𝟑𝟗. 𝐉𝐚𝐦𝐚𝐢𝐬 𝐝𝐞𝐮𝐱 𝐬𝐚𝐧𝐬 𝐭𝐫𝐨𝐢𝐬
𝓑𝓪𝓼𝓲𝓵𝓮
— Bon sang, mais c'est pas vrai ! Ou est-ce que je l'ai foutu ?!
J'ai retourné l'appartement. La voiture. Chaque poche de chaque vêtement. J'ai même appelé le pressing pour qu'il vérifie de leur côté, mais rien. Je n'arrive pas à mettre la main sur le carnet d'Andrea et je ne suis pas loin d'en devenir malade. C'est à croire qu'il faut que je rate absolument tout ce que j'entreprends. Que je déçoive tous les gens qui ont un jour compté pour moi. À croire que la moindre chose que l'on me confie est trop lourde pour mes épaules d'ancien sportif raté. Voilà comment je suis censé repartir sur de nouvelle base : avec deux échecs cuisant, accroché tels deux énormes boulets à mes chevilles.
De toute façon, je n'ai plus le temps de m'apitoyer sur mon sort puisqu'il est déjà l'heure de partir. Avec tout ça, je n'ai pas vraiment pris le temps de réfléchir à ce que j'allais dire aux parents de Benjamin ni à la manière de présenter mes excuses au gamin pour l'avoir laissé tomber. Encore un challenge, que j'aurais aimé affronter avec un peu plus de hargne.
— Allez, mec. Cette fois, tu n'as pas le droit à l'erreur.
Le trajet n'est pas très long, une petite dizaine de minutes. Elles auraient pu m'être bénéfiques si la souffrance de Léah ne résonnait pas partout autour de moi, là où, en temps normal, ne demeure que le silence. Il m'est impossible d'aligner une pensée cohérente. J'ai perçu dans sa voix toute sa peine et sa colère. J'ai vu, danser dans ses yeux, la rage, la rancœur ; cet éclat d'ordinaire si beau, à présent meurtri par mes actes et mes mots. Je pensais connaître la douleur. La physique, qui lacère dans nos chairs. La mentale, quand, impuissants, on regarde la vie – nos vies – s'effondrer sous nos yeux.
J'avais tort.
J'ai découvert la plus insidieuse des douleurs, capable de souiller l'âme la plus pure. Celle qui secoue. Brûle. Déchire de l'intérieur.
Elle, dont l'écho incessant chante la culpabilité.
Elle, dont on ne peut supposer l'existence avant de l'éprouver.
Mon portable vibre, c'est ma petite sœur. À croire qu'elle a un don pour me sortir des ténèbres. Toujours là, à me réchauffer de sa lumière quand j'en ai le plus besoin.
[C'est presque l'heure, je pense à toi. Je croise les doigts pour que tout se passe bien !
Tiens-moi au courant.
Love U <3]
Je tape une réponse rapide, la remercie pour ces mots d'encouragement, reconnaissant pour cet élan d'affection malgré mon manque cruel de démonstration. Je ne sais pas pourquoi j'ai autant de mal à lui dire que je l'aime. C'est comme... si je n'y avais plus droit. Depuis longtemps.
Devant la porte, je prends une profonde inspiration avant de presser mon index sur la sonnette. J'entends des bruits de pas à peine quelques secondes après m'être remis en place, immobile, incapable de paraître naturel tant la nervosité parasite mes nerfs et paralyse mes muscles.
Natalie m'accueille d'un sourire éclatant qui illumine son teint frais, débordant jusqu'à ses grands yeux noisette. Elle réajuste son blazer bleu ciel, jette vers l'arrière ses longs cheveux chocolat, puis m'invite à entrer.
— Bonjour Basile ! Je suis ravie de vous revoir.
Elle est fille de militaire, si je me souviens de ce que Ben m'avait raconté un soir, avant de se rendre à une fête de commémoration avec son papi. Je l'observe glisser un dossier dans son sac en cuir, un geste précis et rapide qui me rappelle le peu de chose que je sais d'elle : une efficacité sans faille et une organisation à toute épreuve. Elle lève les yeux sur sa montre, fronce légèrement les sourcils, attitude qui traduit une certaine impatience.
— Tout va bien ? Je peux repasser un autre jour, si...
— Oh non, pas du tout ! Tout va bien, ne vous inquiétez pas.
Elle pose une main dans mon dos et me guide à travers un couloir sombre qui débouche sur une grande porte. Dès qu'elle l'ouvre, je suis ébloui par la lumière qui inonde la pièce et par son immensité. Un espace où le design industriel rencontre le confort contemporain, rehaussé d'un mur de briques rouges qui semble respirer l'histoire. De larges baies vitrées, encadrées de métal noir, donnent sur un jardin luxuriant, où les fleurs multicolores explosent en une symphonie de couleurs. Cela éveille des souvenirs que je pensais bien loin, enfouis ; peut-être même oubliés. J'ignore le petit pincement qui gagne mon cœur et me concentre sur le pourquoi de ma venue ici.
Je m'avance, mes pas résonnent sur le parquet ciré. Au centre de la pièce, un canapé d'angle moelleux invite à la détente. Je m'y installe, glisse mes doigts sur le tissu doux et épais.
— C'est magnifique, ne puis-je m'empêcher d'exprimer à mi-voix.
— C'est gentil. Je vous sers un café en attendant Franck ? Il ne devrait pas tarder.
— Je veux bien, c'est gentil. Et Ben ? Est-ce qu'il est là où... ?
Une ombre passe sur son visage. Une hésitation. Un doute. Quelque chose la chiffonne. Quelque chose qu'elle ne veut pas me révéler puisqu'elle se contente de me gratifier d'un sourire de façade avant de disparaître dans une autre pièce, que je suppose être la cuisine. Face à moi, sur la table basse, trône un grand vase rempli de fleurs fraîches. Même s'il exhale une douce fragrance qui vient chatouiller mes narines, je ne peux m'empêcher de chasser mes vieilles habitudes et tique sur ce détail. Ces fleurs n'ont rien à faire ici. On ne cueille pas les fleurs, on les laisse s'épanouir dans leur milieu naturel, c'est-à-dire la terre, là où leurs racines peuvent s'étendre où bon leur semble, et non un vase ou un pot en céramique. Pire, du plastique...
Bon sang, mec. Tu n'as plus huit ans !
— Monsieur Gauthier.
Franck entre dans le salon et vient à ma rencontre avec beaucoup moins d'enthousiasme que sa femme. Je me lève, serre la poignée de main virile qu'il me tend, la retiens un peu trop longtemps entre ses doigts crispés.
— Monsieur Lagadec, lui réponds-je sur le même ton.
Froid. Méprisant. Avec un soupçon de condescendance.
Ça commence bien...
Il retire sa veste de costume, la plie en deux, la dépose sur le dossier du fauteuil en velours. Sa place habituelle, sans l'ombre d'un doute. Avant de s'y installer, il continue son cirque, lisse son pantalon, le pince au-dessus de ses genoux afin de le relever puis, enfin, il s'assoit en captant mon regard.
— Alors, dites-moi. Que puis-je faire pour vous ?
— Eh bien je...
Nathalie revient avec mon café, je la remercie d'un sourire et d'un timide hochement de tête. Prête à se placer à mes côtés sur le grand canapé, son mari l'interpelle avec un bruyant raclement de gorge.
— Nath, tu nous laisses un petit moment, s'il te plaît ?
Elle lui lance un regard noir qui ne l'affecte pas le moins du monde – si c'est le cas, il n'en montre rien – avant de s'exécuter comme un bon petit soldat. Putain, je ne le sens pas ce rendez-vous.
— Reprenons, monsieur Gauthier.
— Ben est là ? J'aimerais beaucoup lui parler.
— Pour l'instant, c'est avec moi que vous parlez, rétorque-t-il en ajustant sa position, les coudes sur ses genoux et les mains jointes. Et vous n'avez pas répondu à ma question, alors permettez que je la pose différemment : qu'y avait-il de si urgent pour que vous laissiez tomber mon fils quelques jours avant son tournoi ?
— Je regrette. Je n'ai aucune excuse, c'est pour ça que je suis là. Pour vous demander pardon, à vous et à Benjamin. Si vous m'en donnez à nouveau l'occasion, j'aimerais vous prouver que je suis digne de confiance. J'ai fait une erreur, mais...
— Intéressant.
Sa remarque ne m'était pas adressée, je crois. En fait, j'ai le cœur qui bat tellement fort que je ne suis sûr de rien. Je suis complètement déstabilisé et je déteste ça. J'avais des excuses à présenter, une mission à accomplir, mais plus j'analyse son comportement moqueur et dédaigneux, plus je vois s'éloigner tout espoir d'atteindre mon but.
Devant mon silence troublé, il me toise de ses petits yeux gris, presque translucides, et reprend :
— Quand vous dites « à nouveau », cela signifie qu'à un moment ou un autre, je vous ai accordé ma confiance. Ce n'est pas le cas. Je savais que vous finiriez par décevoir mon fils. C'est ainsi, la vie. C'est une très bonne leçon que vous lui avez donnée, mais il s'agit de Benjamin. Il est temps qu'il revienne sur le droit chemin.
— Quel chemin, exactement ?
— Celui pour lequel je le prépare depuis sa naissance, déclare-t-il en passant sa main dans ses cheveux gominés. Se concentrer sur ses études, reprendre l'entreprise familiale et faire la fierté de toute sa famille.
D'accord. Donc, en plus de traiter sa femme comme une enfant, le patriarche bourre le crâne de son fils et décide lui-même de son avenir.
— Vous n'avez jamais eu l'intention de le laisser reprendre le tennis, n'est-ce pas ?
Il ricane, ne répond pas. Je ne sais pas ce qu'il cherche, mais il a l'air de trouver cette situation très amusante. Moi, beaucoup moins.
— Alors qu'est-ce que je fais ici ? Pour quelles raisons avez-vous accepté de vous entretenir avec moi ?
— Je voulais en savoir plus sur l'homme que mon fils me dépeint comme un demi-dieu depuis tant d'années. Je vous avoue que je suis un peu déçu. Mais après tout, je n'en attendais pas tellement plus de la part de gens comme vous.
— De gens comme moi ? C'est-à-dire ?
— Comprenez que je n'ai rien contre vous, personnellement. Mais je ne suis pas friand de vous voir prétendre être des modèles pour notre génération future.
Je suis complètement perdu.
Je n'ai pas fait beaucoup de choses bien au cours de mon existence, c'est un fait. Mais je me suis battu comme un acharné pour décrocher chaque médaille, pour remporter chaque tournoi. Je ne prétends pas être un modèle, mais je ne vois pas en quoi le fait que Benjamin voit en moi un exemple soit si difficile à encaisser.
— J'ai été numéro un mondial, monsieur. Je n'ai pas pour habitude de m'en vanter, mais je n'y suis pas arrivé en claquant des doigts.
— Le problème n'est pas votre parcours qui, d'ailleurs, est tout à fait noble. Ce sont plutôt vos... tendances, qui m'amènent à me poser des questions.
— Mes tendances ?
J'ai besoin d'air. De reprendre mon souffle et d'évacuer ce trop-plein de tensions qui s'accumule dans tout mon corps. J'ai enfin compris le message qu'il cherche à me faire passer, et même si j'ai une envie irrationnelle de lui mettre mon poing dans la figure, je tente par tous les moyens de garder mon calme.
Penser à Ben et son avenir. Il est fait pour le tennis ; j'en suis certain.
— Êtes-vous en train d'insinuer que mon homosexualité vous dérange, Franck ?
— Je ne veux pas que Ben pense qu'il est normal d'éprouver de l'attirance pour un autre homme. Vous êtes son modèle, jusqu'où ira-t-il pour vous ressembler ?
Cette conversation est lunaire !
— L'homosexualité n'est pas contagieuse, si cela peut vous rassurer. Et Ben est assez intelligent pour faire ses propres choix... encore faut-il qu'on lui en laisse l'occasion.
— C'est un enfant, il ne sait pas encore ce qui est bon pour lui.
— Vous semblez l'ignorer, vous aussi...
— Assez ! s'époumone-t-il en se levant d'un bon, me faisant sursauter au passage. Je vous interdis de me dire comment élever mon fils ! Vous n'êtes rien pour lui. Disparaissez, et que je ne vous voie pas tourner autour de Ben.
Mon estomac bout d'une rage contenue. Dans ma poitrine, un vacarme infernal se déchaîne, que je n'arrive pas à faire taire, ni même à calmer. Je ne sais pas si je vais être capable de me retenir jusqu'à la sortie. Chaque fibre de mon corps est prête à se rebeller, mais je choisis de ne pas faire d'esclandre, d'agir en homme responsable.
Une main sur la poignée, je me retourne une dernière fois face à cet homme, un ignare que je ne parviens même pas à haïr, et lui assène avant de partir :
— Il finira par vous détester. Peut-être pas aujourd'hui, peut-être pas demain, mais ça viendra. Quand il comprendra qu'il a laissé passer son unique chance à cause de vous, il vous détestera. Et ce jour-là, Franck, il sera trop tard.
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