𝟐𝟒. 𝐋'𝐞𝐬𝐩𝐨𝐢𝐫 𝐟𝐚𝐢𝐭 𝐯𝐢𝐯𝐫𝐞 (𝟐)
𝓑𝓪𝓼𝓲𝓵𝓮.
— Allez, bouge-toi ! Va la chercher cette putain de balle !
Essoufflé et en sueur, le petit Ben affiche une mine agacée tandis que je comptabilise mon troisième ace. J'y vais un peu fort, je l'avoue. Mais cette flamme que je vois dans ses yeux, je veux l'attiser. La décupler. Son potentiel est énorme ; ses chances de passer pro à portée de main. Il doit juste en prendre conscience et ça, c'est aussi mon rôle.
— Le tournoi est dans une semaine, lui rappelé-je pendant qu'il rejoint le centre de sa ligne. Si tu ne te sens pas, je peux encore te désinscrire. Il suffit de me le dire.
— Non ! s'époumone-t-il en me fusillant du regard. Je suis prêt, monsieur. Je ne la raterai pas cette fois.
Je lui envoie un véritable boulet de canon qu'il arrive malgré tout à récupérer. Il prend confiance à mesure de l'échange, avide de me montrer de quoi il est capable. Grognant sa hargne à chaque revers et rugissant sa passion à chaque coup droit, il semble que plus rien ne soit en mesure de l'arrêter. Ça me coûte de l'admettre, mais je dois faire preuve d'une concentration absolue pour ne pas me laisser mener.
— Magnifique ! C'est ça que je veux voir !
Benjamin profite d'un moment d'inattention pour effectuer un amorti. Je cours jusqu'au filet et la rattrape de justesse.
Bordel, c'était moins une !
— Bien essayé, Ben, le nargué-je en riant.
Épaté par la perfection de ses actions, fier de le voir aussi motivé mais persuadé qu'il ne la remettra pas, je perds le jeu des yeux une fraction de seconde. Sa raquette vient fouetter la balle dans un smash parfaitement maîtrisé. Je mets trop de temps à réagir, pas à comprendre : il a magistralement remporté ce point.
— Ne jamais sous-estimer son adversaire ! me provoque-t-il effrontément, un sourire jusqu'aux oreilles.
— N'en fais pas trop, gamin, réponds-je, faussement vexé. On va faire encore quelques balles, ensuite tu feras tes étirements. Repose-toi ce weekend, l'entraînement de la semaine prochaine sera intense et je te veux en pleine forme.
Je le laisse prendre l'engagement et me mets en position. Moi aussi, j'ai des choses à évacuer. Et je ne compte pas l'épargner.
***
En attendant Diane qui ne devrait pas tarder à me rejoindre, j'ouvre le dernier mail de Thomas, mon conseiller en patrimoine. Chargé de remplir la paperasse obligatoire à débloquer les fonds nécessaires, et conscient de mon attrait pour les belles voitures, il m'informe que cela ne devrait pas poser de problèmes. Cependant, le weekend tombe mal et le temps joue en ma défaveur. Je sais que Cobra n'attendra pas indéfiniment son fric, mais je ne veux pas éveiller les soupçons de la cellule de surveillance en paraissant trop pressé. J'y vois également un moyen de préparer cette rencontre, de savoir si je suivrai la voie de la raison qui me hurle de m'en tenir à ce que je lui ai promis, ou celle plus obscure, qui me murmure un tout autre dénouement.
— Coucou Basile ! me chantonne gaiement la petite voix de Priscilla.
— Bonjour ma puce, ça va ?
— Oui ! Dis, tu feras le Space Car avec moi ? Maman a trop peur pour me suivre.
— J'ai dit on verra, intervient cette dernière qui nous rejoint, beaucoup moins enthousiaste que sa fille.
— Comment vas-tu, Diane ?
Elle m'embrasse sur la joue tout en suivant son ado des yeux, déjà bien loin devant nous.
— Elle me fatigue, soupire-t-elle, sourire aux lèvres. Je ne sais pas ce qui lui faisait le plus plaisir entre voir son parrain où aller à la fête foraine, mais elle a été insupportable toute la matinée !
— Bon, vous venez ?! hurle-t-elle en gesticulant.
L'effervescence anime les rues depuis quelques jours déjà, mais le dimanche est moins fréquenté – et donc préférable. Les musiques se succèdent au même rythme que les lumières aveuglantes clignotent de part et d'autre. Les rires foisonnent et dissipent quelque peu mes idées noires, un répit dont j'avais bien besoin.
Le premier choix de ma filleule se porte sur une espèce de train fantôme. Elle sollicite ma présence à ses côtés mais je passe mon tour, préférant de loin la compagnie de Diane à celle des vampires et monstres en tout genre.
— Alors, tu l'as appelée ?
Son timbre se veut prudent, à l'instar de son regard fuyant qui parcourt les alentours sans jamais se poser sur moi. Cette attitude ne lui ressemble pas, elle qui, d'ordinaire, est toujours très sûre d'elle. Mon corps se met en alerte, signe que sans même la nommer, je sais parfaitement de qui elle parle.
Un sujet que je n'ai pas du tout envie d'aborder.
— Non.
— Mais pourquoi ? enchaîne-t-elle en me transperçant cette fois de ses iris noisette. Ça fait déjà trois jours que j'ai récupéré tes clés. Elle avait vraiment l'air déçue de ne pas te voir.
— Ne t'inquiète pas pour elle. C'est une grande fille, elle s'en remettra.
Ma meilleure amie souffle, manifestement agacée par ma remarque. Grâce à cette réaction, je sais que mon rôle est parfaitement joué. Maîtrisé. Que les mensonges sont bien trop faciles à faire avaler alors que je n'en pense pas un traître mot. Léah me manque, c'est une évidence. Ses yeux de biche, son rire cristallin, sa franchise désarmante. Même sa maladresse a laissé un vide étrange que je ne parviens pas à ignorer. Je m'efforce pourtant d'étouffer cet attachement involontaire, de bannir ces idées déplacées de mon esprit. Elles n'auraient pas seulement de mauvaises répercussions sur la situation actuelle, mais sur ma vie entière.
— T'es vraiment borné, c'est incroyable !
— Et toi, tu vas finir par me faire regretter de ne pas avoir accepté l'invitation de Priscilla, rétorqué-je moqueur, feignant l'indifférence.
— Si je résume : elle t'a accompagné à cette soirée afin de retrouver le boulet qui te sert de petit copain mais, pour une raison que j'ignore, ça ne s'est pas bien terminé. Donc, tu la renvoies chez elle et décides qu'il est préférable de ne plus lui donner signe de vie. C'est ça ?
— Dans les grandes lignes. Bon, est-ce qu'on peut parler d'autre chose ? Je n'ai vraiment pas envie de...
— Maman ! m'interrompt la gamine après avoir refait promptement surface, Lola est déjà en train de faire la queue au Space Car, je peux aller la rejoindre ?
Diane me scrute un instant. J'ai l'impression de lire en elle, de deviner son désir de me cuisiner jusqu'à ce que je crache le morceau. Mais pire, quand cette femme me sonde si intensément, j'ai le sentiment inconfortable que c'est elle qui est capable de lire en moi. Je déteste ça.
— Vas-y, lâche-t-elle finalement en lui refilant un billet. On n'est pas loin si tu as besoin.
Elle s'éclipse en sautillant jusqu'à son amie, et j'en profite pour tenter de changer de sujet. Ce serait bien mal connaître Diane d'oser croire qu'elle lâchera l'affaire aussi facilement. Mais comme on dit : l'espoir fait vivre.
Quelle belle connerie, ça, aussi.
— Tu hésitais entre la fête foraine et moi. Je crois que la question ne se pose plus.
Mais elle ignore ma remarque et reprend, les sourcils froncés et la moue contrariée :
— Tu sais que je t'ai toujours soutenu, Basile. Toujours. Quand tu m'as demandé de me faire passer pour ta petite amie, afin de distraire les journalistes et faire taire les rumeurs. J'ai mis ma fille au-devant des projecteurs pour te protéger, toi. Quand tu as décidé de faire ton coming out, j'étais là aussi. J'ai ignoré tous ceux qui ont sali notre histoire, qui en ont fait un récit fantasmagorique juste pour vendre leurs putains de journaux. Comment crois-tu que Priscilla a réagi en voyant que sa mère était visiblement responsable de ta soudaine homosexualité ? Est-ce qu'au moins, tu t'es déjà posé la question ?
— J'ai parfaitement conscience de tout ce que tu as fait pour moi, Diane. Et je t'en serai éternellement reconnaissant. Mais je...
— Et même après ton agression, poursuit-elle, à bout de souffle, quand tu m'as tourné le dos alors que j'avais besoin de toi. J'ai pardonné ton absence pendant que le cancer me rongeait les os. J'ai accepté que tu reprennes ta place dans ma vie, dans notre vie, sans jamais te poser de questions. Et tu sais pourquoi j'ai fait tout ça ?
Question purement rhétorique. Heureusement d'ailleurs, car après la multitude d'uppercuts qu'elle vient de m'infliger, je suis bien incapable d'aligner ne serait-ce qu'une seule phrase. Elle a mis en lumière le monstre d'égoïsme que j'étais ; que je suis encore. Et ça fait mal.
— Parce que j'ai toujours vu le meilleur en toi. Et je ne parle pas du sportif mais de l'homme. J'ai toujours espéré qu'un jour, tu puisses accepter le bonheur, d'où qu'il vienne, et qu'une fois trouvé, tu en prendrais soin. Au lieu de ça, tu t'es enfermé dans cette relation toxique avec Andrea et tu ne te rends même plus compte du mal que tu fais autour de toi.
— Je ne connais cette fille que depuis une semaine, bordel ! Et qu'est-ce qu'elle vient faire là-dedans ?
Elle se marre, excédée, même si elle tente de se contenir au mieux.
— Une semaine, tu dis ? Eh bien moi, il m'a fallu une seconde. Une seule seconde pour remarquer la façon dont tu la regardais.
— Pitié...
— C'est quoi le problème ? C'est parce qu'elle est une femme ?
— Cobra a refait surface. L'homme qui a ruiné ma vie, précisé-je devant sa mine à présent soucieuse. J'agis peut-être comme un connard, mais j'ai de bonnes raisons.
Elle expire une bonne dose d'air – d'exaspération aussi, sans doute –, avant de reprendre plus calmement.
— Qu'est-ce qu'il te veut ?
— De l'argent. C'est Andrea qui...
— Il n'en manque vraiment pas une, celui-là ! crache-t-elle en frottant sa main contre son front.
Diane n'a jamais porté l'homme qui partageait ma vie dans son cœur. Elle a toujours eu une grande intuition et je sais aujourd'hui que j'aurais dû la prendre en considération bien plus tôt. Mais certaines émotions, certaines blessures, vous rendent aveugle et trop naïf pour vous en rendre compte.
Il n'y a que les épreuves du temps qui sont capables de vous ouvrir les yeux.
— Est-ce que tout cela finira un jour, Basile ? Comment peux-tu être certain qu'il ne t'en demandera pas toujours plus ?
— J'en sais rien, avoué-je dans un murmure. J'en sais foutre rien, Diane.
Ces mots résonnent en moi comme un déclic. Ils sont l'écho d'une évidence que je peine encore à accepter. Ce que je m'apprête à faire, c'est payer pour une liberté illusoire. Celle d'Andrea ; la mienne. Celle de mes proches aussi. Mais combien de temps lui faudra-t-il pour revenir à la charge, menacer encore les personnes qui me sont chères et obtenir tout ce qu'il veut de moi ?
Le constat est sans appel. Une partie de mon âme s'effondre ; la plus lumineuse. Elle n'est plus que cendre dans les décombres de ce corps meurtri. La douleur dans mes jambes se réveille, tel un rappel qu'elle ne touche pas uniquement mon subconscient mais mon être dans son intégralité.
***
Enfin de retour chez moi, j'abandonne mes chaussures près de l'entrée puis me faufile jusqu'à mon bureau. La musique festive s'est tue pour ne laisser que le grondement de ma respiration saccadée, accordée aux battements frénétiques de mon cœur. La lumière vacillante, elle, a laissé place au rayon d'une lune immobile, perforant le vide abyssal de cet appartement désert. De mon existence. Assis, seul, dans un coin obscur du grand salon, je vois se dissoudre quelques rares souvenirs heureux de mon ancienne vie, au profit d'un avenir plus sombre et incertain ; d'une noirceur terrifiante.
Mes mains tremblantes se posent sur l'acajou de l'imposant meuble, en redécouvrent la patine vieillie comme si c'était la première fois, puis glissent jusqu'à la poignée en laiton du deuxième tiroir. Il est fermé à clé, je le sais. Je crois qu'inconsciemment, je cherche à repousser le moment où l'ignoble projet que j'ai en tête deviendra concret. Réel.
Je soupire longuement puis me relève, parcours la pièce à vivre jusqu'à la cuisine, allume enfin la lumière et dérobe la dernière bière du frigo. Le liquide frais qui coule dans ma trachée m'apaise un instant, une sensation décuplée par l'avant-goût d'une tragédie qui se prépare. J'apprécie l'amertume du houblon tel un condamné à mort qui déguste son dernier repas. Je m'apprête à rejoindre le canapé, où je prévois de passer une bonne partie de la nuit, quand je distingue un bruit faible, régulier. Trois petits coups contre la porte. Quelqu'un est là, de l'autre côté. La frappe était hésitante ; à peine audible. Je ne l'ai décelée qu'à cause de ma proximité immédiate de l'entrée. J'hésite un instant, bien trop préoccupé pour me réjouir d'une présence non désirée. Une seule personne est capable de venir me rendre visite si tard et sans prévenir, probablement parce qu'il est encore saoul ou que je lui manque. Peut-être même les deux.
Je me fige près du buffet, tenté de me la jouer puéril en restant caché. Il finira bien par s'en aller, même si je le sais têtu et obstiné. Pas dans tous les domaines, mais quand il s'agit de moi, Andrea foisonne d'idées et de plans tous plus absurdes les uns que les autres.
— Basile ? Tu es là ?
Soudain en manque d'air, je réalise que ce n'est pas sa voix. Pire, que ce timbre doux et mélodieux souffle sur les braises mourantes de mes désirs inavouables. Cela devrait être une raison supplémentaire pour continuer de jouer les fantômes, mais mon corps est secoué par la curiosité ; picoré par le manque. Une force intangible me pousse de quelques mètres, jusqu'à atteindre cette vulgaire poignée de métal qui me sépare d'elle ; je l'actionne.
Et je la vois, belle à en mourir. Vêtue d'une robe noire et d'un sourire timide, elle me regarde avec toujours cette même étincelle dans les yeux. Les combats se taisent ; c'est une tout autre émotion qui enveloppe mes sens. Son odeur de barbapapa m'enivre, sucreries que j'ai soigneusement évitées toute la journée, pour des raisons évidentes.
Malgré tous mes efforts pour la fuir, elle se trouve là, devant moi. Et je ne sais même plus si je dois en être heureux ou terrifié.
— Léah ? Qu'est-ce que tu fais ici ?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top