumes.

Il avait finalement un nom et un visage.

Shota fut alors incapable d'empêcher plus longtemps ses pensées de dériver vers ce qu'il s'efforçait d'écarter de son esprit. Son corps moulé par son costume collé au sien, son parfum entêtant. Sa bouche pressée contre la sienne. Il en avait fallu bien peu pour annihiler ses capacités de réflexion. Jamais n'avait-il perdu ses moyens de cette manière. Ses lèvres lui avaient provoqué un puissant frisson, alors qu'une vague ardente était monté en lui. Jamais non plus un baiser n'avait eu d'effet pareil sur lui.

- - -

La sensation m'assaillit alors que je descendais du train, noyée dans la foule de voyageurs, sur le trajet du retour. Elle me broya les tripes et me cloqua la peau de chair de poule. Le duvet de ma nuque se hérissa. Ce sentiment terrible qui m'oppressait la poitrine, je l'identifiai aussitôt. C'était celui d'être la proie de quelque-chose, ou quelqu'un.

Tournant la tête en tout sens, je balayai mon entourage des yeux, à la recherche de ce qui pouvait bien me faire me sentir aussi viscéralement menacée. En dépit de tous mes sens en alerte et de la chamade de mon cœur contre ma cage thoracique, je ne repérai rien ni personne qui justifiait cette impression primaire.

Je m'empressai donc de quitter la gare, et me hâtai le long des trottoirs en direction de l'agence de Hawk, rasant les murs, scrutant les rues. Le contact sec d'un bout de papier que mes doigts rencontrèrent lorsque je fourrai les mains dans mes poches me fit cependant m'immobiliser. Je tirai avec perplexité la feuille pliée en deux de ma poche. Elle n'y était pas lorsque j'étais montée dans le train. Quelqu'un avait dû l'y glisser, profitant de la promiscuité à l'heure d'affluence. Étranglée d'un pressentiment funeste, je dépliai le papier.

Une plume argentée chatoya contre la blancheur de la feuille, sur laquelle n'étaient inscrits que deux mots : Erreur, Arashi.





- - -

J'ai réussi à écrire ce que j'avais prévu dans ce chapitre mais, je sais pas, je suis pas hyper satisfaite... Du coup je vous laisse juges !

Un peu de Shorashi ce coup-ci ! Si la team Shorashi est toujours vivante, j'espère que ça vous a plu !

Edit : Je suis pas encore remise de mes exams, donc j'ai fait plus de fautes que d'habitude, désolée... ^^

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