𝟒. 𝐁𝐮𝐫𝐧-𝐨𝐮𝐭 𝐬𝐞𝐧𝐭𝐢𝐦𝐞𝐧𝐭𝐚𝐥
De retour à la boutique, je suis nerveux. J'appréhende d'avoir mis trop longtemps à revenir et à trouver la cabine d'essayage vide.
L'espoir renaît lorsque j'entends sa voix tremblante, derrière le rideau fermé.
— Bon sang, cette fois, c'est vraiment mort ! Je suis sûre qu'il ne reviendra pas...
— Croyez-moi, il ne vous laissera pas tomber, tente de la rassurer Diane. Ah, justement, le voilà ! s'exclame-t-elle en me découvrant.
Essoufflé, je lui souris avant de m'approcher de Léah, lui glisse la housse de son côté et m'éloigne de quelques pas.
— Désolé du retard, j'ai eu un léger contretemps.
— Quelque chose me dit que tu vas avoir du mal à la reconnaître, sourit mon amie, sans dévier son regard de la cabine.
Je m'installe à côté d'elle, sur une banquette rembourrée prévue pour les clients. Dans l'espace privé de Léah, à quelques mètres de nous, j'aperçois à nouveau ses pieds rougis, et même blessés par endroit. Ses petites chaussures sont visiblement tout sauf confortables ; je me demande bien pourquoi elle s'obstine à les porter. Je distingue ensuite un bruit de fermeture éclair. Le froissement d'un tissu synthétique et imperméable. Un silence. Un cri d'étonnement.
— Oh mon Dieu ! Mais qu'est-ce que... ?
— Un problème ? m'inquiété-je soudain, pris de remords de ne pas avoir vérifié le contenu de la housse.
— Un problème ? répéte-t-elle troublée. Cette robe est une pièce de musée ! Combien elle a coûté ? Je n'aurais jamais de quoi vous rembourser...
Rassuré, je retrouve une respiration plus ou moins normale et ne peux m'empêcher de rire. Ma sœur est influenceuse depuis de nombreuses années. Elle gagne très bien sa vie et n'a jamais caché son penchant pour les vêtements de luxe. J'ai des goûts moins exubérants en matière de fringues, mais j'avoue avoir un attrait particulier pour les belles voitures. Une me suffit, je ne cherche pas à faire collection ; contrairement à elle.
— Vous devriez vous dépêcher, me contenté-je de lui répondre. Et ne vous inquiétez pas pour ça, je ne l'ai pas payée.
— Comment ça ? cherche-t-elle à comprendre. Vous ne l'avez pas volée, au moins ? J'ai déjà bien assez de soucis comme ça !
— Détendez-vous, Léah. Je l'ai empruntée.
— La personne est au courant ? s'enquiert-elle de plus belle. Qui de censé prêterait ses fringues hors de prix à quelqu'un qu'elle ne connaît même pas ? Qui plus est, quelqu'un comme moi...
Diane et moi rions de bon cœur. Nous nous connaissons depuis presque dix ans. Elle est l'une des premières personnes à avoir su pour mon homosexualité, mais elle n'a jamais trahi mon secret. À l'époque, elle avait joué ma petite amie durant un temps, histoire de calmer les rumeurs de la presse. Depuis, son sourire et sa tendresse font partie intégrante de ma vie ; c'est la meilleure amie que l'on puisse rêver d'avoir.
— Elle est charmante, me confesse cette dernière à voix basse en s'appuyant contre mon épaule. Surprenante, mais très charmante.
Je lève les yeux au ciel pour toute réponse, pas certain qu'il soit l'adjectif le plus représentatif pour Léah. Le rideau remue tandis que la gérante s'éclipse pour répondre aux besoins d'autres clients qui viennent d'entrer dans la boutique. Les mains dans les poches, je l'observe un instant, repense à celle qu'elle était encore il y a trois ans, au chemin qu'elle a parcouru pour réaliser son rêve de créer sa propre ligne de vêtements, et à la force dont elle a fait preuve pour combattre sa maladie. Je suis tellement fière d'elle, de ce qu'elle est devenue ; de ce qu'elle a fait de moi. Diane m'a changé. Elle m'a montré mes meilleurs côtés, que jamais rien n'est acquis et qu'aucun combat n'est gagné d'avance. J'ai revu mes priorités, je suis descendu de ce piédestal sur lequel tout le monde me mettait sans vraiment me connaître. Je n'étais qu'un jeune garçon à l'avenir prometteur, à qui on a inculqué les mauvaises valeurs. Je me suis laissé entraîner parce que ça m'arrangeait. C'était plus simple de faire ce qu'on attendait de moi plutôt que réfléchir par moi-même.
Jusqu'au jour où elle m'a ouvert les yeux.
— Excusez-moi, Diane est partie ? Je n'arrive pas à fermer la robe...
Je me retourne vers celle qui vient de me faire sortir de mes pensées, ravi qu'elle réapparaisse enfin.
— Elle est avec des clients. Vous permettez ?
Jusque là, je n'apercevais que sa petite main accrochée au rideau, ainsi qu'un bout de pommettes et une pupille scrutant discrètement l'extérieur de sa cabine. Mais quand elle se dévoile entièrement, je suis frappé par la douceur infinie de son visage à présent révélé par un maquillage discret, épuré et beaucoup plus soigné que les traînées de mascara qui coulaient le long de ses joues. Le tout est harmonieusement encadré par ses cheveux marron glacé, naturellement bouclés, qui viennent chatouiller ses épaules nues. Son teint frais et doré fait ressortir le rose pastel de ses lèvres épaisses, timidement arquées, et la nuance caramel qui ombre légèrement ses paupières. Elle est d'une beauté époustouflante ; je me surprends presque de ne pas l'avoir constaté plus tôt. Ce ne serait que pure mauvaise foi de dire le contraire, même pour moi qui, d'ordinaire, ne remarque pas ce genre de détails.
Elle me tourne le dos, me forçant à dévier le regard. Un instant, j'ai l'espoir d'enfin respirer quelques bouffées d'oxygène salvatrices, mais mon corps se comporte toujours aussi étrangement. Mon thorax se contracte, enivré de son odeur sucrée, addictive. La pulpe de mes doigts me démange. Mes rétines, brûlantes de curiosité, s'accrochent au bas de sa nuque pour ne plus en démordre. Tout juste acceptent-elles de descendre le long de sa colonne vertébrale, risquant de se perdre un peu plus au sud, sur sa peau pourtant recouverte du tissu satiné qui retombe jusqu'à ses pieds. Je m'approche, tel un robot programmé pour chercher des réponses aux questions qui envahissent mon esprit embrumé, veillant tant bien que mal à n'avoir aucun geste déplacé lorsque je remonte sa fermeture éclair jusqu'au milieu de son dos. Je ne sais pas ce qui m'arrive, mais mon cerveau est clairement en train de péter un câble. Je déraille. Intégralement. Profondément.
Intimement.
Nom de... !
— Mon Dieu, Léah ! Vous êtes absolument sublime ! s'impose la voix émerveillée de Diane, juste derrière moi.
La plus jeune se retourne en soupirant, le regard fuyant, embarrassé. Je suis toujours incapable de réagir, perturbé par mes propres réactions, dérouté par la cacophonie dans ma poitrine.
— Merci beaucoup, lui répond-elle tout sourire, les joues cramoisies. Vu la tête que tirait Basile, je n'étais pas certaine d'oser sortir avec ça sur le dos...
Je cligne plusieurs fois des paupières, espérant que cela m'aide à me reconnecter rapidement à cette drôle de réalité. Paradoxalement, j'essaie de la fuir à tout prix.
— Oh non, ne vous en faites pas pour ça, rit-elle, balayant sa remarque en agitant sa main devant elle. Il n'a jamais été très loquace.
J'aurais sans doute pu rire de sa remarque si je n'avais pas été aussi sonné. Comment se fait-il qu'elle réveille ce genre de... choses, en moi ? Pourquoi elle ? Pourquoi maintenant ? Après ce si long combat pour enfin assumer pleinement qui je suis, voilà qu'elle remet tout en question.
Du calme. C'est sans doute la fatigue. Ou un burn-out sentimental. Pas de quoi s'affoler.
— On l'a perdu, là, non ? s'inquiète faussement Cendrillon en regardant Diane, les sourcils au milieu du front et le pouce pointé vers moi.
Cette dernière claque des doigts sous mon nez, à plusieurs reprises, désespérée de me voir revenir sur terre. Tous mes neurones m'envoient des décharges électriques qui me picotent de la tête aux pieds. Peu à peu, la brume se dissout et les sons ambiants redeviennent familiers. La cohue dans le couloir. La chanson « Don't panic », de Coldplay, qui s'échappe des haut-parleurs. Le rire cristallin de Léah, qui doit sans doute réagir à une autre allusion de mon amie, me concernant. Je les observe, silencieux, cette fois conscient de ce qui m'entoure, mais incapable de trouver les mots. Diane effectue quelques petites retouches de dernière minute, ajuste le tissu de ses bretelles tombantes, fait virevolter le bas de sa robe pour en sublimer l'effet, accentuant l'ouverture outrageusement sexy qui lui remonte jusqu'en haut de la cuisse.
— Ça ne va pas, m'entends-je prononcer, un peu malgré moi.
Les visages surpris des deux femmes se retournent vers moi, attendant une explication qui tarde à venir. Je m'éloigne un instant pour récupérer la paire d'escarpins satinés qui m'a rappelé le récent achat de ma sœur.
— Trente-huit ?
Elle opine du chef, toutes traces d'amusement ayant disparues de son joli minois. Un air trop sérieux s'y est installé. Je l'invite à s'asseoir sur la banquette d'un geste de la main ; elle s'exécute sans piper mot. Ça me plaît de la voir si docile. Ça me plaît moins d'avoir ce genre de pensée à son égard.
Je m'agenouille devant elle, attrape sa cheville qui frissonne à mon contact et m'empresse de récupérer un pansement dans ma poche pour couvrir ses blessures. Délicatement, afin de ne pas réveiller la douleur, je lui enfile ensuite la première chaussure. Mais ça éveille autre chose. En moi. Un brasier qui crépite dans mon bide. Un peu partout sous ma chair. C'est tellement absurde que je n'y porte pas vraiment d'attention. Je répète les mêmes gestes pour la deuxième, m'attardant un peu plus longuement sur sa peau, que mes doigts frôlent avec délectation. Alors, je ne sais plus si je combats avidement cette sensation délicieuse ou si, au contraire, j'en redemande. Mes prunelles confuses trouvent les siennes ; sidérées, je crois. Je peine à les décrypter.
— Mais... Comment vous... articule-t-elle péniblement.
Elle entrouvre les lèvres, de façon à amasser une plus grande quantité d'air. J'en manque aussi, mais je crains perdre toute raison si son odeur envahit de nouveau mes poumons. Sa poitrine se gonfle tandis que ma main insolente s'octroie l'accès à son mollet. Elle a une putain d'envie de grimper, pour aller se perdre je ne sais où. Peut-être là où le goût de l'inconnu n'a jamais été si tentant.
— Ah oui, c'est beaucoup mieux ! confirme le timbre bienveillant de mon amie, à quelques mètres de nous, dont j'avais oublié la présence durant un instant. C'est parfait !
Je retire ma main, comme brûlé par le velouté irradiant de son épiderme.
Comme un gamin pris en faute.
— Oui, c'est... bégaye Léah en bondissant de son siège. C'est incroyable. Je ne sais pas comment vous remercier...
— Votre sœur vous attend, je crois. Tenez, c'est ma carte, ajouté-je en joignant le geste à la parole. Appelez-moi demain. Pour la robe.
Elle acquiesce en rangeant le bout carton dans une poche de son petit sac, puis se retourne vers la gérante :
— Pour les chaussures, combien je vous dois ?
— Basile est un client privilégié, ici. Ne vous en faites pas pour ça. Ne perdez pas plus de temps, filez !
— Oh, oui, bien sûr, s'active-t-elle soudain. Merci. Merci pour tout ! Je... Il faut que j'appelle un taxi. Impossible de prendre le tram dans cette tenue !
Elle récupère son portable, paniquée, tremblante, excitée.
Excitante.
Je me maudis avant même d'avoir prononcé les mots qui signeront probablement la fin de ma bonne santé mentale, et le début d'un merdier sans nom.
— Oubliez ça. Je vais vous y conduire.
Bordel. Il y a définitivement un truc qui ne tourne pas rond chez moi.
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