𝟐𝟗. 𝐋𝐚 𝐯𝐢𝐞 𝐜𝐨𝐧𝐭𝐢𝐧𝐮𝐞

𝓛é𝓪𝓱

Quatorze pas. C'est la distance qui me sépare de mes toilettes ; la seule parcourue ces deux derniers jours, depuis que je suis rentrée pour ne plus ressortir. Mon ventre grogne son manque de nourriture et mon pyjama commence à dégager une odeur de transpiration capable à elle seule de faire fuir mon insupportable colocataire : le plus affamé des moustiques. Même lui me fout enfin la paix, c'est dire !

Toujours voir le bon côté des choses.

Ouais, enfin... J'ai quand même du mal à encaisser ce nouveau coup dur. Basile n'était qu'un fantasme avant de se transformer en connard fini. Aujourd'hui, je sais qu'il aurait mieux fait de le rester. Le fantasme, j'entends. Parce que depuis que j'ai découvert la sensation incroyable de ne faire qu'un avec cet homme, sa douceur, ses gémissements rauques et terriblement excitants, j'ai l'impression de crever de froid à l'intérieur.

Mon portable vibre pour la troisième fois en cinq minutes. Je n'ai même pas besoin de le consulter pour savoir qui me traque depuis hier : Oriane. De retour de son séjour en Italie, elle insiste pour me voir et me raconter toutes ses péripéties. Évidemment, je ne peux pas lui dire. Je ne veux pas garder le secret pour Basile car je n'en ai plus rien à faire de lui et de ce qu'il pense. Non. Je le fais pour moi. Parce que j'ai honte.

Honte de m'être laissé berner par ce sale hypocrite.

Honte de lui avoir fait confiance.

Honte de m'être sentie si bien dans ses bras.

Honte de m'être trompée à ce point.

Allongée sur le canapé, je glisse une main dans mes cheveux emmêlés et peste en réalisant la loque aux racines grasses que je suis devenue. Tout ça à cause de lui. Je croyais pourtant avoir avancé, avoir compris que la solitude ne guérissait pas les maux mais les rendait encore plus douloureux à supporter. Peut-être que tout ça n'était qu'une illusion de plus.

J'attrape mon téléphone d'un geste lent et ouvre le dernier message d'Oriane : la photo d'un gâteau, dont la crème pâtissière dégouline entre deux couches de génoise. Mon estomac hurle au scandale face à tant de gourmandise.

— Bordel, elle sait y faire la petite sœur, marmonné-je en lui rédigeant une réponse rapide.

Après tout, écouter ma faim sera sans doute plus productif que de ressasser mes idées noires. Mais avant de sortir de mon antre, une douche brûlante et un bon ravalement de façade sont indispensables pour ne pas éveiller les soupçons du monde extérieur.

Il est temps de mettre mon plus beau masque et d'affronter cette réalité que je fuis depuis quarante-huit heures.

***

Des frissons mordent ma peau lorsque je franchis la porte de l'immeuble. J'ai l'impression de sentir le parfum de Basile flotter partout, au point de saturer l'air de l'ascenseur qui m'emmène jusqu'au troisième étage. Je retiens mon souffle et ferme les yeux dans l'idée absurde de chasser tout ce qui me ramène à lui, puis bondis du petit espace clos comme si j'avais le diable aux trousses. C'est désespérant de constater mon attachement à ce pauvre mec en si peu de temps. Je m'étais pourtant promis de faire attention, depuis la dernière fois.

Le cœur battant à tout rompre et avant que mon corps en manque soit tenté de prendre la mauvaise direction, je frappe à la porte d'Oriane.

— Mia Bella ! m'accueille-t-elle gaiement en me serrant dans ses bras.

— Coucou ! Tu es magnifique, la complimenté-je après m'avoir examinée de la tête aux pieds.

Sa peau est dorée, tandis que ses cheveux blonds ont pris une teinte encore plus claire. Je note la ressemblance saisissante avec son frère, mais la chasse illico. Afin d'éviter à mes pensées de vriller vers des souvenirs qui n'ont pas leur place ici – plus nulle part, d'ailleurs –, je détaille avec attention la jolie dentelle de sa tunique blanche, ignorant non sans mal la façon étrange dont elle m'observe et les soupçons que je devine dans ses sphères azur. La même foutue couleur que celles de son frère. Sauf quand il jouit ; elles prennent une teinte beaucoup plus sombre.

Putain Basile, sors de ma tête !

— Ça va ? balance-t-elle simplement en se décalant pour me laisser entrer.

— Ouais, super ! Alors, ce séjour ? m'empressé-je d'aborder un autre sujet et balayer, par la même occasion, ses images outrageusement torrides et foutrement douloureuses de mon esprit.

— C'était génial ! J'ai rencontré un mec incroyable et...

— Un mec ? la coupé-je en me retournant pour lui faire face, sans cacher ma surprise. Je croyais que t'étais justement partie avec ton petit copain ?

Elle soupire en souriant, les joues recouvertes d'un voile rougeâtre, puis se déplace jusqu'au comptoir de la cuisine.

— Longue histoire... Je te sers un truc à boire ? Thé ? Café ?

— Je veux bien un café, merci.

Pendant que le breuvage fumant coule dans ma tasse, Oriane coupe deux parts de son gâteau et nous les sert dans des petites assiettes en porcelaine. J'en ai l'eau à la bouche.

— C'est moi qui l'ai fait ! se vante-t-elle en me tendant une fourchette. Tu m'en diras des nouvelles !

— Alors, raconte-moi. C'est quoi l'histoire ?

— Je suis bien partie avec Micael, sauf que la cohabitation n'a pas fonctionné. Il était tout le temps sur mon dos et ça m'a gonflée. Et puis, il y a eu cette fête sur la plage. Sergio est venu m'aborder et... bordel, t'as pas mangé depuis trois jours ou quoi ?!

Totalement paralysée, à la limite de recracher l'énorme morceau de gâteau que je viens d'enfourner dans ma bouche, je la fixe béatement durant plusieurs secondes. Secondes qui me semblent des heures sous son regard investigateur. Secondes qui suffisent à envoyer valser mon armure, terrasser mon cœur ; faire tomber le masque. Elle n'a posé qu'une seule question, n'a décoché qu'une seule flèche et visé en plein dans le mile. Je serais bien tentée de lui mentir, de nier, de prétendre que tout va bien, mais sa perspicacité – ainsi que la tonne de crème qui tapisse mon palais – ne m'en donne pas la possibilité. Et au vu de l'inquiétude qui creuse soudain ses traits, il est trop tard pour faire mine du contraire. La blessure est encore béante. Les larmes menacent d'inonder mes joues. Il n'aura pas fallu à cette sorcière blanche plus de 5 minutes pour trouver la faille et s'y engouffrer.

— Ma belle... Qu'est-ce qui se passe ?

Ton frère est un sale con !

— Rien, mens-je en esquissant un pâle sourire. Une mauvaise passe.

— C'est à cause d'un mec ? C'est toujours à cause d'un mec !

— Ouais, mais c'est rien je te dis. Une déception de plus.

— Tous des enfoirés ! poursuit-elle, remontée à bloc. Qu'est-ce qui s'est passé ? Il t'a trompé ? Menti ? Tu vois, c'est pour ça qu'il ne faut jamais trop s'investir. Ils sont tous pareils !

Un rire sincère m'échappe, parmi toutes ces émotions qui me submergent. Il est des gens avec qui les mots sont futiles. Ce genre de personnes qui comprennent vos silences et vous apaisent de leur simple présence. Oriane ne fait pas partie de ma vie depuis longtemps, mais tout comme son frère, elle a marqué mon âme à sa façon. Et si je regrette aujourd'hui d'avoir fait la connaissance de Basile, je ne peux pas en dire autant de cette nana. Elle est un véritable rayon de soleil qui me réchauffe le cœur.

— Tu as l'air de savoir de quoi tu parles...

— Ouais. J'en ai soupé des mecs et de leurs promesses à deux balles, avoue-t-elle entre deux gorgées de thé. Maintenant, ils sont là uniquement pour le fun et crois-moi, je vis ma meilleure vie !

Je l'écoute me parler de ses mésaventures avec la gent masculine pendant plus d'une heure. Voilà ce dont j'avais cruellement besoin : quelqu'un qui me comprenne. Même si Oriane rayonne aujourd'hui, elle en a vécu des trucs pas chouettes. Manipulation, mensonges et trahison. Le pire, c'est que je réalise que pratiquement toutes ses déceptions ont un point commun avec la mienne : Basile. Malgré lui, il a été un rempart au bonheur de sa petite sœur. En ce qui me concerne, il en était pleinement conscient.

— Ça n'a pas toujours été simple d'être la petite sœur du grand Basile Gauthier, avoue-t-elle en soupirant. Mes parents étaient si fiers de lui que j'avais l'impression de ne jamais être à la hauteur.

— Tu as plutôt bien réussi, je trouve.

— Ouais. Et je déteste me plaindre. C'est du passé tout ça. Mais tu vois, je réalise qu'il n'est pas aussi heureux que ce que je croyais. Il a beaucoup changé depuis l'agression.

Un truc désagréable me tord l'estomac. Après ses confidences de l'autre nuit, je consens qu'il ne soit pas ressorti complètement indemne de ce qui lui est arrivé. Pour autant, ça ne lui donne pas le droit de se comporter comme le dernier des enfoirés !

— On a tous eu notre lot d'épreuves, acquiescé-je amère. Ce ne sont pas des excuses valables pour faire souffrir les autres.

Loin d'imaginer que je parle précisément de son frangin, Oriane approuve et m'invite à claquer ma tasse à la sienne. Son sourire lumineux se fraye un chemin parmi mes idées noires, m'offrant par la même occasion le sentiment tant espéré d'une amitié sincère ; d'un indéfectible soutien.

— Absolument ! Et tu sais ce que c'est, la véritable erreur que nous commettons à chaque fois ? Y retourner après qu'il nous a blessées. Les deuxièmes chances, ça ne fonctionne jamais. Crois-en mon expérience.

Je ne peux malheureusement pas la contredire. J'ai pardonné à mon ex quand il m'a avoué en pleurant sa tromperie pour ne récolter qu'une trahison supplémentaire, plus cruelle encore : un plan à trois avec mes deux meilleures amies d'enfance, le soir de mon anniversaire. Évidemment, je n'étais pas conviée à leur petite sauterie improvisée dans la chambre du haut. D'accord, j'avais trop bu et je me suis endormie sur le canapé, mais quel culot, quand j'y repense !

— Ouais, trop bonne trop conne, marmonné-je en finissant mon assiette à grandes bouchées.

— En tout cas, si tu veux m'en parler ne te gêne pas. Et si tu as des détails croustillants, je suis preneuse !

— Non non ! rétorqué-je, le visage à la limite de la combustion spontanée. Je préfère passer à autre chose. La vie continue.

— Et bientôt ton nouveau boulot ! Comment tu te sens par rapport à ça ?

J'exhale un profond soupir, rassurée qu'elle n'insiste pas. Je ne souhaite pas lui mentir, et en aucun cas je ne veux mettre notre amitié naissante en péril en crachant toute cette colère que j'éprouve contre son frère.

Contre moi-même.

— Bizarrement tu vois, je gère plutôt bien. Je crois que j'ai besoin de retrouver une vie active.

— Ça, c'est une bonne nouvelle !

— J'angoisse encore un peu, bien sûr, précisé-je en haussant les épaules, mais je suis confiante.

C'est la vérité. J'ai envie de croire que je suis assez forte pour surmonter tout ça et reprendre le cours de mon existence que j'ai lâchement abandonné après la mort de papa.

— Tu verras, Jo est un amour. Il t'aidera à gérer ton stress et je sais que vous ferez une équipe du tonnerre !

— Je l'espère.

— J'en suis certaine. Tu prends une autre part de gâteau ?

Remontée à bloc après une longue conversation avec Oriane, je reprends le chemin de l'appartement. À peine sortie du sien, je scrute d'un œil peiné la porte de celui qui m'a jetée deux jours plus tôt. Je tente d'ignorer le pincement dans mon cœur et file tout droit vers les escaliers. Voilà qui m'aidera à éloigner ses souvenirs douloureux de mon esprit abîmé.

Prête à rejoindre ma voiture, une voix que je peine à reconnaître scande mon prénom, puis le corps d'un jeune homme se dévoile, tout droit sorti de nulle part.

— Léah ! Léah, c'est bien ça ? s'assure-t-il de ne pas se tromper, hésitant.

— Andrea ? Tout va bien ?

Nerveux, il frotte sa main dans ses cheveux sombres et lance un regard circulaire autour de nous. Les sens en alerte, je fronce les sourcils et l'étudie intensément, espérant pouvoir lire en lui.

— Moi ça va. Mais Basile a des ennuis, et nous ne serions pas trop de deux pour l'aider. Tu veux bien ?

Il semble sincèrement paniqué, mais une partie de moi se méfie des dires de ce mec, puisque j'ai déjà eu un aperçu de son comportement douteux. Est-ce un piège ? Pourquoi viendrait-il me chercher moi, si réellement Basile était dans le pétrin ?

Mais dans le brouhaha de mes pensées, certaines questions résonnent plus fort que les autres. Même si j'en veux à mort à Basile et qu'il ne mérite pas que je m'intéresse à lui, suis-je vraiment capable de l'abandonner ? Pourrais-je seulement me pardonner s'il lui arrivait malheur ?

La vérité inavouable, c'est qu'il m'a fait mal parce qu'il compte. Sans doute un peu trop, d'ailleurs.

— Très bien, accepté-je, déterminée à savoir de quoi il retourne. Je te suis.

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