Chapitre 30 : Le sourire du Cheshire
Ryoka n'en prit conscience que trop tard. Comme une bête vicieuse, la crise attendit qu'elle sombrât dans l'inconscience pour se déclencher. Empêtrée dans le sommeil, la jeune femme n'avait aucun moyen de lutter contre le poison qui se répandait dans son esprit - insidieuse formule composée de toutes ses angoisses, toutes ses préoccupations portées à leur paroxysme – et se déversait jusqu'au plus profond de son être.
Elle poursuivait un lion noir à la crinière poissée de sang, aux babines écumantes. Seulement elle avait beau courir à en perdre haleine, le fauve s'éloignait toujours davantage. Et des figures se dressaient entre eux, l'agrippaient au passage, la cernaient de toutes parts. Elle ne s'arrachait à une poigne que pour être saisit par une autre. Alors elle activa son Alter, devint une marée fumante qui engloutit tous ses assaillants. Et le sol céda sous elle.
Non...pas le sol... le viaduc. Dévorés par le smog, les pylônes flanchèrent, les câbles lâchèrent. Le tablier s'effondra, précipitant tous ceux qui s'y trouvaient dans le vide. L'écho des hurlements d'effrois roula, enfla, reprit par des millions de postes de télévision dont les carrés lumineux démultipliaient les images de la catastrophe. Les cris firent place aux voix standardisées des journalistes, et bientôt les mêmes mots furent repris par toutes les bouches autours de Ryoka. Terminal. Meurtre. Héros. Victime. Terminal. Mort. Vilain. Terminal. Terminal. Terminal.
Terminal, sifflaient les figures en convergeant vers le lion noir sous le halo bleu et intermittent des gyrophares.
Terminal, crachaient-elles alors que les balles se mettaient à pleuvoir.
Bandersnatch, accusaient-elles en réponse aux rugissements du fauve, dont la fourrure se trouait d'impacts sanguinolents.
Cheshire, dit une voix dans le dos de Ryoka et elle plaqua ses mains sur son visage découvert. Pour ne pas voir de qui il s'agissait bien qu'elle le sût déjà. Pour ne pas être vue bien qu'elle fût déjà démasquée.
«Parfois, Ryoka, on prend les mauvaises décisions pour les bonnes raisons.»
La terreur qui imprégnait ses fibres atteint une telle intensité qu'elle la réveilla brutalement. Ryoka tenta de prendre une inspiration en ouvrant les yeux, mais ses poumons refusèrent de s'emplirent. Son cœur martelait douloureusement ses côtes. Intoxiquée par l'angoisse, trempée de sueur, elle luta pour rétablir son système respiratoire, en vain. De l'air !
He took his vorpal sword in hand
(Il prit sa vorpaline épée)
Elle s'arracha à sa couche, se jeta sur la porte, s'y reprit à deux fois pour la faire coulisser, et se précipita dans le salon. Elle s'écrasa presque contre la fenêtre. La bouche ouverte sur les sifflets asphyxiés que sa poitrine se bornait à produire, la jeune femme batailla avec la poignée résistante avant de parvenir à ouvrir la fenêtre en grand. De l'air !
Long time the manxome foe he sought
(Chercha longtemps l'ennemi manxiquais)
Elle se pencha, offrant son visage à la bouffée fraîche et humide qui s'engouffra dans l'ouverture.
So rested he by the Tumtum tree
(Puis arrivé près de l'arbre Tépé)
Elle s'efforça de l'inspirer, de la faire circuler dans ses bronches, mais ses poumons s'étaient dissous en une vapeur noire qui s'épanchait entre ses lèvres. Le manque d'oxygène gangrenait son champ de vision de tâches jaunâtres.
And stood awhile in thought.
(Pour y réfléchir un instant s'arrêtait)
La crise était trop avancée pour que la comptine fît effet. Ryoka étouffait, ses voies respiratoires encombrées par un nuage plus dense et âcre qu'une bouffée de nicotine. La douleur dans sa cage thoracique la mettait au supplice. Elle n'avait jamais vaincu seule un tel accès. Quand elle perdait à ce point le contrôle, que son corps se rebellait aussi violemment contre son mental, il lui fallait la présence d'Hisae ou de Daisuke pour la ramener. Eux seuls pouvaient empêcher son propre Alter de la tuer sous le coup de la panique.
Elle lâcha un râle de détresse, des larmes de suffocation embuant ses yeux. Des étoiles fleurissaient sous ses paupières avant de faner sur un champ noir. Ses membres s'engourdissaient.
Puis, brusquement, ses bronches se dégagèrent, ses poumons se reconstituèrent, leurs cellules solides et liées de nouveau. Ryoka inspira comme une plongeuse au sortir d'une apnée. Sa vision s'éclaircit alors que l'oxygène montait à son cerveau.
Une main se posa sur son épaule, et elle sursauta violemment avec un mouvement de recul, mais la prise se raffermit et une deuxième vint s'appesantir sur son autre épaule pour la faire pivoter.
- Takeru ! Takeru, du calme ! C'est moi !
Des prunelles rougeoyantes s'arrimèrent aux siennes. Haletante, tremblante, la jeune femme rassembla lentement ses esprits. Aizawa. C'était Aizawa qui avait usé de son Alter pour neutraliser le sien.
Sans la poigne qui la maintenait, elle se serait effondrée tant ses jambes étaient faibles. Elle s'agrippa à ses bras, soutenant son regard avec toute l'intensité dont elle était capable à l'instant. Il ne devait pas ciller, il ne devait pas la lâcher. Son Alter était effacé mais la crise ne s'était pas encore dissipée.
Le professeur parut le comprendre, car ses yeux demeurèrent fixement ouverts, ses prunelles allumées d'un éclat grenat dans la pénombre du séjour, ses mèches dressées découvrant sa figure.
Alors Ryoka ferma la bouche et inspira profondément par le nez. Tout va bien. Tout va bien. Tes poumons ne peuvent pas te lâcher tant qu'il annule le smog.
And, as in uffish thought he stood,
The Jabberwock, with eyes of flame,
(Or, comme il ruminait de suffêche pensées,
Le Jabberwock, l'œil flamboyant)
- Came whiffling through the tulgey wood, murmura-t-elle dans un souffle rauque, and burbuled as it came.
La crise reflua finalement, les vers agissant comme un rituel. La respiration de la jeune femme retrouva sa régularité. Sa stabilité lui revint, ses membres se raffermirent.
- Vous pouvez cligner, maintenant, dit-elle en rajustant sa façade de lycéen goguenard.
Les paupières d'Aizawa cillèrent mais, si le rutilement s'estompa de ses prunelles, celles-ci demeurèrent dardées sur elle. Ses cheveux de jais revinrent encadrer son visage.
En dépit de l'obscurité, elle discernait ses traits imprégnés de sollicitude et de préoccupation. Elle lisait l'étonnement et le mécontentement dans les iris noires qui sondaient les siennes. Tandis qu'il la détaillait ainsi, Ryoka n'avait aucun masque derrière lequel se retrancher. A cet instant, il la voyait. Il traçait les contours d'un faciès qu'il s'acharnait à découvrir, et rien ne la protégeait que l'identité qu'il lui attribuait.
Le ventre de la jeune femme se serra, son cœur accéléra. Elle aussi suivit les lignes qui constituaient son profil. De ces sourcils entre lesquels se creusaient un plis soucieux, à ce nez droit sur lequel tombait une mèche sombre, à ces lèvres fines qu'elle avait embrassé pas moins de quelques heures auparavant.
Ryoka avait assez d'expérience pour reconnaître les signes. L'homme auquel elle faisait face lui plaisait. Et sacrément. Seulement il s'agissait du seul homme aux yeux duquel elle ne trouverait jamais grâce.
- - -
Le tapage qui s'était soudain élevé dans le salon avait tiré Shota d'un sommeil bien trop court. Il s'était néanmoins levé pour découvrir Takeru, penché à la fenêtre et hoquetant péniblement. Des volutes de fumée d'un violet si sombre qu'il en paraissait noir lui couraient le long des membres. Shota s'était alors empressé d'effacer son Alter en accourant auprès de lui.
Le regard que lui avait adressé l'adolescent en le reconnaissant l'avait transpercé. Une expression implorante qu'il ne lui avait jamais vu transfigurait son visage crispé de panique. Ses cheveux en bataille collaient à son front mouillés de sueur. Ses doigts s'étaient raccroché à lui comme à une bouée de secours. Dans son sweat et son bas de jogging, il grelottait de panique.
Elle était là, la faiblesse que Shota devinait depuis le début. La faiblesse que le lycéen dissimulait farouchement. Elle venait d'éclater sans prévenir, ravageant son hôte.
Quand il désactiva finalement son Alter, le professeur s'assura que Takeru s'était bel et bien remit avant de le relâcher. Le garçon grogna en se frottant le visage, comme pour y effacer les émotions qui venaient d'y défiler. Ses prunelles étincelantes disparurent sous ses paumes, privant la pièce de son unique source de lumière.
- Ça ne m'était plus arrivé depuis longtemps, marmonna-t-il.
- C'est ça le contrecoup de ton Alter, pas vrai ?
Takeru écarta ses doigts de son visage en acquiesçant. Il expliqua alors d'un ton fatigué :
- Sous le coup d'une émotion trop forte, la transformation devient un réflexe. En général je fais de l'apnée respiratoire, mais parfois, dans le pire des cas, ça se traduit par une insuffisance cardiaque.
Shota ne put réprimer la colère qui sourdit dans sa poitrine.
- Takeru, tu pourrais en mourir ! Le réprimanda-t-il. Tu aurais du m'en informer la dernière fois. Ce n'est même pas inscrit dans ton carnet de santé ! Tu réalises à quel point tu as été inconscient ?
- Je viens de vous dire que ça ne m'était pas arrivé depuis longtemps ! Je croyais que c'était fini ! Et euh... Vous avez lu mon carnet de santé ?
- Et tous ceux des élèves dont j'ai la charge.
- Vous êtes allergique au temps-libre ou comment ça se passe ?
Shota étrécit les yeux, coupant-court à la tentative du lycéen de dévier la conversation. Il ne savait s'il devait admirer sa capacité à retrouver son sang-froid, ou s'inquiéter de la rapidité avec laquelle il s'était retranché derrière ses airs désinvoltes.
- Takeru...
- D'accord, j'ai eu tord, admit le garçon sans conviction. Mais vous êtes au courant, maintenant.
Le professeur poussa un soupir las en retenant un bâillement. L'aube approchait, mais il avait un besoin crucial de rattraper ses heures de sommeil perdues. A voir les fosses violacées sous les yeux de son élève, il en allait de même pour lui. Il s'apprêtait à le renvoyer au lit lorsque la curiosité le fit se raviser.
- Qu'est-ce que tu racontais, il y a un instant ?
Takeru passa une main entre ses cheveux ébouriffés, décollant les mèches enduites de sueur. Ses yeux se tournèrent machinalement vers la fenêtre laissée ouverte, par laquelle pénétrait la fraîcheur de l'aurore ainsi qu'un soupçon de clarté grise. Lorsqu'il parla, se fut d'une voix lointaine et désincarnée :
- C'est une technique que j'ai appris quand j'étais petit. En me concentrant pour réciter un poème, j'oubliais ma panique. Plus les vers étaient compliqués, plus je devais me concentrer pour me le rappeler, plus c'était efficace.
Quelque-chose dans l'émotion qui érailla son timbre indiqua à Shota que la comptine était plus qu'un simple exercice pour apaiser ses crises. Cependant il ne lui appartenait pas de le questionner là-dessus. Pour le moment, il devrait se contenter de ce que Takeru venait de lui dévoiler.
- - -
Ce ne fut qu'en composant le numéro d'Arashi que Shoto réalisa à quel point il avait eu hâte de se soustraire à la vigilance de son père pour passer ce coup de fil. Debout face à la baie vitrée du bureau inoccupé dans lequel il s'était isolé, il écouta se succéder les sonneries avec un rien de satisfaction.
L'appel fut pris, mais ce ne fut pas la voix de la jeune fille qui s'éleva dans le micro.
- Appeler ma stagiaire pendant son temps de travail, je vais fermer les yeux pour cette fois, mais c'est bien parce que tu es un Todoroki!
Désarçonné, Shoto fronça les sourcils.
- Hawk ? Hasarda-t-il.
- En chair et en plumes !
Sans trop réfléchir, il fit remarquer d'un ton plus acerbe qu'il ne l'avait souhaité :
- Désolé, mais j'appelais A...Midoriya.
- Sans blague, ironisa le Héro avant d'expliquer : Je lui garde son tel parce qu'elle se rétame pas mal et qu'elle avait peur qu'il prenne un choc.
- D'accord, articula-t-il par pure politesse bien qu'il ne voyait pas du tout de quoi le Numéro 3 parlait.
- Ah bah tiens, elle arrive, je te la passe. Eh, Midoriya, c'est ton «ami d'enfance», lança-t-il.
Il y eut un souffle qui crachota dans l'appareil, comme un coup de vent qui parasiterait la communication, et Shoto comprit qu'ils devaient être en plein exercice de vol.
- Pourquoi tu as décroché ? S'étonna-t-elle.
- Parce que quand le fils d'Endeavor t'appelle, tu le mets pas sur messagerie.
- C'est Shoto, martela Arashi.
- Bah oui, je sais.
Le lycéen distingua le son de déplacements, et en déduisit que Arashi s'éloignait du Héro pour prendre l'appel.
- Allô ?
- Désolé, je ne voulais pas te déranger, je peux rappeler plus tard.
- Non, c'est bon, je vais faire une pause.
- J'ai l'impression que ça se passe bien, releva-t-il.
Ce qu'elle lui confirma avec entrain. Elle lui décrivit l'entraînement que Hawk lui avait élaboré, lui exposa ses difficultés de précision et d'agilité en vol, puis évoqua la série de dérapages et de collisions qu'elle essuyait depuis la veille.
- Hawk m'évite la chute à chaque fois, mais j'amortis la plupart des chocs moi-même, et je commence à avoir pas mal de bleus.
- Tu t'améliores, au moins ? Glissa-t-il avec un soupçon de raillerie.
- Ça commence à venir. Je ne serai jamais aussi adroite que Hawk, par contre je pense que je serais capable de voler à basse altitude et en milieu encombré d'ici la fin de la semaine.
Shoto fouilla le ciel des yeux, cherchant machinalement un point argenté. Il espérait que son père ne l'emmènerait pas en mission dans le même secteur que celui où opérait Hawk. La situation dégénérerait bien trop vite si Arashi se mettait à voler au-dessus de sa tête.
- J'ai testé ma vitesse de pointe en piqué, hier matin, reprit la lycéenne sans se douter des craintes qui lui traversaient l'esprit.
Décelant la pointe de fierté dans son timbre, Shoto se fit attentif alors qu'elle annonçait :
- Je peux atteindre 320 kilomètres heure.
L'ahurissement lui fit oublier ses inquiétudes.
- Une vitesse pareille... Arashi, tu vas devenir inarrêtable, s'ébahit-il.
- Je compte bien. Je vais devenir l'héroïne la plus rapide, déclara-t-elle d'un ton vibrant de détermination.
Excellente idée. A trois-cent vint kilomètres heure, peut-être avait-elle des chances de semer Endeavor lorsqu'il se lancerait après elle. Ravalant son cynisme, Shoto étira un mince sourire.
- C'est bien, on fera une équipe équilibrée quand je serai numéro 1.
- Je te croyais plus de type solo, s'étonna Arashi.
- C'est vrai, mais il y a des situations dans lesquelles il vaut mieux avoir un partenaire. Et quitte à choisir... Enfin, tu te souviens de ce qu'on disait de nos Alters...
- Ils s'accordent.
Ce qu'ils avaient découverts par hasard étant petits, l'apprentissage des lois de la physique le leur avait confirmé. Lorsqu'on lui avait enseigné que le vent naissait des différences de températures et de pression, ou que la rapidité avec laquelle se perdait la chaleur d'un corps augmentait proportionnellement à la vitesse du vent, Shoto avait immanquablement songé à l'exploitation qu'ils pourraient faire de leurs Alter combinés. Les possibilités étaient innombrables. Il avait d'ailleurs récemment appris un fait des plus intéressants.
- Tu as déjà entendu parler des courants-jets ? S'enquit-il.
La jeune fille comprit immédiatement son raisonnement.
- Ce n'est pas quelque-chose que je tenterais sans entraînement.
Le brin d'effarement qui imprégna son ton lui tira un léger rire.
- Et toi, comment ça se passe ? Interrogea-t-elle.
- Sans aller jusqu'à dire qu'on passe de bons moments père-fils, ironisa-t-il, faire mon stage avec lui est enrichissant sur le plan du métier. C'est dur à admettre mais ce qui fait de lui un père épouvantable est aussi ce qui fait de lui un grand héros. Il est efficace, implacable, et tenace.
Il entreprit de lui relater ses premiers jours de stage au côté d'Endeavor, et lui rapporta la façon dont son vieux, exultant de triomphe à l'idée de le voir marcher dans ses pas, lui serinait leçon sur leçon dont Shoto ne daignait en retenir qu'un dixième.
- Tu t'en sors bien, pour le supporter comme ça, commenta Arashi avant de s'adresser à un interlocuteur que le lycéen identifia comme Hawk sans parvenir à déchiffrer ses paroles. Quoi ? Non, Endeavor n'est pas à côté. Non. Non. Je croyais que tu ne devais pas m'attendre ? Oui, ça va, je peux toujours voler. D'accord, à toute à l'heure. Hem, Shoto, Hawk salue ton père.
- Je suis obligé de transmettre le message ?
- Non, je lui dirais que Endeavor le salue aussi. Je crois qu'il est fan.
- On voit qu'il ne l'a jamais rencontré, marmonna-t-il caustiquement.
Arashi émit un souffle en guise de rire rance.
- Je vais devoir y aller, Hawk a reprit toute l'avance qu'il avait perdu.
- Pas de soucis. A bientôt. Essaie de ne pas trop t'abîmer.
- Moins que mon frère, c'est promis.
Un silence s'immisça alors. Ni l'un ni l'autre ne reprirent la parole. La discussion était terminée mais Shoto n'était pas certain de savoir comment la clore, et il avait le sentiment que Arashi attendait. Sa voix dans son oreille avait réveillée la démangeaison d'un manque dans sa poitrine. Le manque de sa présence. Il s'était accoutumé sans s'en apercevoir à la rencontrer tous les jours, et il lui tardait à présent de la revoir.
Le sentiment était limpide, mais il avait l'impression le convertir en mots le dénaturerait. Shoto appuya son épaule contre la vitre, son regard s'abaissa vers les rues grouillantes à ses pieds.
- A lundi, Arashi.
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https://youtu.be/Mva2npll4DM
Idéalement, Ryoka aurait préféré rester aussi loin que possible de Stain. Le tueur de héros n'était pas son affaire. C'était sans compter Aizawa et son soucis des cas détraqués -dont Eizan et Akira faisaient partie – qui s'était mis en tête de garder un œil sur son élève partit faire son stage à Hosu.
Elle voulait bien le reconnaître : le gamin avait le profil de l'irréfléchi sur le point de faire une connerie. Tandis qu'Eraser Head et elle descendaient du train à la tombée du jour, Ryoka supplia mentalement ce Tenya de se tenir tranquille. C'était bien assez d'enchaîner les nuits blanches, de se torturer l'esprit à propos de son frère, et d'être à cran en présence du héros, elle ne voulait pas de surcroît se retrouver mêlée à aucune des agitations qui troublaient la lie de la société.
Les heures de patrouille se succédèrent, le soleil laissa un ciel livide derrière lui, puis l'obscurité se déploya depuis l'Est et vint recouvrir la ville. Une clarté aisément identifiable perfora alors la nuit, montant d'entre les immeubles où était logée sa source pour barbouiller d'ocre une portion du dôme noir.
Depuis l'écran publicitaire sur lequel ils étaient perchés, Eraser Head et Ryoka la repérèrent immédiatement. Elle jeta un coup d'œil en biais au héros. Celui-ci plaça ses lunettes sur ses yeux, et elle sut qu'ils partageait la même intuition. Ce n'était pas un incident.
Un deuxième incendie se déclara à quelques blocs du premier, assez proche pour qu'ils puissent cette fois distinguer les clameurs d'une foule en panique. Les sirènes se mirent à résonner dans les rues. Un hélicoptère passa en vrombissant au-dessus d'eux.
- Ce n'est pas Stain, fit remarquer Ryoka, interloquée.
Le mode opératoire ne correspondait pas. Merde, ils ont vraiment tous décidés de s'y mettre ?
Comme Eraser tournait vers elle un regard inquisitif, elle se rappela qu'il ne lui avait jamais exposé ses raisons de patrouiller ce secteur. Elle les avait simplement déduites.
- Je regarde les infos, justifia-t-elle en haussant les épaules.
Un troisième feu vint aggraver le désordre et l'épouvante qui contaminaient la préfecture rue après rue.
- Fumirror, on y va, lui enjoignit Eraser avant de bondir.
En ce qui sembla à la jeune femme l'espace d'un clin d'œil, ils descendirent droit vers le chaos, où convergeaient déjà les autres héros à proximité. Ce fut comme être subitement propulsé dans un théâtre de guerre. Ils remontèrent en courant une rue déjà désertée, aux vitrines pulvérisées. La route était encombrée de voitures abandonnées, le moteur de certaines tournant encore. L'air était saturé d'une âpre odeur de fumée et de caoutchouc brûlé.
Lorsqu'ils tournèrent au coin d'une avenue, Ryoka fut frappée de stupeur à la vue de la créature qui se déchaînait deux cents mètres plus loin. Insensible aux flammes qui déferlaient furieusement des devantures, en appui autant sur ses jambes que sur ses deux paires de bras, sa cervelle saillant au-dessus d'une bouche qui n'émettait que des mugissement gutturaux, la monstruosité se qualifiait difficilement d'humanoïde.
Le sol tremblait du choc de ses poings contre le bitume, qu'il arrachait par morceaux pour les projeter contre les héros qui l'affrontaient. Leurs attaques ne semblaient guère plus l'émouvoir que des morsures de fourmis, il ne faisait que s'en exaspérer et s'exciter de plus belle, ses yeux exorbités roulant, ses cris inhumains déchirants les tympans.
- C'est ça un Nomu ?! S'exclama Ryoka.
- Ne t'en approche surtout pas.
- On ne va pas intervenir ?
- Regarde bien la situation. Les pros le contiennent, mais leur marge de manœuvres est restreinte parce que la zone n'a pas été complètement évacuée. Je veux que tu restes le plus loin possible du combat et que tu conduisent les civils en sécurité. Reste vigilant. Si tu aperçois le moindre signe de Stain ou de Tenya, avertis-moi.
Aurait-elle porté son costume de Cheshire, la jeune femme n'aurait eu que trop d'objections à lui opposer. En tant que Fumirror, l'assignation lui convenait tout à fait. Elle acquiesça d'un air ferme, et s'éloigna au pas de course.
Ryoka s'attela à sa tâche avec calme et maîtrise. La terreur que lui renvoyaient les yeux fous de ceux qu'elle secourait glissait sur elle sans qu'elle ne parvienne à la concevoir. Leurs hurlements de panique, leurs larmes nerveuses, leurs mains crispés de désespoir la laissaient perplexe. A les voir, on eut cru qu'ils venaient de perdre un membre, ou qu'un être cher venait de s'immoler devant eux. Mais non, ils étaient indemnes, pris en charge, seulement malchanceux de s'être retrouvés dans le périmètre des ravages causés par le Nomu.
Elle les évacua par demi-douzaine, offrant son large sourire d'Eizan à ceux qui lui balbutiaient des remerciements fervents. Si la situation ne l'affolait pas, Ryoka demeurait malgré tout en alerte, attentive aux projectiles envoyés par la créature, à la progression des incendies, et aux risques d'explosions des réservoirs.
Les choses n'en dérapèrent pas moins de manière imprédictible. Un nouveau concert de cris s'éleva dans la direction diamétralement opposée à celle où sévissait le Nomu, et la jeune femme vit revenir en courant une poignée de civils qu'elle venait juste d'orienter vers des rues épargnées par la pagaille. Derrière eux, massif comme un pachyderme, surgit un deuxième Nomu. Il n'était, lui, doté que de quatre membres, mais si râblé que ses veines se gonflaient sous son cuir.
Avant que Ryoka n'ait pu prendre la moindre initiative, il chargea, lourd et puissant, mais terriblement rapide. Elle comprit avant-même qu'il arrivât au bout de son action. Toute la série d'événements inexorables qui conduiraient, pareils à une réaction en chaîne, à la mort de ceux qu'elle était sensée avoir écarté du péril, se jouèrent à l'avance dans son esprit.
Le Nomu fonçait, droit sur un camion-remorque laissé au beau-milieu de la route. Elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Une poignée de héros qui n'était pas déjà au prise avec l'autre monstre avaient eux-aussi pris connaissance de l'imminence du danger et accourraient. Eraser était du nombre.
Trop loin, estima-t-elle en une fraction de seconde glaçante.
Le Nomu percuta de toute sa masse le tracteur. La cabine se pulvérisa sous l'impact dans une bouffée de flammes et une volée de verre. Le conteneur fut projeté dans les airs, décrivant une ascension parabolique à laquelle Ryoka assista dans une bulle de temps distendu.
Eraser Head, les professionnels, tous trop loin. Il n'y avait qu'elle. Il n'y avait qu'elle et l'énorme caisse métallique tournoyait pesamment, retombait inéluctablement. Droit sur les civils pétrifiés, déjà plongés dans l'ombre des vingts tonnes qui s'abattaient sur eux.
Il n'y avait qu'elle et elle n'avait qu'un moyen de les sauver. Sa raison se rebiffait face à la perspective, mais son corps avait décidé de lui-même. D'un seul coup elle ne fut plus que nappe de fumée noire, qui déferla à toute allure vers la grappe de citoyens pour s'enrouler autours d'eux, s'élever comme un rempart protecteur, véritable colonne bouillonnante.
Le conteneur plongea dans cette houle vorace, et le smog le rongea en un éclair, l'émiettant en une pluie de rouille. Le Nomu freina des quatre fers, renâcla à la manière d'un taureau enragé. Sous les flocons de poussière brunâtre, les civils réalisaient à peine ce qu'il venait de se produire qu'un bras fumeux se propulsa vers la créature pour happer ses quatre membres. Le Nomu rugit, s'effondra, mutilé.
La nuée fumante qu'était Ryoka reflua alors doucement, son corps se reconstitua au milieu du sombre tourbillon. Les rubans voluptueux achevaient de se dissiper lorsqu'elle l'entendit :
- Mais c'est l'Alter de...
- Terminal ?
Dos à leurs regards qui ne tarderaient pas à la condamner, elle plongea la main dans l'une de ses sacoches. Ses doigts rencontrèrent une surface lisse et froide. La jeune femme l'avait emmené dans l'éventualité d'une rencontre avec Stain, en gage de neutralité. Finalement, elle allait le sortir en signe d'adversité.
- Les mauvaise décisions pour les bonnes raisons, souffla-t-elle.
Elle positionna sur son visage le masque félin sans lequel elle n'aurait pas le courage de se retourner. Qu'ils la jugent. Qu'ils l'accusent. Ils ne l'arrêteraient pas.
Forte d'un sentiment inexpugnable de défi, Ryoka pivota. Au bout de l'avenue, certains pros bataillaient encore avec le Nomu. Les autres s'étaient immobilisés, ahuris mais déjà prêts à entamer les hostilités. Parmi eux, son profil comme taillée à la serpe par la clarté du feu, Aizawa affichait une expression de choc qui lui perça le ventre. Un rictus de fureur découvrait ses dents, les muscles de sa mâchoire étaient contractés sur un air d'animosité pure. Maintenant tu sais, songea-t-elle en écartant les mains. A l'échauffement de ses globes oculaire, elle sut que ses prunelles lumineuses brûlaient comme jamais. Comme en réponse, les iris de Eraser flamboyèrent d'un rouge sanguin. Le sourire qu'elle se sentit étirer recelait trop d'émotions pour qu'elle se préoccupa de les distinguer.
- - -
Je vous raconte pas comment je suis hystérique là. J'ai terminée d'écrire ce chapitre en mode : Oh mon dieu ! Oh mon dieu ! OhmondieuOhmondieu ! (Bon j'ai des doutes sur la qualité d'écriture, j'aurais peut-être pu faire mieux...)
Ça fait UNE SEMAINE que je meure d'impatience d'en arriver là !
Coup de pied dans la fourmilière pour le Cheshead, j'espère que la lecture vous a plu autant que l'écriture pour moi. ^^
Et puis petit passage Shorashi quand-même, en attendant que ce soit leur tour (et là aussi y a du BIG qui arrive !)
Un petit commentaire fait toujours plaisir, surtout qu'ils sont ce qui m'orientent dans l'écriture des prochains chapitres. C'est plus simple d'écrire des scènes qui vous plaisent quand je sais ce que vous avez aimé et pas aimé jusqu'ici ! ;)
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