𝟑𝟓. 𝐋𝐚 𝐦𝐚𝐥é𝐝𝐢𝐜𝐭𝐢𝐨𝐧 𝐝𝐞 𝐁𝐞𝐥𝐥𝐞

𝓛é𝓪𝓱

Lorsque nous arrivons sur les lieux, je ne suis pas vraiment étonnée de voir cette énorme salle pleine à craquer, où les lasers et autres faisceaux de lumières aveuglantes traversent l'espace au rythme d'une musique entraînante. Je manque de souffle à peine avons-nous franchi les portes. Il fait si chaud que je sens la sueur perler à la racine de mes cheveux. Une foule impressionnante se déhanche sur la piste ; elle me fait l'effet d'un raz de marée qui menace de m'engloutir à tout moment. C'est... effrayant. Le bon côté, c'est qu'il sera quasi impossible à Oriane de mener à bien son projet. Voilà la seule chose capable de m'apporter un peu de réconfort. Je balaie rapidement cet élan de culpabilité qui m'envahit puisque je me retrouve confrontée à un autre problème : cette proximité trop soudaine et déroutante que je vais devoir supporter avec tous ces inconnus.

Je regarde autour de moi et découvre le décor du XL : des murs recouverts de miroirs, des canapés en cuir, des tables basses en verre, des écrans géants et des fumigènes... Tout est parfaitement coordonné pour créer une atmosphère festive et branchée. Mais malgré tous les efforts mis en œuvre, je me sens oppressée ; en décalage avec le reste du monde. La musique est trop forte, répétitive, agressive. Les personnes que je croise semblent trop sûres d'elles, galvanisées par l'alcool et les stroboscopes qui n'en finissent plus de donner à l'endroit une allure de fin du monde. Et puis, cette odeur acide, entêtante, qui sature mes poumons et me donne le tournis n'arrange en rien mon état général.

— Bordel, mais qu'est-ce que je fous dans cet enfer ? me murmuré-je à moi-même.

— Viens, on a une table réservée dans le fond !

Oriane m'attrape par le bras, comme elle en prend d'ailleurs la mauvaise habitude, puis me traîne à sa suite à travers toute la salle. Rien ne semble ternir son enthousiasme, pas même le boulet accroché à sa cheville qu'elle va devoir se farcir toute la soirée – moi, j'entends. C'est une bonne chose, je crois. Si au moins une de nous s'amuse, c'est toujours ça de gagner !

Nous enchaînons les shots de tequila puisque, clairement, l'endroit n'est pas propice à la discussion. Nous devons hurler pour nous entendre et là encore, la conversation se fait pratiquement toujours à sens unique. Encore une chose à cocher dans la case des « pourquoi je n'aime pas les boîtes de nuit ». Je décide quand même de lâcher du lest pour ne pas foutre en l'air la soirée de mon amie. C'est donc avec une volonté feinte que j'accepte de la suivre lorsqu'elle décide d'un commun accord avec elle-même d'aller danser. Nous nous frayons un chemin à travers la foule compacte et bruyante, bousculant des corps en sueur et des visages ivres. Contrairement à moi, ma sorcière blanche vêtue de rouge semble parfaitement dans son élément. Elle se met à s'agiter lascivement sur le tempo des basses qui font vibrer le sol et les cloisons. J'envie son insouciance, sa liberté. J'envie l'assurance que lui confère cette absence de doute, tandis que même l'alcool ne parvient pas à diluer les miens.

Je me sens mal à l'aise, un peu perdue. Naïvement, je tente de l'imiter du mieux que je peux, espérant que la tequila finira par me désinhiber. Noyer ma pudeur et ma retenue pour enfin me laisser rencontrer celle que je suis sans toutes ces barrières psychologiques. Peu à peu, je sens mes muscles se détendre. Mon souffle s'apaiser. Ma poitrine s'alléger d'un poids immense.

Soudain, le DJ change de musique. Comme un clin d'œil de la providence, il lance un remix de ma chanson préférée : Unstoppable. Je reconnais les premières notes, les paroles ; le message auquel j'ai très envie de croire – même s'il n'en demeure pas moins irréel. Cette chanson m'a tant de fois redonné la force, l'espoir et le courage. Ça n'a jamais duré très longtemps, mais ça a suffi à réveiller la femme invincible qui sommeille en moi.

— Je vais chercher à boire ! Tu veux quelque chose ?

— Comme toi !

Oriane s'éclipse en direction du bar, tandis que me laisse emporter par le rythme et l'émotion. Je me mets à danser comme jamais je ne l'ai fait ; comme si personne ne me regardait ni me jugeait.

À plusieurs reprises, je crois apercevoir Basile. Une fois à côté du bar, une autre fois près de l'entrée. C'est comme s'il avait le pouvoir de s'éclipser d'un endroit pour réapparaître à un autre. Puis je comprends que ce n'était que le fruit de mon imagination quand la lumière s'intensifie et me montre la réalité vraie ; pas celle créée de toute pièce par mes espoirs déçus. Ceux que je prenais pour lui n'ont finalement pas grand-chose en commun, si ce n'est un look vaguement similaire. Cette envie d'y croire semble mener une guerre sans fin contre les déceptions qui s'enchaînent ; combat qu'elles finiront toujours par gagner. J'ai le cerveau embrouillé. Les pensées qui divaguent mais voguent toujours vers un seul homme. Trop de questions s'imposent, je ne parviens pas à les dissiper.

Je me demande ce qu'il fait, où il est ; avec qui. Pense-t-il à moi, ne serait-ce qu'un instant ? Regrette-t-il de m'avoir laissé partir, de m'avoir blessée et menti ? Ressent-il encore quelque chose pour moi, rien qu'un peu d'affection, de tendresse ou de compassion ? Pourquoi cela a-t-il encore autant d'importance pour moi ? J'aimerais tant apprendre à le détester. Ce serait plus facile. Moins douloureux.

Quelqu'un se presse contre moi. C'est un homme, je le devine à ce torse musclé fermement collé à mon dos. Plutôt que de faire éclater la bulle de mes pensées, ce contact les rend soudainement plus réelles. Comme un rêve que l'on pourrait toucher du bout des doigts. Les siens patinent sur mes hanches tandis que son corps se moule au mien. Je ne le repousse pas, au contraire. J'aime beaucoup trop la sensation de ses mains sur moi, que je me plais à prendre pour celles de Basile. Les paupières à présent closes, j'ondule au même rythme que lui, fière de sentir l'effet que je provoque chez cet inconnu ; l'érection qui pèse contre mes fesses ne laisse planer aucun doute.

— Putain. Tu es tellement belle.

Surprise d'entendre ce timbre si semblable à celui de mon fantasme, je préfère ne pas me retourner. J'ai envie de profiter de ses montagnes de frissons qui parsèment mon épiderme. De cette chaleur exquise qui chatouille le creux de mes reins, même si je sais qu'il n'est pas lui. C'est impossible. Parce que même si Basile était là, il m'éviterait, tout comme il le fait depuis ce soir-là. Il ne rallumerait pas cette flamme qu'il a si cruellement éteinte après m'avoir regardé partir sans une once de remords. Il n'a plus rien de l'homme gentil et attentionné que j'ai rencontré il y a plusieurs semaines. Voilà ce que les épreuves ont fait de nous : des étrangers. Nous le sommes restés, j'ai été idiote d'imaginer le contraire. C'est triste à dire, difficile à avouer, mais malgré tout, il me manque.

Haut les cœurs ! me rappelle à l'ordre ma déesse intérieure. Si j'ai besoin d'un substitut pour entendre sa voix, sentir son parfum et ses mains sur moi, soit. Je le laisserai faire aussi longtemps que je pourrai en tirer avantage. Aussi longtemps que je me sentirai femme et désirable. Je relève les bras jusqu'à son visage, glisse mes doigts dans ses cheveux et me délecte de leur douceur. Sa bouche est toujours plaquée contre mon oreille, je sens sa barbe caresser mon cou et ses mains remonter sur mon ventre ; frôlant indécemment mes seins de ses pouces. Le brasier qui me consume ne fait que s'intensifier à mesure que je remarque à quel point il ressemble à Basile. À quel point il pourrait être lui.

À quel point je voudrais que ce soit lui.

Ne te retourne pas Léah. Ne mets pas fin au rêve trop tôt...

— Fais attention à toi, Cookie.

Je me fige. La notion du temps m'échappe, mais ce n'est déjà plus la voix de Sia qui sort des haut-parleurs. Le froid me mord méchamment la peau alors que je me retourne et réalise qu'il n'y a plus personne derrière moi. Y a-t-il seulement eu quelqu'un ? Je me sens mal. Tout tourne autour de moi.

— Tequilaaaa ! crie Oriane, pleine d'entrain.

Elle me tend un petit verre surmonté d'une tranche de citron. Paralysée par le bordel qui sévit dans mon crâne, je me contente de la regarder mais sans la voir. De me repasser en boucle ce qu'il vient peut-être de se passer.

— Tu as vu le type qui était derrière moi ? demandé-je, à peine reconnectée au présent.

Elle s'enfile son shot telle une vulgaire gorgée d'eau avant de hocher la tête à la négative.

— Tout va bien ? s'inquiète-t-elle en fronçant les sourcils.

Je suis sonnée, asphyxiée par toutes les questions qui germent dans mon cerveau embrumé. Non. Tout ne va pas bien. J'ai besoin d'espace et de réponses. De faire le vide. De faire pipi, aussi.

— Je vais aux toilettes.

— Je t'accompagne ! Tu veux pas ta tequila ?

Sans prendre le temps de lui répondre, je me précipite au travers de cette vague humaine. Ballotée, bousculée, invisible, je tente de garder l'équilibre sur mes escarpins qui font trembler mes chevilles à chaque pas. Le cœur ébranlé lui aussi, je n'ai pas le temps de comprendre ce qui m'arrive et me retrouve propulsée violemment sur le sol humide, recouvert d'une substance collante. Puis, une douleur lancinante dans mon talon remonte jusqu'à mon mollet. Ce foutu Karma maudit à encore frappé.

— Et merde !

— Olala ! en rajoute Oriane en se jetant sur moi. Ça va ? Tu peux te relever ?

— Non, j'ai trop mal...

Je manque de me faire écraser par tout ce monde qui ne semble même pas se soucier de ma présence. Un insecte, voilà comment je me sens. Je savais bien que tout ça, c'était une idée de merde !

— Mais faites gaffe putain ! Vous voyez pas qu'elle s'est fait mal ? s'énerve ma sorcière blanche qui, à cet instant, ressemble plus à un dragon.

Quelques imbéciles se retournent, me considèrent à peine une demi-seconde avant de reprendre leurs déhanchements ridicules. Bon sang, je veux rentrer chez moi...

— Viens, je vais t'aider à sortir et j'appellerai un taxi.

— Je suis désolée, soufflé-je en prenant appui sur elle. Je ne voulais pas gâcher ta soirée.

— Ne t'inquiète pas pour ça. Allons-y.

Une fois à l'extérieur, je respire à plein poumon l'air frais de cette nuit étoilée. Je n'ai jamais été si soulagée de retrouver le calme, le silence ; l'apaisement. Cependant, ça tourne encore un peu. Et ma cheville commence à gonfler et à prendre une teinte violacée qui n'annonce rien de bon.

— Salut. Je te réveille ? s'enquiert mon amie, son téléphone à l'oreille. Non moi ça va, mais Léah est tombée et... Quoi ? T'es sûr ? OK, on t'attend. Merci.

— Ce n'était pas un taxi, ça.

— Non. C'était Jo, m'avoue-t-elle timidement. Je voulais qu'il vienne voir l'ampleur des dégâts. Si on doit aller aux urgences, autant y aller avec un docteur !

— Quoi ? T'as appelé mon boss en pleine nuit pour qu'il vienne nous chercher ? Oh bordel !

Elle sourit. Dans la pénombre, je crois apercevoir ses joues se colorer d'un rouge pivoine, ce qui me fait tiquer un instant. Se passerait-il quelque chose entre eux ? Non... Mmh. Il est quand même très dévoué, le petit Jo. Peut-être trop, même. Ou alors je me fais des idées.

Elle reprend avant de me laisser le temps de la questionner :

— C'est mon... ami avant d'être ton patron, précise-t-elle en hésitant sur le mot « ami ». T'en fais pas, il est cool !

— Il est cool, mais il va nous voir dans un état lamentable, ris-je, malgré moi. Tu crois qu'il va apprécier ?

— Bah, c'est pas grave. On va juste lui faire un grand sourire pour qu'il nous pardonne. Il est trop gentil Jo, ajoute-t-elle d'une voix nasillarde, la mine songeuse.

Elle me tient plus fermement lorsque j'entreprends de retirer mes chaussures. J'ai trop mal ; l'équilibre sera sans doute plus simple à garder si je suis à plat. À présent dans de meilleures dispositions, je laisse ma curiosité prendre le dessus et pars à la pêche aux informations.

Elle me cache un truc, j'en suis sûre.

— Trop gentil ou trop amoureux de toi ? Parce que je sais pas si tu l'as remarqué, mais il se laisse mener à la baguette.

— N'importe quoi ! s'insurge-t-elle, gênée. Et puis, de toute façon Jonathan est... intouchable.

— C'est-à-dire ?

— C'est l'ex-mari de ma meilleure amie. Elle n'a déjà pas trop apprécié que je garde un lien aussi... étroit avec lui. Manon devait m'accompagner ce soir, mais elle a annulé la semaine dernière, prétextant qu'elle devait absolument aller voir ses parents en Bretagne. Je crois qu'elle m'évite.

Jo a été marié ? Première nouvelle ! Mais la peine qui s'inscrit sur ses traits d'ordinaire si lumineux me fait prendre conscience de ma maladresse. Je me rends compte qu'elle revendique une liberté qu'elle ne désire pas forcément, mais qui lui est imposée par l'éthique. Voir le bon côté des choses est admirable, mais ce n'est malheureusement pas toujours aussi simple.

Change de sujet, Léah !

Faussement vexée par son aveu, je lui rétorque :

— Ah ouais, je suis le bouche-trou, en fait.

— Dis pas de bêtise, je suis trop contente de passer cette soirée avec toi !

— Tu parles d'une soirée ! Bon, il arrive quand, ton prince charmant ? Parce que je commence à avoir froid, moi.

— Il ne devrait pas tarder, il n'habite pas loin. Tiens, regarde, c'est sa voiture, là-bas !

Je lève les yeux et j'aperçois une berline noire se garer à quelques mètres de nous. La portière s'ouvre et Jo en sort, habillé d'un long manteau gris. Ses cheveux ébouriffés et sa barbe de trois jours lui donnent un air de mauvais garçons ; il est craquant, je dois l'avouer.

— Salut, les filles ! Vous allez bien ?

Il sourit, mais son regard inquiet se pose avant tout sur Oriane, qui acquiesce en souriant.

— Laisse-moi t'aider, reprend-il à mon intention. Tu as l'air de souffrir.

— Merci, c'est gentil.

Je m'appuie sur lui et boite jusqu'à sa voiture. Il ouvre la portière et me soulève délicatement afin de me déposer sur le siège passager. La douleur lancinante dans ma cheville m'arrache une grimace tandis qu'il m'aide à attacher ma ceinture.

— Tu veux que je t'emmène à l'hôpital ?

— Non, soufflé-je en secouant la tête. Je préfère rentrer à la maison. On verra demain ce que ça donne.

Il opine en souriant avant de refermer la porte. La chaleur qui se dégage du siège me donne l'impression d'être dans un cocon de douceur et de sécurité. Un petit coup d'œil à l'extérieur m'indique que Jo et Oriane ne sont pas loin, manifestement à la recherche d'un peu d'intimité. Les mains de mon boss glissent affectueusement sur les épaules découvertes de mon amie, qui semble d'ailleurs apprécier cet élan d'affection. Leurs sourires sont lumineux, leurs regards doux, pourtant chargés d'une électricité presque palpable ; l'image parfaite d'un amour sincère. Bon sang, pourquoi faut-il que ce soit toujours si compliqué ?

Je cesse de jouer les voyeuses et me réinstalle plus confortablement sur le cuir moelleux. J'exhale une grande bouffée d'air en fermant les yeux, dressant le constat de cette soirée qui a tourné court. Responsable en tout point de vue de ce fiasco, je m'en veux d'entraîner Oriane dans mes galères. C'est toujours la même rengaine. Elle aussi finira un jour par me délaisser ; me détester. Je crois sincèrement que certaines personnes sont trop différentes, génétiquement codées pour ne pas correspondre au reste du monde ni aux principes de sociabilité ; marquées à jamais du sceau de la solitude. Je me bats pour rester positive en tout temps, mais les récents événements m'incitent à croire que rien ne changera jamais. Un homme est mort parce qu'il m'a vue dans les bras de celui qu'il aimait. Cette culpabilité est un fardeau qui pèse trop lourd sur ma conscience. Heureusement, la fatigue finit par avoir raison de moi, et je plonge dans un sommeil douloureux, mais nécessaire.

Baigné dans l'alcool, peut-être que mes démons m'accorderont un peu de répit.

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