𝟑𝟐. 𝐒𝐞𝐜𝐨𝐧𝐝 𝐬𝐨𝐮𝐟𝐟𝐥𝐞
𝓛é𝓪𝓱
Je me tiens devant le miroir, les yeux cernés par des nuits sans sommeil. Cinq nuits de cauchemars et de réveils en sueur. Cinq nuits durant lesquelles le silence assourdissant est empli des mêmes détonations que ce soir-là. Des images, du sang. Des odeurs, la mort. Il y a des choses qui sont impossibles à oublier, qui nous marquent au fer rouge et rongent notre âme dès lors qu'elles prennent vie. La culpabilité est un poison qui sinue lentement dans mes veines depuis des mois ; une nouvelle dose m'a été injectée il y a peu. La mort d'Andrea a réveillé plus durement les démons que je commençais tout juste à dompter. Je me sens prise au piège dans une spirale infernale qui se joue de me voir remonter la pente avant de me renvoyer plus bas que terre. Je ne sais plus vraiment pourquoi je me bats, puisque la couleur de mon destin semble déjà choisie.
Une grisaille morne.
Un jour sans soleil.
Une nuit sans étoiles.
Une succession de drames et de remises en question. De souffrances et de solitude. Chaque pas que je fais, chaque mouvement, chaque respiration est un rappel constant de la douleur qui me consume. J'erre tel un fantôme dans les couloirs de ma propre vie, hantée par les spectres de mon passé.
Un passé pas si lointain.
Aujourd'hui, c'est mon premier jour de travail. Un goût âpre de résilience tapisse ma langue et mon palais, mais j'ai finalement réussi à trouver la force d'enfiler un chemisier en soie beige clair, couplé à une veste blaser noir et un pantalon cigarette assorti. Une tenue qui se veut professionnelle mais qui me parait étrangère. Le cœur n'y est pas, aux abonnés absents depuis pas mal de temps déjà. J'essaie pourtant de trouver la force de faire face à la journée qui m'attend, malgré cette coquille vide que je traîne : l'ombre de la personne que j'étais autrefois. J'entends à peine cette petite voix me hurler que je dois continuer, pour la mémoire de mon père, celle d'Andrea ; pour moi-même. Pour les vivants, aussi. Que je dois trouver le courage de me battre, d'affronter mes peurs. Me rappeler que chaque jour est une nouvelle chance de guérir, de grandir, de changer. Alors, avec une énorme boule d'angoisse à l'estomac, je prends mon sac et sors de l'appartement. Le monde extérieur m'attend, ainsi que toutes ses incertitudes et ses défis. Et même si je suis terrifiée, je sais que je n'ai pas d'autre choix. Parce que c'est tout ce que je peux faire. Continuer d'avancer, un pas après l'autre. Et peut-être qu'un jour, je pourrai regarder en arrière et voir à quel point j'ai parcouru du chemin. Peut-être qu'un jour la peine sera moins vive, les souvenirs moins douloureux. Mais pour l'instant, je dois juste continuer à avancer. Un pas après l'autre.
Un jour après l'autre.
***
Il est à peine sept heures lorsque je franchis le seuil du cabinet. Immédiatement happée par ce petit nid aux couleurs pastel et aux multiples jouets d'enfants rangés dans l'espace dédié aux patients, mon cœur se remplit d'une chaleur apaisante. Une douce odeur de vanille embaume la pièce ; je la respire à pleins poumons tout en laissant claquer mes escarpins sur parquet en bois clair.
— Bonjour Léah ! m'accueille mon nouveau boss, un dossier à la main et des petites lunettes rondes sur le nez. Comment vas-tu ?
— Pour l'instant ça va, lui assuré-je en souriant. Espérons que ça dure !
— Ne t'inquiète pas, tout ira bien. Et si tu as le moindre problème, je suis là. Tu peux m'en parler.
Le voir si compréhensif me rassure. Face à tous ces malheurs, je commence à croire que j'ai eu de la chance de rencontrer un gars comme lui. Il m'invite à le suivre jusqu'au bureau, place qui sera la mienne à partir d'aujourd'hui. La table est surmontée d'un ordinateur écran plat ainsi que d'une imprimante-scanner. Bizarrement, l'endroit n'a rien de commun avec mon ancien travail : un espace plus sombre où le matériel était vétuste et capricieux. C'est une bonne chose car cela me permet de bien distinguer le passé du présent et de contenir l'angoisse. Du moins, pour l'instant.
— J'ai retiré l'ancien mot de passe de l'ordinateur, m'explique-t-il en allumant ce dernier, je te laisserai en ajouter un, celui que tu veux. Les programmes sont déjà installés, je bosse avec Doctolib et Microsoft Office. Les bases. Ça ira ?
— Bien sûr, ça je maîtrise ! J'utilisais les mêmes avec mon père.
Outch. Ça commence. Mon estomac fait un looping mais là encore, j'arrive à le gérer. C'est une petite victoire intérieure que je savoure malgré tout. J'en profite également pour noter dans un coin de ma tête d'éviter ce genre de comparaisons.
Jonathan s'avance de quelque pas vers une grande étagère à tiroirs, puis continue ses explications :
— Ici, tu as tous les dossiers en version papier. J'ai déjà été confronté à une panne informatique et ça m'a sauvé la mise. Il faudra que tu les maintiennes à jour et que tu ajoutes ceux des nouveaux patients.
— Très bien.
— Vérifie bien les stocks et les dates des vaccins et des tests. J'aurais dû le faire la semaine dernière mais je n'ai pas eu le temps, s'excuse-t-il presque en glissant sa main dans ses cheveux sombre, déjà teinté de gris.
— Pas de problème, ce sera fait.
— Évidemment, il y a le téléphone et l'accueil des patients. Rien de nouveau, je suppose.
J'opine du chef avec enthousiasme, surprise par ce soudain regain d'énergie. Il m'a fallu du temps pour m'en rendre compte, mais reprendre une vie professionnelle active me manquait terriblement. Je vais pouvoir me concentrer sur autre chose que les derniers événements – et lui, que je m'efforce de tenir à distance. Faire quelque chose d'important et me sentir utile à nouveau. C'est grisant.
— Voilà dans les grandes lignes, conclut-il en soupirant, un grand sourire sur ses lèvres fines. Si tu as la moindre question, n'hésite surtout pas. Tu veux un café ?
Durant l'heure qui suit, j'apprends à mieux connaître mon nouveau boss. Il me raconte ses débuts difficiles dans la médecine, la perte de sa mère ainsi que la rencontre qui a bouleversé sa vie. Lorsqu'il était à l'hôpital, après l'accident, il a rencontré un garçon de dix ans atteint du cancer. Bien qu'il n'ait pas été admis dans le même service, tous deux ont noué des liens d'amitié très forts et trouvé le moyen de se voir régulièrement. Tom souffrait terriblement, surtout durant ses séances de chimiothérapie ; Jo admirait son courage et son optimiste. C'est ce dont il avait besoin pour supporter la perte tragique de sa maman. Ils passaient leur journée à lire, jouer aux échecs et regarder des films, ce qui lui permettait de se changer les idées.
— Je me souviens quand il m'a fait part de son plus grand rêve : devenir pilote de course. Il était en pleine rechute, les médecins étaient pessimistes mais pas lui. Il n'a jamais baissé les bras.
Son émotion est encore palpable aujourd'hui, même après tout ce temps. Il m'inspire tant d'admiration et de respect que j'en suis bouleversée à mon tour. L'humanité dont il fait preuve ne le rend que plus exceptionnel encore. J'ai énormément à apprendre d'un homme tel que lui et je suis certaine que c'est le début d'une belle relation.
Professionnelle, j'entends.
— Qu'est-ce qu'il est devenu ? ne puis-je m'empêcher de lui demander, non sans cacher l'appréhension d'une fin tragique pour le jeune garçon.
— Tom Lambray, le pilote de F1, ça te parle ?
— Oh mon Dieu ! Oui, bien sûr ! C'est lui ?
Il acquiesce, les yeux brillant de fierté, puis reprend d'un air moqueur :
— Ravi d'apprendre que tes connaissances en sport automobile sont plus affûtées qu'en tennis.
Sa remarque fait mouche. Mon cœur se gonfle avant d'éclater pour non pas une, ni deux, mais trois raisons évidentes. La première étant que c'était mon père, l'amateur de formule 1. Il ne loupait jamais une course et je crève de me dire que plus jamais je ne partagerai ça avec lui. Ni plus rien d'autre, d'ailleurs. La deuxième, c'est la mention de l'ancien numéro un mondial, son sourire, sa douceur ; l'ombre d'un lointain souvenir qui vient s'ajouter à ce douloureux tableau. Et la dernière – et non pas des moindres –, c'est que je ne peux plus penser à Basile sans qu'Andrea surgisse à son tour, le visage meurtri et couvert de sang.
J'ai l'impression que la pièce tourne tout autour de moi, de plus en plus vite. L'équilibre me manque ; l'oxygène aussi. Tous ses souvenirs se mélangent et m'asphyxient. À l'instar d'une soirée trop arrosée, plus je tente de reprendre le contrôle, plus la nausée acide me brûle la gorge.
Des grandes mains chaudes me saisissent les épaules, créant un pont solide vers cette réalité qui m'échappe encore.
— Excuse-moi, Léah. Je n'aurais pas dû aborder ce sujet. J'ai encore du mal à me faire à l'idée qu'Andrea ait choisi de... Enfin... tu sais.
Oui, je sais. J'y étais. Mais ça, personne n'est au courant. C'est la dernière chose que j'ai promise à Basile : ne jamais mentionner ma présence ce soir-là. Je n'ai pas tous les détails, mais d'après ce qu'Oriane m'a raconté, la version officielle est un peu différente de la réalité. Après des années de chantage, un duel inattendu entre Cobra et Andrea leur aurait coûté la vie. Je n'avais que deux choses à faire pour valider cette hypothèse : jeter ses gants dans une poubelle à l'autre bout de la ville et me taire.
« Promets-moi que tu le feras, Léah. Tu ne dois pas être mêlée à tout ça. »
Son timbre suppliant résonne encore dans mon crâne. L'air glacial mord ma peau de la même façon, malgré la température agréable du cabinet. Mon rythme cardiaque devient hors contrôle, il faut que je réagisse. Je dois avancer ; choisir mes combats avec précaution.
Laisser derrière moi ce que je ne peux pas changer.
— Ça va aller, le rassuré-je après une profonde inspiration. J'ai juste besoin de me rafraîchir un peu avant l'arrivée des patients.
— Bien sûr, les toilettes sont juste là, sur la gauche, m'indique-t-il d'un geste de la main.
Il m'accompagne jusqu'à la porte, puis disparaît dans son bureau. La seule chose qui doit m'importer pour l'instant est de me montrer efficace et motivée par mon nouveau travail. Jonathan a beau être doté d'une patience inébranlable, il n'en reste pas moins mon patron. Mes démons et mes angoisses n'ont pas leur place ici.
Il est temps pour moi de saisir à bras-le-corps cette seconde chance.
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