𝟷𝟺 ¦ 𝚃𝚁𝙸𝙱𝚄𝙽𝙰𝙻 𝙳𝙴𝚂 𝙿𝙴𝙸𝙽𝙴𝚂²

𝙲𝙷𝙰𝙿𝙸𝚃𝚁𝙴 𝟷𝟺
ᴘᴀʀᴛɪᴇ ⒉

     Marco était assis sur l'une des chaises de la salle à manger, les coudes posés sur la table et les mains un peu tremblantes. En face de lui, Laure avait sorti son ordinateur portable et un bloc note pour consigner ce qu'il s'apprêtait à lui dévoiler. Après plusieurs jours de réflexion, le garçon se sentait prêt pour passer à l'étape suivante : porter plainte. Gabriel désirant poursuivre son ancienne école primaire pour faute professionnelle, il leur fallait déposer une plainte avec constitution de partie civile. Contrairement à une plainte classique qui ne faisait qu'alerter le procureur de la République, celle-ci leur permettrait de déclencher directement une enquête pénale menée par un juge d'instruction. Une telle plainte devait être déposée sous la forme d'un courrier envoyé au doyen des juges d'instruction du tribunal civil le plus proche. À vrai dire, cette procédure arrangeait plutôt Marco qui ne serait même pas contraint de se rendre au commissariat. La lettre devait contenir l'état civil et l'adresse du plaignant, l'exposé détaillé des faits ainsi que tous les éléments de preuves à disposition. En plus de cela, elle devait tout naturellement indiquer clairement leur volonté de se constituer partie civile et leur demande de dommages et intérêts.

     L'avocate s'était aujourd'hui déplacée pour aider les Bodt à écrire ce courrier tout en respectant les formes requises. Mais pour cela, Marco devait nécessairement lui exposer en détail les fameux faits qu'il reprochait à leur auteur. Il avait volontairement éloigné son père de cet entretient car il craignait de se sentir plus anxieux en sa présence. Laure était une professionnelle qui se retrouvait régulièrement confrontée à ce genre de situation. Elle savait comment garder son sang-froid, comment réagir et, surtout, comment ne pas réagir.

     — On va procéder de manière logique pour ne pas s'égarer ou ne pas oublier quelque chose. Si tu veux faire une pause, n'hésite pas à me le dire. On n'est pas obligé de tout faire aujourd'hui, on peut terminer ça une prochaine fois. C'est à toi de décider, lui assura-t-elle. Ça marche ?

     Marco connaissait suffisamment la jeune femme pour savoir qu'elle respecterait ses engagements. Il acquiesça et Laure ne tarda pas à lui poser la première question d'une longue série.

     — À quand remonte le premier acte de harcèlement dont tu te rappelles ?
     — Probablement quelques semaines après mon entrée en primaire, estima l'adolescent.
     — En quoi consistait-il à ce moment-là ?

     Le brun ferma les yeux afin de se remémorer cette période si trouble de sa vie. Au fil des années, il avait si souvent tenté de l'oublier que tous ses souvenirs s'étaient entremêlés sans pour autant disparaître.

     — Arashi n'était pas le seul, à l'époque. Il avait un petit groupe de garçons à sa botte avec lequel il malmenait les autres enfants qui avaient eu le malheur de se trouver sur son chemin. En général, ils se moquaient beaucoup d'eux et leur faisaient des croche-pieds dans les couloirs. De temps en temps, ils pouvaient voler leurs affaires ou les lancer dans une flaque d'eau. Leurs souffre-douleurs préférés étaient cognés derrière l'école. Ça, c'était déjà moins chouette.
     — Tu te souviens de leurs noms ?

     Marco secoua la tête en signe de négation. Même s'il les croisait un jour dans la rue, il doutait de pouvoir les reconnaître. Seul les traits d'Arashi restaient parfaitement nets dans son esprit.

     — À quelle fréquence te frappaient-ils ? reprit Laure, l'air grave.
     — Une ou deux fois par semaine. Parfois trois quand ils en avaient envie. Ce n'étaient que des gamins, alors on ne peut pas vraiment dire qu'ils frappaient fort, mais c'était suffisant pour donner quelques bleus. Et puis, admit le garçon, je n'étais pas du genre à rendre les coups.
     — Donc cette situation a duré pendant cinq ans ?
     — C'est ça. Je suis entré au collège et je pensais que ça suffirait à les calmer, mais Arashi et d'autres n'étaient pas vraiment prêts à grandir.
     — Dans ce cas, qu'est-ce qui les a fait changer d'avis ?

     Un léger sourire prit naturellement place sur le visage de Marco alors qu'il lui répondait.

     — Jean, déclara-t-il simplement. Ils étaient en train de me frapper derrière le bâtiment. Jean passait par là et il s'est... jeté dans le tas. Littéralement. C'est comme ça qu'on est devenu amis. Après cela, Arashi n'a plus osé m'approcher. Il a probablement changé de collège la même année car je ne l'ai plus recroisé au bout de quelques mois.

     Le stylo de l'avocate glissait vivement sur le papier, retranscrivant les informations nécessaires à la construction de leur plainte.

     — Ensuite, plus rien pendant cinq ans ? Pas un seul contact ?
     — Rien du tout, affirma le brun, jusqu'à il y a environ trois mois.

     Laure traça un long trait horizontal sur sa feuille, séparant ainsi les deux périodes majeures de son récit. Marco devina que la seconde partie serait la plus importante, la plus détaillée, mais surtout, la plus difficile à raconter.

     — J'ai croisé Arashi au lycée, débuta-t-il. Il a tout de suite cherché à m'intimider. Il disait que j'étais une erreur, qu'il n'était pas trop tard pour aller me tuer ou quelque chose dans ce goût-là. Je pense qu'il voulait vérifier s'il avait toujours une certaine emprise sur moi. C'était le cas, avoua-t-il. J'étais... j'étais complètement tétanisé, j'avais l'impression de m'être réveillé en plein cauchemar.

     Le souvenir de cette horrible journée se suffisait à lui-même pour lui causer des tremblotements dans la voix.

     — Un mois plus tard, j'ai commencé à trouver des messages qui m'étaient destinés dans le courrier. Je n'en ai pas lu beaucoup. C'étaient surtout des insultes et quelques dessins morbides. J'ai vite reçu le même genre de traitement sur les réseaux.
     — Tu en as conservé des traces ? s'intéressa Laure.
     — J'ai tout gardé. Les lettres sont dans une boîte en haut et j'ai pris des captures d'écran du reste.

     L'avocate sortit un bloc de post-it de son sac pour y noter cette précieuse information.

     — C'est un très bon réflexe, lui assura-t-elle. Ce sont des preuves qui vont appuyer ton récit et faciliter le travail des enquêteurs. Est-ce que tu as eu d'autres confrontations directes avec lui ?
     — Un soir, en sortant d'un cours d'aïkido. Il faisait nuit, il pleuvait et... je crois qu'il m'attendait. Cette fois-ci, il m'a attrapé par le col pour me cogner contre le mur. Il a beaucoup parlé de Jean. C'était... bizarre, lâcha Marco. Il disait que c'était de sa faute s'il n'arrivait pas à s'approcher de moi. Ça m'a énervé, alors je me suis débattu et, hum, je lui ai fait une clé de bras.

     Laure poussa un sifflement admiratif. Néanmoins, le garçon grimaça alors que la suite des évènements lui revenaient en mémoire.

     — Mais ensuite, c'est devenu... encore plus bizarre. Je ne sais pas comment l'expliquer, hasarda-t-il, mais... C'était comme s'il... m'encourageait... à le frapper. Comme s'il... s'il aimait ça, conclu-t-il en fonçant les sourcils.

     La jeune femme releva vers lui un visage à la fois soucieux et songeur.

     — C'était la première fois qu'il agissait ainsi ?
     — La première, mais pas la dernière, marmonna le garçon. Il y a une semaine, il m'a coincé dans les toilettes. Il m'a frappé et me demandait ouvertement de rendre les coups. Et puis, il a-

     Marco s'arrêta net dans son élan. Les mots s'étaient d'eux même bloqués au fond de sa gorge alors qu'il ignorait justement lesquels employer. Devait-il vraiment parler de cet épisode déroutant qui lui avait laissé un arrière-goût douteux ? En était-il seulement capable ? La boule d'angoisse qui grandissait dans sa poitrine lui donna envie de vomir.

     — Ce n'est peut-être pas important, lâcha-t-il un peu trop brusquement.
     — Le simple fait d'en douter prouve que c'est important, tu ne crois pas ? lui fit remarquer Laure d'une voix douce.

     L'adolescent se crispa en reconnaissant la douleur amère de la vérité qui venait de le frapper. Il avait déjà passé sous silence ce détail lors de leur entretient avec Madame Bernhard, mais la situation était différente. Il ignorait probablement une infinité de choses sur Laure et, pourtant, il savait déjà au fond de lui qu'elle était actuellement la plus qualifiée pour lui venir en aide. Marco voulait qu'Arashi soit enfin jugé par la justice des Hommes. Or, pour cela, l'avocate avait besoin de connaître chaque aspect de cette affaire, aussi déplaisants fussent-ils.

     — Il a essayé de... Il a glissé sa main... hum, bafouilla-t-il. Il l'a glissée sous mon pull. C'était... déplacé... je pense.
     — Que s'est-il passé ensuite ? demanda-t-elle prudemment.
     — Je-je l'ai repoussé et il s'est cogné à un lavabo. Il a voulu s'approcher à nouveau, mais il y a eu du bruit dehors, alors il est parti. Jean est arrivé à ce moment-là avec deux amis. C'était la première fois qu'il tombait sur Arashi lorsque... lorsque ça se produisait. Vous connaissez la suite.

     La jeune femme consigna ses dernières paroles en silence, les lèvres un peu pincées, puis elle numérota les quelques feuilles noircies par l'encre pour s'assurer de ne rien perdre. Elle avait beau travailler régulièrement avec des enfants aux histoires parfois fort déplaisantes, les affaires les concernant étaient toujours les plus délicates : on ne s'habituait jamais à entendre certaines choses. Laure referma son ordinateur portable et se pencha légèrement pour encrer son regard dans celui du garçon.

     — Je te remercie de m'avoir dit tout ça. Je sais que ce n'était pas facile, mais je te promets que cela n'aura pas été en vain.

     Marco lui sourit timidement en retour. L'avocate ne s'éternisa pas et commença à ranger ses affaires dans son sac. Sur le pas de la porte, le brun lui posa une dernière question :

     — Il va être mis au courant, pas vrai ?
     — Eh bien... La CPE prévoit de mener des entretiens. Même si elle ne citera pas ton nom, il y a de fortes chances qu'il le devine de lui-même en fonction des questions qu'elle lui posera, admit-elle. Tu crains sa réaction ?
     — Je mentirais si je disais que non, souffla Marco. Mais je suppose qu'on ne peut pas faire grand chose.
     — Il existe bien des mécanismes de restriction pour ce genre de situation, mais c'est assez compliqué dans le cas présent. Si on lui interdit de s'approcher de toi, on lui interdit par extension l'accès aux locaux scolaires, expliqua Laure. Je n'aime pas te l'avouer, mais la continuité de l'enseignement primera probablement sur notre avis. Dans l'hypothèse où il serait suffisamment bête pour te demander des comptes, n'hésite pas à m'appeler.

     Le garçon hocha mollement la tête, comprenant que c'était là l'un des points faibles du système judiciaire : du moment qu'Arashi n'agissait pas, ils ne pourraient rien intenter de plus contre lui sur la base de simples suppositions. Sitôt la porte refermée derrière l'avocate, Marco s'adossa contre le mur pour souffler un bon coup. Aussi nécessaire qu'il fut, cet entretient n'avait pas été de tout repos pour lui. Il ne se sentait pas plus mal qu'avant, mais pas vraiment mieux non plus. Un long frisson traversa son corps et, réalisant qu'il avait froid, il abandonna l'entrée pour se laisser choir sur le canapé douillet. Le garçon s'enroula dans un épais plaid et ferma les yeux un court instant avant de comprendre que la température n'était probablement pas la cause de ses tremblements. Sans prendre la peine d'y réfléchir plus longtemps, Marco sortit son téléphone de sa proche et appela le premier contact de sa liste. Moins de cinq secondes plus tard, la voix de Jean résonna contre son oreille.

     — Je te dérange ?
     — Du tout, lui assura son ami. Dis-moi.

     Le brun se mordit l'intérieur de la bouche, mais il était de toute façon trop tard pour faire marche arrière.

     — Tu... tu pourrais venir ?

    Il entendit le garçon s'agiter à l'autre bout du fil.

     — Bien sûr ! Donne-moi dix minutes.

     Marco raccrocha, les joues un peu rouges et un léger sourire aux lèvres. Lorsqu'on frappa à la porte, il vérifia rapidement l'identité du nouveau venu en jetant un coup d'œil par la fenêtre avant de venir lui ouvrir. Jean avait à peine posé un pied sur le paillasson qu'il le serra brièvement dans ses bras, ce qui lui valut un regard mi-surpris, mi-ravi de la part du châtain.

     — J'ai juste eu envie de te voir, se justifia-t-il.

     Tout content, il entraîna son ami dans le salon et lui proposa de faire quelques parties de Mario Kart. Sa vieille console Wii était un peu poussiéreuse, mais elle marchait toujours. Marco s'installa au fond du canapé tandis que Jean s'assit au sol, en face de lui. Il préférait adopter cette position, soi-disant pour avoir un meilleur angle de vue. En vérité, le mauvais joueur qu'il était en profitait pour lui chatouiller les chevilles lorsqu'il se trouvait désavantagé. Le brun ne se laissait pas faire pour autant : dès qu'il sentait l'ombre de ses doigts sur sa peau, il n'hésitait pas à le bloquer entre ses jambes pour l'empêcher de jouer correctement. Avec de telles méthodes, ils eurent bien des difficultés à parvenir à bout de la course arc-en-ciel. Jean râlait après être encore tombé du circuit quand le téléphone de Marco sonna, affichant le nom de son père.

     — Madame Bernhard vient de m'appeler, expliqua Gabriel sur haut parleur. Apparemment, une autre élève s'est manifestée ce matin. Elle se serait faite harcelée par ce Arashi ces derniers mois. Ta CPE pense qu'elle n'est pas la seule, alors le proviseur a accepté de l'exclure temporairement jusqu'à ce qu'il soit convoqué en conseil de discipline.
     — Ils ont déjà fixé une date ?
     — Oui, ce sera en fin de semaine prochaine. C'est plutôt une bonne nouvelle, non ?

     En effet, savoir qu'il ne risquerait pas de croiser Arashi au détour d'un couloir rassurait beaucoup Marco qui se doutait bien que le japonais n'allait probablement pas très bien réagir aux accusations le visant. Gabriel se renseigna ensuite sur son après-midi, lui demandant si tout s'était bien passé avec Laure. Son fils échangea quelques minutes avec lui avant de raccrocher.

     — D'ailleurs, se souvient justement Jean, ma mère a aussi reçu un coup de fil hier. Je suis exclu une demi-journée, c'est pas si grave.
     — Quand ? se renseigna son ami.
     — Dans deux jours. Je ne louperai qu'un seul cours, j'en suis presque déçu.

     Marco ne manqua pas de remarquer le regard en que lui adressait le châtain alors qu'il expirait longuement. Jean savait qu'il s'en voulait en partie pour cette histoire de sanction et que cela le soulageait d'apprendre qu'elle n'était pas si dramatique que prévue.

     — Une demi-journée contre mon poing dans la figure d'Arashi, ricana le châtain, ce n'est pas un si mauvais calcul finalement.
     — Il vaudrait tout de même mieux éviter de remettre ça, à mon avis...
     — Je sais, je sais, rit son ami. Disons que c'était une offre spéciale. Bon, on la finit cette course ?

     Ils reprirent leurs manettes, prêts à en découdre avec ce circuit coloré infernal. Une bonne dizaine de chutes plus tard, Jean, qui se lamentait d'être arrivé bon dernier, voulu prendre sa revanche sur une autre coupe. Marco se plia à sa volonté en souriant, ses mauvais souvenirs relégués dans un coin sombre de son esprit.

𝟸𝟻𝟶𝟼 ᴍᴏᴛs
ᴀ̀ sᴜɪᴠʀᴇ...

𝘲𝘶𝘢𝘯𝘥 𝘵'𝘢𝘴 𝘭𝘦 𝘥𝘦́𝘴𝘦𝘳𝘵 𝘢̀ 𝘵𝘳𝘢𝘷𝘦𝘳𝘴𝘦𝘳,
𝘺'𝘢 𝘳𝘪𝘦𝘯 𝘢̀ 𝘧𝘢𝘪𝘳𝘦,
𝘴𝘢𝘶𝘧 𝘥'𝘢𝘷𝘢𝘯𝘤𝘦𝘳

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