𝟑𝟎. 𝐏𝐫ê𝐭 à 𝐭𝐨𝐮𝐭
𝓑𝓪𝓼𝓲𝓵𝓮
Du courage à la folie, il n'y a qu'un pas. Je me croyais jusque-là incapable de le franchir. C'est pourtant ce que je m'apprête à faire : sombrer dans la démence pour libérer ceux que j'aime de ce fardeau qui est le mien. Et je suis prêt à en payer le prix fort, qu'il prenne la forme d'un ange faucheur d'âme ou celle d'une cellule de prison.
Je suis prêt à tout.
Je me suis toujours demandé à quoi pensait un condamné avant de se rendre à l'échafaud. Vers quel horizon se tournait son regard, à quel dieu il adressait ses dernières prières. Je ne pensais plus être si proche un jour de pouvoir répondre à ses questions. Ou du moins, pas si tôt. La détermination ne fait que croître à mesure que je m'approche du lieu de rendez-vous, malgré ces trucs troublants qui parasitent mes pensées. Les minutes défilent sur le tableau de bord et les images se succèdent devant mes yeux, bien loin du paysage industriel et désertique dans lequel je m'engouffre. Mon esprit s'évade vers le jeune garçon que j'étais, comme attiré par l'espoir qu'il nourrissait encore malgré la souffrance ; quand rien ne lui semblait impossible et que l'amour de sa famille le rendait invincible. Je me souviens des heures sombres, de la gloire, de toute cette attention portée sur un ado en quête de perfection, focalisé sur ses rêves que certains disaient trop grands. La fierté, le manque. Le dégoût. Celui d'être aimé, adulé pour quelqu'un que je ne suis pas. La peur de tout perdre livrant bataille contre le besoin d'exister pleinement. Les mauvais choix. La chute. Le combat pour garder la tête hors de l'eau. Le rejet de mes parents. La douleur. Le soutien indéfectible de ma sœur ; celui un peu plus maladroit d'Andrea. L'engagement. Une nouvelle perspective d'avenir, rapidement souillée par le mensonge. Les dernières forces, puis le néant. Le goût du sang. La dépression noyée dans l'alcool, le sexe. L'autodestruction. Le chagrin inépuisable. Les épreuves qui m'ont fait tel que je suis aujourd'hui. Cette armure impénétrable.
Enfin, c'est ce que je croyais...
Il y a peu, j'ai réalisé que je ne savais rien. Qu'il existait encore de la lumière dans les ténèbres de mon existence, bien dissimulée là où je n'aurais jamais pensé la trouver. J'ai vu renaître un sourire sur mes lèvres, une étincelle dans mon regard. L'envie. Le désir. La folie, puis l'abandon.
Une lueur avant l'éclipse. Elle porte un nom que je n'oserai plus jamais prononcer.
Je resserre le cuir qui recouvre mes mains autour du volant, sentant la bile tapisser le fond de ma gorge. C'est aussi pour elle que je fais ça, pourtant l'amertume de mes dernières paroles à son égard coule tel un poison dans mes veines. Je m'en veux terriblement, même si j'espère au fond de moi qu'elle finira par comprendre. Par me pardonner. Par m'oublier.
Je stoppe la voiture devant une usine déserte. Je sens la sueur couler le long de mon dos, saisis mon arme dans le vide-poche et la glisse dans mon pantalon ; sous ma ceinture. Elle me brûle la peau. Le silence est pesant, seulement troublé par le grincement de la portière que je referme. L'air est chargé d'une odeur de métal et de poussière. Je fais le tour de ma bagnole en quelques pas rapides et hisse le gros sac de sport rempli de billets sur mon épaule.
Il pèse aussi lourd que ma conscience.
Le parking ressemble à un cimetière abandonné. Le sol est crasseux et jonché de détritus. Les murs sont écaillés, fissurés, maculés de graffitis aux couleurs criardes. Des mots de haine, de révolte et de désespoir s'étalent sur le béton gris, tandis que des lumières blafardes et vacillantes éclairent faiblement les lieux, telles des étoiles mourantes.
Je me dirige vers le hangar qui se dresse devant moi ; un monstre de métal rouillé et de bois pourri. Il est plongé dans une pénombre presque totale, seul un faible rayon de lumière filtre par une fenêtre cassée, dessinant des ombres inquiétantes sur le sol craquelé. Je sens mon cœur battre à une allure folle, chaque pulsation résonne dans mes oreilles comme un tambour de guerre. Je crains que le serpent ne soit déjà là, tapi dans l'obscurité. Je vérifie que mon arme est bien en place ; sa présence contre ma hanche me rassure à peine.
Soudain, Cobra débarque du hangar, les mains nonchalamment enfouies dans les poches de son jean délavé et un sourire satisfait plaqué sur sa gueule d'enfoiré. Il me fixe de ses yeux perçants comme s'il savait déjà tout. Il s'approche de moi, d'un pas lent et assuré, ses bottes crissant sur le gravier. Je reste immobile, déstabilisé de le voir déjà sur place, son blouson de cuir noir brillant sous le faible éclairage. J'ai peur qu'il ait compris mon petit manège. Peu importe, il est trop tard pour faire machine arrière. Je dois jouer mon rôle à la perfection, c'est une question de vie ou de mort.
— T'as le fric ?
— Tout est là, affirmé-je en balançant le sac à ses pieds.
Tandis qu'il s'accroupit pour vérifier, je me prends en pleine face toutes les raisons qui m'ont poussé à en arriver là. Ce mec a bousillé ma vie ; menacé ma famille ; il se délecte du mal qu'il fait aux autres. Je sais pertinemment qu'il n'arrêtera pas.
Jamais.
Je profite de ce qu'il est distrait pour sortir mon flingue et le pointer sur lui. Ma main tremble, les muscles de tout mon corps se tendent douloureusement et ma tête semble sur le point d'éclater. Cobra ne relève pas les yeux, mais j'aperçois ses épaules tressauter, ainsi que l'écho d'un ricanement gras. Mon doigt reste figé sur la gâchette, incapable de mettre mon plan à exécution.
— Pose ça, le bouffeur de bites. Tu ne me tueras pas.
— Tu ne m'en crois pas capable ?
Le suis-je ?
Sûr de lui, il se relève, une lueur malsaine dans son regard glacial.
— Si tu me tues, tu ne sauras jamais qui m'a payé pour te briser les jambes.
Abasourdi par sa révélation, mon bras retombe le long de mon corps pétrifié. Des milliers de questions surgissent dans mon esprit. Quelqu'un l'a payé ? Qui ? Pourquoi ? Je sens la colère monter en moi et cherche dans ma mémoire qui aurait pu me vouloir du mal à ce point. Un rival ? Un ennemi ? Un fanatique ? Je le sais capable de mentir pour sauver sa peau, mais s'il y a une once de vérité dans ses dires, alors je mène le mauvais combat depuis cinq ans. Depuis ce soir-là, je n'ai jamais cherché plus loin et inscrit son nom sous la définition du mot vengeance. Il tenait la batte de baseball et riait de me voir anéanti, cela me suffisait à le tenir responsable de ma déchéance. Mais aujourd'hui, la situation prend un tournant auquel je n'étais pas préparé.
— Dis-moi qui ! éructé-je d'une voix que je peine à reconnaître.
— Pose ton flingue, ensuite nous pourrons discuter.
J'hésite. Il ne pourrait pas mieux s'y prendre pour me faire douter et il le sait. Sans cette arme, je suis vulnérable. Cependant, si je refuse de coopérer, il ne me dira jamais ce que je veux – ce que je dois – savoir. Alors, par mesure de précaution, je dépose lentement l'objet à mes pieds, afin qu'il soit toujours à ma portée en cas de besoin. Conscient qu'il est beaucoup plus entraîné que moi, je tente de me rassurer en espérant qu'il soit venu seul, comme convenu lors de mon dernier message.
— Qui ? lui demandé-je d'une voix rauque. Qui t'a payé ?
— Tu veux vraiment le savoir ?
Un sourire cruel aux lèvres, il me scanne de la tête aux pieds avant de poursuivre :
— Tu es sûr que tu es prêt à entendre la vérité ?
— Arrête de jouer ! Parle !
J'avance de quelques pas, le poing levé vers son visage dans un geste que je veux intimidant. Toujours avec ce même sourire insolent, il va pour me répondre mais sa voix s'entrechoque au bruit sourd d'un coup de feu. Il se fige, les yeux écarquillés, la douleur suintant sur son visage blême. Paniqué, je ne sais plus comment respirer. Je ne comprends pas ce qui se passe ni qui a tiré, mais le rouge qui se dessine sur sa poitrine et imbibe le tissu blanc sous sa veste me plonge dans un état d'anxiété irrationnel. Plus fort encore que la peur de me prendre une balle à mon tour, je vois mes espoirs de réponses mourir aussi vite que la lueur dans son regard. Il s'écroule sur le sol, je me précipite à ses côtés.
— Non non non non ! Dis-le-moi ! Donne-moi son nom !
Il respire à peine. Ses lèvres remuent mais aucun son n'en sort. Je presse mes mains gantées sur sa plaie béante d'où jaillissent des litres de sang avant de se répandre sur le sol. Je voulais qu'il meure, mais pas maintenant. Pas avant de m'avoir livré la vérité. La voix déformée par l'horreur de cette scène, je crie, hurle, supplie, espérant reculer l'inéluctable. Toutes formes de vie s'éteignent en lui ; mes espoirs de réponse avec elles. Haïr un mort n'a plus vraiment de sens, cette rancœur se tourne légitimement vers quelqu'un d'autre : la personne qui a tiré et m'a privé de ma vengeance.
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