𝟑. 𝐌𝐚𝐮𝐯𝐚𝐢𝐬 𝐓𝐢𝐦𝐢𝐧𝐠


𝓑𝓪𝓼𝓲𝓵𝓮.

Qu'est ce qui m'a pris de m'embarquer là-dedans ?

Ce doit être au moins la troisième fois que je me pose la question, mais la réponse reste désespérément la même : Aucune. Foutue. Idée.

Le téléphone suspendu à mon oreille, je tente de joindre Oriane, sans résultat. Heureusement pour moi, je ne suis pas loin de l'appartement et j'en profite pour avertir Andrea de mon retard. La nouvelle ne va sûrement pas lui plaire, mais au point où en est tous les deux, je ne suis plus à ça près... Je remonte ensuite dans ma voiture, sors du parking et m'engage sur la nationale 10, qui m'emmène directement jusqu'à la Ramade.

Je grimace tandis que des flashs de cette rencontre me reviennent en mémoire. Son corps frêle, tout de blanc vêtu, qui s'élance sur la route ; moi, sur les nerfs, le main-libre enclanché, en pleine discussion houleuse avec Andrea. J'ai perdu le fil. J'admets que cette seconde d'inattention aurait pu nous coûter très cher à tous les deux. Détruire nos vies. Je n'excuse pas son comportement plus qu'imprudent, mais j'ai conscience d'avoir merdé, moi qui suis d'ordinaire si vigilant. À tort, j'ai laissé mes émotions prendre le dessus. Je n'ai pas su maîtriser cette colère qu'il nourrit en moi depuis tant d'années, à force de mensonges et de manipulations. L'amour ne devrait pas ressembler à ce que nous sommes devenus. Jamais. C'est sans doute un peu pour cela que je tiens tant à aider Léah. C'est un moyen comme un autre de repousser cette énième confrontation avec mon petit-ami.

Et puis, elle semble avoir eu un début de journée particulièrement difficile. Une lassitude indéfinissable dégoulinait de son carré long aux jolies nuances chocolat, jusqu'à ses baskets en tissu aussi imprégnées que des éponges. Je ne l'ai remarqué qu'au moment de m'approcher d'elle. Ça, et ses deux billes onyx dont je parvenais à peine à distinguer la pupille. Un regard sombre et expressif, cerné d'un maquillage abîmé par la pluie, qui reflétait l'aigreur et la résignation. Un léger voile d'insolence, aussi. J'ai alors compris que je n'étais pas le seul responsable de son état, mais y avoir contribué m'était inacceptable. Étrange sensation. Une culpabilité aussi soudaine qu'inattendue.

Tout comme elle, d'ailleurs.

Ma moue contrariée laisse peu à peu place à un sourire niais que je tente de contenir. Cette fille est déroutante. Amusante. Touchante. Surprenante. Agaçante, aussi. Voilà très longtemps que je n'avais pas rencontré quelqu'un comme elle. D'un naturel maladroit, mais d'une fraîcheur juvénile, vivifiante. C'est, sans aucun doute, ce qui fait son charme. Je ne suis pas très bien placé pour en juger.

Je me gare en bas de l'immeuble où Oriane et moi avons acheté nos appartements respectifs il y a quatre ans. Je ne me voyais pas faire coloc avec ma petite sœur, mais j'avais tout de même besoin de rester proche d'elle après tout ce temps à voyager. Cela explique pourquoi nous avons décidé d'habiter sur le même palier. Notre lien a toujours été très fusionnel ; elle a beaucoup souffert de nos nombreuses séparations. De mon côté, le travail intensif me permettait de ne pas trop y penser et de me concentrer sur le but que je m'étais fixé : être le meilleur et le rester. Le tennis, c'était toute ma vie. Je ne jurais que par lui, par l'entraînement ; la victoire. Ce n'est qu'après avoir dû brutalement mettre un terme à ma carrière que j'ai pleinement réalisé l'importance et la force de ce qui nous unit.

J'ai sombré, mais elle était là. Sans elle, j'aurais probablement eu beaucoup de mal à tenir le coup.

Si Oriane est le Yin, que je suis le Yang, et que nos personnalités antagonistes s'apparentent à celles de l'eau et du feu, de la Lune et du Soleil, du chat et du chien... j'ajouterais qu'elle est pour moi ce qu'est l'oxygène à mes poumons : essentiel. Nécessaire. Vitale.

Je grimpe les trois étages en courant, trop pressé pour attendre l'ascenseur.

Je frappe à la lourde porte en acier ; c'est un nouveau silence qui me répond. À court de temps, je saisis sa clé parmi la dizaine d'autres qui encombrent mon trousseau et l'enfonce dans la serrure. J'espère sincèrement qu'elle sera là, car je ne me vois pas fouiller dans ses placards sans sa permission. Elle serait capable de foutre le feu à mon appart juste à cause d'un tiroir mal refermé.

Ma sœur et sa collection de fringues, c'est toute une histoire.

J'ouvre. J'observe des silhouettes qui remuent sur le canapé en cuir du grand salon, en face de moi. La tignasse blonde et désordonnée de ma sœur surgit prestement de derrière le dossier, suivie d'une autre, beaucoup plus foncée, masculine. Le cri de surprise qui résonne alors ne laisse plus de place à l'imagination. Mes paupières se ferment un instant, laissant aux deux corps en panique le temps de se faire à l'idée de ma présence – et à moi, de digérer mon si mauvais timing. Le mal est fait, il est trop tard pour faire machine arrière.

— Putain, Basile ! T'es sérieux ?

Ma sœur attrape rapidement un plaid pour cacher sa nudité, laissant son amant debout, livide et nu comme un vers, tenter de se soustraire au regard désapprobateur que je n'ai pas pu m'empêcher de lui adresser. J'ai passé l'âge de faire une scène, de me poser en grand frère protecteur alors qu'Oriane a bientôt trente ans – et une vie sexuelle très active –, même si, pour mon bien-être mental, je préfère largement que tout cela reste dans le domaine de l'abstrait.

Je ne peux pas lui enlever son goût certain en matière de mecs. Elle les aime à la peau mate, au corps d'athlète et à l'accent chantant. Cachant sa virilité derrière un coussin récupéré sur le divan, l'amant aux yeux sombres et cheveux longs tente à présent de ramasser ses affaires qui traînent un peu partout sur le sol. Je m'avance, le reluque sous tous les angles – le verso est tout aussi délicieux –, devant les prunelles assassines d'Oriane qui s'impatiente.

— Désolé de gâcher la fête, mais j'ai besoin de toi. C'est une urgence, déclaré-je en attrapant un boxer griffé Calvin Klein pendu à une branche du grand ficus artificiel de l'entrée.

Je tends le sous-vêtement à son propriétaire, qui l'attrape en souriant, le visage rivé vers le parquet stratifié. Je le devine gêné, mal à l'aise. Quelque chose me dit qu'il faisait moins le timide devant ma sœur.

— Basile, me présenté-je sans relâcher le tissu qu'il tient fermement. Et vous êtes... ?

— Micael.

Sa voix est profonde, étouffée. Il ne me regarde toujours pas, alors j'insiste :

— Micael... répété-je comme si son prénom me révélait tout un tas de choses sur sa personnalité.

Absolument pas, en réalité. Mais ça fait toujours son petit effet.

Ouais, j'ai peut-être pas passé l'âge, en fait.

— Ça va Baz, fous-lui la paix, intervient Oriane, pas dupe quant à mon petit jeu.

— Tout doux, on fait juste connaissance.

Il ricane avant de relever le menton, provocateur.

Bien, j'ai enfin droit à un peu de considération.

Je me prépare mentalement à un espèce de combat de coqs puéril – combat que j'ai moi-même engendré, j'en ai conscience –, mais à peine m'aperçoit-il que son expression change du tout au tout. Je ne m'attendais pas à une réaction aussi directe, à cette soudaine surprise prenant le pas sur son arrogance.

— Mais... vous êtes Basile Gauthier ? Le tennisman ? s'enquiert-il, la mine émerveillée.

Voilà autre chose...

J'entends ma sœur soupirer. J'aperçois son ombre dans mon champ de vision. Elle s'approche de nous, mais je ne détourne pas mon attention de son ami, qui me détaille à présent de la tête aux pieds. Je suis tenté de faire de même, mais je me retiens. Le moment n'est pas tellement propice à loucher sur ses abdominaux. Le coussin toujours fermement collé sur son entrejambe, son caleçon dans l'autre main, il ne semble plus se soucier de l'animosité qui crépitait entre nous et reprend de plus belle, un sourire jusqu'aux oreilles :

— Je suis un grand fan ! Je n'ai pas loupé un seul de vos matchs. Et... je suis vraiment désolé pour ce qui vous est arrivé, ajoute-t-il, le timbre sincèrement triste et dont la pointe d'amertume ne m'échappe pas.

— Et vous êtes aussi désolé d'avoir baisé ma sœur ? ne puis-je m'empêcher de lui balancer, non sans en éprouver le regret immédiat.

En un quart de seconde, son visage s'assombrit et son large sourire s'éteint. Un peu déstabilisé par sa gentillesse, je ne peux m'empêcher de repenser à toutes ses années où Oriane n'était, pour certaines personnes, qu'un moyen de m'atteindre. Raison pour laquelle je jugeais notre séparation nécessaire, à ce moment-là de ma vie. De la sienne. Je ne supportais plus être responsable de ses déboires.

— Bon, c'est quoi ton urgence ? s'agace la concernée, les mâchoires tendues et les poings serrés. Fais gaffe, parce que tu ne seras bientôt plus en position de me demander un service.

Une main nerveuse glissant dans mes cheveux, j'expulse l'air amassé dans mes poumons. Je sais ce temps-là révolu, je sais qu'elle est en droit de gérer sa vie, ses relations, comme elle l'entend... mais j'ai du mal à lâcher prise. Je ne veux plus la voir souffrir.

Encore moins par ma faute.

Cependant, elle n'a pas tort. Me comporter en homme des cavernes pour ensuite lui réclamer une faveur, ce n'est pas ce que j'appellerais un combo gagnant. Et même si la – sur – protéger est une sorte de seconde nature, je n'oublie pas le pourquoi je suis ici.

— Il y a deux jours, tu as acheté une robe. Blanche. Tu devais l'emmener chez le couturier pour la faire reprendre, parce qu'elle n'était pas à ta taille.

— Ouais, ils n'avaient plus de 38, alors je l'ai prise en 40. Mais à ce prix-là, poursuit-elle à l'intention de son Don Juan, je ne pouvais pas passer à côté !

Ce dernier la rejoint, visiblement ravi que les tensions dans la pièce soient apaisées. Après lui avoir déposé un baiser chaste sur la joue, il se précipite jusqu'à la salle de bain, son sous-vêtement dans la main. Je lorgne son joli postérieur musclé avant de me faire rappeler à l'ordre par Oriane, qui se racle bruyamment la gorge.

Deux fois.

— Tu y es déjà allé ? Chez le couturier ?

— Non, m'indique-t-elle en fronçant les sourcils. Je comptais la déposer la semaine prochaine. Pourquoi ?

— Parce que j'ai besoin de cette robe. Tout de suite. Et il va falloir que tu me fasses confiance parce que là, je n'ai pas le temps de t'expliquer.

Elle me fixe en ajustant le tissu jaune autour de sa poitrine, les paupières plissées. Je devine son cerveau qui tourne à plein régime, son hésitation, son égo qui lui murmure de me faire payer mon comportement agressif et immature.

Elle ne peut réprimer son sourire suffisant lorsqu'elle rétorque :

— T'aurais eu le temps de m'expliquer, si tu avais commencé par ça, au lieu de faire ton Barney Rubble. On a tous les deux passé l'âge de jouer à la famille Pierrafeu.

— OK, je suis désolé. Ça te va ?

— Non. Tu ne peux pas débarquer comme ça, me foutre la honte de ma vie et t'en sortir aussi facilement !

— Ori... la supplié-je. Je te promets de me faire pardonner. Tout ce que tu voudras ! Je signerai même des autographes à ton playboy, d'accord ? Tu sais que je ne te le demanderais pas si ce n'était pas vraiment important.

Les orteils vernis de rouge carmin enfoncés dans le tapis gris à poils longs du salon, elle fait la moue en balayant la salle du regard, comme si, incapable de se décider, la bonne réponse allait lui sauter au visage et faciliter son choix. Les secondes s'égrainent et ma patience s'étiole. Mais il n'est plus temps de faire la fine bouche ; j'ai conscience avoir déjà usé son quota de frustration pour aujourd'hui. Alors j'attends.

J'attends...

Au bout de ce qu'il me paraît une éternité, elle finit par abdiquer.

— C'est d'accord. Je vais la chercher. Mais je veux la récupérer demain. Et entière !

— C'est promis. T'es la meilleure !

J'ai du mal à cacher ma joie tandis qu'elle s'éclipse dans sa chambre. J'en profite pour récupérer quelques pansements dans une petite boîte en plastique, planquée au-dessus du frigo. Un coup d'œil à ma montre et je réalise que je suis parti depuis treize minutes. Si j'ajoute les cinq pour le trajet restant, ça fait huit de trop aux dix que j'ai demandées à Léah.

Merde.

Tout en remerciant ma cadette, je récupère rapidement ce que je suis venu chercher. J'ai déjà perdu beaucoup trop de temps. J'avise un regard en direction de la salle de bain, où la porte est toujours close – Micael toujours enfermé – et me sens balloté entre cette méfiance instinctive et de légers regrets. Le goût âpre d'un jugement porté trop tôt, peut-être à tort, vient nourrir un court instant de réflexion. Je me promets intérieurement de tirer ça au clair le plus vite possible et rejoins ma voiture en emportant la robe, enfermée dans une grande housse griffée Dolce and Gabbana.

Il est temps que Cendrillon s'habille pour aller au bal.

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